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Deux voyageurs anglais dans la Russie de Catherine II : représentations et distances de l'autre

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J iU

DEUX VOYAGEURS ANGLAIS DANS LA RUSSIE DE CATHERINE n REPRÉSENTATIONS ET DISTANCES DE L'AUTRE

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval

pour l'obtention

du grade de maître es arts (MA.)

Département d'histoire

FACULTÉ DES LETTRES UNIVERSITÉ LAVAL

NOVEMBRE 1998

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La question centrale abordée par ce mémoire est la représentation de VAutre. Les récits de voyage sont une source idéale pour ce genre d'étude puisqu'ils nous donnent accès aux représentations de voyageurs confrontés à des milieux tout à fait nouveaux et différents pour eux. À une époque où les Lumières ont permis un rapprochement entre la Russie et l'Europe occidentale, il est intéressant d'observer comment deux voyageurs anglais, John Parkinson et Andrew Swinton, ont construit, à l'intérieur de leur récit, une image des nombreux peuples de la Russie de Catherine LT (1762-1796). À l'aide du concept de distance, il s'agit plus précisément de vérifier si chaque voyageur situe et conceptualise les peuples non russes selon un plus grand éloignement que les Russes. Cependant, les différentes «distances» exprimées dans les représentations de ces deux récits de voyage s'articulent selon un schéma beaucoup plus complexe et particulier à chaque auteur.

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La réalisation de toute étude de l'ampleur d'un mémoire de maîtrise ou d'une thèse de doctorat exige un grand isolement au moment de la rédaction mais elle ne saurait être possible sans le support de plusieurs personnes.

Je profite ainsi de l'occasion pour remercier tout d'abord mon directeur, Bogumil Jewsiewicki Koss, pour ses précieux conseils et sa grande présence, même outre-mer, mais surtout pour avoir renforcé ma fascination pour le passé, les cultures et les mentalités. Je dois également exprimer toute ma reconnaissance envers Alexandre Sadetsky et Tania Mogilevskaya pour leur appui et leur générosité, ainsi qu'envers Christine Piette dont les commentaires ont permis l'amélioration de ce mémoire. J'ai grandement apprécié le soutien matériel du Célat qui m'a également donné la chance de travailler dans un milieu stimulant et de créer des liens avec des gens de cultures différentes. Les encouragements de Laurier Turgeon, lors de certains moments difficiles, sont en partie responsables de ma persévérance. Je tiens donc à lui exprimer ma gratitude.

Parmi de nombreuses personnes qui m'ont offert leur appui, celui de Nicole Gallant est sans mesure et mes remerciements se doivent de l'être autant, notamment pour son énorme patience à relire et discuter de mon travail, ainsi que pour son soutien moral. Un grand merci également à Sylvie Pelletier qui a toujours su me redonner confiance en moi. Je ne saurais oublier les encouragements de mes professeurs de l'UQAR, en particulier Gaston Desjardins et Benoît Beaucage. Et puisque nous nous retrouvons en terre rimouskoise, face au fleuve et à la «mer» de mon enfance, je tiens à remercier chaleureusement ma famille, mes parents irremplaçables et mes amis de longue date.

Je dédie ce mémoire à mon grand-père, Robert Lévesque, qui s'est éteint avant la fin de mes deux années d'efforts. J'espère un jour être à la hauteur de son «Université de la Vie» mais je sais qu'il serait fier de moi malgré tout.

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AVANT-PROPOS i

TABLE DES MATIERES ii

INTRODUCTION 1 1. Contexte historiographique 2

2. Cadre conceptuel et problématique 7 3. Corpus documentaire et méthodologie 16

CHAPITRE 1 : L'EUROPE, LES VOYAGEURS ET VAUTRE DANS LA

DEUXIÈME MOITIÉ DU XVIIIe SIÈCLE 20

1. L'Europe des Lumières et les Autres 20 2. Deux voyageurs anglais en Russie à l'époque des Lumières 25

3. Les différentes constructions de l'Autre par les voyageurs :

premières considérations 31

CHAPITRE 2 : PARKINSON : LES REPRESENTATIONS DES CONTRASTES

DE L'ESPACE RUSSE 36 1. Aperçu du parcours de Parkinson et de la dynamique de sa distanciation.... 38

2. Première zone : les grandes capitales 45

3. Deuxième zone : l'Est 55 4. Troisième zone : le Sud 62

CHAPITRE 3 : SWINTON : LA RUSSIE DES TSARS ECLAIRES 74

1. Les civilisés et les barbares selon Swinton 76 2. Les Russes entre l'Asie et l'Europe 77 3. Les autres nationalités de la Russie 90

CONCLUSION 101

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Pendant son règne, du moins dans la première partie de celui-ci, l'impératrice Catherine II (1762-1796) poursuit la politique de modernisation et d'européanisation de la Russie entreprise par son prédécesseur, Pierre le Grand. Elle continue également l'expansion du territoire russe déjà amorcée par Ivan TV au XVf siècle. À partir des années 1780, elle s'empare de la Crimée et des autres territoires au nord de la mer Noire, puis annexe une partie de la Pologne lors de ses trois partages (1772,1793 et 1795).

Le «despotisme éclairé) de la Grande Catherine contribue à l'ouverture de la Russie vers l'Occident; elle attire aussi de plus en plus la curiosité de ce dernier. En effet, un nombre grandissant de voyageurs, de commerçants et de diplomates tentent l'aventure, qui n'est pas sans risques à cette époque, de découvrir les paysages et le peuple de cet immense et lointain pays. Mais ce faisant, ils ne découvrent pas qu'un seul peuple. Moins dans les grandes villes que dans les périphéries, ils rencontrent en fait plusieurs autres groupes ethniques, aux allures et aux moeurs différentes. Certains les admirent; d'autres les ignorent malgré leur singularité. Ils sont horrifiés par les récits sanglants entourant la révolte (1773-1774) menée par Pougatchev et impliquant des peuples non russes. Cependant lorsqu'ils observent la domination russe qui est imposée à ces derniers, dans l'esprit de plusieurs, «le barbare s'oppose au bon sauvage1». L'image donnée par les Européens des peuples non russes reflète alors plus leurs idéaux romantiques qu'elle ne représente les Russes.

Les récits des voyageurs offraient à leurs contemporains et nous offrent encore aujourd'hui, une représentation de la Russie qui imprégnait fortement le savoir des Européens sur cette région. Dans ce contexte et à partir de ce genre d'écrits, le présent mémoire vise

1J. Lévesque, «Le tsar éclairé et la Russie barbare : la représentation des réformes pétroviennes dans

deux récits de voyageurs occidentaux en Russie au début du XVIIIe siècle», Mémoire de maîtrise, Québec,

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Russie à l'époque de Catherine H.

1. Contexte historiographique

Dès le XVT siècle, les informations qui circulent à propos de la Russie ont un caractère péjoratif. Son peuple, qui serait totalement différent des civilisations occidentales, est dit barbare, superstitieux, cruel, hérétique, immoral et ignorant. À l'époque des Lumières, cependant, la Russie est associée par les philosophes au «despotisme éclairé» et devient le pays où rexpérimentation et l'élaboration de nouvelles idées peuvent être envisageables. C'est aussi l'époque où la Russie noue des liens intellectuels avec la France et se trouve influencée odturellement par cette dernière. Les principaux auteurs qui explorent cette question sont Albert Lortholary2, Dimitri Von Mohrenschildt3 et Michel Cadot4. Les deux premiers étudient le rôle de la Russie dans la vie intellectuelle française au XVIIT siècle alors que le dentier, Cadot, s'attarde à l'image de la Russie parmi l'opinion française pendant une courte période du XTX8 siècle (1839-1856). Lortholary s'intéresse particulièrement à la présentation de la Russie comme modèle par les philosophes français et il consacre une partie de son ouvrage aux contacts établis par les voyageurs. L'Angleterre, également, se tourne progressivement vers la Russie et cela depuis le règne d'Ivan TV (1533-1584). À cet égard, l'ouvrage de Matthew Smith Anderson5 constitue une importante référence sur le développement de l'image et des connaissances qu'a l'Angleterre de la Russie du XVIe au XIXe siècle.

2A. Lortholary, Le mirage russe en France au XVIir siècle, Paris, Pion, 1951, 409 pages.

3D. Von Mohrenschildt, Russia in the Intellectual Life of Eighteenth-Century France, New York,

Octagon Books, 1972 (1™ éd en 1936 par Columbia University Press), 325 pages.

4M. Cadot, La Russie dans la vie intellectuelle française, 1839-1856, Paris, Fayard, 1967, 641 pages,

L'histoire sans frontières.

