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Les petites histoires de Simone France dans Détective (1938-1939): De l'historicité du fait divers

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Les petites histoires de Simone France dans Détective (1938-1939): De l’historicité du fait divers

Marie-Ève Thérenty

To cite this version:

Marie-Ève Thérenty. Les petites histoires de Simone France dans Détective (1938-1939): De

l’historicité du fait divers. Ecrire l’histoire, CNRS Editions, 2017, 17, pp.121-129. �hal-03185326�

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Marie- Ève Thérenty

Les petites histoires de Simone France dans Détective (1938-1939)

De l’historicité du fait divers

Le journal, en raison de sa structu- ration et de son rubricage, a partie liée avec la forme brève. Il serait même dif- ficile de fournir une liste exhaustive de l’ensemble des microformes qui ont marqué l’histoire du journal – entre ana- grammes, charades, échos, entrefilets et plus pittoresques bigarrures et coups de lan- cette

1

 … –, mais il est sûr que, dans cette liste, le fait divers se singularise par sa pérennité, son importance et sa difficulté à être circonscrit. Confronté peut- être le premier à la tâche, Larousse s’était contenté d’une longue énumération : petits scandales, accidents de voiture, crimes épouvantables, veaux à deux têtes, crapauds âgés de mille ans… Mais au- delà de cet aveu d’échec, dans un passage moins cité, Larousse rappelait à quel point le journal, avant même Le Petit Journal et Détective, était redevable, dès la décennie 1830, à la culture du fait divers :

Le Constitutionnel a dû son grand succès à l’enfant à trois têtes, au serpent

de mer et à l’araignée mélomane, his- toires brodées à plaisir par un cuisinier aux abois. C’est là ce qu’on appelle élever le canard et s’en faire quelques milliers d’abonnés. 2

Quel qu’en soit le sujet –  car la lec- ture du journal prouve que le fait divers comprend autant le répertoire de l’ex- ceptionnel (Barthes

3

) que la chronique commune des gens ordinaires (Perrot

4

) –, le fait divers est porté par un récit. Et si des affaires remarquables nécessitent le recours au grand article, la plupart des faits divers, depuis 1830 jusqu’au- jourd’hui, sont de petites histoires ras- semblées dans une rubrique. Comme l’a montré Dominique Kalifa

5

, il s’agit d’une production sérielle caractérisée par la périodicité, la standardisation, la rationalisation et la division du travail, la circulation sur des supports de large diffusion.

Un des principaux débats entre les

nombreux exégètes du fait divers est de

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savoir si celui- ci constitue une matière significative pour l’historien, historique donc, ou une matière figée, redon- dante à travers toutes les périodes de l’histoire, plutôt anthropologique. Le psychanalyste J.-B.  Pontalis, dans Un jour, le crime, découvrant dans la col- lection « Détective » de Gallimard un précurseur de Jean- Claude Romand, l’assassin mythomane, va dans ce dernier sens : « Surprise de m’aperce- voir que les faits divers récents que je croyais inédits ne faisaient que répéter des faits anciens

6

. » À l’interprétation d’un Auclair

7

, ou d’un Barthes qui voit une forme d’immanence dans le fait divers –  « Point besoin de connaître rien du monde pour consommer un fait divers, il ne renvoie formellement à rien d’autre qu’à lui- même

8

»  –, on peut opposer la cohorte des historiens qui ont décrit la naissance et la mort de familles de faits divers. Michelle Perrot a mis en évidence l’affaiblissement dans le journal à la fin du xviii

e

 siècle des « traits d’humanité », Dominique Kalifa a montré combien les attaques nocturnes, de la Restauration à 1914, ne faisaient qu’augmenter si l’on en croyait la chronique du journal, Anne- Claude Ambroise- Rendu a révélé l’émergence progressive à la fin du xix

e

  siècle des affaires de pédophilie. La présence de ces histoires dans le journal est le signe non pas de l’augmentation ou de la diminution du phénomène réel, mais de la variation des seuils de sensibilité.

En fait, les rapports officiels sur la sécu- rité au xix

e

  siècle n’indiquent aucune augmentation des attaques nocturnes, et Ivan Jablonka a souligné récemment dans Laëtitia

9

qu’une affaire très sem- blable à celle du meurtre et du dépe- çage de cette jeune fille était passée en

2013 quasiment inaperçue. La transfor- mation d’un événement en fait divers (petite histoire), voire en affaire natio- nale (Histoire), dépend essentiellement, selon les historiens, du contexte. Même si le fait divers, en raison de son carac- tère clos, peut être lu en autonomie, il renvoie aussi à une situation extensive qui existe en dehors de lui.

