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Article pp.67-80 du Vol.32 n°160 (2006)

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La théorie économique, jusqu’à il y a une vingtaine d’années, limitait la rationalité individuelle à l’optimisation et les moyens de coordination aux marchés. Elle excluait ainsi de facto le champ de la gestion de ses préoccupations, au prix d’une conversion de l’économie théorique en économie normative. Les économistes ont depuis lors redécouvert l’entreprise, et beau- coup d’entre eux portent même désormais un intérêt passionné au fonctionnement interne de l’organisation, jusque-là considé- rée pour l’essentiel comme une « boîte noire ». Il reste néan- moins encore à construire un autre type de rapport entre l’éco- nomie et la gestion, estime l’auteur, grâce à l’adoption effective, par la première, d’une hypothèse de rationalité limitée.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les rapports entre gestion et théorie économique sont, au plus haut point, problématiques : l’économie dominante, incar- née par la théorie de l’équilibre général et par la théorie de la décision, s’est construite, en un sens, sur l’exclusion des problèmes de gestion ; depuis une vingtaine

Objets de gestion et objet de la théorie économique*

* Article publié dans la Revue française de gestion(n° 96, 1993).

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d’années, des développements théoriques en termes d’incitations et de contrats ont réintroduit des préoccupations de gestion, qui ont, je crois, pour effet de déstabiliser la tradition de recherche dominante : le doute commence à s’installer sur la pertinence de l’hypothèse de rationalité individuelle optimisatrice, alors même que cette hypo- thèse joue un rôle de plus en plus exclusif ; d’où l’attention que l’on doit accorder à des travaux classés, pour le moment, comme hétérodoxes et qui, reprenant en cela la perspective ouverte par Herbert Simon, lient rationalité limitée et fonctionnement des organisations : dans ces travaux, les phénomènes de gestion et leur traitement dans les sciences de gestion elles-mêmes constituent une source capitale d’inspiration, en même temps qu’un test de validation des constructions théoriques.

Cette histoire, en trois actes, mériterait d’être racontée pour elle-même. Pourtant le plus intéressant est l’hypothèse explicative qu’elle suggère, ou le fil directeur que l’on peut essayer de reconstituer. Si les objets de gestion ont un tel impact – ou une telle absence d’impact – sur l’objet de la théorie économique, c’est qu’il n’y a de pro- blème de gestion que là où il y a une possible imperfection dans les décisions indivi- duelles ou collectives : des schémas trop forts de rationalité et de coordination, du type de ceux que manipule traditionnellement la théorie économique, depuis Walras, voire depuis Ricardo ou J.-B. Say, tendent soit à exclure soit à réduire, les problèmes de gestion, pour ainsi dire par définition.

L’hypothèse centrale de ce papier va donc se décomposer en trois propositions : – l’économie standard s’est construite non seulement en dehors des préoccupa- tions de gestion, mais même en les excluant, pour l’essentiel,

– depuis une vingtaine d’années, l’économie dominante est le lieu d’une évolution interne, extrêmement profonde, où, sous l’impulsion de la théorie des incitations, les problèmes de gestion retrouvent une place – mais les outils de trai- tement n’ont, le plus souvent, qu’un lointain rapport avec les techniques mêmes de gestion,

– un autre type de rapport avec la gestion est concevable, à condition de rappro- cher outils de gestion et outils d’analyse, notamment en reconstruisant la théorie éco- nomique des coordinations organisationnelles autour d’un postulat réaliste de ratio- nalité limitée.

Je ne chercherai pas à dissimuler le caractère hautement conjectural de cette ligne d’interprétation. J’utiliserai néanmoins, pour désamorcer un excès éventuel de scep- ticisme du lecteur, un test simple et puissant, applicable à chacune des trois périodes de l’histoire que je souhaite retracer brièvement : quelle est la conception de l’entre- prise véhiculée par les résultats et les méthodes de l’économie théorique – et qu’en penseraient les gestionnaires ?

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I. – La théorie standard, ou la méthodologie de la dénégation Appelons Théorie Standard le programme de recherches qui : – limite la rationalité individuelle à l’optimisation ;

– limite les moyens de coordination aux (prix de) marchés.

Ce programme de recherches a reçu sa forme canonique dans la combinaison de la théorie de la décision et de la théorie de l’équilibre général (Arrow et Hahn, 1971).

