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De La Compagnie des hommes à Léo en jouant Dans la Compagnie des hommes : l'interprétation selon Arnaud Desplechin

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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De La Compagnie des hommes à Léo en jouant La Compagnie des hommes :

l’interprétation selon Arnaud Desplechin

De nombreux jeunes réalisateurs français se sont intéressés à l’adaptation cinématographique de pièces de théâtre et aux problématiques spécifiques que pose leur mise en images. Parmi eux, Arnaud Desplechin, cinéaste formé à l’IDHEC et remarqué avec La Vie des morts puis La Sentinelle, s’est d’abord intéressé au théâtre comme à un univers propice à la fiction, en portant à l’écran une nouvelle d’Arthur Symons. Le film, intitulé comme la nouvelle Esther Kahn, relate le difficile apprentissage du métier d’actrice par une jeune fille taciturne. Patiemment, Arnaud Desplechin filme l’éclosion de l’actrice chez la jeune Esther, retranscrivant les longues leçons de son professeur de théâtre, l’angoisse dans les coulisses, les entrées sur scène. C’est après cette première confrontation avec l’univers théâtral que Desplechin, épaulé par son co-scénariste Emmanuel Bourdieu - par ailleurs auteur de théâtre contemporain - va signer une adaptation cinématographique très personnelle de la pièce d’Edward Bond, La Compagnie des hommes. Conscient qu’il ne réalise pas une simple captation filmique d’une pièce de théâtre jouée sur scène, le cinéaste a, de manière tout à fait originale, réalisé à cette occasion un véritable travail d’hybridation entre matière cinématographique et matière théâtrale. Il semble ainsi tout à fait intéressant d’étudier cette adaptation non seulement parce qu’elle mêle ces matières, mais aussi parce que si les thèmes chers à Arnaud Desplechin et ceux chers à Edward Bond dialoguent durant le film, le premier se permet aussi une véritable « interprétation » de la pièce. Dans un entretien accordé à la revue Zooey durant la préparation de ce film, Arnaud Desplechin insistait en outre beaucoup sur cette idée, apparemment majeure dans sa manière de faire du cinéma : tout le monde, sur un plateau de cinéma, interprète quelque chose :

Peu à peu, j’ai adopté le mot d’ « interpète » parce que du coup ça me permet de décrire des tas

de métiers qui ont l’air très différents avec un seul mot. Par cette voie-là, Emmanuel Bourdieu fait le

même travail que l’actrice ou que moi : on interprète quelque chose. J’aimais bien avoir un mot

commun pour décrire et mon activité et l’activité d’un acteur. Mon activité, c’est de prendre une scène

et de lui conférer une signification, de l’interpréter. Et ça va plus loin : une caméra, ça interprète. C’est

ce qui me frappe dans les films des frères Lumière et dans le commentaire de ces films par Langlois :

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on met une caméra dans la rue et ça fonctionne comme un texte. Le monde dans lequel on vit est comme un texte, il s’interprète

1

.

Son idée veut donc que tout un chacun sur un tournage s’empare d’une matière première – texte, lumière, temps – pour en donner une interprétation. Au-delà de la simple adaptation par le cinéma d’une pièce de théâtre, Arnaud Desplechin semble ainsi avoir interprété la matière bondienne.