Cette hypothèse est évidemment sédui- sante. Pour la mettre à l’épreuve, nous avons décidé de nous intéresser à un objet infime, anodin –  que l’on pourra même juger méprisable et indigne d’une analyse académique : une rubrique de petites histoires judiciaires parue en 1938- 1939 et disqualifiée autant par son sujet que par son support, le journal Détective, honni dès cette époque

10

. La rubrique tenue sur une double page par une certaine Simone France à partir de la fin de l’année 1938 s’intitule « La justice des hommes ». Elle comprend chaque semaine une dizaine de petites chro- niques judiciaires tirées des séances des tribunaux correctionnels de Paris, chro- niques qui mettent l’accent soit directe- ment sur le récit du délit, soit, sous la forme de dialogues, sur la scène judi- ciaire elle- même.

Or le lecteur contemporain ne peut

qu’être saisi d’un sentiment de profonde

étrangeté à la lecture de ces petites

affaires. Devant ces histoires closes,

quelque chose nous échappe, contrai-

rement à l’hypothèse de Barthes ; elles

ne sont pas suffisantes en elles- mêmes

pour être comprises, malgré leur carac-

tère visiblement divertissant. Le mys-

tère réside autant dans la raison d’être

de ces récits que dans la manière dont

ils sont racontés. Car le point aveugle de

toutes les théories que nous avons évo-

quées jusqu’ici est qu’elles ont omis la

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« poétique historique » du fait divers. Le fait divers répond à une poétique qui a évolué dans l’histoire selon les âges de l’information, les supports et l’Histoire.

Pour rendre sensible au lecteur con- temporain l’inquiétante étrangeté de

« La justice des hommes », regardons le numéro 537, en date du 9 février 1939. En haut à gauche, sous le titre « La main qui étreint

11

» (p. 12), Simone France raconte le « flagrant délit » de deux hommes dans une vespasienne :

Hector, fils d’un honorable policier parisien […] prétend qu’il était entré

dans cet édicule pour y satisfaire un besoin légitime encore que pressant et qu’un homme –  c’est l’autre inculpé, Achille  – déjà installé dans la stalle voisine – prit un intérêt fort vif à cette opération bien naturelle et qu’il y voulut prêter la main. Ce geste indiscret lui valut de recevoir un coup de poing sur le nez décoché par le valeureux Hector qui ne voulait point sentir cette aide intempestive.

La version d’Achille est un peu diffé- rente. Hector se fût, selon lui, prêté fort bien à ce jeu coupable que, seule, inter- rompit l’arrivée d’un agent.

« La justice des hommes », Détective, 9 février 1939, p. 12-13

Le « sel » de cette histoire, dont on a du mal à imaginer aujourd’hui qu’elle nécessite quelques lignes dans un journal, vient principalement de l’incon- gruité des prénoms homériques dont sont dotés ces deux hommes

12

: « Avec

tous ces héros d’Homère, avec tous ces

noms de légendes, allez- vous y recon-

naître ! » Sur la page en vis- à- vis (p. 13),

l’article « L’homme aux gants verts »

raconte sans voile les curieuses manières

d’un cinéphile :

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L’homme aux gants verts, aux jolis traits efféminés qui comparaît ici, ne goûte, dans les salles de ciné, que le contact permanent de ses semblables.

Il se moque bien de ce qui passe sur l’écran ; il ne demande aux films que de longues suites d’obscurité qu’il met à profit pour vérifier la virilité de ses voisins et pour s’efforcer d’en goûter toute l’âcreté. Son avocat assure qu’il est très faible en dépit de ce régime. Le pré- sident lui recommande de changer d’oc- cupation et de nourriture et l’envoie en prison pour un mois, afin, sans doute, de varier ses plats.

À la même hauteur, à gauche, la chro- nique « Prends un voile… » raconte l’his- toire d’un Arabe exhibitionniste. À côté, on trouve, sous le titre « La pègre étran- gère », le cas de M. Apfelblat, un voleur qui a commis lors d’un cambriolage une tentative d’assassinat. La chroniqueuse note consciencieusement l’avis du pré- sident du tribunal : « Si nous renvoyions dans leur pays tous les étrangers comme vous, nous rendrions un grand service aux Français ! » et conclut dans la même veine en notant le grand nombre de

bandits étrangers qui « pullulent » sur le sol français.