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ce, pour différentes époques. Francine-Dominique Liechtenhan6, Marie-Louise Pelus7, Michel Mervaud et Jean-Claude Roberti8 s'intéressent aux XVe, XVT et XVIIe siècles. Outre Lortholary et Von Mohrenschildt pour le XVLT siècle et Cadot pour le XIXe, une importante étude vient compléter, en 1994, les connaissances sur le sujet, mais cette fois, pour l'ensemble de l'Europe de l'Est à l'époque des Lumières. D s'agit de l'ouvrage Inventing Eastern Europe9 de rAméricain Larry Wolff qui est grandement influencé par la nouvelle histoire intellectuelle lancée par Dominick LaCapra. Wolff tente d'étudier plusieurs aspects de la relation entre l'Europe de l'Ouest et l'Europe de l'Est dans ce secteur de l'histoire, mais il s'interroge surtout sur «the question of how the Enlightenment came to think of Europe as being divided into east and west10». Enfin, le mémoire de Jean Lévesque11 constitue une importante piste pour ma recherche. Il examine les représentations de la Russie et des réformes de Pierre le Grand dans quelques récits de voyage.

Toutes ces recherches précitées abordent l'étude des relations interculturelles qui évoque les influences de l'anthropologie culturelle, très présente dans l'histoire des mentalités. Même si ces études utilisent une grande variété de sources, le récit de voyage est le plus couramment consulté et analysé. Pour la période du XVf au XIXe siècle, ce genre littéraire était lui-même à l'origine des images répandues dans les sociétés occidentales sur les pays des

*F.-D. Liechtenhan, «Les découvreurs de la Moscovie. L'appréhension des observateurs occidentaux face à la montée de Moscou», Histoire, économie et société, 8, 4e trimestre (1989), pp.483-506. Et : «Le Russe,

ennemi héréditaire de la chrétienté? La diffusion de l'image de la Moscovie en Europe occidentale aux XVT et XVIT siècles», Revue historique, tome CCLXXXV/1, no 577 (janv.-mars 1991), p.77-103.

7M.-L. Pelus, «Un des aspects de la naissance d'une conscience européenne: La Russie vue d'Europe

occidentale au XVT siècle», La conscience européenne au XV et XVT siècle, Paris, 1988, pp.309-328, Collection de l'École normale supérieure déjeunes filles, no 22.

8M. Mervaud et J.-C. Roberti, Une infinie brutalité: L'image de la Russie dans la France des XVT et

XVIf siècles, Paris, Institut d'études slaves, 1991,171 pages, Cultures et sociétés de l'Est, no 15.

*L. Wolfif, Inventing Eastern Europe. The Map of Civilization on the Mind of the Enlightenment, Stanford University Press, Stanford (CA), 1994,419 pages.

"Ibid., p.vii.

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correspondances aux textes d'historiens, en passant par les articles de revues et de journaux, les mémoires, les traités, les romans12 et les pamphlets13.

La définition du contexte historiographique de la représentation de la Russie par l'Occident fait également appel aux travaux sur les relations de voyage, les représentations et la construction de VAutre. Les relations de voyage forment un genre dont les influences, l'évolution et les différentes formes sont bien étudiées14. Selon Percy Adams15, la Russie tient une grande place parmi ces études. Adams16 ainsi que Françoise Weil17 offrent des informations utiles pour ma recherche puisqu'elles aident à distinguer les différents types de récits de voyage et à en établir une approche critique pour discerner l'observation factuelle de l'imaginaire. Normand Doiron18 contribue à l'analyse des métaphores, de la rhétorique et des lieux communs des récits, ces éléments étant importants dans l'analyse de mes sources.

La base conceptuelle de ma démarche ainsi que ma méthodologie sont grandement influencées par la construction de Y Autre. Ce thème est étudié par plusieurs disciplines, notamment l'anthropologie, l'ethnologie, la sociologie, la littérature et l'histoire, mais également par l'entremise de thèmes connexes. Ainsi, certains ouvrages qui explorent la notion de représentation, celle de l'altérité et Teiiropéocentrisme orientent l'angle d'approche de ma

12Surtout par M. Cadot, op.cit.

"Notamment M.-L. Pelus, F.-D. Liechtenhan et M. Cadot : op.cit.

,4Voir par exemple : J. Chupeau, «Les récits de voyage aux lisières du roman», Revue d'histoire

littéraire de France, vol.77, nos 3-4 (mai-août 1977), pp.536-553, et N. Doiron, «L'art de voyager. Pour une définition du récit de voyage à l'époque classique», Poétique, no 73 (février 1988), pp.83-108.

15P.G. Adams, «Travel Literature of the Seventeenth and Eighteenth Centuries : A Review of Recent

Approaches», Texas Studies on Literature and Language, vol.20, no 3 (automne 1978), p.510.

16P.G. Adams, Travelers and Travel Liars 1660-1800, New York, Dover Publications, 1980 (1962),

292 pages.

17F. Weil, «La relation de voyage : document anthropologique ou texte littéraire?», Histoire de

l'anthropologie (XVT-XIX siècles), Colloque de Sèvres : «La pratique de l'anthropologie aujourd'hui», 19-21 nov. 1981, textes présentés par Britta Rupp-Eisenreich, Paris, Klincksieck, 1984, p.55.

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XVIIe siècle et terminer au début du XIXe19, la représentation est constituée dun «rapport à un objet et [d'une] manifestation de soi20». À cette époque aussi, la représentation, associée à la théorie des signes, occupe en quelque sorte la place que la signification possède dans notre pensée moderne21. La démarche de François Hartog dans Le miroir d'Hérodote12 m'est très utile conceptuellement par son étude des représentations de XAutre contenues dans les Histoires de cet historien grec. Hartog tente notamment de définir la «rhétorique de l'altérité à l'oeuvre dans le texte, [...] les règles opératoires de la fabrication de l'autre23».

Orientalism24 d'Edward Said est une oeuvre marquante sur le regard porté sur Y Autre et plus particulièrement sur Peuropéocentrisme. Considérant l'orientalisme dans ses différentes acceptions, il analyse l'invention et l'utilisation, en quelque sorte, de l'Orient (ou son idée) par l'Europe. Cette étude de Said sert de base à l'article de Maria Todorova, «The Balkans : From Discovery to Invention25», qui analyse la construction des Balkans en tant op?Autre et l'invention du terme «balkanisation» par les Occidentaux. Elle recherche notamment l'origine du sens péjoratif qu'a pris cette désignation. Partageant également avec Said un point de vue analogue, Johannes Fabian entreprend une critique de l'anthropologie dans Time and the

19M. Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 13, Bibliothèque des Sciences

Humaines.

20Ibid., p.79.

21En effet : «cette extension universelle du signe dans le champ de la représentation, exclut jusqu'à la

possibilité d'une théorie de la signification. [...] C'est sans doute parce que la pensée classique de la représentation exclut l'analyse de la signification, que nous autres, qui ne pensons les signes qu'à partir de celle-ci, nous avons tant de mal, en dépit de l'évidence, à reconnaître que la philosophie classique, [...], a été de fond en comble une philosophie du signe.» Voir : Ibid., p.79-80.

"F. Hartog, Le miroir d'Hérodote. Essai sur la représentation de l'autre, Paris, Gallimard, 1980, 386 pages, Bibliothèque des Histoires.

aIbid.,p.224.

24E. W. Said, Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978, 368 pages.

2SM. Todorova, «The Balkans : From Discovery to Invention», Slavic Review, vol.53, no.2 (été 1994),

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YAutre.

Fortement orientés vers l'histoire de l'anthropologie, Justin Stagl, Claude Blanckaert et Michèle Duchet intègrent à leurs études les relations de voyage et les notions que j'associe à la construction de l'altérité. Une partie de l'ouvrage dirigé par Blanckaert27 s'attarde à l'évolution des voyages et des méthodologies développées autour de ceux-ci en les considérant comme des formes d'enquête scientifique. Justin Stagl s'intéresse également à cette question dans A History of Curiosity28, mais sous l'angle plus précis de l'évolution de ce qu'il nomme «social

research». Les concepts et les notions qu'il définit ont particulièrement contribué à consolider ma démarche analytique. Il explique par exemple comment un individu explore et observe des objets inconnus pour arriver graduellement à les identifier et à les rendre familiers, bref à les intégrer à son monde d'expérience. À ces principes de la recherche sociale, je peux comparer la façon, propre à chaque voyageur, de concevoir et d'intégrer la nouvelle réalité des pays visités.

L'ouvrage de Michèle Duchet29 complète la base théorique du sujet de ma recherche. Elle retrace les premiers pas de l'anthropologie française au XVLTT siècle par l'étude des idées de quelques penseurs de l'époque, notamment Diderot et Rousseau. Elle développe plusieurs thèmes qui permettent de comprendre comment se construit, pour l'Européen des Lumières, la représentation de YAutre et plus précisément celle de l'homme sauvage. Parmi ces thèmes, notons par exemple la notion de progrès, celle de civilisation, l'européocentrisme et le bon sauvage.

26J. Fabian, Time and the Other. How Anthropology Makes its Object, New York, Columbia University

Press, 1983,205 pages.