Histoires

Edward Bond est, comme on le sait, l’un des dramaturges britanniques contemporains les plus célèbres. C’est aussi un artiste engagé, un autodidacte qui fut enfant durant le Blitz et qui exerça de nombreux métiers avant de voir montées ses pièces : peintre, courtier en assurances, contrôleur dans une usine d’avions. L’une des premières pièces d’Edward Bond fera scandale, en 1965, pour une scène considérée comme insoutenable : dans Saved, de jeunes gens livrés à eux-mêmes lapident un enfant dans un landau.La grande affaire de Bond est la violence et il insiste lui-même sur la question dans ses déclarations, expliquant qu’il serait immoral de ne pas écrire sur la violence. Pour lui, cette société est une société hiérarchique qui fait descendre la violence du haut jusque tout en bas de l’échelle. De fait, sa volonté de choquer par les situations, par les mots, est surtout une pulsion de moraliste. Le théâtre d’Edward Bond ne refuse ni le burlesque, ni le grotesque, ni la cruauté et il met en scène des personnages en action, et tout d’abord en action de parler, et dont les actes sont de véritables discours. Qu’est-ce qu’être humain demande le théâtre d’Edward Bond ? Comment devient-on humain dans un monde profondément inhumain ? La Compagnie des hommes a été écrite en 1990 et publiée en France en 1992. La pièce a été mise en scène par Alain Françon au Théâtre de la Ville en 1992, puis reprise au Théâtre de la Colline en 1997, lieu où Edward Bond a toujours été bien accueilli et d’où est partie sa notoriété française. Notons qu’Arnaud Desplechin remercie Alain Françon à la fin de son film et qu’un des acteurs de la pièce en 1997, Jean-Paul Roussillon, reprend son rôle dans le film.

La pièce est séparée en 9 unités. Elle met en scène Léonard et son père adoptif Oldfield, marchand d’armes qui, au moment où débute la pièce, vient de gagner une rude bataille financière contre Hammond, autre homme d’affaires spécialisé dans la grande distribution et les transports, qui a voulu lui voler son entreprise. Léonard, au soir de la

1

« Entretien avec Arnaud Desplechin », texte établi par Matthieu Remy et Franck Dupont, Zooey, n°3, Nancy,

2003.

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victoire de son père sur Hammond, lui demande d’entrer au conseil d’administration de sa société, ce que se refuse à faire Oldfield. Manipulé par l’homme de confiance de son père, Dodds, Léonard va alors acquérir la compagnie d’un ivrogne, Wilbraham, en exigeant d’en être le directeur général. Mais les dettes de cette compagnie ont auparavant été achetées par Hammond, qui se sert de cette escroquerie pour faire chanter Léonard et lui réclamer, lorsque son père mourra, la compagnie d’Oldfield. Léonard, acculé, manque tuer son père lors d’une partie de chasse qui voit la présentation du nouveau fusil d’assaut des usines Oldfield et finit par fuir pour vivre en clochard en compagnie de l’ancien serviteur de son père, Bartley, celui- là même qui a été accusé de la tentative d’assassinat sur Oldfield et qui a empêché Léonard de le tuer. Bartley, alcoolique et ancien quartier-maître d’un sous-marin nucléaire, a été jugé par une cour martiale et n’a pu retrouver d’emploi que grâce à la bonté du père de Léonard. Dans une maison en ruines, les deux personnages nouent une relation étrange, entre cruauté et affection mutuelle. Léonard a été déshérité et a donc remporté une victoire sur Hammond, qui lui explique lorsqu’il vient le voir dans son taudis pourquoi il veut obtenir l’entreprise Oldfield et pourquoi il exige de Léonard qu’il retourne chez son père. Ce que fait Léonard, qui revient s’excuser de sa subite disparition et révèle aussi à son père qu’il a tenté de le tuer lors de la partie de chasse, provoquant chez lui une attaque cardiaque qui le tue. Léonard, menacé de chantage par Bartley qui sait tout de sa tentative de meurtre, lui propose un marché macabre : il l’aide à se suicider et il gagnera une grosse somme d’argent. Et après avoir commencé dans un univers feutré et luxueux, la pièce s’achève dans la maison en ruines qu’ont occupée les deux jeunes gens, avec la pendaison tragique et ridicule de Léonard, détroussé par Bartley, alors que Dodds et Hammond prennent définitivement le contrôle de la société Oldfield.

