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Pour une juste "impression de l'âme" : Saint-Evremond et l'émotion

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Pour une juste << impression de l'âme>>: Saint-Evremond et l'émotion

Emmanuelle Mortgat-Longuet

D ans un recueil sur l' «extrémité» d�s émotions, notre réflexion ne peut qu'offrir un point de vue complémentaire: dans le domaine esthétique notamment, Saint-Évremond condamne justement tout ce qui peut provoquer des réactions exacerbées. Nous chercherons donc ici à rendre compte des spécificités de sa recherche d'un juste milieu en cette matière, ce qui nous conduira dès lors à considérer essentiellement ce qui concerne le récepteur. Dans cette perspective, nous ne rencontrerons la question des passions

!

que dans la mesure où !'écrivain évoque une éventuelle contiguïté entre les passions des personnages représentés et les émotions (ou« passions») du lecteur ou du spectateur.

On trouve déjà effectivement, dans les considérations auxquelles il se livre sur les effets d'une œuvre, ample matière à étude. L'aristocrate exilé qu'est Saint-Évremond, qui recherche, on le sait, les plaisirs de l'otium dans la perspective d'un épicurisme aménagé2, ne prétend pas tant, on s'en

1 Cette question a déjà été étudiée dans l'œuvre de Saint-Évremond: P. Busson-Martello, « Passions et raison chez Saint-Évremond», Libertinage et philosophie au XVIf siècle, t. IV (Gassendi, les gassendistes et les « passions libertines»), Publications de l'Université de Saint-Etienne, 2000, p. 199-208.

2 Voir notamment D. Bensoussan, « Le goût selon Saint-Évremond», Du goût, de la conversation et des femmes, éd. A. Montandon, Association des Publications de la Faculté des Lettres de Cleanont­

Ferrand, 1994, p. 23-39; « L'otium de l'honnête homme: Saint-Évremond», Les Loisirs et l'héritage de la culture classique, éd. J.-M. André, J. Dangel et P. Demont, Bruxelles, Latomus,

(2)

doute, se mêler des droits et des devoirs de la création littéraire à la manière des théoriciens ou des doctes, que réfléchir sur la valeur formatrice de la littérature en matière de goût, d'intelligence ou de sensibilité

3

, et sur la qualité des réactions provoquées chez l'amateur ou le connaisseur par une œuvre d'art. Cette attention portée à la réception est donc éventuellement propice à l'élaboration d'une pensée de ce que nous pouvons aujourd'hui nommer les« émotions», mais que les hommes du XVIr siècle nomment encore bien souvent, conformément à une grande partie de la tradition rhétorique et philosophique, les« passions». D'autre part, Saint-Évremond écrit un grand nombre de ses réflexions dans un contexte bien particulier, celui de l'importance croissante conférée, dans la seconde moitié du siècle, à un certain« pathétique» et à l'expression de la sensibilité, notamment en ce qui concerne le théâtre et l'opéra. Il semble donc que dans ce contexte Saint-Évremond cherche à cerner les limites susceptibles d'encadrer et de pondérer ce qui lui semble un dévoiement, à comprendre ce qui permet de produire de justes réactions émotives, et à déceler ce qui peut les garantir de l'excès ou de la démesure. Car évidemment, il ne refuse pas, bien au contraire, ce qui peut toucher en profondeur le spectateur ou le lecteur, mais s'essaie manifestement à définir le bon usage et la bonne mesure de ce qu'il nomme souvent -conformément, là encore, à une certaine tradition-, les « impressions de l'âme». Il nous faudra donc tenter d'établir si ces éléments de réflexion restent ponctuels et subordonnés à d'autres questions ou à certains domaines, ou s'ils forment un ensemble suffisamment unifié, élaboré et cohérent pour que nous puissions voir une relative autonomie conceptuelle et une sin

gu

larité dans cette pensée de l'émotion. Cette autonomie et cette sin

gu

larité sont au demeurant d'autant moins évidentes que la pensée de Saint-Évremond ici est souvent éparse et procède, comme on le sait, d'un homme qui ne s'exprime que dans de brefs traités « négligents

» ou quelques lettres diverses -dont la rédaction, en outre, s'étend sur un demi siècle environ-, et qui reste surtout totalement étranger à tout esprit de système.

