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« Nouveaux uniformes » et Etat social actif : vers une recomposition du champ de la sécurité

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Ecole des sciences criminologiques Léon Cornil Faculté de Droit

Université Libre de Bruxelles

« Nouveaux uniformes » et Etat social actif : vers une recomposition du champ de la sécurité

en Belgique ?

(Volume II)

Sybille SMEETS

Thèse présentée en vue de l’obtention du grade de docteur en criminologie Promoteur : Philippe MARY

2006

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TROISIEME PARTIE. L’ETAT SOCIAL ACTIF

« Aujourd’hui, la même approche [qui prévalait durant la Guerre froide] rendrait aveugle, et interdirait de comprendre cette époque fluide et sans référence que, par paresse intellectuelle, nous sommes tentés d’appeler période de transition, comme si la transition n’était pas, en histoire, la règle, et la stabilité l’exception » (Guehenno, 1993)1.

« Nul n’est plus critiqué que l’individu qui se dérobe à l’obligation de travailler. C’est un paresseux, un irresponsable, un fardeau – bref, un mauvais. Quand l’alternative au travail consiste à vivre sur l’argent public, cette critique devient condamnation sévère.

Rien n’est aussi inacceptable aux yeux de l’opinion que de passer du statut d’employé à celui d’assisté. De toutes les dépenses de l’Etat, ce sont les prestations sociales qui ont la réputation la plus douteuse. Même la mère qui vit d’allocations, grande figure de l’analyse sociologique, n’est pas épargnée. Elle aurait mieux fait de travailler, au lieu de céder aux plaisirs du sexe. Les bons éléments qu’on applaudit aiment travailler. Et on applaudit aussi ceux qui, ayant fortune et confort, perçoivent l’intérêt des loisirs, cultivent les amitiés personnelles, participent à la vie publique, et ne travaillent pas du tout. (…)

Le travail est jugé essentiel pour les pauvres. S’en affranchir est louable pour les riches » (Galbraith, 2004, 35-36).

1 L’après guerre froide, Magazine littéraire, 312, 27.

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Introduction

Depuis le début des années 90, nombre de commentateurs de la vie politique – académiques, journalistes et hommes ou femmes politiques – soulignent la nécessité de proposer une vision nouvelle de la nature du rôle de l’Etat, de son organisation mais aussi de ses liens avec les administrés. Cette vision sera rapidement qualifiée de « Troisième voie » entre social- démocratie, d’une part, et néolibéralisme, d’autre part. Elle doit permettre le remplacement d’un Etat providence passif, que les mécanismes d’assurance sociale ont transformé en une machine à indemniser, par un Etat social actif (Rosanvallon2, 1995, 107). Après quelques tentatives de théorisation, cette notion d’Etat social actif va rapidement trouver de nombreux relais dans la sphère politique, tant au niveau européen qu’aux niveaux nationaux où elle séduit notamment nombre de partis de (centre) gauche.

« Instinctivement », dirions-nous, les thèmes promus par les promoteurs de ce nouvel Etat social (notamment, l’activation, la contractualisation, la responsabilisation, le civisme et la prévention) semblaient à ce point correspondre à ceux mobilisés par les dispositifs dans lesquels s’inscrivent les nouveaux uniformes de la sécurité publique qu’il nous a semblé presque naturel de considérer que ce modèle d’Etat social actif, ou plutôt les valeurs, les normes et les images (Muller, 1995, 159) dont il est porteur, pouvaient constituer un cadre de comparaison particulièrement pertinent. Nous nous sommes dès lors posé la question, à l’origine de notre projet de thèse, de savoir si les nouveaux uniformes de la sécurité publique pouvaient constituer un phénomène emblématique d’une transformation de l’action de l’Etat dans les deux champs qui les concernaient directement, à savoir celui de la sécurité publique et celui de l’emploi, transformation dont l’Etat social actif représentait l’épigone.

Pour répondre à cette question, il nous fallait d’abord circonscrire la notion même d’Etat social actif. Cette identification a cependant soulevé quelques difficultés qui tiennent au fait que les références à l’Etat social actif, si elles sont très nombreuses, ne recouvrent pas forcément les mêmes choses. A la fois présenté comme stratégie électorale, discours et pratiques politiques (Matagne, 2001, 12), cadre de pensée théorique et programme proposant des mises en application concrètes (Giddens, 2002a, 19), l’Etat social actif semble tenir plus

2 On y retrouve aussi mention d’une troisième voie entre droit social traditionnel et aide sociale paternaliste (Rosanvallon, 1995, 179).

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de la constellation de projets et d’idées (Arnsperger, 2000, 1), dont les traductions concrètes connaissent des différences nationales notables, que d’une modélisation précise. La confusion est d’ailleurs encore entretenue tant par les va et vient continuels entre penseurs et praticiens de l’Etat social actif que par la multiplication des termes dont le contenu emprunte clairement à l’Etat social actif sans forcément y faire explicitement référence (« nouveau progressisme », « politique de centre-gauche », « socialisme pragmatique », « nouveau centre », voire « libéralisme éthique »). Cette diversité de termes et de types de dispositifs mis en place au nom de l’Etat social actif transforme celui-ci en une notion « molle », un fourre-tout conceptuel au spectre quasiment illimité. Partir des différentes transpositions nationales de l’Etat social actif ou des dispositifs disparates qui disent s’en inspirer pour mettre en évidence une transformation des modes d’action de l’Etat belge ne nous était donc d’aucun secours. D’autant qu’en Belgique les dispositifs mis en place au nom de l’Etat social actif sont encore peu nombreux (Cassiers, Lebeau, 2005, 109). Cette rareté ne nous permet donc pas de cerner la vision qui sous-tend cette forme d’Etat. Nous avons donc opéré en sens inverse : nous sommes partie « du haut » en essayant de mettre en évidence les éléments constitutifs d’un « langage commun » et fédérateur porté par l’Etat social actif.

Pour ce faire, nous nous sommes inspirée du point de départ contenu dans les travaux de Jobert (1994) et Jobert et Muller (1987)3. Pour ces auteurs, toute action publique participe d’un travail de définition de la réalité et s’inscrit dans un « processus de modélisation de la réalité sociale » qui comprend une dimension cognitive (interprétation causale des problèmes et sélection des faits significatifs), une dimension normative (détermination des valeurs prioritaires à respecter pour traiter les problèmes) et une dimension instrumentale (principes d’action qui doivent orienter les actions en fonction des deux précédentes dimensions) (Jobert, Muller, 1987, 47 ; Jobert, 1992, 220-221). Ces dimensions constituent le référentiel de l’action publique. Cette partie a donc, dans un premier temps, pour objectif de définir le référentiel de l’Etat social actif, de manière à voir d’abord en quoi celui-ci constitue une

3 Notons ici qu’il ne s’agit pas d’utiliser in extenso le modèle d’analyse des politiques publiques que Jobert et Muller présentent dans leurs écrits, mais bien d’en utiliser la notion centrale. Nous mettons notamment de côté la distinction faite entre « référentiel global » et « référentiels sectoriels », qui a d’ailleurs été critiquée en ce qu’elle ne favorisait pas la lisibilité de l’analyse (la distinction n’étant pas toujours très claire) et n’était pas pertinente pour toutes les politiques publiques. Prenant acte de ces critiques, Muller reviendra d’ailleurs sur cette distinction, en mettant l’accent davantage sur le « processus de sectorialisation » (Muller, 1995, 174-175).