Transformations

Quelles sont alors les transformations objectives que fait subir Arnaud Desplechin à la pièce d’Edward Bond dans un film qu’il a choisi d’intituler Léo en jouant Dans la compagnie des hommes ? Force est de constater que le cinéaste imprime une marque forte sur l’œuvre elle-même, ne tentant pas de respecter à la lettre le texte qu’il adapte. Le cinéaste change ainsi le nom de tous les personnages : Oldfield devient Jurrieu, Dodds devient Claude Doniol, Hammond devient Hammer, Wilbraham devient William de Lille, Bartley devient Jonas.

Arnaud Desplechin, qui a compris l’interpénétration qui existe entre l’œuvre shakespearienne

et l’œuvre d’Edward Bond, va même jusqu’à inventer un personnage féminin, Ophélia, joué

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par Anna Mouglalis et dont il fait la fille de Dodds/Doniol. Arnaud Desplechin est un cinéaste excessivement malin. Car ce qui pourrait apparaître comme une trahison de la pièce – dont le titre suggère des affaires viriles – est déjà une interprétation. En introduisant un personnage shakespearien comme celui d’Ophélie, Arnaud Desplechin fait le pari de l’innocence dans une pièce où personne, absolument personne n’est épargné. Tous les personnages sont soit d’infâmes industriels volontairement ignorants du sort humain, soit des traîtres, soit des alcooliques capables de se transformer en bêtes sauvages le moment venu. Le personnage incarné à merveille par Anna Mouglalis, avec la distance qui le caractérise, l’incompréhension presque de l’ensemble de cette comédie humaine, apporte un contrepoint au spectateur, soudain conscient du contraste. En outre, le cinéaste appuie aussi l’assimilation Léo/Hamlet, déjà proposée par Edward Bond lui-même dans un texte de présentation de la pièce pour le Théâtre de la Colline. Léo, joué par Sami Bouajila, ne sera pas seulement celui qui trahit son père adoptif, sa famille et son rang, et tente de tuer celui qui l’a recueilli : il est aussi cet être cyclothymique, neurasthénique qu’est Hamlet. Un individu traversé par une détermination profonde mais aussi par des moments de faiblesse qui le font passer de la volonté de puissance la plus violente à l’instinct autodestructeur. Les scènes, ajoutées et donc écrites pour le film, ne rompent pas l’unité discursive de la pièce en film mais ajoutent un degré de compréhension du personnage de Léo, lié au traître Doniol par la relation avec sa fille.

En ce qui concerne la mise en scène proprement dite, Arnaud Desplechin choisit de ne

pas filmer une simple représentation de la pièce mais s’attache à la transcrire

cinématographiquement. La très grande majorité des prises de vue de Léo en jouant Dans la

compagnie des hommes est enregistré en pellicule 35mm, avec les possibilités inhérentes à

cette matière photographique : profondeur de champ, travail du grain. En revanche, le cinéaste

mélange parfois celle-ci avec une autre matière, issue de prises de vue vidéo durant les

répétitions. Au début du film, des séquences de travail sur le texte nous sont présentées, qui

interrompent le cours de l’histoire pour présenter Arnaud Desplechin et ses acteurs dans leur

travail d’interprétation. Par chance, celui-ci n’abuse pas de ce système d’entrelacement. Il

l’utilise de manière inaugurale, lorsqu’il est question de faire comprendre au spectateur

qu’une adaptation est en cours et qu’elle implique ce décryptage du texte théâtral. Montrer ce

travail des acteurs, leur implication dans le processus de déchiffrage et d’association de leur

jeu au personnage, c’est aussi prendre le temps d’expliquer au spectateur comment se fait

l’œuvre, comment elle est relayée par ceux qui en sont les promoteurs directs sur scène ou

dans le film. De plus, la vidéo, avec sa souplesse et son grain si particulier, introduit une

hétérogénéité dans l’image qui contraste avec le film 35mm et donne une dynamique à

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l’esthétique du film, dont le continuum est parasité soudainement par une autre représentation du réel. Par la suite, Arnaud Desplechin mêlera concrètement les deux flux, les deux grains, en montant certaines séquences à partir de champs/contrechamps ou simplement de plans issus des deux modes de filmage. On assistera donc à des séquences entièrement mutantes, alternant texte dit dans l’espace-film et texte dit dans l’espace-vidéo, comme pour prouver que le cinéma peut lui aussi capter le savoir-faire d’un acteur empli totalement de son texte mais le restituer sous forme fractionnée, en créant un étrange effet tenant à la fois de la syncope et du fluide.