Chacune de ces théories a reçu la même année la consécration suprême, dans le pan- théon des sciences dures : en 1954 paraissaient à la fois la version axiomatique du critère du maximum de l’espérance d’utilité avec probabilités subjectives (Savage) et celle des conditions d’existence d’un équilibre général dans un système de mar- chés interdépendants (Arrow et Debreu ; puis Debreu, 1959). Si l’on ajoute à ce tableau la démonstration des deux théorèmes fondamentaux de l’économie du bien- être, établissant l’équivalence d’un équilibre général et d’un optimum de Pareto, on conviendra que les perspectives de discussion entre l’économie théorique et les sciences de gestion sont plutôt sombres : par excès de rationalité des décisions indi- viduelles, d’un côté, par excès de coordination entre les décisions individuelles, de l’autre.

Si la réalité économique se conforme à l’économie théorique, la notion même de problème de gestion est vide de sens ; et si elle ne s’y conforme pas, les économistes ont néanmoins tout dit, car elle devrait s’y conformer, et il revient à tous les décideurs de s’y employer activement et collectivement. La stupéfiante conversion de l’écono- mie théorique en économie normative, lorsque les faits s’obstinent à ne pas vérifier la théorie – conversion unique dans les sciences sociales, et évidemment inconnue des sciences de la nature – laisse peu d’espace pour une collaboration entre économie et gestion.

Il est essentiel de comprendre que cette opposition n’est pas un accident historique qu’il faudrait attribuer, par exemple, à l’influence, regrettable mais aléatoire, de quelques fortes individualités dans la recherche économique, vers le milieu de ce siècle. Tous les traits distinctifs de cette méthodologie d’exclusion des objets de ges- tion dans l’objet de l’économie théorique sont présents dans l’ouvre immense et révo- lutionnaire de Walras. La première édition des Éléments d’économie politique pure en juin 1874, en superposant le raisonnement marginaliste dans l’échange et la modéli- sation de l’interdépendance entre les agents économiques, exclusivement par le biais de prix de marché, met déjà entièrement en mouvement cette double mécanique de réduction de la rationalité à la seule optimisation, et de la coordination au seul mar- ché – qui définira la Théorie Standard pour un siècle1.

1. Le rôle de Hicks (1939) pour traduire le message walrasien dans le monde anglo-saxon ne doit pas être sous-estimé.

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Dans ce programme de recherches, l’entreprise est transparente par rapport aux signaux de marché. Walras expliquera qu’il « pose le problème de la production en introduisant dans le problème de l’échange la circonstance (sic) que les objets de consommation sont des produits résultant de l’association de services producteurs entre eux, ou de l’application de services producteurs à des matières premières. Pour tenir compte de cette circonstance (sic), il faut […] placer, comme vendeurs de produits et comme acheteurs de services producteurs et de matières premières, des entrepreneurs dont le but est de réaliser un bénéfice en opérant la transformation des services producteurs en produits » (préface de la 4eédition, p. XII).

La production – qui n’est donc qu’une « circonstance » particulière de l’échange – est saisie dans la Théorie Standard au moyen de deux concepts : l’entrepreneur, agent individuel maximisant ses profits, et la fonction de production (Walras parlera de « coefficients de fabrication »), transformant, instantanément et sans coût (autre que les rémunérations), les services producteurs en produits. La micro-économie contemporaine redéfinira la fonction de production comme la frontière efficiente de l’ensemble de production, de même qu’une décision qui maximise les profits de l’entrepreneur se situe sur la frontière efficiente de son ensemble de choix. À ces deux niveaux, rien ne pourrait améliorer le fonctionnement interne des entreprises.

À vrai dire, tout cela est bien connu, même si l’on se garde d’en tirer la conclu- sion qui s’impose : traiter l’entreprise comme un agent individuel maximisant ses profits2et/ou la traiter comme une fonction de production prédéterminée sont deux façons, également efficaces, d’interdire tout contact entre l’économie et la gestion.

Dans le cas, peu probable, où l’économiste se montre sensible au reproche de manque de réalisme (et réticent au passage à un discours normatif), il lui reste une échappatoire : la concurrence, ce processus miraculeux, qui élimine les entreprises mal gérées, et ne conserve que les mieux gérées, celles donc qui se situent sur la fron- tière efficiente de leurs ensembles de choix ou de production. L’argument a été mis en avant par Alchian (1950) et Friedman (1953), et sa popularité ne paraît pas enta- mée par toutes les réfutations ultérieures (Winter, 1975 ; Chiappori, 1984).