Par ailleurs, s’agissant ici de mettre en évidence une « conception globale de la société » (qui passe également par la mise en cohérence ou en cohésion des sectorialités) (Muller, 1995, 169), cette différenciation nous intéresse peu.

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nouveauté par rapport aux deux référentiels dominants de l’Etat social que les partisans de l’Etat social actif utilisent comme « repoussoirs » en en dénonçant tant les « vices » que les

« dogmes » : le référentiel social démocrate, dont la concrétisation renvoie à une forme d’Etat social classique, et le référentiel néolibéral qui renvoie à un Etat libéral gestionnaire (Jobert, 1994, 17). La construction de ce référentiel d’Etat social actif nous permettra, dans un second temps, de comparer notre dispositif de nouveaux uniformes avec ses principales caractéristiques.

Pour construire ce référentiel nous nous sommes inspirée des trois « sources discursives » que nous allons parcourir successivement dans un premier chapitre. Premièrement, nous présentons ce qui constitue sans aucun doute la théorisation la plus cohérente sur laquelle va reposer un modèle d’Etat social actif : la Troisième voie, telle que conceptualisée principalement par Giddens4 (points I et II). Ensuite, mais de manière plus brève dans la mesure où ceux-ci ont déjà été en partie présentés dans la première partie, nous verrons comment les préceptes de cette Troisième voie ont été intégrés – via la référence à un Etat social actif – à la fois dans le cadre du développement d’une stratégie européenne pour l’emploi (point III.1) et, en Belgique, au travers de la position de Vandenbroucke, principal promoteur d’une Etat social actif « à la belge », et de l’interprétation de celle-ci par les gouvernements arc-en-ciel et violet (point III. 2).

Dans un deuxième chapitre, et sur la base de ces trois sources, nous cernerons quels sont les fondements conceptuels de l’Etat social actif au travers de ces trois composantes centrales : la question de l’égalité des chances, celle de la responsabilité individuelle et celle du retour à un idéal communautaire. Nous y ajouterons une quatrième composante qui renvoie à la méthode ou à « l’attitude » préconisée par les partisans de l’Etat social actif : le pragmatisme et l’éclectisme. Ces différentes étapes nous permettront in fine de construire notre référentiel

4 La distinction entre les notions de « Troisième voie » et d’« Etat social actif » est en partie artificielle. Ces termes sont d’ailleurs souvent confondus et cette confusion est amplifiée par le fait qu’il existe une utilisation préférentielle de la notion de Third way dans les pays anglo-saxons et de celle d’Etat social actif dans les pays francophones comme la France (et la Belgique) (Arnsperger, 2000, 2), différence qui n’est cependant pas toujours que lexicale et qui renvoie parfois aux différences de sensibilités des traditions sociales entre pays anglo-saxons et pays de l’Europe continentale. Pour Matagne, par exemple, la Troisième voie constitue le cadre conceptuel général dans lequel s’inscrit un nouveau modèle d’Etat social : l’Etat social actif (ou le positive welfare State de Giddens). Celui-ci est donc la tentative de concrétisation de la Troisième voie, de ses postulats et prescriptions, au même titre que l’Etat social classique traduit les préceptes de la social-démocratie (Matagne, 2001, 11). Pour notre part, nous parlerons de Troisième voie en référence à la théorisation de Giddens et son interprétation par le New Labour. Dans tous les autres cas, nous parlerons d’Etat social actif.

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d’Etat social actif en miroir des référentiels de la social-démocratie et du néolibéralisme, tant en ce qui concerne l’Etat social qu’en ce qui concerne la question plus spécifique de la politique criminelle.

Le troisième chapitre nous permettra, au regard du référentiel ainsi construit, de répondre à notre hypothèse, à savoir le caractère emblématique des nouveaux uniformes de la sécurité publique par rapport au référentiel de l’Etat social actif.

Enfin, en conclusion, nous reviendrons, tant en ce qui concerne le domaine de la protection sociale que celui de la sécurité civile, à la question d’une éventuelle transformation de l’action de l’Etat social sous l’influence du référentiel de l’Etat social actif.

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Chapitre premier. La Troisième voie aux fondements d’un référentiel d’Etat social actif

« We want a society which celebrates successful entrepreneurs just as it does artists and footballers » (Blair, Schröder, 1999)

Introduction

De manière générale, même si la référence à une Troisième voie est bien plus ancienne5, ce sont principalement les écrits d’Anthony Giddens qui ont donné un fondement intellectuel à celle-ci, en permettant notamment la création d’un pont entre théorie, issue de la philosophie politique anglo-américaine contemporaine et des sociologies de la modernité, d’une part, et mise en pratique telle qu’observée dans divers pays européens, d’autre part. Le « programme politique cohérent » de Giddens, de même que l’ensemble des réflexions académiques autour de la Troisième voie, servent notamment de base au programme des travaillistes du New Labour6 et à la réforme de politiques sociales et pénales en Grande-Bretagne. Elles influencent également les discussions autour de la réforme de l’Etat social au niveau européen et dans nombre de pays d’Europe continentale, dans la plupart desquels les sociaux-démocrates accèdent au pouvoir entre 1997 et 2002 (Cassier, Pochet, Vielle, 2005, 14), période durant laquelle la Troisième voie connaît de nombreuses concrétisations. Plus proche de nous, l’ascendant de Giddens sur la position de Franck Vandenbroucke, initiateur de l’Etat social actif « à la belge », est indéniable.

C’est donc à cette pensée de Giddens, et à ses implications pratiques, auxquelles nous allons nous attacher dans un premier temps. Afin d’illustrer cette pensée, envisagée d’abord par l’auteur lui-même comme articulé et s’articulant au programme du New Labour, nous nous référerons aussi à la position de ce parti « réformé », par la voix de son leader et principal

5 Matagne fait remonter l’apparition de la Troisième voie au programme des Nouveaux démocrates américains élaboré notamment par un think tank, le Democratic leadership council, dont le premier président sera d’ailleurs Bill Clinton, et avec lequel Tony Blair sera en contact dès 1992 (Matagne, 2001, 7).