1996, p. 593-603; «Saint-Évremond: le style du moraliste», Entre Epicure et Vauvenargues:

principes et formes de la pensée morale, éd. J. Dagen, Paris, Champion, 1999, p. 383-401 ; et J.-Ch.

Dannon, « L' otium selon Saint-Évremond : un art des limites et de la variation», Le Loisir lettré à l'âge classique, éd. M. Fumaroli, Ph.-J. Salazar et E. Bury, Genève, Droz, 1996, p. 255-286;

Philosophie épicurienne et littérature au XYI!' siècle, P .U.F ., 1998.

3 Voir D. Bensoussan, 1994, op. cit., p. 28-35 et E. Bury, «Saint-Évremond et l'humanisme: une culture dans le siècle», Saint-Évremond entre Baroque et Lumières (1614-1703), éd. S. Guellouz, Presses Universitaires de Caen, 2000, p. 25-40.

(3)

L'œuvre à l'aune de l'honnête homme Le signal des larmes

Lorsqu'il juge d'une œuvre d'art, Saint-Évremond s'attache particulièrement -conjointement à ses réflexions sur les qualités du travail du poète -aux bénéfices qu'elle procure et aux effets qu'elle produit sur le public. A cet égard, l'honnête homme qu'il est n'inscrit pas rigoureusement sa réflexion dans un cadre conceptuel déjà bien défini comme celui que pourraient lui offrir, en ce qui concerne le pathos, Aristote -avec lequel il est fort distant, même s'il n'est pas sans le suivre à l' occasion

4

-ou Cicéron -qu'il cite parfois, le jugeant l' « homme du monde le plus sçavant dans l'art de toucher les affections

5

» -, mais préfère souvent s'en remettre à l'observation empirique del' «impression>> sur l'âme produite par l'œuvre qu'il évoque. Cette distance ne l'empêche cependant pas d'inscrire traditionnellement cette «impression» dans un cadre éthique : elle est une empreinte qui anime l'âme, la met en mouvement et doit l' « élever » - contrairement à ce qui, pour lui, est ridicule, langueur ou ennui. Ainsi, par exemple, grâce à ses caractères « animez » et à la « vertu » de ses héros, « tout anime dans Homere, tout émeut» : « il n'y a point d'ame qui ne se sente élevée par l'impression que fait sur elle le caractere d' Achilles

6

».

Cette élévation tend justement, selon !'écrivain, à se raréfier en faveur d'un attendrissement excessif, et l'on sait qu'il fait de la tragédie cornélienne un rempart contre les dérives des modes nouvelles - notamment celles qui font le succès d'un Racine. En effet, dans une tragédie, le mauvais dosage des passions, notamment, provoque chez le spectateur une mauvaise économie des réactions émotives. C'est pourquoi « la passion doit estre remplie, mais jamais outrée »

4 Voir

à

ce sujet G. Forestier, Essai de génétique théâtrale. Corneille

à

l'œuvre, Klincksieck, 1996, particulièrement les pages 68-70, dans lesquelles le chercheur montre que la

«

bonne méthode » préconisée

par

Saint-Évremond en matière de création dramatique suit en fait celle d'Aristote.

5 Saint-Évremond, « Sur les caractères des tragédies », Œuvres en prose, éd. R. Ternois, Paris, S.T.F.M., 1962-1969, t. III, p. 328. C'est à cette édition que nous nous reporterons désormais.

6 « Quelques réflexions sur nos traducteurs», t. III, p. I 15-116. Voir, sur cette dimension éthique, E.

Bury, «Saint-Évremond, Ancien ou Moderne ? », Saint-Évremond au miroir du temps, éd. S.

