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Protéger ou non la travailleuse Une fracture parmi les féministes

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Chapitre 9

Protéger ou non la travailleuse Une fracture parmi les féministes

Si le droit au travail salarié pour toutes les femmes fait l’unanimité chez les féministes, en revanche la protection spécifique du travail des femmes les divise, aussi bien sur le plan international que national, et leur opposition doit être envisagée sur ces deux niveaux, car chaque camp essaie de s’y positionner. De plus l’impact des instances internationales sur la législation nationale du travail croît avec le temps.

La protection spécifique des travailleuses divise les féministes

Les législations protectrices apparaissent d’abord en Angleterre et en France et la réglementation du travail connaît un premier développement au cours du XIXe siècle. Seule la Belgique, murée dans des théories ultra-libérales, refuse toute intervention de l’État dans les relations industrielles jusqu’en 1889. Sous l’influence de la Suisse, la première Conférence du travail se tient à Berlin en 1890 et aborde la protection de la travailleuse, considérée comme un « problème social » au plan international. Elle aboutit en 1906 à une première entente unilatérale, la Convention de Berne « qui interdit le travail industriel de nuit aux femmes… La convention de Berne est capitale : elle est la première à introduire un traitement différencié selon le sexe là où les règlements précédents distinguaient des catégories d’âge»1.

Cette question est non seulement nationale, internationale mais aussi transnationale: dans l’ensemble des pays industrialisés, le travail des femmes fait l’objet d’une législation protectrice. Le débat féministe s’est nourri des diverses expériences nationales : à l’occasion des congrès internationaux, les féministes confrontent leurs points de vue. Si à la fin du XIXe siècle, bon nombre d’entre elles considèrent favorablement les législations protectrices, peu à peu des doutes s’installent, sous la pression notamment des féministes norvégiennes,

1 GUBIN E., « Pour le droit au travail entre protection et égalité », Le Siècle des féminismes, Ed. de l’Atelier, Paris, 2004, p. 165.

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farouchement opposées à la ratification de la Convention de Berne et qui parviennent à imposer leur vue à leur gouvernement2. L’enjeu international se précise encore dans l’entre- deux-guerres : le Bureau international du Travail (BIT) est fondé en 1919, la Société des Nations (SDN) l’année suivante. Désormais des normes sont élaborées par ces instances internationales et s’imposent peu à peu dans les pays membres. Il devient par conséquent crucial pour les féministes d’exercer un lobby parallèle et cohérent auprès de ces organismes supranationaux.

Les associations féministes possèdent, à l’instar de nombreux mouvements associatifs et syndicaux, des « internationales » qui les représentent3 et qui développent des stratégies susceptibles de peser sur les deux plans, national et international. De nombreuses questions ont pu ainsi les mobiliser, mais la protection du travail différenciée selon le sexe fait naître au contraire un véritable schisme parmi elles. La fracture qui oppose partisanes et adversaires de la protection correspond, à nouveau, à des projets de société différents et à une conception divergente de l’égalité, bien que chaque association se déclare féministe.

L’opposition croissante d’une fraction des féministes (rejointe avec un certain décalage chronologique par les syndicats4) s’explique par l’évolution sociale et économique des sociétés occidentales et par celle de la condition féminine au cours du XXe siècle.

Présentée par les réformateurs sociaux comme un progrès au tournant des XIXe-XXe s., comme une avancée de la « modernité » pour répondre à une situation de détresse dans la population ouvrière, la protection spécifique du travail féminin semble faire au contraire le lit de nombreuses discriminations au lendemain du premier conflit mondial. La question de la protection de la maternité lui est intimement liée: les deux versants du problème – protection du travail, protection de la grossesse – sont indissociables et les discours qu’ils génèrent permettent d’entrer au cœur même de la conception que les différents groupes se font de la fonction maternelle.

Des années 1920 aux années 1960, la plupart des impulsions partent des instances internationales. Nous esquisserons d’abord cet aspect-là, avant d’aborder la situation en Belgique.

Dans le sillage du BIT : des enjeux au niveau international Faut-il maintenir le principe de la protection ?

Peu avant la Première Guerre, le Conseil international des femmes (CIF) se prononce en faveur d’une protection pour l’ensemble des travailleurs, sans distinction de sexe, puis il adopte l’idée d’une protection spécifique pour les femmes en 1914. Quelques années plus tard en 1927, il nuance sa position, recommande à ses conseils nationaux une position attentiste et prudente, estimant qu’il ne faut entreprendre aucune action ... sans « consultation préalable des organisations des travailleuses intéressées »5. L’Association internationale pour

2 Ibidem.

3 RUPP, L., Worlds of Women. The making of an international Women’s Movement, Princeton, 1997.

4 Sur la position du mouvement syndical international : VAN GOETHEM, G., « Protection ou égalité ? Les femmes dans le mouvement syndical international », DELAUNAY, J.-M. et DENECHERE, Y. (dir.), Femmes et relations internationales au XXe siècle, Presses Sorbonne nouvelle, Paris, 2006, p. 279-290.

5 « Le conseil international des femmes à Genève », L’International féminin, juillet/août 1927, p. 3.

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le suffrage des femmes (AISF) partage ce point de vue, mais ces réserves, ces hésitations irritent un petit nombre de féministes, inquiètes de la politique menée par le BIT en matière de droit au travail et de droit social6.

La fracture parmi les féministes est consommée en 1926 : lorsque l’AISF refuse la demande d’affiliation du National Women’s Party (NWP), fondé par l’Américaine Alice Paul et dont les positions résolument antiprotectionnistes sont bien connues, un petit groupe se détache pour fonder l’Open Door Council qui se transforme, en 1929 en Open Door International (ODI)7. L’année suivante, en 1930, un second groupe est créé, qui rejoint les adversaires de la protection, l’Equal Rights International.8 Parmi les fondatrices de l’ODI se trouvent plusieurs féministes belges, Marcelle Renson, Georgette Ciselet, Élise Soyer et Louise De Craene-Van Duuren, qui implante une branche très active en Belgique, le Groupement belge de la Porte Ouverte (GBPO) 9.

Dans sa charte, ses statuts et une série de résolutions relatives au travail de nuit et à la protection de la femme enceinte, l’ODI réclame une protection de tous les travailleurs, qui n’est pas liée au sexe mais aux risques encourus. Commence alors un bras de fer avec le BIT.

L’interdiction du travail de nuit des femmes et la protection de la maternité ont été reprises dans la Convention de Washinghton en 1919 et sous l’impulsion de son premier directeur, l’ancien ministre français socialiste Albert Thomas10 – mais son successeur britannique, Butler, suit la même ligne à partir de 1932 – le BIT promeut l’idée d’une protection spécifique du travail féminin, permettant aux femmes de concilier un travail rémunéré et leur mission familiale. L’objectif est clairement défini : il s’agit de mettre tout en œuvre pour que les travailleuses puissent « effectuer leur double journée sans dommage pour la famille et les enfants »11. Si l’intérêt nataliste est sous-jacent, ni l’OIT ni le BIT ne se prononce en faveur de l’interdiction du travail des femmes, ils s’y opposent même clairement dans les années 1930, notamment sous l’influence d’une de ses fonctionnaires, la Française Marguerite Thibert, liée au mouvement féministe français12. La protection spécifique du travail féminin

6 DEVOS, A., « Défendre le travail féminin. le groupement belge de la Porte ouverte 1930-1940 », Sextant, n°5, 1996, p. 91-94.