II. – La théorie standard étendue, ou la méthodologie de la réduction

Depuis le début des années 70, l’économie orthodoxe redécouvre l’organisation, sous l’effet conjugué de trois facteurs :

– la prise de conscience des défaillances de la coordination marchande, compen- sées par le recours à d’autres moyens de coordination : l’autorité administrative, les règles de fonctionnement interne des organisations hiérarchiques, et les principes moraux (Arrow, 1974),

2. II faut ajouter : en information parfaite, ou en information imparfaite mais symétrique.

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– la reprise du thème des coûts de transaction (introduit par Coase, 1937) pour expliquer le choix rationnel entre diverses formes de coordination (Williamson, 1975),

– la mise en évidence du pouvoir explicatif ou normatif de la condition de confor- mité aux intérêts individuels (incentive compatibility), pour comparer l’efficacité des mécanismes d’allocation des ressources (Hurwicz, 1973).

L’impact sur le programme de recherches orthodoxe ne s’est révélé que progres- sivement : aujourd’hui, on sait qu’il est considérable. L’objet de l’économie théorique s’est déplacé de l’échange de marchandises vers la transaction interindividuelle – la différence peut paraître mince, alors que, dans cette opération, l’économie théorique a changé de catégorie fondamentale (non plus la marchandise mais le contrat), de notion d’équilibre (non plus l’annulation des demandes excédentaires mais l’équilibre de Nash) et d’outillage analytique (non plus l’optimisation passive mais la théorie des jeux).

Dans ce déplacement, il faut noter, et saluer, le fait que l’économie théorique a changé d’attitude par rapport aux sciences de gestion : l’économiste théoricien porte désormais un intérêt passionné de néophyte au fonctionnement interne des organisa- tions. La micro-économie nouvelle des contrats investit la boîte noire qu’avait délais- sée la micro-économie traditionnelle des marchandises. L’espace de choix des agents économiques s’est étendu aux modalités institutionnelles de leurs transactions – Hurwicz dira fort justement que si « traditionnellement, l’analyse économique traite le système économique comme une des données […] [désormais] la structure du sys- tème économique doit être considérée comme une inconnue » (1973, p. 1).

La vision de l’entreprise qui émerge de cette Théorie Standard Étendue conserve de la Théorie Standard l’hypothèse traditionnelle de rationalité individuelle optimisa- trice (hypothèse qu’elle étend même dans plusieurs directions) mais élimine celle d’une coordination limitée aux prix de marché : les agents économiques dans (et hors) les organisations peuvent élaborer des règles du jeu sophistiquées pour gouverner leurs relations contractuelles. L’économie théorique se pose dorénavant d’authen- tiques problèmes de gestion : salaire au temps ou aux pièces, contrat de sous-traitance ou intégration verticale, etc.

Mais le point capital à souligner est que ces problèmes de gestion sont traités à travers des outils d’analyse qui ne ressemblent guère aux techniques de gestion, dans la mesure où les agents économiques sont dotés d’une rationalité individuelle qui continue de les situer en permanence sur la frontière efficiente de leurs ensembles de choix. D’où proviennent alors les problèmes de gestion ? De la composition des actions individuelles, toutes également rationnelles au niveau individuel.

Il peut s’agir de situations de type « dilemme du prisonnier » ou « conséquences inintentionnelles de comportements intentionnels » – mais le cas type exploré inlas-

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sablement par la Théorie Standard Étendue est celui où les agents disposent d’une information imparfaite asymétrique. L’un des deux agents en sait plus que l’autre, soit sur une caractéristique exogène (antisélection), soit sur une action endogène (aléa moral). Ce cas est abordé généralement dans le cadre d’une relation d’agence (termi- nologie anglo-saxonne) ou de mandat (terminologie française).

La combinaison d’une hypothèse de rationalité individuelle forte avec un contexte d’information asymétrique ouvre « la possibilité que les membres de l’organisation trichent sans pour autant violer ouvertement les règles » (Hurwicz, 1973, p. 23). L’ef- ficacité de l’organisation, dans son fonctionnement interne, en sera profondément affectée : il revient au « principal » de modifier la règle du jeu avec l’« agent » pour contrebalancer les effets de cette possibilité de fraude et atteindre au moins un opti- mum de second rang.