La chronique est donc globalement composée d’histoires de prostitution dans les fourrés, d’épisodes d’entôlages, d’exhibition et d’attouchement dans les lieux publics, de constats d’adultère et d’impuissance, le tout mâtiné d’homo- phobie et de xénophobie. Quant au style enlevé, souvent comique, il vise à faire rire et à divertir. Les omniprésentes références à la littérature classique, au cinéma hollywoodien et à la mythologie créent des effets héroï- comiques dus à l’inadéquation et à la disproportion. Les mots de Mara Goyet qui, dans un livre récent

13

, évoque le caractère hystérique du fait divers, prennent ici toute leur pertinence. Peut- on mettre au jour une historicité de ces « petites histoires », vulgaires, sans doute largement fiction- nalisées et renvoyant à des réalités ano- dines ? Ce microphénomène médiatique fait- il sens dans le paysage des années trente ? En réalité, les petites histoires de Dame France en disent long sur l’his- toire du fait divers, sur la presse dans les années trente et peut- être aussi sur l’avenir de la France en 1939.

Un effet Détective ?

Le lecteur, surtout si, enfant, il a observé du coin de l’œil, dans les années soixante- dix, les affiches extra ordinaires placardées dans tous les kiosques, aura peut- être tendance d’abord à vouloir voir dans ce flux vulgaire un effet Détective. Le Détective créé en 1928 par l’éditeur Gallimard n’est pourtant pas exactement le Détective qui subit en 1979 une interdiction pour orientation

pornographique, ni Le Nouveau Détec-

tive qui continue à paraître encore

aujourd’hui aux éditions Nuit et jour

avec un tirage de 149 000 exemplaires par

an (2015) et des titres comme « Horreur

à la maternelle : pour punir ses mauvais

élèves, elle les envoyait chez son mari

pédophile ». Le Détective de 1928, dirigé

d’abord par Georges Kessel, le frère de

Joseph, avait dans un premier temps

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eu pour ambition d’être un journal de plumes, alimenté par les écrivains Gallimard les plus attractifs (Jean Coc- teau, Joseph Kessel, Pierre Mac Orlan, Paul Morand, Georges Simenon). La rubrique de Simone France se caracté- rise encore par une évidente « auctoria- lité ». Régulièrement, le visage avenant et malicieux de la jeune femme person- nalise et auctorialise, sous la forme d’un médaillon, sa chronique. Cette pratique rappelle que Détective avait associé lors de son lancement l’annonce de la présence de grands écrivains dans ses colonnes à leurs visages sous la forme de frises de portraits. À partir de 1931, sous la houlette de Marius Larique, Détective était devenu un journal de reportage et d’enquête sur le crime.

Jusqu’en 1934- 1935, il a employé des reporters expérimentés (Larique lui- même, Louis Roubaud, Henri Danjou, Paul Bringuier, Marcel Montarron) qui non seulement ont rendu compte avec brio des grands faits divers des années trente, des sœurs Papin à Vio- lette Nozière, mais ont également mené quelques grandes enquêtes passion- nantes. À cette époque, Détective s’était engagé dans de grandes causes comme l’abrogation du bagne ou la protection de l’enfance.

Mais il est vrai que Marius Larique, à la suite du 6  février 1934 et de la crise économique, a constaté le moindre intérêt du public pour les faits divers criminels. Les tirages de l’hebdomadaire

diminuant –  ils dépassaient fréquem- ment les 300 000  exemplaires en 1932- 1933  –, Gallimard décide de faire des économies en réduisant sensiblement les frais de reportage et en se séparant d’une partie du personnel. C’est à ce moment, vers 1936, que, pour tenter d’enrayer l’érosion du lectorat, Détective se lance dans l’aventure occulte, l’astrologie, les mystères, l’au- delà et le spiritisme, et essaie la formule médiatiquement gagnante des « vrais faux » témoignages de criminels. Des photographies de femmes dénudées apparaissent au moindre prétexte et l’hebdomadaire privilégie de plus en plus les sujets à tonalité sexuelle comme les « crimes d’invertis » (à partir du numéro 480), les

« souvenirs d’une entôleuse » (n

o

 417) ou

« Ma parole d’homme. Confession d’un souteneur » (n

o

 529).