6 Le choix de ce terme marque déjà la volonté des travaillistes de se démarquer de la « vieille gauche » (voyez infra, Giddens) et de la connotation social-démocrate associée à cette tendance afin d’opérer un repositionnement au centre (Marlière, 1999, 174-175).

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promoteur, Tony Blair7. Cette étape doit nous permettre de dégager les principaux traits caractéristiques de cette Troisième voie présentée, par divers auteurs, à la fois comme une théorie nouvelle, alternative et prometteuse, permettant de répondre aux nouveaux défis de la modernité en redéfinissant un nouveau contrat social entre l’Etat et les individus, mais également comme un programme politique qui ferait le lien entre les stratégies néolibérales et celles de la social-démocratie. Nous verrons ensuite dans quelle mesure la Troisième voie va se traduire en termes de discours dans le cadre européen et dans le cadre belge.

7 Cela nous permettra notamment d’illustrer la traduction de la Troisième voie à la question de la politique criminelle, peu abordée par Giddens, mais largement prise en compte par Blair.

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I. Les transformations de la modernité comme point de départ à l’émergence d’une Troisième voie

Dès la fin des années 80, Giddens a tenté de porter un nouveau regard sur la modernité, notamment en termes de modes de relations interpersonnelles, de normes éthiques et de risques induits par les processus de mondialisation (globalization). Nous ne verrons ici que les grandes lignes de cette contribution aux « sociologies de la modernité » (Martuccelli, 1999) dans la mesure où celles-ci constituent la trame dans laquelle s’inscrit sa théorie sur la Troisième voie et légitiment, pour Giddens (puis pour Blair), la nécessité de trouver des alternatives aux modes de gestion de la société qui prévalaient jusqu’alors.

De manière générale, la sociologie de la modernité proposée par Giddens s’inscrit dans la vision d’un monde en changement perpétuel, auquel il faut s’adapter constamment, et dans les paradoxes de la vie moderne (Martuccelli, 1999, 369). C’est l’image de la modernité, mobilisée par Giddens, du camion qui s’emballe, son Juggernaut, et qui ne peut être dirigé que de manière partielle, menaçant à tout moment d’échapper au contrôle de ses

« conducteurs » (Giddens, 1994a [1990], 145).

Pour Giddens, l’époque actuelle est marquée par une « phase de radicalisation et d’universalisation des conséquences de la modernité » (1994a, 128) qui situe nos sociétés, non pas, comme l’ont soutenu certains dans une post-modernité9, mais dans une modernité avancée (late modernity) ou une seconde modernité qui coexiste aujourd’hui avec la modernité « industrielle » (1994a, 51).

La modernité, apparue en Europe au dix-septième siècle et étendue aujourd’hui au monde entier (1994a, 1) a induit des changements inégalés, tant en termes de leur portée que de leur rapidité, et institue des modes de vie très différents des modèles qui l’ont précédée. En cela la modernité constitue une rupture profonde dans l’évolution historique (1994a, 16). Les transformations portées par la modernité ont non seulement construit des « interrelations sociales valables pour l’ensemble de la planète », mais « elles ont réussi à modifier notre

8 Sauf exception, dans les points I et II, les références renvoient à Giddens.

9 Globalement, les théories de la post-modernité insistent sur la fin des paradigmes culturels, théoriques et socio-politiques propres au projet de la modernité, notamment la fin de la croyance dans le mythe du progrès et de l’hégémonie de la lutte des classes (1994a, 12, 52). Voyez sur la question de la sociologie post-moderne Martuccelli, 1999, 555-562.

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existence quotidienne dans certaines de ses caractéristiques les plus intimes et personnelles » (1994a, 14). Cette rupture est permise à la fois par le dynamisme de la modernité et la mondialisation qui la caractérise (1994a, 25).

Le dynamisme, d’abord, est lié, en premier lieu, à la distanciation entre l’espace et le temps et une recombinaison de ceux-ci hors des contextes locaux dans lesquels ils étaient enracinés dans les sociétés traditionnelles (1994a, 25, 28). Cette séparation entre espace et temps entraîne notamment une dé-localisation10des relations sociales, leur extraction des contextes locaux d’interaction, qui accroît encore cette distanciation (1994a, 30) et qui a pour effet que la plupart des relations et des actions humaines (par exemple, les choix de carrière) renvoient au libre-arbitre des individus plus qu’aux divisions du travail découlant de l’appartenance de classe ou de genre (1994b, 7). Mais le dynamisme de la modernité est également lié à la réflexivité de la vie sociale, c'est-à-dire l’organisation et la désorganisation réflexives des relations sociales « à la lumière des apports permanents de connaissance affectant les actions des individus et des groupes » (1994a, 25) qui détachent ces relations de la tradition (1994a, 59).

La mondialisation, ensuite, caractérise aussi la modernité, et plus particulièrement la globalisation du complexe de dimensions institutionnelles qui marque cette période – capitalisme, industrialisme11, surveillance12 et militarisme13 (1994a, 61) – favorisant l’émergence de l’économie capitaliste mondiale, l’accentuation de la division internationale du travail, la structuration du système des Etats-Nations et la formation d’un ordre militaire mondial, dominés, dans les deux premiers cas, par les entreprises multinationales et, dans les deux derniers cas, par les grandes puissances (1994a, 77). La mondialisation ne concerne donc pas seulement les échanges commerciaux ou financiers, mais aussi « l’intensification des relations sociales planétaires rapprochant à tel point des endroits éloignés que les événements locaux seront influencés par des faits survenant à des milliers de kilomètres, et

10 Giddens distingue deux mécanismes de dé-localisation : la création des gages symboliques (« instruments d’échanges pouvant ‘circuler’ à tout moment quelles que soient les caractéristiques spécifiques des individus ou des groupes qui les manient » et l’établissement des systèmes experts (« domaines techniques ou de savoir-faire professionnel concernant de vastes secteurs de notre environnement matériel et social ») (1994a, 30, 35).

11 Transformation de la nature par l’utilisation des machines dans le processus productif (1994a, 62).

12 Contrôle de l’information et supervision des activités des « populations assujetties dans la sphère politique » (1994a, 64).

13 « Le contrôle des moyens de la violence, dans le contexte de l’industrialisation de la guerre » (1994a, 64-65).

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vice-versa » (1994a, 70). Elle s’accompagne de transformations dans nos vies quotidiennes qui touchent nos modes de vie, nos cultures et nos relations aux autres.