Mais Arnaud Desplechin ne se contente pas de ces effets d’alternance et de cette utilisation savante des possibilités cinématographiques pour faire vivre le texte théâtral. Il est aussi, très pragmatiquement, un cinéaste et interpréter la pièce consiste aussi pour lui à l’illustrer avec les moyens qu’offre le cinéma. Ainsi, s’il raccourcit souvent le texte d’Edward Bond pour faire tenir une pièce de trois heures dans un film de deux heures, il ajoute certains éléments qui rendent moins elliptiques le déroulement de l’action. Le recours au gros plan, par exemple, relativement impossible au théâtre sans artifice de projection, permet au film de montrer très précisément la gestuelle des actes de la trahison ou de la volonté de tuer. Lorsque Léo intervertit les chargeurs du fusil d’assaut des usines Oldfield lors de la partie de chasse où l’arme est présentée, la scène est représentée dans le film, tout comme sa fébrilité lorsqu’il manque abattre son père, sauvé in extremis par l’intervention du serviteur Jonas. Certes, il y a là une dimension explicative dont ne s’embarrasse pas le texte théâtral et la mise en scène d’Alain Françon. Mais le film, soucieux de rendre les événements réellement intelligibles au spectateur – probablement parce qu’il brouille la représentation de ces événements par une mise en scène mutante – préfère appuyer ces scènes descriptives, agrémentant certaines parties d’une voix-off dite par Arnaud Desplechin lui-même, marque de fabrique de la plupart de ses films.

De la même manière, lorsque le serviteur Jonas évoquera son passé de quartier-maître

dans un sous-marin, le cinéaste ira jusqu’à tourner une séquence entière dans un véritable

sous-marin, illustrant très concrètement les mots du personnage. Cette séquence, tout à fait

inattendue dans un film qui ne nie pas son lien avec la matière théâtrale, vient encore une fois

interrompre le fil dramaturgique tracé jusque là pour créer un nouvel effet d’hybridation. Mais

cette hybridation ne dissone pas avec le style d’Edward Bond. Au contraire : puisque la

langue du dramaturge s’appuie sur le concret, le contemporain, voire le trivial de l’univers

industriel et financier, Arnaud Desplechin choisit de montrer là encore très pragmatiquement

ce à quoi les personnages font allusion et qui demande représentation. C’est là où le cinéaste

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ne fait pas qu’adapter mais interprète la pièce, et même en prolonge le propos. Parce qu’il choisit une option en apparence trop simple – filmer ce que racontent les personnages et en faire des séquences à part entière – il sert la volonté bondienne de décrire un univers social déterminé, avec ses codes et ses fétiches. Ainsi, pour la scène du sous-marin elle-même, Arnaud Desplechin choisit non seulement de s’embarrasser avec un décor certes fascinant mais complexe à gérer et recrée une scène entière, avec ses dialogues et son jeu d’acteurs, en allant jusqu’à montrer l’œil crevé du cuisinier qu’agresse Jonas, simplement évoqué dans la pièce par Bartley.