7 International féminin, janvier-février 1927.

8 OFFEN, K., European Feminisms. 1700-1950. A political History, Standford, 2000, p. 353.

9 Voir précédemment p. 29-31.

10 Albert Thomas, député et membre éminent du parti socialiste (SFIO), est responsable de l’armement durant la Première Guerre (sous-secrétaire d’état à l’Armement et aux Munitions en 1915, secrétaire d’État en 1916, ministre en 1917). Il ajoute à ses charges une dimension sociale inhabituelle, en raison des nombreux conflits sociaux qui éclatent dans les usines d’armement et conçoit l’idée d’une économie collective pour l’après-guerre : HARDACH, G., « La mobilisation industrielle en 1914- 1918 : production, planification et idéologie », FRIDENSON, P., 1914-1918. L’autre Front, Cahiers du Mouvement social, n°2, Ed. Ouvrières, Paris, 1977, p. 81-109 ; HENNEBIQUE, A., « Albert Thomas et le régime des usines de guerre 1915-1917 » Idem, p. 111-144 ; et à propos plus spécifiquement du travail féminin: DUBESSET, M., THEBAUD, F. et VINCENT C., « Les munitionnettes de la Seine », Idem, p. 189-219.

11 GUBIN, E, « Pour le travail.. », p. 169.

12 BARD, C., Les Filles de Marianne…, p. 314 et 319 ; Marguerite Thibert publie notamment un article « Crise économique et travail féminin » dans la Revue internationale du travail (vol. XXVII, n°4, avril et n°5, mai 1933) où elle démontre l’absurdité d’interdire le travail des femmes mariées et l’absence d’effet positif pour résoudre le chômage masculin et la crise économique. Sur Marguerite Thibert : THEBAUD, F., « Les femmes au BIT : l’exemple de Marguerite Thibert », DELAUNAY, J.-M et DENECHERE, Y. (dir .), Femmes et relations internationales au XXe siècle, Presses Sorbonne nouvelle, Paris, 2006, p. 177-187.

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est donc, à ce moment, en relation étroite avec les politiques natalistes qui fleurissent dans la plupart des pays européens après la Première Guerre. Elle est critiquée avec vigueur par l’ODI qui en dénonce surtout l’hypocrisie. Les mesures prises sous couvert de protection satisfont peut-être les âmes sensibles et sentimentales, mais en réalité, elles exercent un effet pervers pour le travail féminin et se soldent par « un avantage pour les travailleurs masculins ».13 En effet, « le jour où l’OIT entreprit de « protéger » la femme en recommandant de la soumettre à des lois et règlements qui n’étaient pas imposés aux hommes, elle adopta en bloc, sans examen ni discussion, les préjugés séculaires concernant la faiblesse des femmes, leur incapacité, leur émotivité, ne tenant compte, ni des erreurs accumulées et répétées de génération en génération, ni des facteurs importants… ni des changements survenus au cours des âges dans les conditions économiques et sociales des divers pays»14. Organisation tripartite, où sont représentés les gouvernements, les employeurs et les travailleurs, l’OIT subit l’emprise des syndicats, essentiellement dirigés par des hommes. Comme le souligne Karen Offen : « For all practical purposes, male- dominated trade union interests effectively controlled the ILO’s agenda »15. Cet impact des syndicats sur la législation du travail des femmes constitue une des critiques récurrentes de l’ODI et de Louise De Craene. Celle-ci n’hésite pas à les accuser de défendre les droits des travailleurs en asservissant ceux des travailleuses16.

Il est vrai que durant l’entre-deux-guerres, le mouvement syndical international (FIS) met au point une stratégie pour neutraliser les revendications féminines en matière d’égalité au travail. Un des arguments les plus utilisés est d’affirmer que ces revendications n’émanent pas des milieux ouvriers mais des organisations bourgeoises. À l’occasion d’une conférence de la FIS à Paris en 1927, la syndicaliste socialiste belge Hélène Burniaux17 (qui a remplacé à la présidence de la Fédération Internationale des Travailleuses, intégrée à cette époque à la FIS, l’Américaine Margaret Dreier-Robins), attaque l’Open Door Council, sans le nommer.

Elle estime que « la condition spéciale » des travailleuses réclame « une protection spéciale » ». Elle ne rencontre d’opposition que chez les syndicalistes danoises et quelques suédoises18. Dans le contexte ambiant, la position des féministes égalitaires suscite une désapprobation certaine et quasi-générale. Dans les rangs féministes également, la majorité des féministes modérées sont favorables à la protection spécifique des travailleuses, qu’elles interprètent comme une étape vers une amélioration générale des conditions de travail. Le BIT a dès lors beau jeu d’accuser l’ODI de méconnaître les intérêts concrets et la volonté des ouvrières et de développer systématiquement une hostilité de principe à son égard.19

En réalité cette fracture qui se dessine entre féministes « égalitaires » et

« protectionnistes » répond à la priorité que les premières accordent à l’égalité économique comme fondement de l’émancipation, les secondes à la maternité comme socle des droits des

13 Note mss. de L. De Craene (s.d.) : Carhif, F. De Craene, 84.

14 DE CRAENE-VAN DUEREN, L., « L’avenir des travailleuses », Egalité, juin 1932, p. 5.

15 OFFEN, K., European Feminisms. 1700-1950. A political History, Stanford University Press, Stanford, 2000, p. 350.

16 DE CRAENE, L. « La femme et le travail. Isolées-embrigadées-organisées », manuscrit d’un article paru dans Egalité, n°18 : Carhif, F. De Craene, 777.