En ce sens, la mondialisation a des conséquences déstabilisatrices (1994a, 184), tant dans la distribution objective des risques14 que dans la perception de ceux-ci : augmentation de l’intensité du risque et du nombre d’événements contingents, développement d’environnements à risques institutionnalisés (les marchés d’investissement, par exemple), conscience du risque en tant que risque et répartition plus vaste de cette conscience et, enfin et peut-être surtout, conscience des limites de la maîtrise de ces risques et de l’impossibilité de les éradiquer (1994a, 131-132). Aujourd’hui, les vieilles croyances dans le progrès, la sécurité et l’amélioration générale de la qualité de vie qui ont accompagné la modernité se sont doublées d’aspects négatifs et de « nouveaux » risques globaux tels les affrontements militaires, les confrontations nucléaires, les catastrophes écologiques, les explosions démographiques, l’effondrement économique ou encore les despotismes d’un genre nouveau (1994a, 132, 177).

Au-delà de sa lecture théorique de la modernité, Giddens s’intéresse plus concrètement à l’application de celle-ci à la société contemporaine. Il note ainsi que, depuis la fin des années 60, nos sociétés connaissent des changements importants survenus au niveau mondial, notamment les transformations technologiques, la disparition de la famille nucléaire biparentale et monosalariale, la mutation de l’emploi et des entreprises, la fin du paternalisme étatique et la perméabilité accrue des frontières économiques et financières (Martel, 1999, 61). Dans ce cadre, une des mutations primordiales tient dans le déclin de la classe ouvrière, au profit d’une classe moyenne (britannique) de plus en plus étendue. Ce qui caractérise cette classe en particulier c’est à la fois sa composition – des individus isolés – et son manque de sens de la solidarité, mais également « d’identité sociale fédératrice ». Cette perte d’identité et de repères et l’individualisme négatif15 sont au centre de la réflexion de Giddens, dans la mesure où ceux-ci rendent l’individu vulnérable. Mais cette vulnérabilité, qui s’accompagne de « la métamorphose de la nature de l’expérience sociale des individus » et d’un sentiment d’inquiétude (Martuccelli, 1999, 508), peut aussi être vue comme une

14 Au sens du clivage classique entre pays, zones et individus pauvres et pays, zones et individus riches.

15 A ne pas confondre avec les formes d’individualisme négatif « qui s’obtiennent par soustraction par rapport à l’encastrement dans des collectifs » (Castel, 1995, 463-465). Pour Castel, l’individualisme est négatif parce qu’il se décline en termes de manques (de considérations, de biens, de liens sociaux).

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chance de réorienter les choix de vie de l’individu, pour peu que celui-ci accepte la prise de risque comme élément central de la nouvelle vie des individus. C’est dans ce cadre, en termes d’appui aux réajustements nécessaires et d’accès aux opportunités que l’Etat social peut – doit – jouer un rôle central (1994b).

Mais, dit Giddens, pour faire face aux nouveaux défis, l’Etat social – en crise – ne peut plus se cantonner à un rôle de défenseur des acquis sociaux (1994b, 2) et la gauche traditionnelle n’est plus en mesure de proposer un idéal et des politiques adaptés aux problèmes sociaux et économiques actuels (1994b, 66). Il faut développer une politique radicale, non plus seulement basée sur l’égalité (des chances) mais sur les « styles de vie » (life styles) : les futures politiques doivent viser à faire des individus des acteurs à part entière et non plus des simples bénéficiaires de l’action étatique. Le rôle de l’Etat est d’offrir les conditions matérielles et les structures permettant d’appuyer et de développer cette autonomie (1994b) et non plus de diriger la société. Il s’agit, pour Giddens, « de remplacer une politique de protection par une politique d’initiatives, visant à augmenter, par le biais de changements institutionnels, la capacité transmise aux acteurs sociaux de prendre des initiatives » (Martuccelli, 1999, 534). C’est à travers la « Troisième voie » (Third way) que Giddens propose de repenser sa « politique radicale » dans le cadre d’un nouvel Etat social.

II. La Troisième voie comme nouveau modèle de l’action de l’Etat social Introduction

Dans la droite ligne de son ouvrage Beyond left and right (1994b), Giddens présente son texte central concernant la Troisième voie (2002a [1998]) comme synthétisant « les grandes lignes (...) d’un programme politique cohérent, concernant chacune des principales sphères de la société » (2002a, 82). Un deuxième ouvrage datant de 2000 se veut une réponse aux critiques que ce premier livre n’a pas manqué de susciter (2002b [2000]). C’est sur la base de ces deux ouvrages que nous allons synthétiser la vision giddensienne de la Troisième voie. Nous les compléterons par des extraits de discours prononcés par Tony Blair16, ainsi

16 Ces discours sont accessibles sur http://www.pm.gov.uk/output/Page6.asp, site consulté entre le 10 septembre et le 22 septembre 2006.

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que par un texte datant de 1998 (Blair, 2002b), rédigé pour la Fabian society17, think tank affilié au Labour party, et un texte de 2000 (Blair, 2002c). Ces deux derniers textes sont publiés en français dans le même ouvrage que la traduction des textes de Giddens précités (Giddens, Blair, 2002). Si nous avons choisi de sélectionner ces discours, c’est à la fois afin d’illustrer la concordance entre les écrits de Giddens et la position de Blair, mais aussi et surtout afin de mettre en évidence la traduction de cette Troisième voie en termes de politique criminelle, ce sujet ayant été seulement effleuré par Giddens lui-même. S'agissant de nous inspirer de la Troisième voie afin de construire le référentiel de l'Etat social actif, nous ne reprendrons cependant ici que les passages des discours de Tony Blair concernant la conception générale de la Troisième voie et non la mise en pratique dans le cadre de la politique britannique ; mise en pratique que l’on peut d’ailleurs considérer comme beaucoup plus dure que le cadre dans lequel elle s’inscrit18.

1. Le cadre conceptuel général : le positive welfare State

Pour Giddens, la Troisième voie est une tentative de développer un cadre conceptuel général, permettant d’envisager l’ordre social sur des bases nouvelles (2002b, 165) qui conduisent à la constitution d’un nouveau modèle d’action de l’Etat social : le positive welfare State (2002a).

La Troisième voie doit d’abord permettre l’adaptation de la social-démocratie old-style en en dépassant les défauts et les biais (2002b, 166) qu’il avait déjà dénoncé dans son ouvrage de 1994 (1994b). Cette adaptation est aussi présentée comme la seule alternative viable au néolibéralisme, à son fondamentalisme marchand (la dévotion envers le marché libre), mais également (pour des raisons d’opportunisme) à son conservatisme moral, qui le rapproche de la « nouvelle droite » (2002a, 2919 ; Blair 1997a). Il ne s’agit cependant pas, souligne Giddens, d’évoluer linéairement vers le centre mais de s’inscrire dans un centre radical, un

« centre actif » (2002a, 60) qui ne se contente pas de proposer une synthèse entre social-

17 A l’origine, cette fondation, créée en 1884, réunit des intellectuels britanniques se déclarant de gauche et favorisant les réformes plutôt que la révolution. Elle sera un des piliers de la création du parti travailliste en 1900. Voyez http://www.fabian-society.org.uk/int.asp.