Tel est le parti-pris d’Arnaud Desplechin dans son interprétation de la pièce d’Edward Bond, dont il choisit de ralentir ou d’accélérer certains passages, pour trouver dans certains recoins du texte des prétextes à créer des scènes de cinéma. Car l’ensemble s’apparente bel et bien au cinéma, malgré les clins d’œil appuyés au monde théâtral : la caméra, presque tout le temps portée à l’épaule de l’opérateur, suit les personnages au plus près de leur corps, fébrilement, dans une proximité que ne permet pas, généralement, la scène de théâtre. Dans Léo en jouant Dans la compagnie des hommes, la mise en scène s’apparente plus à Cassavetes et aux polars américains des années 70 – influence revendiquée par Arnaud Desplechin dans différentes interviews – qu’à la captation faite habituellement du théâtre, que ce soit par des réalisateurs comme Danièle Huillet et Jean-Marie Straub ou même comme Pier Paolo Pasolini. En outre, le cinéaste ne s’interdit aucun des accompagnements habituels du film de cinéma : la musique est presque intégralement constituée de chansons issues du répertoire punk-rock de Paul Weller et de son groupe les Jam et de nombreuses images d’actualité – et en particulier de guerre – accueillent le spectateur en début de film, comme une mise en contexte de ce qui s’avère, chez Edward Bond comme chez Arnaud Desplechin, une réflexion sur la violence contemporaine.

Violence contemporaine

Car malgré l’interprétation filmique, le propos de la pièce d’Edward Bond garde toute son efficacité et toute sa violence dans Léo en jouant Dans la Compagnie des hommes. Dans un entretien accordé aux Cahiers du cinéma en février 2004, Arnaud Desplechin s’est expliqué ainsi des raisons de son adaptation :

J’avais vu la pièce au Théâtre de la Ville, avec Benoît Régent dans le rôle de Léo, en 1992.

J’avais été frappé par la manière dont elle prend en charge un thème aussi important que le trafic

d’armes, de manière frontale, alors qu’en France où ce commerce joue un rôle économique (donc

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politique) majeur, on n’en dit jamais rien. C’est ce qui, à mes yeux, établissait le pont entre le théâtre et les films de genre américains, qui affrontent les grands sujets politiques contemporains. Le cinéma français depuis vingt ans ne montre pratiquement jamais les cercles du pouvoir – et quand il le fait, en général on le regrette. J’avais vu Dans la compagnie des hommes moins comme une œuvre de théâtre que comme une intrigue policière – et en plus, il y avait un sous-marin !

2

Tel est le point commun entre les deux artistes, qui ont par ailleurs échangé à propos de cette adaptation lorsqu’Arnaud Desplechin est venu montrer ses films à Edward Bond, comme il l’explique dans la même interview : tous les deux évoquent la volonté de puissance de l’humain, son orgueil et sa volonté d’abattre ce qui se met en travers de son chemin. Les deux auteurs ont beaucoup réfléchi à l’aliénation, comme le prouve ce film d’espionnage onirique qu’est La Sentinelle ou même ce récit d’un éveil artistique qu’est Esther Kahn. Et ces obsessions expliquent aussi les effets recherchés par les deux auteurs dans leurs œuvres respectives : coller à la réalité tout en ne négligeant pas la force poétique que cette réalité peut laisser advenir. Dans un entretien donné à l’hebdomadaire Charlie Hebdo, Edward Bond dit d’ailleurs ceci : « Voilà le projet humain : créer la justice. Et c’est ce dont parle le théâtre.

Toutes les pièces sont une quête de la justice. Et si elles n’en sont pas, c’est qu’elles vous mentent. Ce qui est assez agréable, d’ailleurs, car cela vous donne le sentiment d’être encore un enfant. Pour obtenir la justice, ce dont on a besoin, c’est d’une description juste de la réalité »

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. Voilà pourquoi le dramaturge met dans la bouche de ses personnages – et c’est ce que respecte infiniment Arnaud Desplechin, même s’il coupe – un langage de prophète et un parler de directeur des ressources humaines, comme une synthèse de la parole tragique originelle et de la parole qui asservit chaque jour l’humain. Voilà pourquoi les propos de Hammond sont aussi réels et actuels pour le spectateur des années 90, à qui le théâtre parle de la société de consommation qui lui est contemporaine, et de l’horreur économique qui l’entoure, confinant à la dictature des esprits :