Sans doute, l’embauche en 1938 d’une jeune journaliste inconnue, dans un journal très masculin, s’explique par cette crise économique que traverse le périodique. D’emblée, Simone France prétend s’opposer au fait divers cli- nique, aux « phrases sèches » des faits- diversiers (n

o

 528), et adopte une posture de chroniqueuse un peu osée, dans la lignée d’une Gyp au début du siècle ou d’une Odette Pannetier dans les années trente à Candide. Ces deux journalistes de droite s’étaient fait un nom, sous le prétexte d’une chronique légère et fémi- nine, en dispensant spirituellement des propos antisémites et xénophobes.

Le retour des causes grasses et salées

L’arrivée de Simone France à Détective

a contribué à une évolution sensible de la chronique judiciaire. Détective depuis

1928 apposait en bas des chroniques

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judiciaires la signature de Jean Morières, probablement un pseudonyme col- lectif. La chronique se répartissait entre les grandes affaires jugées aux assises et quelques affaires de police correc- tionnelle, plutôt traitées, dans une esthétique de la variatio, selon un mode comique. Cette tradition de la cause salée et comique existe au moins depuis le xix

e

 siècle et la création de la Gazette des tribunaux

14

. Chaque jugement au tri- bunal correctionnel servait de prétexte à une saynète comique fondée souvent sur la mise en scène de personnages populaires, ne comprenant rien à la rhé- torique judiciaire. Jusqu’en 1938, cette veine, un peu datée, bien que présente dans Détective,  n’était aucunement prépondérante. La page « La justice des hommes » apparaît avec la réor- ganisation de la maquette du journal le jeudi 15  octobre 1936, mais le petit procès ordinaire ne prend l’avantage sur la grande affaire qu’avec l’arrivée de Simone France dans la rubrique, le 27  octobre 1938. C’est elle qui remet à l’honneur la cause salée, ses affaires d’adultère et d’impuissance, ses qui- proquos. Le calcul est sans doute aussi littéraire, car certains, à l’instar de Jules Moinaux, qui avait rassemblé ses Tribunaux comiques en 1881

15

, se sont fait un nom avec le genre.

Les nouveaux marginaux mis en scène par la chronique ne sont plus les paysans un peu gauches ridiculisés par Moinaux. Ce sont les nouveaux parias, les boucs émissaires de la société fran- çaise bien décrits par Eugen Weber

16

.

Détective s’enfonce dans la démagogie.

Comme l’ont montré les travaux de Florence Tamagne, l’homophobie trouve un nouveau souffle avec les années 1930 : l’homosexuel devient « un délinquant ordinaire

17

». Par ailleurs, la peur des étrangers a été encouragée par les diffé- rents gouvernements, y compris ceux du Front populaire, et Ronald Huschber

18

parle pour cette période de « xénophobie structurelle ». Cette xénophobie s’accom- pagne d’un antisémitisme des plus vio- lents et « endémique », écrit justement Eugen Weber, « à la fin de l’année 1938 et au début de l’année 1939

19

», où de nombreux faits divers étaient destinés à prouver la malhonnêteté des juifs

20

.

Bien entendu, cette étrangère arrêtée pour vol à la tire dans les magasins, n’est pas en règle avec la loi sur les étrangers ; bien entendu, sa carte d’iden- tité n’est pas à jour ; bien entendu, elle profite de nos routes, de nos chemins de fer dont vous, moi (mais pas elle) réglons les déficits, de nos écoles pour sa fille, de nos musées, de nos églises et de la douceur de vivre en nos pays. Tout cela n’est rien. Nous autres, Français et Françaises, nous sommes des poires et ce n’est pas encore demain qu’on aura fini d’exprimer notre suc bien qu’on fasse tout ce qu’il faut pour cela.

Mais Mme Samuel passa la mesure en explorant les sacs à mains des clientes, dans les grands magasins. […]

Mme Samuel, au nom d’Israël, ne tou- chez plus à nos sacs à mains. 21

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127

Poétique du fait divers 1939 : contiguïtés, colocations et assimilations

La chronique fonctionne par coloca- tion : la xénophobie appelle l’antisémi- tisme, le racisme colle à l’homophobie.