18 Certains exemples de mise en pratique seront cependant repris en notes de bas de page en guise d’illustrations pour les lecteurs.

19 L’auteur nuance cependant : ce sont la plupart des conservateurs qui sont néolibéraux.

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démocratie et néolibéralisme mais un projet réellement novateur20 : « Le ‘centre’ ne doit pas être vu comme une coquille vide (…). Un Etat providence réformé, par exemple, doit reposer sur le critère de la justice sociale, mais il doit aussi reconnaître et faire siens les choix de styles de vie [life styles] (…) et répondre aux nouveaux risques » (2002a, 61).

Cela nécessite, souligne Giddens, non seulement de transcender le clivage (dépassé) entre la gauche et la droite mais également entre classes sociales (2002a, 40). Ainsi, « le point de vue de la Troisième voie pourrait être décrit comme une forme de pluralisme structurel. Les lignes de conduite proposées par les positions politiques jusqu’ici en rivalité reposaient sur des choix unilatéraux : la résolution des problèmes sociaux devait passer soit par le marché, soit par l’Etat. D’autres ont vu dans la communauté et la société civile les fondements ultimes de la cohésion sociale. Le développement de l’ordre social, de la démocratie et de la justice sociale exige toutefois qu’aucun de ces ensembles ne prévale sur les autres. Leur équilibre est nécessaire » (2002b, 166).

Concrètement, « le but ultime de la Troisième voie devrait être d’aider les citoyens à se frayer un chemin à travers les révolutions majeures de notre temps : la mondialisation21, les transformations de la vie privée, nos relations avec la nature » (2002a, 77). L’autorité ne doit pas simplement être imposée d’en haut, mais se doit d’être active ou participative grâce à des partenariats entre le gouvernement et les organismes de la société civile (2002a, 78-79).

In fine, pour Giddens les valeurs de la Troisième voie sont l’égalité, la protection des faibles, la liberté comme autonomie d’action, l’idée qu’il n’y a pas de droit sans devoir (voyez infra) et d’autorité sans démocratie, le pluralisme cosmopolite et le conservatisme philosophique.

Ce dernier point est intéressant. Il ne s’agit pas du conservatisme tel qu’on le définit en général en relation avec des politiques dites de droite. Il s’agit pour Giddens d’une « attitude pragmatique envers le changement ainsi qu’une perception nuancée de la science et de la technologie par la reconnaissance des conséquences équivoques qu’elles peuvent avoir sur notre vie. Conservatisme ici veut également dire le respect pour le passé et l’histoire, et en ce qui concerne l’environnement, l’adoption d’un principe de précaution là où c’est possible » (2002a, 8022).

20 Ce qui fait dire à Giddens que « centre gauche » ne signifie pas « gauche modérée » (2002a, 60).

21 Telle que définie dans son ouvrage de 1990 (1994a).

22 Nous soulignons.

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Cette attitude pragmatique se manifeste, entre autres, dans la détermination à côté des valeurs de la Troisième voie, de ce que Giddens considère être un « programme politique cohérent » en dix points : (1) un centre radical, (2) un nouvel Etat démocratique, (3) une société civile active, (4) une famille démocratique, (5) une nouvelle économie mixte, (6) une égalité d’intégration, (7) une assistance sociale positive, (8) un investissement social de l’Etat, (9) une nation cosmopolitique et (10) une démocratie cosmopolitique23.

Sans aborder ici tous les points du programme, certains nous semblent particulièrement importants pour ce qui suit.

2. Un Etat, investisseur social

Sur le rôle de l’Etat d’abord, il ne s’agit pas, souligne Giddens, de déterminer, comme le font les libéraux un « moins d’Etat », ni de maintenir un Etat social « réponse à tous les maux sociétaux », mais sclérosé et bureaucratique (dans le sens péjoratif du terme) (Blair, 1997a).

Il s’agit ici encore une fois de dépasser, transcender, améliorer, voire réformer l’Etat actuel.

La question est celle des fondements de l’autorité (2002a, 85 ; 2002b, 167) qui doivent être redéfinis par une décentralisation du pouvoir plus poussée (délégation vers le bas et transfert vers le haut24), la transparence, l’ouverture et la lutte efficace contre la corruption, une efficacité accrue de l’administration, le recours à d’autres formes de démocratie que le vote25, une gestion des risques effective et, enfin, l’adoption d’un point de vue cosmopolitique (2002a, 85-89). Ces priorités doivent permettre la naissance du nouvel Etat démocratique et un Social Investment State qui complète, et non remplace, une société civile dynamique (sur laquelle nous reviendrons).

L’Etat doit donc agir comme investisseur social, tant au niveau des ressources humaines, que des infrastructures « nécessaires au développement d’une culture entrepreneuriale » (2002a, 110). Il s’agit, tout d’abord, de créer une nouvelle économie mixte qui génère une synergie entre les secteurs public et privé et alliant, de ce fait, dynamisme du marché et intérêt public.

23 Ces deux derniers points sont traités aux pages 138-160 dans le chapitre « Vers la mondialisation ». Giddens met en évidence l’importance de la réaffirmation de la nation (mais pas du nationalisme, d’où la notion de

« nation cosmopolitique ») comme force stabilisatrice (2002a, 138). Par ailleurs, pour Giddens, si le

« fondamentalisme du marché a été battu en brèche dans les politiques intérieures (...), il continue de s’imposer au niveau mondial » (2002a, 154).

24 La « dévolution » (devolution).

25 Giddens cite, comme exemples, référendums électroniques, la démocratie locale directe et les jurys populaires (2002a, 88).

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Pour cela, un équilibre entre régulation et déréglementation et entre l’économique et le non économique est nécessaire : « The third way recognises a new and different role for Government. Not as director but as enabling of wealth generation. Not trying to run industry or protect it from proper competition ; but stepping in, where the market fails, to equip business and industry to compete better in that market. And the market today is global.

Technology, travel, communication, financial services are shrinking the world. (…) It will require us (…) constantly to adapt and change. The third way is to try to construct a partnership between Government and business to help us cope with change and success in the face of its challenge » (Blair, 1997b).

Dans ce cadre, le risque joue un rôle productif puisqu’il produit des opportunités et permet les innovations (Giddens, 2002a, 76). Il faut, ajoute Giddens, que les sociaux-démocrates modifient « la relation entre risque et sécurité qui sous-tend l’Etat providence, pour développer une société des ‘preneurs de risques responsables’ dans les sphères du gouvernement, des entreprises et des marchés du travail » (2002a, 111). D’autant que les risques couverts par l’Etat social ne sont pas ou plus adaptés aux besoins réels ou que ce sont les mauvais groupes qui sont protégés (2002a, 126 ; 2002b, 206). En d’autres termes, un Etat qui investit signifie des priorités différentes : « Education not regulation, skills and technology, not costs and burdens on business, an open competition and markets not protectionism. There is a way between old-style state intervention and laissez-faire and we must take it » (Blair, 1997a).