HAMMOND : (…) je ne peux me permettre d’acheter des armes pour les revendre. Je dois les fabriquer moi-même. C’est pour ça que je veux Oldfield and Co. Je commencerai petit : fusils…mines…missiles auto-guidés portables… puis j’éduquerai le consommateur… j’étendrai mes activités. Le siècle à venir sera une grande bouche béante – aussi grande qu’un continent – avec des rangées de missiles en guise de dents. De cette bouche sortira un grand rugissement affamé – aussi assourdissant qu’en comparaison, le hurlement des bombes sera comme le sifflotement d’un garçon de courses qui rentre chez lui à vélo. Il faut que les gens mangent. D’abord le besoin, puis l’avidité, puis la peur, et puis on en revient au besoin. C’est pour ça que les gens voudront toujours des armes. Je les nourrirai et je les armerai… et s’ils paient, je les transporterai, les logerai, construirai leurs abris, les distrairai, les habillerai : et je ferai leurs vêtements civils aussi colorés qu’ils le souhaitent, ce seront quand même des tenues de combat… parce qu’ils seront tous en première ligne. C’est dur ? Le vieux mythe de la paix est dur. La paix a provoqué plus de souffrances que toutes les atrocités de la guerre. La paix, c’était la période où les gens tremblaient… se privaient… et suaient sang et eau à s’armer pour la

2

Entretien avec Arnaud Desplechin, Les Cahiers du cinéma, n°587, p. 26.

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Entretien avec Edward Bond, Charlie Hebdo, 31 mai 2000.

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guerre… ça aussi, c’est de l’histoire. Maintenant, je vais leur rendre la vie plus facile. Je leur fournirai des épées et des socs de charrue, des tanks et des tracteurs, et tout ça bon marché. Il fut un temps où c’était les canons ou le beurre. Maintenant, il faut que ce soit les deux. On ne pourra jamais plus les séparer. Voilà la grande Pietà que je vois pour le vingt et unième siècle : des canons et du beurre. Aucun gouvernement ne peut refuser ça : la famine ne le leur permettrait pas – et, ce qui est plus important, les riches non plus. Les vieux font des projets, les jeunes ont des visions. Je ne vivrai pas assez longtemps pour voir ça… mais vous le pourrez. Je vous offre la franchise des ventes sur un siècle. Tout ce que vous avez à faire, c’est rentrer chez votre père

4

.

Conclusion

Ainsi, Léo en jouant Dans la compagnie des hommes est une œuvre hybride, revendiquée comme telle par Arnaud Desplechin : une interprétation de la part d’un réalisateur d’une pièce de théâtre porteuse des obsessions qui lui sont chères, parce qu’elles correspondent à sa cinéphilie et ce que le cinéma de son pays ne propose plus. Pour le cinéaste, auteur lui aussi intuitif mais savant de tout, théorisant chaque pan de son travail, aller puiser dans le théâtre est une manière de régénérer la pulsion scopique qui anime un metteur en scène de cinéma. Le choix d’Edward Bond n’est certes pas fortuit et Arnaud Desplechin sait aussi pertinemment ce qui distingue le cinéma du théâtre, en particulier lorsqu’il est question du rapport au spectateur. Dans cette interview aux Cahiers du cinéma citée plus tôt, il dit d’ailleurs ceci :

« Pour moi, la différence entre théâtre et cinéma se situe là : au théâtre, le spectateur s’identifie au personnage ; au cinéma, à l’acteur qui joue le personnage »

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. Comme s’il existait une indirection dans le cinéma avec laquelle pouvait jouer le metteur en scène, comme si le mélange des genres et des arts, malgré la tentative d’hybridation proposée ici, n’était pas totalement concevable.

Matthieu Remy Université Nancy 2

4

Edward Bond, La Compagnie des hommes, Paris, L’Arche, 1992, pp. 70-71.

5

Entretien avec Arnaud Desplechin, op. cit., p. 26.

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