27C Blanckaert, dir., Le Terrain des Sciences Humaines. Instructions et Enquêtes ÇCVHV-XX siècle),

Montréal/Paris, L'Harmattan, 1996, 404 pages.

28 J. Stagl, A History of Curiosity. The Theory of Travel 1550-1800, Chur (Suisse), Harwood Academic

Publishers, 1995, 344 pages, Studies in Anthropology and History, vol.13.

29M. Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1995, 611 pages,

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auteurs qui influencent mon étude. Certains s'inspirent de la littérature, comme François Hartog ou Michel Cadot, qui applique une méthode de littérature comparée à ses sources. Marie-Louise Pelus, Francine-Dominique Liechtenhan et, dans un domaine plus large mais analogue, Tzvetan Todorov30 se rapprochent de l'anthropologie en traitant des relations interculturelles, comme je l'ai déjà mentionné. Bien entendu, la démarche de Stagl, Duchet et Blanckaert se tourne aussi fortement vers cette science de l'homme.

Ainsi, ma recherche vient compléter, modestement certes, les nombreuses études antérieures portant sur la Russie vue de l'Occident ainsi que sur les rapports intellectuels entre ces deux espaces. Elle se justifie par son intérêt pour les singularités31 des représentations des récits étudiés plutôt que pour leur représentativité, ainsi que par celui qu'elle porte à l'égard des peuples non russes, sujet peu approfondi jusqu'à maintenant

2 Cadre conceptuel et problématique

Mon sujet d'étude, les représentations des peuples de Russie par deux voyageurs occidentaux, repose sur un ensemble de concepts reliés entre eux et qui intéressent plusieurs disciplines. Les deux concepts essentiels sont la représentation et l'altérité. La notion de représentation peut être définie, à la suite de Roger Chartier, selon le sens qu'elle avait dans les sociétés de l'Ancien Régime, où elle occupait une position centrale : «Pour l'historien des sociétés d'Ancien Régime, construire la notion de représentation comme rinstrument essentiel de l'analyse culturelle est investir d'une pertinence opératoire l'un des concepts centraux

30Todorov apporte d'importantes notions sur les rapports à l'autre. Parmi ses ouvrages citons : La conquête de

l'Amérique : la question de l'autre, Paris, Seutt, 1982,339 pages; Nous et les autres. La réflexion française sur la ëversité humaine, Paris, Seutf, 1989,453 pages, La Couleur des idées. Un de ses articles m'a aussi grandement inspirée : «La Bulgarie en Fiance», Semiosis : Semiotics and the History of Culture : In Honorem Georgii Lotman, éd. par Jurij M.Lotman et Morris Halle, Ann Arbor, Michigan, 1984, pp.376-384. Michigan Slavic Contributions, no. 10.

Ce qui n'empêchera pas la détermination de leurs points communs avec les idées communément véhiculées en Occident

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le Dictionnaire de Furetière en 1727 :

«Représentation: image qui nous remet en idée et en mémoire les objets absents, et qui nous les peint tels qu'ils sont». En ce premier sens, la représentation donne à voir l'«objet absent» (chose, concept ou personne) en lui substituant une «image» capable de le représenter adéquatement. Représenter est donc faire connaître les choses médiatement par «la peinture d'un objet», «par les paroles et par les gestes», «par quelques figures, par quelques marques» - ainsi les énigmes, les emblèmes, les fables, les allégories33.

Je ne m'en tiens qu'à ce premier sens qui désigne le mieux la notion de représentation telle que je veux l'utiliser. Aussi, à partir de cette définition, je peux affirmer que comme les fables, les récits de voyage «donnent à voir», par des mots, un objet absent, soit la réalité des pays lointains, inaccessible à la vue de leurs lecteurs.

Tous les récits de voyage sont ainsi formés de représentations de ce que l'auteur a vu et vécu. Si ces textes sont des représentations, ils ne reproduisent donc pas la réalité en soi, mais comme elle est perçue par les voyageurs. En effet, les images que contiennent les récits proviennent d'une construction subjective par l'auteur d'une «seconde» réalité, sur la base de la «première» réalité34 qu'il interprète. De phis, «l'objet absenb> que fait voir une «image» «suppose, selon Chartier, une distinction nette entre ce qui représente et ce qui est représenté35». Par conséquent, les représentations construites par les voyageurs impliquent mtrinsèquement une différenciation opérée sur la «seconde» réalité, c'est-à-dire la réalité représentée des régions visitées. Dans la définition de Foucault, selon laquelle la représentation est constituée d'un «rapport à un objet et [d'une] manifestation de soi36», la place de l'objet,

32R Chartier, «Le monde comme représentation», Annales ESC, no 6 (nov.-déc. 1989), p. 1514.

33R. Chartier, «Pouvoirs et limites de la représentation. Sur l'oeuvre de Louis Marin», Annales HSS,

no 2 (mars-avril 1994), p. 408-409.

34Je m'inspire ici des expressions que Justin Stagl utilise, la première («second reality»), pour désigner

la réalité sociale, culturelle et politique en tant que construction humaine basée sur la deuxième («first reality»), la réalité de la nature. Voir : op.cit., p. 1-2.

^R. Chartier, «Le monde...», loccit.

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personnages ou de peuples). J'en conclus donc que dans les récits, YAutre, en tant que «seconde» réalité et construction subjective, est systématiquement donné comme différent du Nous, à tout le moins celui de l'auteur et de sa société d'appartenance.

Le voyageur du XVT, XVJT ou XVTJT siècle, construit YAutre en faisant «appel à la médiation d'autres discours et de referents culturels qui, dans la société de l'époque, connaissent l'altérité, rexpriment, la donnent à voir37». Il utilise ainsi son monde de référence, ou d'«expérience» selon Stagl, pour rendre intelligible le monde de YAutre puisque la «connaissance procède toujours du connu à l'inconnu38». L'Autre ne correspond donc que très peu à la personne ou au peuple qui est représenté, à ce qu'il est en soi. Il n'est souvent que l'opposé du Nous, lequel il sert indirectement à définir39. En inscrivant «le monde que l'on raconte dans le monde où l'on raconte40», pour traduire sa différence et le rendre intelligible, on ramène YAutre au même. Dans certains cas même, «l'autre n'est en fait jamais perçu ni connu41».

L'image de YAutre est donc construite en lien avec un monde de référence que partagent les auteurs des récits et leurs lecteurs, mais nullement celui ou ceux qui sont représentés. Cela implique que «l'altérité est sans cesse décrite à travers une vision préexistante, un modèle culturel préétabli42». En effet, la représentation de YAutre est le produit notamment d'une façon de concevoir le monde, «a world-view43», donnée par la

37P. Rajotte, «Le récit de voyage : entre le réel et l'imaginaire», Nuit blanche, no 65 (hiver 1996-97),

p.53-54. ™Ibid., p.54.

39Comme l'affirme E. W. Said : «The construction of identity [...] involves establishing opposites and

«others». «East isn't East», TLS, 3 février 1995, p. 3.

40T. Todorov, JVOBJ et les autres, op.cit., p.225. nIbid., p.60.

42P. Rajotte, op.cit., p.54. 43J. Stagl, op.cit., p.8.

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société44, ce qui en fait une représentation collective de YAutre. Cette vision du monde correspond au monde de référence ainsi qu'au schéma conceptuel qui sont communs en leurs grandes lignes à tous les membres d'une société, et qui guident les voyageurs dans leur appréhension et leur description de YAutre. En d'autres termes, le schéma (ou grille) conceptuel est constitué de références, fournies par la société, et oriente l'individu dans sa perception et sa compréhension de la réalité qui l'entoure.

Devant l'inconnu, l'individu qui cherche à le comprendre fait un va-et-vient entre celui-ci et son schéma conceptuel pour le rendre familier et en arriver à l'intégrer à ce schéma :

An individual with an mquiring mind approaches the objects of its curiosity, explores them through observation, inspection or manipulation, and then relinquishes them, only to return and to repeat this sequence of activities. By thus examining these objects again and again from various angles, he not only

comes to know them as identifiable objects in a given situation, but also to connect them with his own experienced world, to transform them into something familiar43.

Les procédés de cette «appropriation» de YAutre, qui se résument globalement par la «réduction de l'inconnu au connu46», sont nombreux et ont évolué d'une époque à l'autre. C'est cette évolution, sous le thème de la recherche sociale, qu'étudie Justin Stagl dans A History of Curiosity47. De plus, François Hartog48 donne quelques exemples de ces procédés, tels l'inversion et l'analogie, à travers l'exemple des Histoires d'Hérodote.

L'altérité est une notion très importante dans l'étude des récits de voyage, comme elle l'est en anthropologie où l'observateur et l'observé tiennent les rôles de Nous et YAutre. Us sont aussi dans une relation de différenciation :

44Durkheim est le premier ou parmi les premiers à avoir élaboré cette idée. 45J. Stagl, op.cit., p.2.