Cet Etat qui investit et qui s’investit doit se doubler de mécanismes d’assistance sociale positive qui évitent l’assistanat contre-productif qui exclut de la société en créant une dépendance sociale. Giddens est très dur à l’égard de l’Etat social : « Convenons ainsi que l’Etat providence est essentiellement non démocratique, dans la mesure où il repose sur une distribution unilatérale des bénéfices du haut vers le bas ; que, si ses motivations premières sont la protection et la prise en charge, il n’accorde pas assez de place à la liberté individuelle ; et que certains de ses organismes se révèlent bureaucratiques, aliénants et inefficaces, les prestations sociales qu’il fournit ayant parfois des effets pervers qui nuisent à la réalisation même des objectifs qu’elles sont censées servir » (2002a, 12326).

26 Nous soulignons.

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Pour autant, si « la politique de la Troisième voie se devrait d’accepter quelques-unes des critiques que la droite formule à [l’]égard [de l’Etat social] (…), il reste [que celle-ci] ne voit pas dans ces problèmes une preuve venant confirmer la nécessité de démanteler l’Etat providence, mais en tire bien plutôt des raisons justifiant sa restructuration » (2002a, 123).

Ainsi, les nouveaux mécanismes sociaux ne doivent pas se contenter de réduire les prestations sociales, pour forcer les chômeurs à trouver un emploi, car les effets d’une telle réduction seraient de plonger ces derniers « dans un marché du travail déjà saturé de bas salaires » (2002a, 121). Il faut au contraire inciter en prônant une protection sociale positive

« à laquelle les individus eux-mêmes, ainsi que d’autres organismes non étatiques apporteraient leur contribution » : « La protection sociale n’est pas un concept essentiellement économique, mais d’abord un concept psychologique qui se rapporte avant tout au bien-être des individus. Celui-ci ne saurait être le fruit des seules prestations et avantages économiques. Non seulement la protection sociale doit beaucoup à des contextes et des influences extérieures à l’Etat providence, mais les organismes qui l’assurent doivent s’occuper aussi bien du soutien psychologique que des prestations économiques. Le conseil, pour n’évoquer ici qu’un exemple banal, peut parfois se révéler plus utile que le soutien économique direct » (2002a, 12727).

Le nouveau système de protection sociale investit dans le capital humain, plutôt que de financer des mesures de soutien économique, et favorise le remplacement progressif de l’Etat providence par une société providence, c'est-à-dire des systèmes de distribution plus localisés (2002a, 127). Tant en ce qui concerne les prestations sociales générales que l’aide spécifique aux pauvres de longue durée, « il n’est nullement nécessaire ni souhaitable qu’elles proviennent exclusivement de l’Etat » (2002b, 216) : « Les dépenses dans la protection sociale (…) ne seront pas seulement financées et distribuées par l’Etat. Elles résulteront également d’un partenariat entre l’Etat et d’autres organismes, y compris les entreprises. La société-providence ne se confond pas avec la nation ; elle s’étend à la fois au- delà et en deçà de ses limites » (2002a, 137).

L’auteur donne deux exemples : la retraite et le système des pensions, d’une part, le chômage, d’autre part. C’est ce dernier exemple qui nous intéresse plus particulièrement.

27 Nous soulignons.

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Tout en reconnaissant qu’une situation de plein emploi28 est peu probable, Giddens part d’une recherche sur les marchés de l’emploi en Europe, faite par l’économiste Nickell (1997), qui tend à démontrer que, premièrement, un marché du travail rigide et une législation du travail plus stricte n’influencent pas, de manière déterminante, le niveau de chômage et que, deuxièmement, les taux élevés de chômage seraient dus à des prestations acquises à jamais et au faible niveau de formation de la main-d’œuvre la moins qualifiée. La conclusion s’impose donc : il faut inciter à la prise de risques – c'est-à-dire, chercher du travail ou ne plus dépendre d’allocations –, si possible par des obligations légales, tout en promouvant l’éducation à vie (2002a, 132). Concrètement, à toute allocation de chômage doit correspondre une recherche active de travail (2002a, 78). De même, « à la distribution inconditionnelle des prestations devraient ainsi se substituer des politiques centrées sur l’encouragement de l’épargne, le financement de l’éducation29 et le développement de toutes les formes d’investissement personnel » (2002a, 134)30. Dans ce cadre l’assistance sociale positive doit être considérée comme une période transitoire, temporaire, permettant aux allocataires de réunir les compétences et d’améliorer leur employabilité pour revenir sur le marché de l’emploi (Deacon, 2000, 28).

Cet aspect sera particulièrement développé dans son ouvrage de 2000 (2002b) autour de l’idée de la flexibilité qui doit à la fois s’appliquer à la production, au capital et aux marchés du travail (2002b, 182), quitte à mettre en place une « flexibilité structurée » à l’instar de la politique d’emplois aux Pays-Bas (2002b, 210). Répondant à des critiques en ce sens, la question de la redistribution est d’ailleurs centrale dans ce deuxième livre sur la Troisième voie. Pour Giddens, la solution des sociaux-démocrates au problème de l’inégalité, c’est

« prendre aux riches pour donner aux pauvres », présentation quelque peu réductrice du principe de solidarité et de redistribution de l’Etat social, que l’auteur considère pourtant comme non seulement applicable aujourd’hui, mais nécessaire (2002b, 200). Il préconise

28 Au sens de « assez d’emploi pour ceux qui le désirent » (2002a, 135).

29 On remarquera, dans ce cadre, que Giddens prône l’harmonisation des systèmes éducatifs (programmes scolaires et niveaux d’éducation) afin de favoriser la transférabilité (entre autres, d’une main-d’œuvre cosmopolite) (2002a, 134). Cette idée se retrouve, par exemple, dans l’actuelle réforme de l’enseignement supérieur, dite « de Bologne ».

30 Giddens propose en outre l’encouragement par l’Etat, 1) des « partenariats de projets publics » afin de permettre à des entreprises privées de prendre en charge des activités publiques dont la gestion relève normalement des entreprises publiques ; 2) de l’aménagement du temps de travail (Giddens donne les exemples des crèches, du télé travail ou des congés sabbatiques, mais n’aborde pas la réglementation de la durée hebdomadaire du travail).