17 Sur Hélène Burniaux : Dictionnaire des femmes belges…, p. 82-83.

18 VAN GOETHEM, G., « Protection ou égalité ?… », op. cit., p. 288.

19 BLAAT, N., L’Open Door International dans l’entre-deux-guerres, Mém.lic. Hist., ULB, 2003- 2004, p. 87.

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femmes. Cette division les renvoie, à nouveau, aux deux grands courants qui n’ont cessé de traverser le féminisme, le courant égalitaire et le courant essentialiste. Dans tous les cas, le débat autour de la protection spécifique montre que le travail de la femme est rarement, sinon pratiquement jamais, envisagé comme un élément économique mais toujours comme partie prenante de la famille et de la maternité. L’ampleur de ce débat, et à certains moments sa virulence, montrent également combien le travail féminin se charge d’une symbolique puissante dans les structures de la société bourgeoise capitaliste.20

Les années trente : la fracture s’approfondit

Cette fracture qui sépare les féministes au plan international se manifeste encore plus clairement au détour de la question sur la nationalité de la femme mariée. La conférence de codification du droit international, qui se déroule à La Haye au printemps 1930 dans le but (utopique) d’aboutir à un code civil mondial se penche en effet sur l’épineux problème de la nationalité de la femme mariée. Les nombreuses discussions sur ce thème difficile (qui avait connu des situations dramatiques pendant la Première Guerre) poussent la SDN à lancer une enquête sur le statut de la femme dans différents pays.21 Les débats sont en grande partie influencés par un groupe de pression féministe américain, dirigé par Alice Paul, qui souhaiterait voir la SDN promulguer un Traité des droits égaux. Mais adopter une position favorable à l’égalité complète des femmes et des hommes a comme retombée immédiate d’exiger un droit égal au travail. Par le biais de la SDN, certaines associations peuvent ainsi attaquer de front la politique du BIT. L’ODI se lance à fond dans une bataille où elle voit une formidable opportunité de contrer la politique du BIT. C’est aussi pour cette association un moyen de diffuser largement ses idées, via la tribune d’un organisme officiel.

Durant l’été 1935, l’ODI remet un rapport à la SDN qui est un véritable plaidoyer en faveur d’un accès égal au travail, de l’égalité salariale, et d’une protection au travail non différenciée selon le sexe. Les femmes doivent jouir de ces droits « sans que le mariage ou la maternité y apporte des restrictions ». Les militantes de l’ODI se lancent aussi dans une attaque en règle contre la protection de la femme enceinte et contre le repos d’accouchement.22 Elles estiment que les femmes sont des êtres majeurs et responsables qui ne peuvent pas être traitées en « travailleurs plus faibles », mais surtout que le repos de maternité ne doit pas être spécifique. Il faut l’assimiler à une incapacité momentanée de travailler, reconnue par certificat médical, ni plus, ni moins. Cette option témoigne d’une volonté de désacraliser la maternité et de contrer son caractère « exceptionnel », invoqué par le patronat pour justifier les bas salaires féminins. L’objectif poursuivi est très clair : dans une optique égalitaire, le repos de maternité est équivalent à n’importe quel accident de santé rencontré par le travailleur, masculin ou féminin, au cours de sa carrière. C’est seulement à ce prix que, pour l’ODI, on parviendra à une égalité de statut et de droits entre les sexes.

20 Sur ce point : TILLY, L. et SCOTT, J., Women, Work and familly (1978), (trad). Les femmes, le travail et la famille, Rivages, Marseille, 1987.

21 Sur cette question : JACQUES C. « Des lobbys féministes à la SDN : l’exemple des débats sur la nationalité de la femme mariée (1930-1935) », J.-M. DELAUNAY et DENECHERE, Y. (dir .), Femmes et relations internationales…, p. 267-277.

22 Exposé de l’ODI « The Economic Emancipation of the Woman Worker », Statut de la femme, remis à la SDN, Extrait du document : Société des nations, n°officiel : A.19, 1935, V. : Carhif, F. L.

De Craene, 45.

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Dans le contexte nataliste et maternaliste des années 1920-1930, on comprend combien ces idées, contenues dans le rapport de l’ODI, ont constitué un véritable brûlot.

L’ODI conclut en revendiquant que « Toute convention internationale destinée à reconnaître aux femmes l’égalité de droits par rapport aux hommes doit être rédigée de telle manière qu’un État, en la ratifiant, s’engage nécessairement à introduire dans sa législation nationale cette égalité de droits, c’est-à-dire à ‘dénoncer’ les traités ou conventions internationales existants qui seraient contraires à cette égalité ».23 Sont clairement visées la Convention de Berne de 1906, la Convention de Washington de 1919 sur le travail de nuit et sur la maternité, et celle de Genève sur le blanc de céruse (1921).

Mais si l’ODI est ravi de pouvoir s’engouffrer dans la brèche de la SDN pour mettre à mal le BIT, en revanche les autres grandes associations féministes, comme l’AISF ou le CIF, sont nettement plus embarrassées, face à la revendication générique (et vague) de « droits égaux » qui risque de les entraîner sur le terrain glissant de la protection ou de la non protection des femmes au travail. De prime abord, ce terme englobe tous les droits, civiques politiques… et le droit fondamental au travail. Soutenir la résolution des droits égaux signifie donc réclamer implicitement l’égalité absolue en matière de droit au travail – et donc admettre l’abrogation de la protection spécifique. L’AISF envisage, un instant, de soutenir le traité des droits égaux en précisant que le droit au travail en est exclu24. Finalement, dans le rapport qu’elle remet à la SDN, l’Alliance prend le parti de traiter « surtout la question de l’égalité entre hommes et femmes en matière de droits politiques »25. Elle justifie sa position en retrait par des raisons stratégiques: comme le constate l’AISF, si les organisations féminines internationales sont « unanimes dans leur but », elles « diffèrent sur les moyens de réalisation ».26

Grâce aux interventions de plusieurs déléguées, comme Henni Forchammer (Danemark), Aleksandra Kollontai (URSS), Johanne Reutz (Norvège), Kerstin Hesselgren (Suède), Germaine Malaterre-Sellier (France), Anna Westergaard (Danemark), la première commission de la SDN décide, en septembre 1935, de lancer une vaste enquête sur le statut politique et civil de la femme, mais en soustrayant de son champ d’investigation le travail, au motif qu’il dépend de la sphère d’activité de l’OIT27. Il émet toutefois le souhait que l’OIT amorce une étude sur « la législation qui comporte des discriminations dont quelques-unes peuvent porter préjudice au droit des femmes au travail »28. Ce dernier point est adopté à l’initiative du délégué belge, le socialiste Henri Rolin29. On peut supposer – sans en avoir la

23 Exposé de l’Open door international for the economic emancipation of the woman worker »,…:

Carhif, F. L. De Craene, 45.

24 Lettre de Corbett Ashby aux sociétés affiliées, 24 juillet 1935: Carhif, F. CIF, 222.

25 Exposé de l’Alliance internationale pour le suffrage et l’action civique et politique des femmes, dans Statements presented by International women’s organisations, 30 août 1935, Offical n°A.

19.1935.V. p.5.: Carhif, F. CIF, 222.

26 Texte de l’intervention présentée par le comité de liaison par la porte parole de l’AISF à M. Benès, le 13 septembre 1935 : Carhif, F. CIF, 222.

27 « La société des nations et les femmes », Egalité, n°27, p. 24.

28 Ibidem.

29 Henri Rolin (1891-1973), juriste, professeur à l’ULB, sénateur de 1932 à 1968, président du Sénat, plusieurs fois délégué ou expert à la SDN, partisan de la paix par le droit ; ministre de la Justice, ministre d’État après la Seconde Guerre, il siège dans de nombreuses assemblées européennes et fut président de la Cour européenne des droits de l’homme : Nouveau Dictionnaire des Belges, Le Cri,

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preuve formelle – que Louise De Craene et Georgette Ciselet sont intervenues auprès de Rolin, dans la mesure où elles évoluent dans les mêmes milieux que lui.