4*P. Rajotte, op.cit., p.52.

47J. Stagl, op.cit.

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Dans la démarche anthropologique, la différence est à la base de l'écart entre observateur et observé. Mieux encore, c'est la différence postulée dès le départ entre l'observateur et ce qu'il se propose d'observer, qui rend possible et légitime la pratique de terrain de l'anthropologue. Comme le note Francis Affergan, «c'est parce qu'ils ne sont pas comme moi que je peux les observer49».

La différence est significative de l'écart et donc de la distance entre Nous et YAutre. U y a non seulement une distance «physique» entre le monde représenté et le monde où il est représenté, mais aussi une distance «mentale» ou «conceptuelle». Celle-ci peut s'élaborer à partir de différences sociales, culturelles, physiques et même temporelles soulignées et en grande partie construites par l'auteur du récit de voyage. Mais j'en arrive ici à un troisième concept qui précise l'angle d'étude que j'ai adopté : la distance.

Je veux en effet «traduire» les rapports entre les représentations de YAutre et dans ce cas, des peuples de Russie, à l'aide de la notion de distance. Cette notion est traditionnellement appliquée au temps et à l'espace. Emmanuel Kant (1724-1804) et plus tard Emile Durkheim (1858-1917) définissent le temps et l'espace comme des catégories de la perception du monde. Plus précisément, elles sont pour Kant les deux formes de la sensibilité, c'est-à-dire de la représentation des choses qui seule peut constituer l'objet de notre connaissance. Il ne s'agit donc pas des choses en soi mais des choses en tant que phénomènes, «par rapport à la sensibilité de l'esprit humain» et selon un «principe subjectif80». La subjectivité de ces formes, selon Kant, vient du fait qu'elles ne s'appliquent pas et ne sont pas inhérentes à la réalité absolue; elles ne sont rien en elles-mêmes sans l'intuition sensible humaine . Le temps et l'espace sont des «intuitions pures» subjectives mais alors que le premier est une forme de la perception externe et interne des choses, le deuxième est uniquement celle de la perception

49M. Kilani, L'invention de l'Autre. Essais sur le discours anthropologique, Payot Lausanne, 1994, p.36.

Il cite F. Affergan, Exotisme et altérité. Essai sur les fondements d'une critique de l'anthropologie, Paris, PUF, 1987, 295 pages, Sociologie d'Aujourd'hui.

50E. Kant, La Dissertation de 1770. Lettre à Marcus Hen, Paris, Librairie Philosophique J.Vrin, 1967,

p.53, Bibliothèque des Textes Philosophiques.

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externe52. «Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en générab), puisqu'ils ont tous leur place dans le temps, «y compris l'espace lui-même53». Cependant, le concept de temps a besoin du concept d'espace pour posséder une grandeur et sans lui, «il n'aurait en général aucun objet54».

Le temps et l'espace sont des concepts uniques et infinis55. Leur caractère unique implique que les temps différents sont successifs et que les espaces différents sont simultanés56. En tant que représentation a priori de toutes les intuitions externes, l'espace nous permet «de nous représenter les choses comme extérieures à nous57» :

Par le moyen du sens externe, «nous nous représentons certains objets comme étant hors de nous et placés tous ensemble dans l'espace. En lui, leur figure, leur grandeur et leur rapport réciproque sont déterminés ou déterminables58».

Le temps et l'espace servent en quelque sorte de schéma pour appliquer des «catégories aux données de l'intuition59», générale dans le premier cas, externe dans le deuxième60.

De son côté, Durkheim intègre le temps et l'espace, en tant que catégories mentales, aux systèmes de classifications, créés socialement et à travers lesquels tous les individus perçoivent et comprennent le monde dans sa totalité61. Postulant ainsi que ces catégories sont le produit de la société, il montre que leur contenu est aussi basé sur celle-ci et sur l'expérience collective. En effet, «c'est le rythme de la vie sociale qui est à la base de la catégorie de temps,

52Ibid., p. 1019-1023. 53/Wrf.,p.l023etl021. 54/torf.,p.l026. 557&/</.,p.339etl021. 56Ibid., p. 1022 51 Ibid., p.335. 5*Ibid, p.338.

59Ibid., p. 1019. (Pour le temps) 60Pour l'espace, voir : Ibid., p.337.

61 Voir notamment : R. J. McGee et R. L. Warms, Anthropological Theory, Moutain View (CA),

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c'est l'espace occupé par la société qui a fourni la matière de la catégorie d'espace62». Issues de la conscience collective, la plus haute forme de la vie psychique, les catégories sont même «les cadres permanents de la vie mentale63» «qui s'appliquent à la totalité des êtres et qui permettent de les penser64». Aussi, les choses obtiennent une place dans l'univers grâce à des classifications qui se basent sur les catégories de temps et d'espace65. Celles-ci s'inscrivent dans la totalité : «l'espace total [...] contient toutes les étendues particulières [...] où, de plus, elles sont coordonnées par rapport à des points de repères impersonnels, communs à tous les individus» alors que le «temps total» correspond au rythme d'une vie «à laquelle tous participent66».

Qu'il désigne une quantité de temps ou d'espace, le concept de distance est donc lui aussi le produit d'une conception du monde héritée de la société. Il permet de mesurer et de qualifier l'éloignement, l'écoulement et la place relative, dans le temps et dans l'espace, non pas de la réalité en soi, absolue, mais de la représentation créée par l'individu à partir de cette dernière. Dans ma recherche, le concept de distance détermine la logique de mon argumentation. Je cherche à déterminer la valeur relative que prend ce concept dans le voyage «imaginaire»67 des auteurs de récits qui s'en servent implicitement pour positionner les objets de leur curiosité dans un temps et un espace subjectifs. Ces deux catégories ne sont le produit que de leur représentation, elle-même le produit, en grande partie, de la conscience collective. Dans les récits de voyage, la place relative dans le temps et dans l'espace des personnages représentés respecte donc très peu l'expérience du voyageur et parfois n'a pas la même logique. Par exemple, le rationalisme ne permet pas de concevoir

52É. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, 4e éd., Paris, PUF, 1960, p.628.

"Ibid.

MIbid., p.634.

65I1 existe aussi pour Durkheim la catégorie de causalité.

^E. Durkheim, op.cit., p.629-630.

S7Nous pouvons en effet qualifier le voyage d'«imaginaire» puisque le récit qui nous le rend accessible

n'est pas une représentation fidèle de la réalité; il provient de la perception qu'a l'auteur de la réalité, celle-ci étant filtrée par la façon de penser de l'auteur qui est elle-même orientée par la culture et les valeurs de son milieu d'origine.

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l'existence d'un peuple vivant dans une autre époque mais qui nous est contemporain. Pourtant, plusieurs voyageurs, en décrivant les peuples «primitifs», évoquent l'idée que le milieu de vie de ces peuples appartient à une époque qui pour eux, en tant qu'Européens «civilisés», est déjà révolue.

Pour percevoir cette distance relative dans le récit d'un voyageur, il s'agit d'observer comment il se positionne par rapport aux habitants des pays qu'il visite, sa façon de les observer et de les conceptualiser. Elle peut notamment être mesurée selon son niveau d'ouverture, d'intérêt et d'intégration au milieu qui l'entoure. Jusqu'à quel point s'intéresse-t-il à ces gens? Tente-t-il ou non de faire, de penser, de devenir comme eux, bref les prend-t-il pour des êtres familiers aptes à agir comme lui? Atténue-t-il ou bien souligne-t-il les différences qui existent entre lui et eux? Ces questions et un bon nombre d'autres peuvent être posées au récit de voyage. Nous trouvons par exemple une distance «nulle» lorsque YAutre (eux) devient Nous (le groupe d'appartenance du voyageur), soit lorsque le voyageur s'intègre presque totalement à la société visitée jusqu'à en perdre sa différence, sa distinction culturelle et sa mentalité propres, soit dans la situation inverse, c'est-à-dire lorsque YAutre est intégré à l'identité du voyageur par ce dernier68. Dans une autre situation, la distance constatée peut être très grande si le voyageur ne s'intéresse pas du tout aux individus qu'il rencontre, s'il les qualifie comme appartenant à un tout autre monde que le sien, ou encore s'il manifeste une totale incompréhension face à eux. À ce niveau, la distance peut créer une rupture avec le schéma de conceptualisation du voyageur. Alors apparaît la frontière que le voyageur franchit, la frontière qui sépare. Entre ces deux extrêmes, différents degrés de distanciation ou de rapprochement peuvent être observés et souvent plusieurs dans un même récit. Dans l'optique d'une représentation mentale et défini comme niveau d'ouverture et de compréhension devant autrui, le concept de distance est le facteur principal de mon analyse et de mon argumentation.

Dans cette situation, c'est donc encore le voyageur qui opérera ce rapprochement en montrant l'Autre comme ayant tout à fait les traits du Nous, de sa société d'origine.