Une connotation appelle l’autre pour cerner une forme de dégénérescence sup- posée de la nation française. Le comble est sans doute atteint dans le fait divers suivant, à la limite du diffamatoire :

Je vois tous les jours, au Palais, des jeunes filles ou des jeunes femmes qui comparaissent pour s’être livrées à la prostitution, mais, plus rarement, de jeunes garçons, presque des enfants comme c’est le cas de ce petit aux che- veux blonds et frisés, à la bouche sai- gnante, aux yeux largement fendus en amande. Habillez- le de velours sombre et c’est Chérubin. Questionnez- le et vous comprenez que ce visage d’ange cache une âme diabolique. La corrup- tion est là, derrière ce beau front pur, et la gangrène ternit déjà, un peu, les grands yeux couleur de violette. […]

L’avocat de l’enfant – un grand noir aux yeux de feu  – n’a de regards que pour son client. Avec quelle flamme défendra- t- il tout à l’heure son petit amour car ils se sont bien rencontrés, l’avocat et l’inculpé !

Mais le procureur n’a pas pour Corydon les yeux de l’avocat de couleur, les yeux de Chimène pour Rodrigue. Et le président Patouillard étant dans les mêmes dispositions sentimentales, l’en- fant vicieux est condamné à trois mois de prison. Pour un peu, son avocat en pleurerait des larmes de cendre… 22

Du fait de l’absence de registre indexique (mention des noms propres

et du tribunal où a été jugée l’affaire), apparaît dans ce fait divers un jeu insi- dieux entre le vrai, le faux et le supposé, entre l’écriture d’un quasi- fantasme et l’invention d’un roman caché. C’est l’oc- casion de rappeler, même rapidement, le rapport tortueux de la presse des années trente au vrai, rapport qui sera dénoncé au lendemain de la guerre notamment par Hubert Beuve- Méry, fondateur du Monde et fustigateur d’une informa- tion d’avant- guerre composée de mots racoleurs, d’événements romancés et d’images chocs enveloppés dans une hiérarchie aberrante des nouvelles

23

.

La situation historique détermine donc l’intrusion dans le journal criminel de toute une série d’événements anodins qui deviennent de fait médiatiques, mais elle permet aussi l’invention d’une écriture et d’un dispositif qui correspondent au moment et à la situation. C’est une chro- nique qui fonctionne par la contiguïté.

Ces faits divers se font écho, quand ils

ne se contaminent pas. Barthes a parlé à

propos du fait divers de causalité abusive,

de consécutivité renversée ; ici, on pour-

rait noter un amalgame par la contiguïté :

l’homosexuel voisine avec l’étranger qui

côtoie le juif et la prostituée, tous join-

tant les délinquants, et finalement le

lecteur doit comprendre que c’est une

même personne fantasmée qui est ainsi

visée. Les petites causes mettent en scène

non plus l’exceptionnel, mais l’angoisse

ordinaire d’un monde corrompu par

l’Autre. La force de ce discours est d’être

soutenu par l’autorité- auctorialité de

Simone France. Elle avait signé ses deux

premières chroniques (n

os

 522 et 523) de

son vrai nom, Simone Bouyrou, avant de

(9)

128

préférer l’efficacité du pseudonyme. En 1928, le journal avait privilégié des pseu- donymes comme F.  Dupin, M.  Lecoq, Étienne Lousteau, directement exportés de la fiction du xix

e

 siècle. En 1938, la jour- naliste, sans vergogne, se donne le nom du pays, affirme incarner l’identité et la priorité nationales, et légitime ainsi son discours. Comme l’écrit Yoan Vérilhac,

« il y a quelque chose de carcéral dans la poétique générale de Détective : une sorte d’hyper- resserrement des procédés, des

thématiques, une automatisation géné- rale des discours, de leurs fins et des effets produits, qui met mal à l’aise

24

».

La suite des événements ne dément pas cette lecture : elle montre bien que cette double page de faits divers n’échappe pas à l’Histoire et constitue, selon la formule de Ralph Schor, un

« prélude à Vichy » : Simone France par- ticipera pendant la guerre à la rédaction de journaux collaborationnistes comme Le Cri du Peuple.

* * *

Le fait divers est donc une écriture de l’histoire que l’on ne peut abstraire de son contexte. Ici, l’efficacité du discours est moins dans les faits racontés que dans leur poétique construite à la croisée de la tradition des causes grasses et salées, de l’énonciation éditoriale proposée par l’hebdomadaire criminel et de l’aucto- rialisation des écritures spécifique aux grands hebdomadaires de l’entre- deux- guerres. Cette poétique se met au service d’un moment historique. Ces histoires de vespasiennes permettent donc de saisir quelque chose de l’époque. C’est une manière d’attraper le réel par le bas quand la grande histoire permet de le saisir par le haut.