C’est à la fois une victoire pour l’ODI, mais aussi un échec. La SDN a reconnu que le droit à l’égalité dans le travail est, au même titre que les droits civils et politiques, constitutif d’une égalité complète pour les femmes, mais elle s’est débarrassée de la question en la renvoyant à l’OIT dont on connaît les positions peu favorables en matière d’égalité au travail…

Interdire ou non le travail de nuit : une autre pomme de discorde

En même temps, l’ODI ne cesse, au cours des années 1930, de combattre la Convention internationale Washington (1919) interdisant le travail de nuit aux femmes30 et imposant la protection de la maternité. Chaque fois qu’il est question de modifier cette interdiction, l’ODI exerce un lobby féroce contre l’OIT et le BIT et auprès des délégués des gouvernements, via leurs branches nationales. Lors des négociations sur la convention de la semaine des 40 heures – mise à l’ordre du jour en 1934 – l’ODI, par la plume de Louise De Craene-Van Duuren, souligne les discriminations qui en résultent pour les femmes, suite à l’interdiction du travail de nuit (Convention de Washington, 1919). Louise De Craene propose que l’on discute conjointement de la réduction du temps de travail et de la révision de la convention sur le travail de nuit. La solution préconisée par l’ODI est l’interdiction du travail de nuit pour les deux sexes31.

L’ODI s’est toujours montré intransigeant, réclamant l’abolition complète des mesures interdisant le travail de nuit pour les femmes32. Il estime que ces mesures handicapent l’accès des femmes au travail, favorisent leur mise au chômage et justifient la faiblesse des salaires féminins.33 Multipliant les prises de positions, envoyant de nombreux memoranda aux différents membres de l’OIT34, il fait notamment campagne contre la Convention de Washington révisée (1934) qui avait quelque peu assoupli l’interdiction du travail de nuit pour les femmes. L’interdiction du travail de nuit pour les femmes est supprimée pour celles

Bruxelles, 1998, t. 2, p. 198 et DEVLEESHOUWER R., Henri Rolin 1891-1973. Une voie singulière, une voix solitaire, éd. Université de Bruxelles, Bruxelles, 1994.

30 Lettre de l’ODI au directeur du BIT, 6 octobre 1933 : Carhif, F. L. De Craene, 84.

31 ODI, Ligne de conduite suggérée comme celle que les gouvernements devraient soumettre à la conférence internationale du travail concernant la semaine de 40 heures (s. d.) ; Note de la résolution 3, par L. De Craene pour la IIIe conférence de l’ODI, Prague, 1933 : Carhif, F. L. De Craene, 84. ; DE CRAENE-VAN DUUREN L., « La troisième conférence de la Porte ouverte », Egalité, n°19-20, 1933, p. 8-9. Cette interdiction pour les deux sexes sera à nouveau défendue par les féministes dans les années 1980 en Belgique, au moment où l’état belge a abrogé l’interdiction du travail de nuit pour les femmes, afin de mettre la législation nationale en accord avec l’obligation européenne de non- discrimination.

32 « Proposed revision of the ILO Night work convention which prohibits the employement of women during the night», doc. de travail présenté à la IIe conference de l’ODI à Stockholm, 17-21 août 1931:

Carhif, F. L. De Craene, 6.

33 Discours de Mme Lehmann, représentante de la Ligue française pour les droits des femmes, à la délégation reçue par le Bureau du conseil d’administration du BIT à Genève, 29 janvier 1931 : Carhif, F. L. De Craene, 6.

34 A titre d’exemple : « Memorandum adress to the governing body of the international Labour office in connection with the revision of the convention concerning the employment of women during the night, ODI, janvier 1931: Carhif, F. L. De Craene, 83.

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qui occupent un poste de direction et pour celles qui effectuent un travail non-manuel. Mais l’interdiction étant maintenue pour l’ensemble des travailleuses, indépendamment de leurs fonctions, l’ODI engage ses membres à faire pression auprès de leurs gouvernements pour qu’il ne ratifie pas cette nouvelle convention.35

Ce n’est qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que la position du BIT et de l’OIT évolue. Lors de nouvelles discussions pour réviser la convention sur le travail de nuit, le GBPO fait pression auprès du ministre du Travail en 1948 pour qu’il se prononce contre l’interdiction du travail de nuit, mais sans succès36. En 1952, sous l’influence de Fernande Baetens, le CIF se rallie à la position de l’Open Door en estimant que le « night work is never pleasant for workers » mais ne voit pas pourquoi « it is worse for women than it is for men ».37 De même, lors des discussions relatives à la protection des travailleurs contre les radiations ionisantes à l’OIT, le GBPO intervient auprès du ministère du Travail pour qu’il ne prenne en compte que des considérations d’ordre scientifique38.

Au début des années 1960, l’OIT reconnaît « qu’en raison de la complexité des règlements et des restrictions sur l’emploi des femmes en ce qui concerne certains travaux ou certaines conditions de travail, les employeurs préfèrent employer des hommes et qu’il en résulte que des mesures destinées à protéger les intérêts des femmes les ont desservies et constituent le fondement de pratiques discriminatoires »39. Cet aveu ne satisfait pas entièrement l’ODI qui continue à reprocher à l’OIT de considérer les problèmes des travailleuses comme découlant d’une problématique spécifiquement féminine40.

Peu après, en 1965, le comité de liaison des associations féminines internationales s’inquiète également de voir à nouveau l’OIT affirmer sa volonté de ne pas discriminer les femmes ayant charge de famille tout en préconisant « l’établissement de politiques et de services appropriés » qui conduisent à des « mesures législatives réglementant spécialement les conditions d’emploi des salariées mères de familles » !41 Avec le temps les associations féministes internationales se rallient grosso modo aux thèses avant-gardistes de l’ODI. En revanche, l’OIT éprouve de nettes difficultés à se défaire de sa conception traditionnelle du rôle et de la fonction des femmes au sein de la société. C’est sans doute imputable au poids que les syndicats, essentiellement masculins, ne cessent d’exercer en son sein. Encore à la fin des années 1960, la présidente de la commission du statut juridique et économique de la femme de la FBFU estime que l’OIT « milite pour une intégration complète de la

35 Open Door. Organ of the Open Door International, n°13, oct. 1934, p. 52- 55.

36 Lettre du GBPO au ministre du Travail, 4 mai 1948 : Carhif F. GBPO 167.

37 Lettre de Fernande Baetens à Mlle Gmür, 9 mars 1952 : Carhif F. CIF, 516.

38 De la présidente du GBPO au directeur général du ministère du travail, 11 juin 1960 : Carhif, F.

GBPO, 250.