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Ma problématique est ainsi définie essentiellement sur la base de ces concepts, mais sans négliger l'influence de mes préoccupations personnelles. Elle se fonde également sur l'opposition de la civilisation à la barbarie, issue de reuropéocentrisme et de l'esprit des Lumières qui orientent bien entendu les récits de voyage des Européens de l'époque. La question se formule ainsi : en observant les représentations des peuples de Russie, à l'intérieur des récits de voyage, peut-on déduire une graduation de la barbarie, où les peuples non russes seraient plus barbares et donc plus éloignés que les Russes dans le schéma conceptuel de l'auteur? Une idée d'Hérodote, présentée par Tzvetan Todorov, m'incite à croire que tous les peuples se représentent les Autres (les autres peuples) selon un schéma de graduation :

«Parmi les autres peuples, ils [les Perses] estiment d'abord, après eux-mêmes toutefois, leurs voisins immédiats, puis les voisins de ceux-là, et ainsi de suite selon la distance qui les en sépare; les peuples situés le plus loin de chez eux sont à leurs yeux les moins estimables : [...] les nations les plus éloignées leur paraissent les plus viles» (I, 134). [...] Tous jugent à partir de leur clocher, et condamnent les étrangers, pour pouvoir se glorifier eux-mêmes69.

Cette graduation implique donc également différentes distances dans les représentations. Sur le modèle de la distance géographique, une distance culturelle est par exemple construite entre les différents peuples. Étant plus loin dans l'espace, la barbarie des non russes devrait

nécessairement se situer au-delà de celle des Russes mais, plus primitive, plus près de la nature, elle peut aussi être valorisée comme étant plus pure et prendre une forme idyllique. Enfin, une distance dans le temps est aussi parfois marquée lorsque les peuples sont qualifiés d'«arriérés» ou associés à un âge primitif. Todorov exprime cette idée clairement : «les autres sont maintenant comme nous étions avant10».

D'autres questions peuvent également se poser pour mieux répondre à ma problématique générale et dégager la complexité mais aussi la richesse des représentations des récits. U faut tout d'abord, comme les exemples précédents le montrent, déterminer quels types et quels degrés de distance caractérisent ces représentations. Aussi, quels sont les mouvements,

""Je cite Todorov citant lui-même Hérodote : «La Bulgarie en France», op.cit., p.376. 10Ibid., p.379.

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la dynamique de ces images et de la graduation? Quelles sont les limites des schéma conceptuels des voyageurs et quand sont-elles dépassées? À quel moment le voyageur n'est-il plus capable d'intégrer la différence des individus et des peuples qu'il voit? Ces différentes questions tracent les principales lignes de ma démarche.

3. Corpus documentaire et méthodologie

Étant donné les objectifs de la maîtrise71, l'accessibilité des sources pertinentes et le type d'approche privilégié, soit une analyse en profondeur du contenu, mon corpus documentaire se limite à deux récits de voyage. Le choix de ces derniers dépend aussi grandement de leur accessibilité, de la langue de publication originale ainsi que de leur contenu. Le critère de la langue se justifie par le fait qu'une traduction peut parfois profondément modifier le sens des idées, des représentations dun auteur. Ce sens est important lors dune analyse de contenu et phis particulièrement une analyse des représentations qui tente de saisir, en partie au moins, la pensée et même la «mentalité» de l'auteur.

Le premier récit choisi pour cette étude est celui de John Parkinson, A tour of Russia, Siberia and the Crimea, I792-I79472, introduit et annoté par Wdliam Collier et publié dans la collection «Russia Through European Eyes». J'ai consulté l'édition originale de ce récit qui n'existe qu'en anglais. Le deuxième récit, Voyage en Norwège, en Danemarck, et en Russie,...73 d'Andrew Swinton, est disponible dans sa version originale, c'est-à-dire en anglais,

au département des livres rares de la bibliothèque de l'Université McGill à Montréal, ainsi que dans sa traduction française à la bibliothèque de l'Université Laval. Après avoir comparé rapidement ces deux éditions, j'ai préféré utiliser la version qui m'était immédiatement

71Dans mon cas, celle-ci se veut un exercice d'analyse d'une représentation dans une source écrite. 72J. Parkinson, A Tour of Russia, Siberia and the Crimea, 1792-1794, Londres, Frank Cass & Co.Ltd.,

1971, 280 pages, Russia Through European Eyes, no 11.

73A. Swinton, Voyage en Norwège, en Danemarck, et en Russie, dans les années 1788, 89, 90 et 91,

Paris, F. Josse, 1798, 2 t. (1-320 p. et 2-351 p.). Il s'agit de la traduction française, par P. F. Henry, de l'ouvrage publié à Londres en 1792 sous le titre: Travels into Norway, Denmark, and Russia in 1788, 1789, 1790, 1791.

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accessible, c'est-à-dire la traduction française, puisqu'elle me semblait fidèle au récit original. Ce récit est publié sous forme de lettres mais il ne s'agit aucunement d'une correspondance, c'est «an informal travel diary, in the form of letters74». D ne contient d'ailleurs aucune référence à un destinataire, si ce n'est la première lettre qui commence par la salutation suivante : «Mon cher ami». Cette salutation n'a visiblement d'autre rôle qu'une indication de sous-genre littéraire. Le récit de Swinton pourra donc être analysé de la même façon que celui de Parkinson. Une description critique et plus détaillée de ces récits ainsi qu'une présentation des auteurs seront donnés dans le premier chapitre75, où ils seront reliés à leur contexte historique.

L'objectif de ma recherche étant d'analyser les représentations que donnent les voyageurs dans leur récit, la méthode retenue doit révéler leur manière de construire ces images de YAutre. Je privilégie ainsi une analyse qualitative de contenu dans une perspective historique bien entendu, mais également anthropologique76. Elle implique d'abord plusieurs lectures des sources qui permettent de faire ressortir les différentes composantes des représentations étudiées et de les qualifier. Ces composantes dépendent des thèmes, des opinions, des jugements ainsi que des mots et expressions observés dans chaque récit lorsqu'il est question des Russes et des autres peuples. Ainsi rassemblés, tous ces éléments constituent le schéma des idées qui sous-tendent et permettent d'expliquer les représentations de chaque auteur et la logique de chaque discours. Mon analyse est réalisée dans une perspective comparatiste puisqu'elle confronte les idées concernant les non russes et celles concernant les Russes. Je dois aussi tenir compte de lutilisation courante d'informateurs, ou médiateurs, par les auteurs, ce qui rend leurs représentations doublement biaisées.

74D. Von Mohrenschildt, op.cit., p.201. 7SVoir/«/J-a.,p.25-31.

76L'aspect anthropologique s'impose par l'importance que prennent mes concepts, grandement liés à

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Une grille de lecture préétablie et univoque ne peut pas être appliquée aux récits; elle doit être adaptée à chacun de ceux-ci. Chaque récit a donc sa propre grille de lecture, relativement souple, que j'élabore à partir des schémas d'idées ou en d'autres termes, des schémas conceptuels. Ces différentes grilles impliqueront subséquemment une présentation différente des résultats. Tout ce qui concerne les peuples habitant la Russie, que ce soit leur mode de vie, leurs croyances, leur apparence, leurs moeurs ou leur niveau de civilisation, est considéré. Les informations recueillies sont analysées en fonction des concepts qui encadrent ma problématique. D faut ainsi observer la manière, propre à chaque auteur, de présenter les peuples, comment il les caractérise et quel type d'intérêt il leur porte, pour mesurer la «distance» qu'il établit entre lui-même et chacun de ces peuples. Un grand intérêt envers ces derniers, un désir de compréhension peut manifester un certain rapprochement de la part de l'auteur Cependant, le contenu des représentations, après la forme, peut donner un résultat opposé qui, par des commentaires défavorables ou une accentuation des différences, correspond à leur «mise à distance».

En fait, mon approche s'attarde aux deux aspects essentiels du texte : la forme et le contenu. Dans le contenu, qui révèle plus explicitement le type de distance qui est construit par l'auteur, je tiens compte des idées qui, par exemple, réfèrent au niveau de civilisation des peuples, qui qualifient leur «état» (de nature, primitif ou civilisé), qui leur attribuent explicitement une appartenance à une autre époque (donc une distance dans le temps) ou encore qui souligne, sinon exagère, leur distance géographique du monde «civilisé». Dans le dernier cas, même si je qualifie la distance de «géographique», la représentation qui la produit ne correspond que très peu à la réalité. Elle se rapporte essentiellement à la conception du monde de l'auteur, qui est subjective, je le rappelle.