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cependant une baisse des impôts, plutôt qu’une augmentation qu’il considère contre- productive (car diminue l’effort et l’esprit d’entreprise). De même, il prône une diminution du degré de progressivité dans l’imposition du revenu et des sociétés (2002b, 203-204). On pourrait, souligne Giddens, par exemple, remplacer une partie de ces impôts par des impôts écologiques, des impôts sur la consommation, l’impôt sur la fortune, l’imposition collective des multinationales.

3. Egalité et opportunité

Dans la perspective ainsi présentée par Giddens, la notion d’égalité prend un sens particulier, sur laquelle nous reviendrons plus en détails dans le chapitre suivant.

Si dans le cadre de l’Etat social « classique », l’égalité renvoie principalement à une redistribution des ressources, dans la Troisième voie, la redistribution est avant tout une redistribution des possibilités (potentiel humain) (2002a, 111) et l’égalité consiste en une égalité des chances(2002b, 192 ; Blair, 2002b, 230). Contrairement à la conception libérale de cette notion, Giddens précise que cette égalité des chances doit continuer à reposer sur une certaine distribution des richesses et des revenus, et ce, pour deux raisons. D’une part, les chances se transmettant de génération en génération, sans cette redistribution, une inégalité des revenus dans l’une risque d’avoir pour conséquence l’ajout d’une inégalité des chances dans la suivante. D’autre part, il existe des individus qui ont des aptitudes limitées et pour lesquels une égalisation des chances ne suffit pas (2002b, 194). Pour autant, « la même conclusion s’impose pour ceux qui n’ont aucune chance de sortir de la situation de bénéficiaires des prestations sociales et d’accéder au monde du travail : les enfants, les handicapés ou les malades, les personnes âgées, parmi d’autres catégories. Il ne saurait être question de les pénaliser en leur faisant payer le prix de la transition nécessaire vers des politiques de protection sociale plus dynamiques. Mais il conviendrait néanmoins de les aider à mobiliser leur potentiel d’action afin qu’ils puissent réduire leur dépendance » (2002b, 211).

La position de Giddens par rapport à cette question de l’égalité (et de l’inégalité) se précise dans l’ouvrage de 2000 (2002b). Se référant à Sen (2000), il constate que « (...) la question de la disponibilité des biens sociaux et matériels ne suffit pas à elle seule pour définir l’égalité et l’inégalité. Il faut également prendre en considération la capacité des individus d’en faire ou non bon usage. Les politiques conçues pour promouvoir l’égalité doivent dès

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lors reposer avant tout sur ce que Sen appelle un ‘éventail de capacités’, et insister sur le fait que chaque personne doit envisager son propre bien-être comme le lieu de sa plus insigne liberté, les désavantages doivent de la même manière être compris comme un ‘échec du potentiel’ – pas seulement comme la perte de ressources mais également comme celle de la liberté d’entreprendre » (2002b, 193).

En ce sens, la liberté est pensée comme une potentialité sociale qui ne doit pas être confondue avec « l’attitude égoïste prônée par les doctrines néolibérales » (2002b, 193). Elle renvoie, tout comme celle d’égalité, à l’idée d’intégration, qui elle-même « renvoie dans son sens le plus large à la citoyenneté, aux droits civils et politiques, et aux devoirs qui s’imposent à tous les membres d’une société, non seulement formellement, mais comme des réalités qui engagent leur existence tout entière. Elle renvoie également à la capacité à saisir les opportunités et à participer activement à la sphère publique » (2002a, 11331). Être intégré, ce n’est pas seulement participer en tant que citoyen mais également assumer ses responsabilités. L’inégalité de son côté est dès lors définie comme exclusion. Pour Giddens, ceux qui sont exclus (donc victimes d’inégalités) sont ceux qui, « au bas de l’échelle », sont

« coupés du flot d’opportunités que la société est à même d’offrir » (2002a, 113). Ce n’est donc pas de pauvreté dont il est question ici (qui renvoie à une différence quantitative), mais bien à « l’impossibilité de partager les opportunités qui s’offrent à la majorité » (exclusion sociale par le bas) (2002b, 208)32. Dans ce cadre, le rôle de l’Etat n’est pas de « nourrir, loger et habiller les citoyens, mais de ‘sécuriser les conditions leur permettant d’être capables par eux-mêmes d’acquérir tout ce qui est nécessaire à une vie civique digne de ce nom’ » (2002b, 19233).

4. La responsabilité individuelle

La question de la responsabilité est avec celle de l’égalité des chances, le deuxième credo de la Troisième voie. Il n’existe, dit Giddens, pas de droits sans responsabilités. Cette formule,

31 Nous soulignons.

32 A contrario, « en haut de l’échelle », il existe une « exclusion volontaire » que Giddens qualifie de « révolte des élites » et qui se traduit par un retrait volontaire des institutions publiques. Les deux types d’exclusion sont liés. Il faut donc améliorer l’accessibilité aux opportunités, limiter la méritocratie chère aux néolibéraux et remédier à la désertion de la sphère publique par les élites.

33 Citant L.T. Hobhouse (1911).

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que Giddens qualifie de « principe éthique », est au centre de la redéfinition des relations entre l’individu et la collectivité (community) (2002a ; Blair, 1997a, 2004).

Giddens fait ici le lien avec ses écrits antérieurs, notamment sur la question de l’individualisme (un des cinq dilemmes fondamentaux de la Troisième voie) qui n’est pas seulement le « moi génération » ou le « moi d’abord » (2002a, 52). Citant Beck (2002a, 5334), Giddens met en évidence qu’une des transformations de ces vingt ou trente dernières années est liée à l’émergence d’un certain « individualisme institutionnalisé » comme effet de la dépendance verticale de l’individu à l’Etat social35. Pour Giddens, « plutôt que de voir notre époque comme celle de la décadence morale, il s’agit plutôt de la comprendre comme celle d’une transition morale. Si l’individualisme institutionnel ne signifie pas égoïsme, il ne présente pas de menace pour la solidarité sociale, mais il implique que nous cherchions de nouveaux moyens pour produire une telle solidarité. La cohésion sociale ne peut être garantie par une action du sommet à la base de la part de l’Etat, ou encore par l’appel à la tradition. Nous devons conduire notre vie de manière plus active que les générations précédentes. Nous devons également endosser plus activement les responsabilités dues aux conséquences de ce que nous faisons et des modes de vie que nous adoptons. Le thème de la responsabilité, ou de l’obligation mutuelle, était déjà présent dans la social-démocratie à l’ancienne, mais de manière marginale, parce que submergé par le concept de protection collective. Aujourd’hui nous devons trouver un nouvel équilibre entre responsabilités individuelle et collective » (2002a, 53-54). Il faut ainsi, souligne Blair, que l’Etat « helps people to help themselves » (Blair, 2002a).