Cette méthode de traitement a produit, d’ores et déjà, des résultats intéressants, comme en témoignent (ce n’est qu’un exemple) les développements de E. Lazear (1992) sur la nouvelle économie du personnel3. Néanmoins, cette lecture de l’entre- prise, et, par voie de conséquence, des objets de gestion, présente quatre sérieux défauts :

– L’entreprise est définie comme une architecture de relations contractuelles, dont on se propose d’examiner les propriétés d’efficience, par référence à un univers fic- tif d’où seraient supprimés les problèmes d’asymétrie d’information – bref, par rap- port à un univers walrasien… Cette façon de procéder a été vivement critiquée par Demsetz (1969), qui l’a qualifiée de « méthodologie du nirvana »4. Cette critique peut être prolongée sur le thème d’un accent excessif placé sur l’aspect « contrat » et d’un oubli non moins excessif de l’aspect « production » (une nouvelle fois ramené à l’as- pect « échange », conformément à la grande tradition néo-classique).

– Même en acceptant l’accent mis sur les contrats, il faut relever une contrainte logique, qui handicape sévèrement toute tentative d’application empirique. Les accords de volonté doivent être complets, c’est-à-dire couvrir tous les états de la nature concevables et exclure les « contingences imprévues ». Or la pratique des contrats, notamment des contrats de travail, révèle des accords généralement suc- cincts et partiels. La modélisation de l’incomplétude à travers l’éventualité de rené- gociations (Hart et Moore, 1988) débouche, jusqu’à présent, sur des solutions artifi- cielles : le contrat prétendument incomplet pourrait être réécrit sous la forme d’un super-contrat incluant, ab initio, les options possibles de renégociation.

3. En outre, les situations d’asymétrie de l’information sont une caractéristique générale du fonctionnement des organisations, si l’on suit l’analyse que propose Crozier (1970) des relations de pouvoir.

4. L’article de Demsetz, quoiqu’ancien, anticipe remarquablement, à partir des premiers articles de Arrow sur les problèmes d’aléa moral, les développements ultérieurs de la littérature.

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– La contrainte de « compatibilité avec les incitations » jointe à l’hypothèse de rationalité optimisatrice non coopérative, tout en fournissant une puissante grille de lecture pour tester la viabilité des règles du jeu propres à une organisation, souffre d’un inconvénient majeur : elle fait de tout collectif, a priori, une collection de tri- cheurs en puissance et de tire-au-flanc professionnels. Il devient anormalement diffi- cile de penser ce simple fait de la vie quotidienne dans toute organisation : la coopé- ration spontanée. Les explications purement non coopératives de la coopération sont, bien sûr, précieuses, mais clairement insuffisantes en tant que théorie générale (Kreps, 1990).

– Enfin, les relations contractuelles qui tapissent l’intérieur de la boîte noire

« entreprise » sont traitées de façon séparée à chaque niveau : relation employeur – salarié, relation entreprise-clientèle, relation managers-actionnaires, etc. Or ce qui définit l’efficacité organisationnelle d’une entreprise, c’est moins sa performance spécifique, le long de chacune de ses dimensions, que l’aptitude à coordonner une triple insertion marchande : sur le marché des produits, sur le marché du travail et sur le marché des capitaux (Chandler, 1992) ; aptitude, au surplus qui devrait s’exprimer non seulement dans l’espace des prix, mais aussi dans celui des qualités5.

III. – La théorie non standard, ou la méthodologie de l’interpénétration

À ce stade du raisonnement, il n’est pas inutile de marquer un temps d’arrêt, et de s’interroger sur ce qu’est, au juste, une « situation de gestion » avant de revenir à l’économie théorique actuelle.

« La gestion, écrit C. Midler (1992), s’intéresse à des interactions particulières : les « situations de gestion ». Cette notion est définie par J. Girin comme des inter- actions produisant des résultats susceptibles d’être évalués. » Il ajoute deux précisions :

– en tout état de cause, il faudra agir, quelle que soit l’incomplétude du savoir ; – la question de l’évaluation ne se réduit pas à un accord entre subjectivités, elle mobilise des objets, des procédures, des techniques, des résultats comptables, des dis- positifs organisationnels, etc.

L’application de cette notion aux analyses précédentes suggère que la Théorie Standard ignore les situations de gestion, tandis que la Théorie Standard Étendue les limite d’abord à la gestion des incitations – incitations à révéler, soit l’action cachée, soit l’information cachée ; les deux précisions de C. Midler permettent de repérer une deuxième limitation de la théorie économique. Les agents économiques sont dotés d’une rationalité optimisatrice sophistiquée : leur capacité de traitement de l’informa-

5. Ce point sera au centre de l’approche de l’entreprise proposée par Eymard-Duvernay (1989) et Thévenot (1990).

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tion est illimitée, et si l’information est incomplète, elle ne s’en traduit pas moins par des distributions de probabilités, quelle que soit la situation.