La forme, quant à elle, désigne la manière de présenter et de décrire, les mots et l'attitude générale qui se dégagent dans la construction des textes. C'est par l'attention portée à la forme que j'observe notamment l'intérêt de l'auteur pour les peuples qu'il rencontre et en quoi il cherche à se rapprocher ou s'éloigner d'eux. Ce faisant, je détermine comment et à quel

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point l'auteur s'approprie la nouvelle réahté de ces peuples, c'est-à-dire s'il cherche à la rendre familière ou non77. Pour y arriver, je dois distinguer les procédés qu'utilise l'auteur dans ce jeu de l'«appropriation» de YAutre et de «traduction» de sa différence. Je pourrai ensuite déterminer les différents types de distance qui se révèlent dans les représentations. La plupart de ces procédés, étudiés en particulier par François Hartog78 et Michèle Duchet79, sont rhétoriques80, comme le parallèle, l'antithèse, l'inversion, la comparaison ou la métaphore.

Menée à terme, l'analyse pourra confirmer, infirmer ou apporter des nuances à l'hypothèse selon laquelle les peuples non russes sont situés à une plus grande distance et sont plus barbares que les Russes dans le schéma conceptuel des voyageurs. J'exposerai les résultats du traitement du récit de John Parkinson suivi de ceux du récit d'Andrew Swinton d'une façon séparée, donc à l'intérieur de deux chapitres. A l'inverse, une présentation directe de la comparaison de l'analyse des deux récits ne permettrait pas de faire ressortir toute la richesse de leur contenu et leurs particularités, qui sont en partie tributaires de leur structure différente. Pour permettre une meilleure compréhension des représentations contenues par ces sources, le contexte «intellectueb> de l'époque de leurs auteurs ainsi que quelques remarques initiales sur leur observation de YAutre doivent d'abord être expliqués.

77Voir à ce sujet : J. Stagl, op.cit., p.2. Je cite son explication en page 10. 78F. Hartog, op.cit.

79M. Duchet, op.cit.

80Un autre bon exemple d'analyse de la rhétorique, bien qu'il soit centré sur un type de discours difFérent, c'est-à-dire le discours politique, est le mémoire de Jacinthe Ruel : «Clio dans l'arène publique : usages du passé et références à l'histoire dans les mémoires déposés devant la Commission sur l'avenir politique et

constitutionnel du Québec (1990)», Mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 1993, 155 pages. Elk>

observe la rhétorique plus particulièrement à travers les usages du passé et de l'histoire. /QK^^-^C

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L'Europe, les voyageurs et VAutre dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle

La littérature de voyage a évolué en parallèle avec le développement de la représentation collective de l'ordre du monde. Avant d'obtenir sa vocation de loisir actuelle, le voyage a longtemps constitué un outil d'apprentissage ainsi qu'une forme d'exploration de la réalité dans l'espace et, avec la généralisation des idées de progrès, dans le temps. Dans les récits, cette réalité se trouve filtrée par la perception du voyageur qui est aussi l'oeil de sa collectivité. Afin de mieux comprendre les représentations des voyageurs dont j'étudie les récits, il est donc important de les situer à l'intérieur de leur monde d'expérience. Celui-ci s'inscrit dans un cadre individuel, donc restreint, mais aussi à une plus grande échelle, c'est-à-dire dans une société «large» qui dépasse les frontières des nations et intègre les grandes lignes d'une mentalité partagée et alimentée par ces dernières. L'individu et surtout sa mentalité sont touchés par cette société «large» à travers sa communauté et sa nation. Dans le cas des voyageurs Andrew Swinton et John Parkinson, bien que l'Angleterre ait connu un développement distinct, la «société» de l'Europe, une société chrétienne occidentale, participe aussi à la construction de leur vision du monde.

1. L'Europe des Lumières et les Autres

Le XVQT siècle en Europe est imprégné des idées des Lumières. Elles se fondent sur le primat de la raison et de l'expérience. Par le terme même des «Lumières», cette philosophie, avec ses idées «éclairées» par la raison, veut s'éloigner de la «noirceur» de la métaphysique et des croyances reposant uniquement sur la foi. À travers l'idée de progrès, les «ténèbres» réfèrent également à la nature et à l'état de nature de l'homme primitif. Celui-ci représente pour les Européens leur passé et ils croient retrouver le reflet du primitif dans l'homme sauvage, qui seul leur est accessible :

Absorbé par le spectacle de sa propre histoire, l'homme européen se détourne de tout ce qui n'est pas elle, et ne parvient à s'intéresser au monde

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sauvage que dans la mesure où celui-ci lui offre l'image de son passé, ou d'un présent encore enténébré81.

L'image que se font les Européens du sauvage le confond donc avec une époque antérieure, passée. Ils l'associent au primitif, conceptualisé par eux, pour le rendre intelligible :

Ses moeurs et ses croyances ne perdent de leur étrangeté que rapportées à celles des «premiers temps», dont les Anciens ont laissé le témoignage. Ce n'est qu'à travers sa propre culture que l'Européen perçoit la réalité du monde sauvage qui, en soi, lui demeure étrangère, inaccessible. La métamorphose de l'homme sauvage en homme primitif, parce qu'elle fait de lui un être historique, rend du même coup possible une visée anthropologique; en lui enfin l'homme européen peut se reconnaître et apprendre à se connaître : il lui suffit d'ouvrir l'espace de sa propre histoire, et de faire figurer Y homo sylvestris parmi ses ancêtres. [...] L'homme sauvage s'y confond avec ses doubles, Scythe ou Germain, et prend place à leurs côtés dans un vaste mythe des origines82.

Les Européens ne perçoivent donc le sauvage qu'à travers la vision qu'ils ont d'eux-mêmes : il en est une image déformée, par les distances dans le temps et l'espace et basée sur des parallèles et des antithèses. D'ailleurs, sur la base d'une de ces antithèses, le sauvage «primitif)) appartient aux «ténèbres» notamment parce qu'il fait plus appel aux émotions qu'à la raison83. Selon Edward W. Said, toutes les sociétés, à toutes les époques, construisent leur identité en établissant des opposés et des Autres**. Comme l'orientalisme, la création du sauvage est une création de YAutre par l'Europe et répond à l'idée que l'identité européenne est supérieure à tous ses «opposés», c'est-à-dire les peuples non européens85. Un pas de plus et la domination européenne du monde est ainsi légitimée.

81M. Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, postface de Claude Blanckaert, Paris,

Albin Michel, 1995, p. 12. Bibliothèque de «L'Évolution de l'Humanité», no 16.

*2Ibid., p.15.

83B. Jewsiewicki, «Le primitivisme, le postcolonialisme, les antiquités «nègres» et la question

nationale», Cahiers d'études africaines, vol. XXXI-1-2, no 121-122 (1991), p. 192.

84E. W. Said, «East isn't East », TLS, 3 février 1995, p.3.

85E. W. Said, Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978, p.7. Au XVIIIe siècle, les peuples non

européens concernés par la dénomination «sauvages», sont ceux d'Asie, d'Amérique, d'Afrique et de l'extrême nord de l'Europe principalement.

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Dans la philosophie des Lumières, l'homme «civilisé» (l'Européen) a évolué à partir de sa «capacité de dominer la nature » grâce au progrès des sciences et des techniques. L'Europe occidentale justifie par ce progrès la supériorité de sa civilisation «par rapport aux autres époques ou parties du monde87». Porteuse des Lumières, elle se donne également la mission de civiliser (et de dominer) ces autres parties du monde plongées dans l'obscurité. Le sens même que prend le terme «civilisation» à cette époque lui donne raison88 :

Désignée comme la marche progressive du genre humain, elle conjugue diverses instances : le mouvement d'un progrès, mais aussi bien la considération d'un terme originel (la sauvagerie) et d'un stade final érigé en norme pratique, politico-morale. La civilisation est à la fois, et non sans ambiguïtés, un fait et une action jugés naturels et désirables. Elle implique surtout, dans le cadre d'une pédagogie paternaliste, «le pouvoir de civiliser autrui, jugé incapable de se civiliser lui-même89».

Le «stade finab> du progrès est bien sûr tenu par l'Europe occidentale.

Certains «philosophes» des Lumières, dont Jean-Jacques Rousseau, idéalisent l'état de nature et les origines de l'humanité, donc l'homme primitif. Ainsi, associé à ce dernier, l'homme sauvage devient pour eux le «bon sauvage». Celui-ci prend les traits de l'innocence et, par analogie, ceux de l'enfant90. Il n'est pas touché par les vices que les philosophes dénoncent dans la société «civilisée». Michèle Duchet traduit ainsi la pensée de Voltaire : «toute société policée reste sous la menace de cette barbarie enfouie au coeur de la civilisation, symbole de toutes les puissances du mal91». Pour Rousseau, l'état civil, qui caractérise les sociétés de son temps, «loin de marquer un progrès dans l'histoire des

86G. Vatimo, «Le progrès», L'Esprit de l'Europe, A. Compagnon et J. Seebacher, dir., t.2 : Mots et

Choses, [Paris], Flammarion, 1993, p.201.

"Ibid.

88Cela s'explique évidemment du fait que ce terme est une création de l'Europe.