39 OIT. Rapport sur l’application de la convention 11 sur la discrimination en matière d’emploi et de profession adressée à la 15e session de la Commission de la Condition de la femme (1963).

40 L’OIT et le travail des femmes dans un monde en évolution. Commentaires de l’ODI sur le rapport 48 VI, I, 1963 de l’OIT, intitulé : « le travail des femmes dans un monde en évolution », 1964. 3 : Carhif, F. ODI, 630.

41 Bureau de liaison issu de la rencontre internationale des femmes de 1960, observations concernant la 6e question de l’ordre du jour « Le travail des femmes dans un monde en évolution » ; Conférence international du travail, 48e session 1965 : Carhif, F. ODI 630.

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travailleuse » dans le monde du travail notamment en matière d’égalité de rémunération, mais poursuit toujours une politique de protection basée sur des conceptions anciennes42. Combats et débats féministes en Belgique

Une législation répétitive en toile de fond internationale

La législation protectrice du travail féminin ne concerne, à l’origine, qu’une infime partie des travailleuses puisqu’elle ne vise que la grande industrie43. À la fin du XIXe siècle, la réglementation est encore balbutiante et ne concerne, pratiquement, que le travail de nuit44. Les autres mesures (congé de maternité non indemnisé, accès différé au travail selon l’âge) sont pratiquement toutes accompagnées de dérogations ou de fraudes qui les rendent fort peu opérationnelles.

L’intervention des pouvoirs publics dans les relations industrielles en Belgique s’est révélée particulièrement tardive. Ce sont les émeutes sanglantes de 1886 qui donnent le signal d’une enquête systématique et approfondie sur l’organisation du travail45. La loi du 13 décembre 1889 sur le travail des femmes et des enfants confirme l’interdiction du travail souterrain dans les mines pour les garçons de moins de 12 ans et pour les filles de moins de 14 ans (déjà prescrite par l’AR du 28 avril 1884) et l’étend aux femmes adultes. Elle interdit le travail de nuit (tout en prévoyant de nombreuses dérogations) pour les jeunes garçons de moins de 16 ans et pour les jeunes femmes de moins de 21 ans. Malgré la volonté de la démocratie chrétienne naissante et des partisans d’une législation sociale plus avancée de réglementer le travail des femmes adultes, toutes les autres propositions sont rejetées. En 1911, la Belgique, qui a ratifié la Convention internationale de Berne (1906) depuis 1908, met sa législation en conformité en interdisant le travail de nuit pour les femmes (loi votée le 10 août 1911).46

Au lendemain de la guerre, l’AR du 28 février 1919 coordonne ces dispositions légales encore éparses. Sous l’influence de l’OIT, la loi du 14 juin 1921 instaure la journée de huit heures de travail, les quarante-huit heures par semaine et interdit le travail de nuit pour tous mais prévoit de très nombreuses dérogations pour les travailleurs masculins.47 Toujours pour

42 CARDON, G. « Le droit des travailleuse à la protection », Revue du travail, nov. 1968, p. 10. (tiré- à-part).

43 Sur le débat sur la protection du travail des femmes au XIXe siècle : GUBIN, E, « Femme, travail, protection : le débat en Belgique au XIXe siècle », Cahiers marxistes, février/mars 1990, n°172, p. 41- 49 ; GUBIN, E. « Le travail des femmes et des enfants en Belgique avant 1889 », Cahiers de la fonderie, nov. 1989, n°7, p. 1-13.

44 GUBIN, E. et PUISSANT, J., « Le travail de nuit des femmes au XIXe siècle. Un débat occulté », Sextant, n°4, 1995, p. 13.

45 Voir PUISSANT, J., 1886 ou la Contre-Réforme sociale? » Cent ans de droit social belge.

Mélanges offerts à J. Duchatelet, Bruxelles, Bruylant, 1986, p. 67-100.

46 NANDRIN, J-P., « A la recherche d’un acte fondateur mythique. La loi du 13 décembre 1889 sur le travail des femmes et des enfants », Femmes des années 80, Academia, Louvain-la-neuve, 1989, p.

11-16 ; NANDRIN, J.-P., « De la protection à une égalité formelle. Perspectives historiennes sur la législation du travail de nuit en Belgique », Sextant, 4, 1994, p. 43-75 ; COENEN, M.-Th.,

« L’interdiction du travail de nuit de la travailleuse. Progrès ou discrimination légale ? », Chronique féministe, n°52, avril/mai 1994, p. 5-16.

47 Pour le détail des différentes lois : CISELET, G., La femme, ses droits, ses devoirs et ses revendications. Esquisse de la situation légale de la femme en Belgique et à l’étranger, Bruxelles,

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se mettre en conformité avec les conventions internationales, la Belgique ratifie la convention de Washington qui interdit le travail de nuit des femmes et confirme cette interdiction dans la loi du 11 avril 1924. La Convention « revisitée » de 1934 contient toujours cette interdiction, au grand dam du GBPO, et le parlement belge ratifie cette convention le 4 août 1937.48 Elle introduit cependant la possibilité pour les femmes d’effectuer un travail entre 10h et 5h ou entre 11h et 6h et lève l’interdiction de travailler la nuit pour les femmes occupant un poste de direction ou à responsabilité ou n’occupant pas un travail manuel. L’interdiction du travail de nuit est levée pour le personnel des hôpitaux le 15 juin 1937, sans qu’aucune remarque ne soit faite sur la protection des futures mères.49

Après le second conflit mondial, les instances internationales adoptent la convention n°89 de San Francisco (9 juillet 1948) qui assouplit les interdictions, précise ce qu’il faut entendre par « travail de nuit » (de 23h. à 5h.) et permet d’en suspendre l’interdiction pour les femmes par décision gouvernementale « après consultation des organisations d’employeurs et de travailleurs ». La loi du 21 mars 1959 met la Belgique au diapason de cette convention internationale. Un nouveau pas est franchi par l’AR n°40 (24 octobre 1967) qui dissocie pour la première fois le travail des femmes et celui des enfants. La loi du 16 mars 1971 coordonne l’ensemble de la législation du travail et maintient l’interdiction du travail de nuit pour les femmes et les hommes, mais prévoit des dérogations, définies par le roi pour les femmes et par la loi pour les hommes.50

Ces mesures ne modifient nullement la conviction dominante et bien ancrée, que le travail rémunéré constitue une anomalie, un disfonctionnement de la société et qu’il faut tout mettre en œuvre pour « faire rentrer » les femmes au foyer51. Cette opinion est partagée par les catholiques et par les socialistes. En 1889, le catholique Jules Le jeune résume déjà l’essentiel de la position défendue par les associations catholiques féminines jusqu’au début des années 1960 : « La destinée de la femme est d’être épouse et mère, dans la classe ouvrière comme dans la classe bourgeoise. Là est sa fonction sociale et les intérêts sociaux qui en dépendant sont autrement importants que les intérêts industriels. Tous les symptômes alarmants qui forcent l’attention du monde à se concentrer… sur la question sociale, témoignent de l’urgence de rendre, dans la classe ouvrière, la femme à l’œuvre de préservation sociale pour laquelle elle est créée »52. Renforcée par les messages pontificaux, légitimée par son triomphe au sein de la bourgeoisie, la mère au foyer est bien l’idéal proposé aux femmes de toutes les catégories sociales. L’opinion publique lui est, en grande majorité, acquise, et de nombreuses femmes adhèrent au modèle, largement transmis par l’enseignement.