Cette caractéristique prive l’économie théorique de la possibilité d’interagir avec les sciences de gestion sur les « situations de gestion », dans leur acception générale.

Ce point avait été perçu avec lucidité par Herbert Simon dans le chapitre XI de son premier ouvrage, bien avant les débats actuels : « S’il n’y avait pas de limites à la rationalité humaine, la théorie administrative serait stérile. Elle consisterait en un seul précepte : sélectionnez toujours cette alternative, parmi celles disponibles, qui conduit à la réalisation la plus complète de vos objectifs. Le besoin d’une théorie administra- tive réside dans le fait qu’il existe des limites pratiques à la rationalité humaine, et que ces limites ne sont pas statiques mais dépendent de l’environnement organisationnel dans lequel prend place la décision de l’individu » (1945, 1976, p. 240-241).

À condition de remplacer « théorie administrative » par « sciences de gestion », nous voici confrontés à une thèse radicale : hors d’une hypothèse de rationalité limi- tée, l’économie théorique ne peut aborder l’étude des « situations de gestion » que de façon réductrice6. Or adopter une hypothèse de rationalité limitée représenterait, pour l’économie théorique, une rupture, avec des habitudes de travail séculaires. Tel est – si l’on accepte cette thèse – l’enjeu du dialogue entre économie théorique et sciences de gestion.

Il revient, sans aucun doute, à Herbert Simon d’avoir, le premier, mis en lumière cet enjeu. Mais il tend aujourd’hui à être rejoint par des économistes venus des hori- zons les plus orthodoxes – mais qui précisément, manifestent un très grand intérêt intellectuel pour les « situations de gestion »7. C’est le cas, par exemple, de Kreps (1990), qui, cherchant à élucider les raisons pour lesquelles la micro-économie ortho- doxe est structurellement inapte à parler de « l’efficacité organisationnelle » en géné- ral, et de la « culture d’entreprise » en particulier, démontre que l’hypothèse ortho- doxe, responsable de ce blocage, est celle-là même qui fonde la théorie de la décision : il n’y a pas de « contingence imprévue ». Il faut aussi signaler la parution du manuel mixte « Économie-Management » de Milgrom et Roberts (1992).

Où nous mènerait l’adoption, en économie, d’une hypothèse de rationalité limi- tée ? C’est à l’esquisse d’une réponse à cette question, qu’est consacrée la fin de cet article.

Une première ligne d’investigation consiste à se placer systématiquement « en dessous » des frontières d’efficience des ensembles de choix des individus et des

6. Ce n’est que dans les situations de faible complexité que l’on peut s’attendre à ce que des modèles de rationalité limitée et des modèles d’optimisation conduisent aux mêmes résultats.

7. Cet intérêt nouveau est, d’ailleurs, un effet indirect positif de la réflexion sur les situations contractuelles et les schémas d’incitation, présentée dans la deuxième partie.

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ensembles de possibilité de production des entreprises. Cette méthode illustrée notamment par Leibenstein (1976, 1987), à travers les travaux sur 1’X-inefficience (c’est-à-dire l’« efficience interne » (1987, p. VIII)) et la « rationalité sélective » des individus, a l’avantage de faciliter la discussion avec l’économie orthodoxe, puisque celle-ci continue d’incarner la référence ultime en matière d’efficience : on retrouve la fonction de production lorsque l’inefficience interne tend vers zéro, etc. Cela dit, une telle méthode est handicapée par deux défauts : cette lecture des limites de l’effi- cacité et de la rationalité est d’abord réintégrable, à terme, dans une nouvelle exten- sion ou sophistication des modèles d’optimisation ; ensuite, elle se présente comme une interprétation exclusivement négative des capacités cognitives des individus. Une chose est d’être simplement incapable de deviner les « contingences imprévues », une autre de l’être parce que d’autres sont capables de les imaginer (ce qu’on appelle ordi- nairement : l’apprentissage, l’innovation, la découverte, la créativité individuelle et/ou collective).