89Selon C. Blanckaert, «Les archives du genre humain», postface de : Anthropologie et histoire au siècle

des Lumières, op.cit., p.572.

^Voir : J. Seebacher, «L'histoire», L'Esprit de l Europe, op.cit., p. 170. Sur la métaphore de l'enfance : C. Blanckaert, op.cit, p.580. Ce dernier cite sur ce sujet : M. Duchet, Le Partage des savoirs, Paris, La Découverte, 1985, p.84 et suiv., Textes à l'appui, «histoire contemporaine».

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hommes, [...] n'est que violences et misère, corruption et vices92». A la dernière étape du progrès de l'inégalité, le despotisme, seule la corruption extrême distingue cet état de l'état de nature originel :

C'est ici le dernier terme de l'inégalité, et le point extrême qui ferme le cercle et touche au point d'où nous sommes partis; C'est ici que tous les particuliers redeviennent égaux parce qu'ils ne sont rien (...). C'est ici que tout se ramène à la loi du plus fort, et par conséquent à un nouvel État de Nature différent de celui par lequel nous avons commencé, en ce que l'un était l'État de Nature dans sa pureté, et que ce dernier est le fruit d'un excès de corruption93.

La véritable «vie libre et vertueuse» résiderait dans un retour aux «inclinations naturelles» de l'homme94.

Cependant, cette image du «bon» sauvage ne semble être qu'un moyen utilisé par les philosophes pour dénoncer la corruption et les maux de leurs contemporains95. L'homme civilisé conserverait ainsi sa supériorité. «En définitive, les encyclopédistes partageaient avec les théologiens une conception nettement péjorative de la condition sauvage. Elle leur semblait moins un état de nature préservé, authentique, certifiant donc la grandeur de nos commencements, qu'un état hors nature, une dépravation ». Rousseau lui-même ne s'oppose pas à la civilisation. Il cherche plutôt à définir la civilisation idéale : «La question qu'il invite à se poser n'est pas : comment se dé-civiliser?, mais au contraire : qu'est-ce qu'une société civile digne de ce nom97?». De plus, selon Tzvetan Todorov, r«homme sauvage» de Rousseau ne serait qu'une «pure construction intellectuelle, [une] fiction dont [il] a besoin pour exprimer ses vues sur la nature de l'homme, et nullement de telle ou telle population contemporaine98». Quelque idée qu'ils

nIbid., p.356.

93J.-J. Rousseau, Second Discours, dans Oeuvres complètes, t.3 : Écrits politiques, Pléiade, p. 190-191;

cité par M. Duchet, ibid., p.357.

94Ibid. 95Ibid., p. 19

96 C. Blanckaert, op.cit., p.577.

'"M. Duchet, op.cit., p.19.

98T. Todorov, «La Connaissance des autres : théories et pratiques», The Discourse of Travel, éd. par

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soutiennent, les philosophes font toujours preuve d'un européocentrisme qui implique le maintien d'un ordre établi99. Alors que le sauvage n'est qu'un objet, l'homme civilisé conserve le rôle actif, il «est sujet; il est celui qui civilise, il apporte avec lui la civilisation, il la parle, il la pense100».

L'européocentrisme, qui affirme la supériorité de la civilisation européenne et appuie la colonisation des «autres humanités101», se fonde sur «la trinité mystique : sciences-raison-progrès102». Toute la vision qu'a l'Europe occidentale des peuples qui lui sont «périphériques» respecte une échelle de valeurs qui s'articulent autour de ces trois principes généraux. Ceux-ci s'appliquent donc aussi lorsqu'elle se tourne vers la Russie. Ce pays, entre l'Europe et l'Asie, étendant son territoire au Nord et à l'Est, se situe également, sous le regard européen, entre la civilisation et la barbarie. Avant la venue de Pierre le Grand et de Catherine II, l'espace russe est perçu comme étant encore dans l'«âge des ténèbres» et dominé par l'ignorance. L'oeuvre de «civilisation» de Catherine et son rapprochement avec les idées des Lumières, particulièrement celles des philosophes français, incitent ces derniers à voir dans son empire le terrain idéal pour l'expérimentation de leurs projets d'une société civilisée et vertueuse103. Mais, derrière cette admiration, qui se concentre surtout sur la personne de Catherine, l'ancienne vision européenne a peu évolué : le peuple russe demeure caractérisé par l'ignorance et la barbarie104. Bien que ponctuée par le «bon sauvage», l'image de sauvagerie et de barbarie est appliquée avec moins d'hésitation aux autres peuples de Russie.

* W , p. 17-18.

i00Ibid., p. 17.

101 J. Meyer, L'Europe et la Conquête du Monde XVT-XVIir siècle, Paris, Armand Colin, 1990, p.309,

Collection U, «Histoire moderne».

102B. Jewsiewicki, op.cit., p.203.

103Albert Lortholary étudie cette présentation de la Russie, par les philosophes fiançais, en tant que modèle.

A Lortholary, Le mirage russe en France au XVIIf siècle, Paris, Pion, 1951,409 pages.

104A. G. Cross, «British Knowledge of Russian Culture (1698-1801)», Canadian-American Slavic

Studies, 13, no 4 (hiver 1979), p.412; M. S. Anderson, Britain's Discovery of Russia 1553-1815, Londres, Macmillan, 1958, p.96.

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2. Deux voyageurs anglais en Russie à l'époque des Lumières

Le contexte intellectuel des Lumières est une composante importante du monde de référence des deux voyageurs anglais choisis pour cette étude. À cette influence s'ajoute le sentiment de supériorité de leur pays sur tous les autres, incluant leurs voisins immédiats105.

Les relations entre l'Angleterre et la Russie se développent considérablement au XVIir siècle, en parallèle avec un intérêt croissant des Anglais pour la culture russe106. Ces derniers sont également de plus en plus nombreux à inclure la Russie dans leur itinéraire de voyage. Comme dans cette variante nordique, le «grand tour» est entrepris principalement par déjeunes hommes «who for the finishing of their education wanted to gain some experience of the world, represent the splendour of their family and establish useful connections abroad. Such young men were supervised by private tutors functioning, as it were, as a portable ars apodemica™1». Parmi ces tuteurs, John Parkinson (1754-1840), qui a une grande expérience des voyages en Europe, entreprend, en 1792, une longue tournée de la Russie qui se terminera un an et demi plus tard, en 1794. Pasteur et professeur au Magdalen College d'Oxford, il accompagne alors un jeune diplômé, Edward Wilbraham-Bootle, descendant d'une famille illustre. Bien qu'il n'en fasse pas partie, Parkinson côtoie le milieu des classes supérieures anglaises et conserve l'espoir d'accéder à un statut plus important en devenant «either a dignitary of the Anglican church or President of his college108». Peu avant son départ pour la Russie cependant, une partie de son rêve s'écroule lorsqu'il perd les élections pour le poste de président du Magdalen College.

105A. G. Cross, op.cit. Swinton exprime clairement, dans son récit, ce sentiment de supériorité : «La nation anglaise est copiée par toutes les autres, parce qu'elle est la plus riche». A. Swinton, op.cit., p. 104.

106A. G. Cross, op.cit.

107J. Stagl, A History of Curiosity. The Theory of Travel 1550-1800, Chur, Harwood Academic Publishers, 1995, p.82. L'expression «ars apodemica» désigne une méthodologie du voyage développée au XVT siècle (p.57). Claude Blanckaert signale l'apparition du tourisme avec le «grand tour», où le voyage, par «agrément», s'oriente «vers la pédagogie individuelle». C. Blanckaert, «Histoires du terrain. Entre savoirs et savoir-faire», Le Terrain des Sciences Humaines (XVIir - XX siècle), Montréal/Paris, L'Harmattan, 1996, p.22-23, Histoire des Sciences Humaines.

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L'itinéraire de Parkinson et de son compagnon, précisé pendant leur séjour de quatre mois à Saint-Pétersbourg109, les conduit vers l'Est jusqu'à Tobolsk, sur les marches de la Sibérie, en passant par Moscou, Kazan et Perm. Ils descendent ensuite vers le Sud où ils rejoignent Astrakhan en longeant la basse Volga, puis se dirigent vers le nord du Caucase et la Crimée, s'arrêtant à Georgievsk et Bakchiserai. Ils complètent la boucle en remontant jusqu'à Kiev et en retournant à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Ce parcours donne une grande valeur au récit de Parkinson puisque, à son époque, peu de voyageurs s'aventuraient aussi loin, surtout du côté de la Sibérie. Tout au long du voyage, l'auteur note assidûment ce qu'il voit et fait, ses impressions ainsi que les anecdotes (sur la cour principalement) et les informations qu'il retire de conversations avec les personnes de son entourage. Celui-ci se modifie bien entendu d'un endroit à un autre. À Saint-Pétersbourg, Moscou et dans les autres villes de l'Est, la noblesse et les hauts fonctionnaires russes ainsi que les étrangers, parmi lesquels de nombreux Anglais, forment la sphère dans laquelle Parkinson évolue et découvre la Russie. Au Sud, dans la région d'Astrakhan et en Crimée, la présence des Russes est beaucoup moins importante alors que celle des étrangers est dominante110.