1930, p. 74-79 ; VAN den BOSCH, E. Vrouwenarbeid. De visies van de Belgische parlementairen op enkele specifieke problemen rond vrouwenarbeid ; nachtarbeid, de premie voor de moeder aan de haard en gelijk loon voor gelijk werk, 1910-1960, Mém.lic. Hist. U-Gent, 1997-1998, p. 39-47.

48 La Travailleuse traquée, 1931, p. 13-14.

49 COENEN, M.-Th., « L’interdiction du travail de nuit de la travailleuse. Progrès ou discrimination légale ? », Chronique féministe, n°52, avril/mai 1994, p. 15.

50 Ibidem.

51 Pour une analyse des positions au parlement : VAN den BOSCH, E. Vrouwen arbeid…, op. cit.

52 Annales parlementaires, Chambre, séance du 2 août 1889, p. 1796-1798 ; NANDRIN J.-P., « De la protection à une égalité formelle »…, p. 68.

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Variations féministes sur la protection spécifique

Quand la Ligue du droit des femmes naît en 1892, la Belgique est aux prises avec la

« question sociale ». Les conditions de travail de la classe ouvrière, surtout celles des enfants et des femmes, préoccupent les milieux progressistes ; c’est tout naturellement que la Ligue leur emboîte le pas. À la deuxième assemblée générale, en 1893, Joséphine Denis53, l’épouse du recteur de l’ULB, rappelle que l’un des buts essentiels de la solidarité féminine est

« d’améliorer les conditions d’existence des femmes qui travaillent».54 L’année suivante, la Ligue émet le souhait de voir « assurer la protection du travail de la femme contre les abus du surmenage et contre l’exploitation de patrons inhumains ».55 Elle propose également de créer des « trade-unions féminines, groupant les ouvrières de chaque catégorie de métier » et

« de mettre un terme à l’exploitation lamentables des ouvrières ».56 Bien qu’issue d’un milieu bourgeois et composée de femmes des classes moyennes, la Ligue affiche le souci de se pencher sur le sort des ouvrières.

Après la convention de Berne (1906), on constate une recrudescence des industries à domicile dans les pays où elle est appliquée. Il s’agit en réalité de sous-traitances, pratiquées par les employeurs pour échapper à la loi. Parallèlement, les salaires féminins sont en baisse.

Inquiètes, certaines féministes comme Isabelle Gatti de Gamond, s’indignent contre une

« protection » du travail des femmes, que l’on assimile aux enfants, alors que leur supposée

« faiblesse » n’est pas de même nature57 : les enfants doivent être protégés en raison de leur âge, les femmes parce qu’on les traite comme des « esclaves » et des « bêtes de somme ».

Mais « la loi de protection, telle qu’on l’applique aux enfants, aggrave le sort de l’ouvrière car elle approfondit le précipice qui sépare les travailleurs en deux peuples distincts ».58 Avant même la signature de la convention de Berne, la socialiste Emilie Claeys oppose à toute législation spécifique aux femmes, jugée humiliante59, susceptible d’accentuer la pauvreté des ouvrières. Sa conclusion est sans appel : si protection il y a, elle doit s’appliquer aux deux sexes60.

C’est aussi la position de la Ligue avant 1914. Au Congrès féministe international de Bruxelles en 1912, sa présidente Marie Popelin assimile les lois de protection à « des lois d’oppression et dans tout les cas » à « des lois aggravant cette plaie sociale qu’est le travail à domicile »61. Elle est soutenue par les féministes hollandaises, Wilhelma Drucker et Marie Rugers-Hoitsema, qui crée en 1911 sous le nom de « Correspondance internationale » un réseau dont le but est l’émancipation complète de la femme par le droit au travail62. En

53 Joséphine Mathieu, épouse Denis : Dictionnaire des femmes belges…, p. 396-397.

54 L’Indépendance, 27 novembre 1893.

55 Ibidem.

56 La Ligue, 1893, p.13 ; PIETTE, V., Domestiques et servantes. Des vies sous condition. Essai sur le travail domestique en Belgique au XIXe siècle, Académie royale de Belgique, Bruxelles, 2000, p. 403.

57 GATTI de GAMOND, I., Question sociale, Morale et Philosophie, Paris-Bruxelles, 1907, p. 153, 156, 155, 158 ; GUBIN, E. et PUISSANT, J., « Le travail de nuit au XIXe siècle..., p. 37-38.

58 GATTI de GAMOND, I., « La protection de l’ouvrière », op. cit., p. 201.

59 « Wettelijk bescherming der arbeisters », De vrouw, 4 mars 1894, p. 1-2.

60 De stem der Vrouw, avril 1903, cité par COENEN, M.-Th., op. cit., p. 13.

61 Actes du Congrès féministe international de Bruxelles, Bruxelles, 1912, p. 24.

62 RUPP, L., Worlds of Women, Princeton, University Press, 1997, p. 140.

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revanche, dans les rangs chrétiens, que ce soit le Féminisme chrétien de Louis Van den Plas ou les premiers syndicats créées par Victoire Cappe, la protection spécifique est réclamée et recherchée.

La Première Guerre mondiale modifie fortement le contexte économique et social. Un nombre accru de femmes sont contraintes de chercher leur subsistance dans un travail rémunéré, mais surtout l’obligation « contamine » de nouvelles classes sociales.

Parallèlement le poids de la législation protectrice s’appesantit. L’alignement de la politique sociale belge sur celle de l’OIT inquiète certaines féministes dont Georgette Ciselet, surtout parce que la majorité des féministes semble s’y rallier63. C’est le cas du CNFB, dont la commission Travail est présidée par Élise Plasky qui est persuadée, en 1924, qu’elle obtiendra le soutien de la nouvelle et influente vice-présidente, Marthe Boël, pour mettre sur pied un plan de protection de la femme ouvrière.64 Louise Birnbaum-Coens, responsable des affaires féminines au parti libéral estime également que « les femmes devraient…

comprendre qu’il y a des travaux qui ne peuvent qu’être funestes à leur santé ».65