D’où une deuxième ligne d’investigation, qui met l’accent sur la capacité de construire des mondes nouveaux – plus prosaïquement la capacité de résoudre des problèmes. Cette fois, la distance entre l’objet de l’économie théorique et les objets de gestion s’amenuise singulièrement. Les « situations de gestion », dans leur accep- tion la plus générale, intéressent autant l’économiste que le gestionnaire, même si l’objectif poursuivi demeure, chaque fois, spécifique : le gestionnaire est à l’affût de méthodes de résolution générales ; l’économiste, aussi, mais dans le dessein d’explo- rer les conséquences sur le fonctionnement d’ensemble de l’économie. Cette deuxième ligne d’investigation commence à produire des résultats, dans l’une ou l’autre des directions suivantes8:

– Les situations de gestion peuvent être analysées comme gestion de la « coordi- nation en qualité » : il a été fait allusion à ce point, plus haut, à la fm de la 2epartie.

Toute entreprise viable doit rendre compatibles ses modalités d’insertion sur les trois grands marchés – c’est là un truisme, que l’on peut rendre fécond et opérationnel en montrant que l’entreprise produit des qualités : elle choisit une certaine position dans l’espace des rapports qualité-prix pour ses fabrications ; ce positionnement doit être cohérent avec le type d’organisation du travail qu’elle adopte : une entreprise construit des postes de travail tout autant qu’elle fabrique des marchandises. Enfin la coordina- tion doit s’étendre aussi à la qualité de la signature qu’on lui reconnaîtra dans la com- munauté financière. Un des grands mérites de l’approche conventionnaliste des

« modèles d’entreprise », élaborée au Centre d’Études de l’Emploi (Eymard-Duver- nay, 1987), est d’avoir présenté un panorama plausible de la diversité des types de coordination en qualité, à partir d’une grille de lecture unique des schémas de coopé-

8. Le grand attrait du modèle théorique de la firme d’Aoki (1991) réside dans un mélange adroit et effi- cace des deux perspectives.

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ration entre agents occupant des positions inégales et différenciées (Boltanski et Thévenot, 1991).

– Les situations de gestion peuvent être analysées comme gestion de « l’appren- tissage organisationnel ». Au lieu d’insister, comme au paragraphe précédent, sur la capacité à créer des espaces de cohérence multimarchés, on va valoriser ici l’aspect

« espace de résolution de problèmes de coordination » à travers le temps. Toute orga- nisation repose sur des routines et des procédures coutumières, qui protègent le collectif de travail contre la concurrence du marché externe du travail. Cette protec- tion, au lieu de dégénérer en un entrelacs de rentes de situation, peut être source de gains de productivité, si elle est interprétée par tous les acteurs comme un contrat social signifiant l’engagement de chacun dans un processus d’apprentissage collectif (Doeringer, 1986). Ce regard porté sur ce qui fonde – en dynamique – l’équilibre interne d’une organisation, a d’ores et déjà permis enfin de voir toute une gamme de phénomènes sans lesquels l’étude des phénomènes de gestion serait condamnée à des schémas statiques : le rôle ambivalent des routines, réceptacle du savoir collectif et obstacle à l’évolution de celui-ci (March, 1991) ; l’extrême difficulté à susciter un vrai travail de l’entreprise sur ses principes de travail (Argyris, 1992).

Tableau 1

TABLEAU DES RELATIONS ENTRE LES SCIENCES ÉCONOMIQUES ET DE GESTION

Types d’imperfection reconnus en économie Au niveau de :

Rationalité Individuelle

Néant Néant

Rationalité Limitée

Rationalité Collective

Néant Asymétrie de l’informa- tion et dilemme du pri- sonnier, externalités, etc.

Idem

Situations de gestion en économie Fonction

de Production Néant Néant

Inefficience interne (X-inefficience)

Néant Gestion des incita- tions à révéler – l’information – l’action cachée Gestion de – la « coordination en qualité » – l’« apprentissage organisationnel » TS

TSE

TnS

TS : Théorie Standard ; TSE : Théorie Standard Étendue ; TnS : Théorie non Standard.

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Au total, et pour conclure ce rapide survol, en trois étapes, de l’histoire des rela- tions difficiles entre économie et gestion, il semble que se développent en parallèle la prise de conscience de l’opacité de l’entreprise par rapport à elle-même et la pleine reconnaissance de ses capacités d’adaptation proprement collectives. Est-ce si sur- prenant ? Sous-estimer les limites de la rationalité, individuelle ou collective, c’est aussi et nécessairement sous-estimer la capacité de les reculer, individuellement ou collectivement.

Il semble que se développent en parallèle la prise de conscience de l’opacité de l’entreprise par rapport à elle-même et la pleine reconnaissance de ses capacités d’adaptation proprement collectives.

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Références

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