On est ici au cœur de la logique de contrepartie, centrale dans la conception de la Troisième voie : à l’expansion de l’individualisme doit correspondre une extension des obligations individuelles (2002a, 78)36 ou, pour citer Blair, « with the chance [to have a work], comes a

34 Cette partie sur l’individualisation est développée dans Beck, 1986, deuxième partie, 158 et sv.

35 Cela rejoint l’analyse de Castel, citée en première partie, sur les effets d’invidualisation des mécanismes de protection de l’Etat social qui affranchissent les individus des solidarités de proximité et créent une dépendance à l’égard de l’Etat (Castel, 1995, 392-395).

36 Giddens reprend une catégorisation des demandeurs d’assistance sociale en Allemagne, réalisée par Leisering et Leibfried pour justifier des politiques d’assistance sociale à plusieurs vitesses. La typologie distingue :

- ceux qui vivent leur situation de pauvreté en victimes et qui ont renoncé à chercher un travail.

L’assistance les conforte dans leur impression d’inutilité. Ils sont une minorité.

- Les survivants : ils vivent leurs parcours de manière plus dynamique et n’ont pas renoncé à trouver un emploi. Ils font face vis-à-vis de certaines difficultés.

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responsibility on the individual – to take the chance, to make something of their lives and use their ability and potential to the full » (Blair, 2002a).

La question de la responsabilité est liée à celle du risque déjà largement abordée dans son ouvrage de 1990 (1994a) : « La question de savoir qui doit supporter la responsabilité des conséquences futures de nos activités présentes – qu’il s’agisse d’individus, de nations, ou de tout autre groupe – est essentielle dans la politique d’aujourd’hui, autant que de savoir qui est en charge de la sécurité si les choses tournent mal, comment et avec quelles ressources » (2002a, 76). Cependant, comme nous l’avons vu, le risque n’est pas seulement une contrepartie de la modernité mais également un élément qui peut être positif, voire nécessaire en tant que « composante (...) de la mobilisation économique et sociale ». Il faut donc prendre des risques de « manière productive », encourager des « preneurs de risques responsables » (2002a, 111).

Dans ce cadre, si l’Etat est conçu comme devant faciliter et appuyer la prise de risques (et de responsabilité) individuels, il doit également permettre de modifier la nature du contrat (social) entre l’individu et le gouvernement, qui lie les droits aux responsabilités (2002b, 208) et privilégie « l’autonomie et le développement de la personnalité, principaux moyens d’étendre le champ de la responsabilité individuelle »(2002a, 137). On peut ainsi, souligne Giddens, « combattre la misère par l’autonomie ; la maladie par la santé dynamique ; l’ignorance par l’éducation tout au long de la vie ; les conditions de vie dégradantes par le bien-être ; le désœuvrement par l’initiative » (2002a, 137).

Dans son ouvrage de 2000 (2002b), il va même plus loin en liant l’Etat social et la faillite d’une certaine responsabilité individuelle. Et de citer Offe qui met en évidence37 que les néolibéraux ont raison de dénoncer, lorsqu’il y a surreprésentation de l’Etat, le risque d’un certain immobilisme qui « induit souvent des dispositions à la dépendance, à l’inertie, à l’assistanat, à la paperasserie, au clientélisme, à l’autoritarisme, au cynisme, à l’irresponsabilité fiscale et financière, au manque d’initiative, à la méfiance envers

- Les débrouillards pragmatiques qui envisagent l’aide sociale comme un moyen de poursuivre des objectifs plus larges que la simple adaptation à des conditions économiques difficiles.

- Les débrouillards professionnels, idem que les précédents, mais sont prêts à changer leurs attitudes ou leur « stratégies de réussite ».

- Les utilisateurs stratégiques qui instrumentalisent à leurs propres fins les aides sociales qui sont considérées comme des ressources parmi d’autres (parfois illégales) (Leisering et Leibfried, 1999, 239-242, in Giddens, 2002b, 212-214).

37 Dans le cadre d’une conférence donnée en 1998 au Brésil (2002b, 166).

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l’innovation, si ce n’est à la corruption outrancière - comportements que l’on retrouve aussi bien dans l’administration, que chez ses usagers ». De même pour Blair : « Depuis des années, les notions de responsabilité et de devoir ont été la chasse gardée de la droite (...).

Depuis trop longtemps la demande de droits adressée à l’Etat est séparée des devoirs liés à la citoyenneté et à l’impératif de responsabilité mutuelle de la part des individus et des institutions. Les allocations de chômage sont souvent payées sans qu’il y ait une obligation réciproque ; les enfants sont laissés à l’abandon par des parents absents (...). Les droits dont nous bénéficions ne sont que le reflet de nos devoirs. Des droits et des opportunités sans responsabilité sont des vecteurs d’égoïsme et d’avidité » (Blair, 2002b, 231). Si les individus ne respectent pas les devoirs, le contrat est rompu et l’Etat peut alors être plus strict dans la définition des règles et dans la manière d’appliquer celles-ci (Blair, 1995, in Deacon, 2000, 27).

La responsabilité individuelle est considérée in fine comme un élément positif et permettrait de redorer le blason de l’Etat que Giddens voit particulièrement terni : « ‘Il faut autant que possible investir dans le capital humain’ souligne avec vigueur une approche pertinente de la politique sociale : la lutte contre la pauvreté réclame en effet une démarche constructive.

Celle-ci se doit d’être en phase avec la priorité accordée à l’initiative et à la responsabilité.

Le dynamisme accru de la plupart des bénéficiaires du système de protection sociale pourrait inciter à croire qu’il serait justifié de la réduire, voire de mettre un terme au soutien de l’Etat.

Concluons plutôt à l’inverse que la recherche d’indépendance dont ils font montre pour la plupart démontre que l’aide que l’Etat leur accorde peut s’avérer payante » (2002b, 211). En d’autres termes, plutôt que de parler de justice sociale en tant que telle (c'est-à-dire en lien à la recherche d’une plus grande égalité de condition matérielle), il faut « croire dans une politique d’émancipation » (2002a, 57).

Dans les ouvrages de Giddens, la principale sphère de concrétisation de cette émancipation (et de l’intégration) est le domaine de l’emploi. Pour autant l’Etat ne peut s’engager à fournir à tous un emploi, il ne peut que soutenir des politiques « d’accès à l’emploi ». C’est d’ailleurs toujours à celui-ci qu’il est fait référence : « Dans une société où le travail est nécessaire à l’estime de soi et au maintien d’un certain niveau de vie, l’accès à l’emploi est l’un des principaux terrains où s’exerce cette capacité » (2002a, 113) ou encore « le bon accès à l’emploi est la clé de l’épanouissement personnel » (Blair, 2002b, 243). De même pour Blair, l’égalité et l’intégration, la lutte contre la pauvreté et, comme nous le verrons, la

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