Ces inquiétudes amènent quelques féministes belges à créer le Groupement belge pour l’affranchissement de la femme (qui se divisera ensuite en Groupement belge de la Porte ouverte et Egalité) affilié à l’ODI. Comme certaines membres de la Porte ouverte sont aussi membres du CNFB (Élise Soyer, Marcelle Renson ou Georgette Ciselet…), les tensions sont vives66. Adoptant la ligne de conduite de l’ODI, le GBPO condamne toute protection spécifique des femmes au travail parce, selon Marcelle Renson, cette protection se fonde sur deux postulats inacceptables: l’incapacité de la femme à déterminer ce qui lui convient, et le fait que toute femme est une mère en puissance et doit être protégée à ce titre. La réglementation est de plus injuste car elle n’affecte que certaines catégories de travailleuses, parmi les plus démunies. Elle est en outre responsable de la faiblesse des salaires féminins car elle exclut les femmes de certains métiers souvent lucratifs et accroît l’offre globale de main-d’œuvre féminine dans les secteurs non protégés, ce qui entraîne une pression vers le bas des salaires féminins.67

En résumé, la protection entrave le droit au travail des femmes, les place dans un sous- statut économique, les met entièrement sous la coupe des hommes dont elles finissent par dépendre entièrement pour leur subsistance. C’est pourquoi ces militantes réclament une stricte égalité entre hommes et femmes dans le domaine du travail.68 D’autres viennent grossir les rangs des féministes égalitaires. Ainsi à la fin des années 1920, l’Union des femmes de Wallonie, dirigée par Marie Delcourt69, revendique également qu’« …aucune place, aucun privilège » ne soient réservés « ni pour les femmes, ni pour les hommes ».70

63 CISELET, G., La Femme, ses droits, ses devoirs et ses revendications.., Bruxelles, 1930, 194.

64 Lettre d’E. Plasky à Boël, 14 novembre 1924 : Mundaneum, F. Féminisme CNFB 01.

65 BIRNBAUM-COENS, L., « Le travail féminin. Salariat et hygiène » (Tribune libre féminine), Le Soir, 14 oct (année 1920) : Carhif, F. L. De Craene, Coupures de presse, 16.

66 Liste des membres du GBPO : Carhif, F. ODI, 772.

67 RENSON, M., « Réglementation spéciale ou on du travail féminin », International féminin, janvier/février, 1927, p. 1-2.

68 Tiré-à-part de la travailleuse traquée. Organe du GBPO, s.d. (1933 ?) : Carhif, F. L. De Craene, 92.

69 Sur Marie Delcourt, épouse de l’écrivain Alexis Curvers (1891-1979), helléniste et première femme à enseigner à l’université de Liège : Dictionnaire des femmes belges…, p. 170-171

70 DELCOURT, M. « Chronique du travail féminin. L’Armée du Salut dans le monde et à Bruxelles », L’indépendance belge, 4 juillet 1927.

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Si les tensions sont vives entre les membres du CNFB, c’est véritablement la guerre ouverte avec le Féminisme chrétien de Belgique. L’opposition entre les deux associations se matérialise autour de la question de la protection spécifique de la travailleuse. Pour Louise Van den Plas, « l’égalité entre les deux sexes… ne peut être établie que dans la mesure où elle ne heurte ni l’intérêt national ni l’intérêt social. Qu’on le veuille ou non, ceux-ci limitent forcément les droits des femmes (…). Si pour protéger la race ou pour protéger la natalité nationale, des restrictions s’imposent au travail des femmes (travail de nuit, travaux dangereux, … etc.), il faut que le principe d’égalité des sexes s’efface devant cet intérêt supérieur ».71 Néanmoins, elle ne va pas jusqu’à réclamer, comme le font les associations féminines chrétiennes, l’interdiction légale du travail de la femme mariée. Elle estime que c’est une décision qui revient au couple, et non au législateur. Et d’ajouter que les

« féministes radicales font fausse route » en repoussant « la conception moderne de la protection due à la femme »72.

De leur côté, les Femmes socialistes éprouvent des difficultés à se positionner. À la fin des années 1920, la position officielle du POB est favorable à la protection des travailleuses.

En 1929, Hélène Burniaux73, figure importante des Femmes socialistes et active au sein de la Fédération syndicale internationale (FSI), préconise de « réduire » les « heures de prestation », d’organiser « le travail à demi-temps », d’« interdire aux femmes l’accès de certaines professions » et surtout de « renforcer la réglementation du travail des ouvrières ».74 Présente à la fois sur la scène internationale et nationale, elle répond en quelque sorte à son homologue catholique, Maria Baers, qui préside depuis 1926 la commission de la Confédération internationale des syndicats chrétiens (CISC) et exerce de manière récurrente des pressions sur le BIT pour obtenir une enquête sur le travail des femmes et la mise sur pied d’un programme pour le limiter.75

Hélène Burniaux et Alice Pels76 estiment que les thèses radicales de l’Open Door sont

« un danger réel pour une saine organisation du travail »77. Berthe Labille78, de la Fédération bruxelloise du POB, réclame également en 1932 « une juridiction spéciale ». Mais l’unanimité n’est pas parfaite dans les rangs socialistes ; Alice Heyman79, animatrice de la fédération gantoise et rédactrice de De Stem der Vrouw, voit dans la protection du travail des femmes « le premier pas vers la suppression du travail féminin » et engage les femmes socialistes à combattre « un mauvais état d’esprit » parmi les ouvrières elles-mêmes.80 Jeanne Vandervelde, l’épouse du « patron » du POB, qui est aussi membre du CNFB et du GBPO, se prononce sur les ondes radiophoniques au début des années 1930 contre « toute restriction légale du droit et de la liberté de travailler de la femme - mariée ou on mariée ».

71 Féminisme chrétien de Belgique, juillet/août 1923, 105-106.

72 VAN den PLAS L., « Fausse route » (Tribune libre féministe), Le Soir, 8 juillet 1930.

73 Hélène Burniaux (1889-1950) : Dictionnaire de femmes belges…, p. 82-83.

74 BURNIAUX, H., « Le travail salariée de la femme mariée » (Tribune Libre féminine), Le Soir, 26 novembre 1929.

75 Maria Baers (1883-1959) : Dictionnaire de femmes belges…, p. 33-36.

76 Alice Pels (1882-1963), rédactrice en chef depuis 1924 de La Voix de la femme : Dictionnaire des femmes belges.., p. 444-445.

77 BURNIAUX, H., « Contre « l’Open Door » (Tribune libre féminine), Le Soir, 16 juin 1931.

78 Berthe Labille (1905-2001), militante socialiste, proche d’Isabelle Blume durant l’entre-deux- guerres : Dictionnaire des femmes belges…, p. 351-352,

79 Alice Béviaire, épouse Heyman (1883-1954) : Dictionnaire des femmes belges…, p. 53-54.

80 « La femme et la crise », 29/02/1932 : Carhif, Coupures de presse, F. L. De Craene, 12.