Après son voyage, Parkinson n'a pas publié son récit contrairement à plusieurs autres avant et après lui. C'est seulement en 1971 que William Collier en édite des extraits111 et le rend ainsi accessible au public. Cette édition n'est pas complète puisque Collier a condensé les quatre volumes originaux en un seul, omettant notamment «bis notes of daily happenings that are irrelevant to the narrative or to his picture of Russian life112». Ces notes, non pertinentes selon l'éditeur, auraient peut-être été intéressantes pour mon étude. Les fragments publiés par Collier m'offrent tout de même suffisamment d'informations pour analyser l'image des peuples que donne Parkinson. Ce récit conserve

109Par exemple, Parkinson mentionne dans son récit un changement du parcours prévu qui le déçoit. En effet, il abandonnerait sans aucun regret le tour de la Sibérie et de la Crimée «especially since I discovered that Dresden and Vienna are to be sacrificed for it». J. Parkinson, op.cit, p.92.

110Dans le chapitre suivant, consacré à l'analyse du récit de ce voyageur, j'observerai rinfluence de ces différents milieux sur ses représentations.

Collier a corrigé certaines erreurs mais dans l'ensemble il a conservé l'orthographe et les majuscules utilisées par Parkinson.

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la forme originale de son journal de voyage constitué de notes, parfois très laconiques. Il respecte l'évolution du voyage presque quotidiennement et est divisé en chapitres consacrés aux séjours dans les villes et aux trajets entre celles-ci. Quelques portions du parcours, notamment entre Tobolsk et Sarepta, sont absentes de cette édition du récit et je n'ai pu vérifier si elles ont été égarées avec le temps, détruites par l'auteur lui-même ou si ce dernier ne les a tout simplement jamais écrites. Par ailleurs, ce récit de 232 pages est accompagné d'une introduction, d'une carte de l'itinéraire, de notes explicatives et d'un index fournis par l'éditeur.

Le texte n'ayant pas fait l'objet d'une préparation par l'auteur en vue d'une publication, il n'est pas passé par l'autocensure et son contenu ne présente pas de dimension historique. L'auteur propose plutôt des informations sur les événements récents et sur les moeurs des Russes et des autres peuples de l'empire. Cet intérêt manifesté par Parkinson pour la description des peuples, en dehors de son itinéraire remarquable, rend son récit très précieux pour toute recherche dans le domaine culturel. Son analyse, dans le cadre de ma recherche, est cependant complexe à cause du peu d'opinions que l'auteur exprime dans ses descriptions. Il fournit toutes les informations qu'il juge pertinentes sur des sujets variés, sans but apparent, et laisse souvent paraître le point de vue de ses interlocuteurs plutôt que les siens.

À l'inverse, Andrew Swinton, qui s'adresse parfois directement aux lecteurs dans son récit, opte pour une position beaucoup plus «engagée» : il n'hésite pas à commenter et critiquer le caractère et les moeurs des peuples qu'il décrit. Il se veut impartial en donnant, notamment, autant les qualités que les défauts des Russes, à propos desquels il écrit sur un ton généralement empreint de sympathie envers ces derniers. Mais il brosse un portrait souvent défavorable des autres peuples de la Russie, et parfois même des Russes. Quant à son impartialité, elle doit aussi être mise en doute. Par exemple, son admiration exagérée pour Pierre le Grand lui inspire un «préjugé» favorable pour les Russes. D'un autre côté, les mots et le ton qu'il emploie pour décrire les moeurs des autres peuples sont souvent très péjoratifs. Les Tatars sont «plutôt bouchers que pâtres113», «leurs habitudes

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[sont] paresseuses et leur vie trop vagabonde114» et les Finlandais sont «lents, paresseux et stupides115».

Certaines idées exprimées dans le récit de Swinton le situent nettement dans l'esprit des Lumières. Ces idées s'associent en fait à celles du romantisme qui dénoncent l'état corrompu des sociétés soi-disant civilisées. Swinton suggère en outre que celles-ci ne sont pas réellement libres puisqu'elles ne sont pas vertueuses116. Néanmoins, la valorisation de l'état de nature, bien que présente, n'est pas très accentuée dans ses propos. Il apprécie l'innocence des peuples primitifs ou peu civilisés par contraste avec la corruption des Européens. Selon lui, par exemple, les Russes devraient rester comme ils sont, «moins adonnés au luxe, moins vicieux, et, si l'on veut, moins polis et moins libres que nous» à moins qu'ils ne puissent «devenir des membres sains de ce que nous appelons une société civilisée117». Également, les tribus du nord de la Russie ont «des usages grossiers, sauvages, mais du moins innocens11 V Toutefois, il ne considère pas pour autant leur état préférable à celui de la civilisation «idéale» ou «saine», c'est-à-dire moralement parfaite, donc vertueuse, et libre (de toute corruption notamment). De plus, il ne peut s'empêcher de placer les Européens et surtout les Anglais en position de supériorité devant les peuples non civilisés qui devraient suivre l'exemple des premiers119. D exprime donc aussi très bien toute l'ambiguïté de la conception romantique de ses contemporains «éclairés».

Andrew Swinton est mentionné dans plusieurs ouvrages120 en tant qu'auteur de Travels into Norway, Denmark, and Russia in 1788, 1789, 1790, 1791, publié à Londres

,14/A/rf.,p.267. n5Ibid., p. 176; t.2, p.94, 102 et 110. u6Ibid., t.2, p.73-74. wIbid., p.75. xnIbid., p. 137-138. u9Ibid., p. 103-104.

1 Notamment : M. S. Anderson, Britain's Discovery of Russia, op.cit.; D. Von Mohrenschildt, Russia in

the Intellectual Life of Eighteenth-Century France, op.cit., p.201-202; F.Wilson, Muscovy: Russia Through Foreign Eyes. 1553-1900, Londres, George Allen & Unwin, 1970, p. 174.

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en 1792. Toutefois, aucun ne donne de détails biographiques121 sur ce voyageur ainsi que sur la raison de son séjour en Russie, qui s'étend sur plus de 3 ans. Seul un ouvrage publié en 1816122 indique qu'il est d'origine écossaise. Ce manque de renseignements rend difficile l'analyse des rapports entre le milieu d'origine de l'auteur, ses intentions et sa perception de la Russie. L'influence des médiateurs ne peut pas davantage être mesurée puisque Swinton ne mentionne jamais la source de ses informations. Pourtant, l'existence de ces informateurs ne doit pas être mise en doute puisqu'il n'apparaît pas être le témoin direct de plusieurs faits qu'il rapporte. En effet, il n'a vu de la Russie que Riga, Saint-Pétersbourg et ses environs, mais il renseigne le lecteur sur des peuples qui n'habitent pas ces régions, comme les Kalmouks, les Mandchous et les Lapons. Le récit de Swinton est très intéressant du point de vue de ma problématique à cause de cette attention qu'il porte à plusieurs peuples de la Russie, même s'il ne les observe pas directement. Le peu de déplacements qu'a effectué Swinton à l'intérieur de ce pays est un des principaux facteurs qui différencient son récit de celui de Parkinson. En comparaison avec celui-ci, les effets de cette relative immobilité sur le contenu du récit de Swinton et, par conséquent, sur son analyse seront développés principalement dans le troisième chapitre.

L'état du récit publié par Swinton est un autre facteur qui le distingue de celui de Parkinson. À l'inverse du second, le premier a décidé lui-même de publier son récit et cette publication implique nécessairement un certain remaniement du texte initial ainsi qu'une autocensure de la part de l'auteur. Aussi, le récit de Swinton ne correspond probablement pas à ses idées les plus spontanées pendant son séjour en Russie. La forme du texte est grandement influencée par l'objectif qu'exprime l'auteur, à savoir renseigner les lecteurs sur le caractère, les usages et les coutumes des peuples123. La forme,

121En plus des recensions et des études qui utilisent les récits de voyage, j'ai consulté plusieurs

dictionnaires biographiques concernant la Grande-Bretagne pour trouver des informations sur Andrew Swinton, notamment les Who's Who sur l'histoire britannique et : The General Biographical Dictionary, éd. et rev. par Alexander Chalmers, New York, Kraus Reprint, 1969 (réimpr. 1816-1817). Les quelques ouvrages qui mentionnent son nom ne le présentent que pour signaler qu'il est l'auteur d'un récit de voyage ou pour en citer quelques extraits.

122J. Watkins et F. Shoberl, A Biographical Dictionary of the Living Authors of Great Britain and

Ireland, Londres, 1816, p.311-312. Dans : British Biographical Archive, microfiche, Londres, K.G.Saur, 1984, no 1058.

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