Le retour en force du fait divers dans la société contemporaine, sensible par exemple dans les écritures d’Emma- nuel Carrère, de Régis Jauffret, voire d’Ivan Jablonka, dit aussi quelque chose de notre époque. À l’ère des sta- tuts Facebook et des tweets, nous aimons les petites histoires. C’est autant une question de format que, comme le rap- pelait Michelle Perrot, une « recherche de l’intime, [une] fascination du secret, [le] triomphe du sujet

25

». Ce n’est pas seulement une manière d’écrire l’his- toire, c’est aussi une façon de la lire et de la concevoir. C’est ce qu’on pour- rait appeler la fait- diversification de l’Histoire.

Notes

1 Nous renvoyons au numéro d’Études fran- çaises consacré aux Microrécits médiatiques.

Les formes brèves du journal, entre médiations et fictions (vol.  44, no  3, 2008), qui propose p.  13-22 un « Petit lexique des microformes journalistiques ».

2 Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du

xixe siècle, t. VIII, 1872, p. 58.

3 Roland Barthes, « Structure du fait divers », dans Essais critiques, Seuil, 1964, p. 188-197.

4 Michèle Perrot, « Fait divers et histoire au xixe siècle », Annales. E.S.C., vol. 38, no 4, 1983, p. 911-919.

5 Dominique Kalifa, « Faits divers et romans cri- minels au xixe siècle », Annales. Histoire, Sciences

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sociales, vol. 54, no 6, 1999, p. 1345-1362 ; repris dans Crime et culture au xixe siècle, Perrin, 2005, p. 131-156.

6 J.-B.  Pontalis, Un jour, le crime, Gallimard, 2011, p. 160.

7 Georges Auclair, Le Mana quotidien. Structures et fonction de la chronique des faits divers, Anthropos, 1970.

8 Roland Barthes, art. cit., p. 195.

9 Ivan Jablonka, Laëtitia ou la Fin des hommes, Seuil, 2016, p. 204.

10 Pour une recension des avis sur Détective, nous renvoyons à Amélie Chabrier, Marie- Ève Thérenty, Détective, fabrique de crimes ? (1928- 1940), Joseph K., 2017.

11 C’est le titre d’un épisode et le surnom du cri- minel dans Les Mystères de New York, serial réa- lisé aux États- Unis par Louis Gasnier en 1914 et novellisé par Pierre Decourcelle en 1915.

12 On rappelle cependant que la référence à la Grèce antique était une manière de connoter l’homosexualité.

13 Mara Goyet, Sous le charme du fait divers, Stock, 2016.

14 Nous renvoyons à la thèse d’Amélie Chabrier, Les Genres du prétoire. Chronique judiciaire et lit- térature au xixe  siècle, Université Paul- Valéry  – Montpellier 3, 2013.

15 Jules Moinaux, Les Tribunaux comiques, A. Chevalier- Marescq, 1881.

16 Eugen Weber, La France des années 30. Tourments et perplexités, trad. de l’anglais par Pierre- Emmanuel Dauzat, Fayard, 1994, p. 124.

17 Florence Tamagne, Histoire de l’homosexualité en Europe, Seuil, 2000, p. 511.

18 Ronald Hubscher, L’Immigration dans les cam- pagnes françaises, O. Jacob, 2005.

19 Eugen Weber, op. cit., p. 151.

20 Sur l’usage du fait divers par la presse de droite, voir Ralph Schor, L’Antisémitisme en France dans l’entre- deux- guerres, Complexe, 2005.

21 Simone France, « Ne tirez donc pas ! », Détective, no 536, 2 févr. 1939.

22 Id., « La défense de Corydon », Détective, no 527, 1er déc. 1938.

23 Voir François Simon, Journaliste. Dans les pas d’Hubert Beuve- Méry, Arléa, 2005.

24 Yoan Vérilhac, « Le vulgaire dans Détective », communication présentée le 30 septembre 2016 dans le cadre des journées d’étude « Détective, fabrique de crimes ? » (Montpellier, Nîmes, Paris). À paraître sur le site Criminocorpus.

Musée d’histoire de la justice, des crimes et des peines (<https://criminocorpus.org/fr/>).

25 Michelle Perrot, art. cit., p. 917.

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