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Elle dénonce la « fausse protection » qui n’aboutit qu’à favoriser l’exploitation du travail féminin81. Néanmoins, elle en excepte la maternité, qui doit « donner droit à un régime spécial »82

C’est une femme médecin, Françoise Fuss, qui fournit aux socialistes les arguments médicaux justifiant leur soutien à la politique de protection du BIT. Le rapport qu’elle rédige pour le BIT met véritablement le feu aux poudres et suscite des réactions violences de l’ODI et du GBPO. Précisons que Françoise Fuss est d’origine polonaise, elle est mariée à Henri Fuss. Par ce mariage, elle entre dans une famille de la bourgeoisie libérale bruxelloise. A cette époque, Henri Fuss est fonctionnaire au BIT83.

Françoise Fuss affirme que « combattre actuellement la protection spéciale dont les femmes ont besoin est une hérésie féministe antisociale »84 et « c’est un devoir impérieux pour tous : médecins, hygiénistes, sociologues, militants féministes… de réclamer une série de mesures protectrices spéciales pour sauvegarder » la santé et le bien-être des femmes85. Cette protection n’est d’ailleurs selon elle qu’un pis-aller, vu l’impossibilité d’exclure les femmes du travail salarié. L’ODI et le GBPO s’en prennent violemment à ce rapport, qu’ils taxent de pseudo-scientifique, de nature « à égarer la propagande » et estime que « la publication d’un article de ce genre par une Organisation responsable est un scandale… ».

Ils y voient « un moyen de propagande dirigé contre les droits individuels et économiques de la moitié de l’espèce humaine » et réclament par conséquent qu’il soit retiré de l’encyclopédie Hygiène du travail publiée par le BIT.86

Louise De Craene-Van Duuren, dont le mari, rappelons-le, est médecin, met à mal l’ensemble des arguments « scientifiques » avancés par Françoise Fuss: les statistiques sont peu fiables de l’aveu même de son auteure, et l’étude ne tient pas compte de l’impact des bas salaires féminins sur les conditions de vie des ouvrières, ni des nouvelles avancées scientifiques tendant à montrer que l’influence des substances toxiques ne sont pas plus nocives pour l’organisme féminin que masculin87. Louise De Craene combat aussi l’idée que l’organisme féminin est, par nature, moins bien adapté que celui de l’homme au rythme des machines. C’est le manque de formation professionnelle des filles, dû à la fermeture de nombreuses filières au sein des écoles professionnelles, qui explique leur moindre habileté.

Françoise Fuss estime également que le travail manuel, mais aussi intellectuel, est responsable de la morbidité infantile et maternelle élevée dans les classes laborieuses, alors que pour les féministes égalitaires, elle est plutôt une conséquence de la pauvreté.88

81 VANDERVELDE, J, « Petite causerie médico-sociale. Le surmenage féminin », [1934] : IEV, F. J- E. Vandervelde, boîte 5.

82 PV du Congrès des femmes socialistes belges, 25-26 juin 1938 : IEV, F. J.-E. Vandervelde, boîte 6.

83 Dossier biographique, Archives privées Jean Puissant.

84 BURNIAUX, H., « Contre l’Open Door » (Tribune libre féminine), Le Soir, 16 juin 1931.

85 FUSS, Fr., Le travail des femmes, Bruxelles, L’églantine, 1928, ; p. 8-9 : Carhif, F. Brochures.

86 Résolution n°7 adoptée à la Conférence de l’Internationale de la Porte Ouverte pour l’Emancipation économique de la travailleuse à Stockholm, 17-21 août 1931 : Carhif, F. L. De Craene, 84.

87 DE CRAENE-VAN DUUREN, L., « L’avenir des travailleuses », Egalité, juin 1932, p. 5.

88 DE CRAENE-VAN DUUREN, L., Idem, p. 7.

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Aucune ambiguïté du côté de la démocratie chrétienne

Ce sont là des escarmouches sévères qui divisent les féministes laïques mais qui ne sont rien au regard de leur virulent combat contre la démocratie chrétienne, et surtout contre l’action de Maria Baers. Celle-ci a clairement exposé les positions du mouvement ouvrier chrétien et des associations féminines chrétiennes en 1929, dans un rapport détaillé présenté à l’Association belge pour le progrès social. C’est une ligne de conduite qui évolue peu avant les années 1960.89

Son argumentation contre le travail féminin comporte deux volets : médical et moral.

D’un point de vue médical, les effets du travail industriel – l’exposition à des substances toxiques tels que le plomb, le mercure, l’arsenic, les conditions de travail insalubres, le rythme harassant… – sont extrêmement néfastes pour la santé des femmes enceintes et compromettent leur fécondité. Ils sont donc un danger pour la perpétuation de la « race ». De manière stratégique, Maria Baers s’appuie en partie sur l’étude de Françoise Fuss. En outre le placement d’enfants en bas âge chez des gardiennes ou dans des crèches entraîne une surmortalité infantile qui, à terme, est néfaste pour la société. Par conséquent, les pouvoirs publics doivent permettre aux mères de rester dans leur foyer afin de remplir leur mission maternelle au mieux. D’un point de vue moral, Maria Baers attribue la hausse de la criminalité infantile à l’absence des mères lors de leur retour de l’école90, alors que les femmes socialistes et les féministes égalitaires incriminent plutôt les mauvaises conditions de vie.91 En conclusion, Maria Baers réclame la « suppression progressive, par la voie de l’initiative privée, voire même par voie législative, du travail salarié des femmes mariée» et, dans l’attente de cette mesure, demande « pour toutes les femmes mariées obligées de rester au travail, la protection la plus étendue »92. À terme, « le progrès économique doit… libérer du travail salarié la femme mariée…, de telle sorte qu’elle puisse remplir sa fonction naturelle, essentiellement civilisatrice : élever et éduquer ses enfants».93 Son exposé procède de manière intelligente, par étapes successives : il part de la nécessaire protection de l’ouvrière enceinte, très rarement remise en cause, pour l’étendre à une protection générale des travailleuses, puis à une interdiction complète du travail des femmes mariées. 94

La réponse des féministes égalitaires : les femmes ne sont pas seulement des mères La théoricienne du GBPO, Louise De Craene argumente, elle aussi, par paliers successifs. Elle commence par mettre à mal la soi-disant « nature » féminine, toujours jugée inférieure et s’indigne que la femme ne soit jamais considérée comme « une personne indépendante mais seulement en fonction d’autres êtres » ; toujours au service des hommes ou de la famille, la femme « apparaît ou bien comme la fille, l’épouse, la mère, la ménagère

89 BURNIAUX, H., « Le travail salariée de la femme mariée », Tribune Libre féminine, Le Soir, 26 novembre 1929 ; BAERS, M. « Le travail salarié de la femme mariée. », Rapport fait à l’Association belge pour la lutte contre le chômage et l’étude des conditions du travail et des assurances sociales, janvier 1929 : Carhif, F. brochures

90 BAERS, M., Op.cit.

91Travail salarié de la femme mariée. Par le Comité national d’action féminine, Bruxelles, (s.d.), 23 : Carhif, F. brochures.

92 BAERS, M. « Le travail salarié de la femme mariée. » …, p. 14-15.

93 BAERS, M., Idem, p. 16.

94 Ibidem.

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