Guellouz, « Biblio 17 », Gunter NarrVerlag, Tübingen, 2005, p. 144-145.

(4)

Celuy qui ne pousse pas assés les mouvemens, ne contente pas ; c'est ne pas donner sujet de se loüer. Celuy qui les outre blesse l'esprit; c'est donner sujet de se plaindre 7.

Cette erreur de dosage est notamment visible dans ces larmes que l'on nous arrache. Elles sont en effet bien rapidement séchées et, après coup, nous en jugeons, à la lumière de la raison, bien peu favorablement.

Aussi faut-il « ménager avec grande discrétion» les larmes des personnages

8

. Peut-être peut-on voir dans ces propos - vraisemblablement rédigés entre 1671 et 1675

9

- une réponse à la préface de Racine pour Alexandre dans laquelle le dramaturge mettait en avant, comme l'avait souligné G. Dcclercq en analysant cet« indice du sublime», sa propension à « attacher », à captiver irrésistiblement, « malgré eux », les spectateurs

lO

. Certes, semble dire Saint-Évremond, ceux-ci sont captivés, mais ils se rendront bien vite à la raison. Ces larmes« malgré nous», n'échappant que momentanément aux « lumieres de l'esprit », signalent donc un mauvais traitement des passions et le critique s'en remet aux conseils de Cicéron préconisant de s' « arréter à propos dans un discours pathetique

11

» - ce recours n'empêchant cependant pas Saint-Éwemond d'estimer devoir attendre « quelque retour à la justesse du sentiment » pour voir le public moins sensible à l'excès de lannes

12

_ Pourtant, malgré cette résistance à l' «attendrissement» de la part de l'aristocrate - qui, en cela encore,

« reste un homme de 165013 » -, l'évolution est inéluctable: on connaît

7 « Sur les caractères des tragédies», t. III, p. 327.

8 « Quand le cœur particulierement s'est senti touché autant qu'il a deu l'estre, il cherche à se soulager, et revenus de ses mouvemens aux lumieres de l'esprit, nous jugeons peu favorablement de la tendresse et des larmes. Celles du plus malheureux doivent estre menagées avec grande discretion, car le spectateur le plus tendre a bientôt seché les siennes », ibid.

9 Selon R. Ternois, ibid., p. 324.

10 P.

81,

G. Declercq, « Représenter la passion: la sobriété racinienne», Littératures classiques, n° 11, 1989, p. 69-93.

11 «

Sur les caractères des tragédies

»,

t. III, p. 328.

12

« A un auteur qui me dernandoit mon sentiment d'une pièce où l'héroïne ne faisoit que se lamenter», t. III, p. 340.

l3 Selon la formule de R. Zuber, qui ajoute cependant que Saint-Évremond est « refaçonné par l'air libre de Londres» (La Littéra/w"efrançaÏ.',e duXVIf' siècle,« Que sais-je?», P.U.F., 1993, p. 114).

(5)

l'ampleur de ces « succès de larmes

14

» et bientôt La Bruyère, on le sait, déplorera que l'on ait« honte de pleurer au théâtre

15

».

A la recherche d'un équilibre

A contre-courant donc, dans ce contexte qu'il estime caractérisé par un recours excessif au pathétique, Saint-Évremond cherche à cerner le bon dosage permettant cette justesse du sentiment qui est toujours à rechercher pour juger des ouvrages

16

-la visée profonde de ses réflexions s'inscrit là encore dans une recherche des limites

17

_ Quels sont donc les éléments requis pour produire une « juste impression » dans l'âme des lecteurs et des spectateurs? Leur dosage est fait d'équilibre et de pondération. Il faut de l'esprit, tout d'abord, mais point trop. L'opéra

18

par exemple, où« l'esprit a si peu à faire » que les sens languissent nécessairement, montre le caractère indispensable de celui-ci. Le récitatif, notamment, provoque l'ennui:

L'âme fatiguée d'une longue attention où elle ne trouve rien à sentir, cherche en el1e-même quelque secret mouvement qui la touche; l'esprit qui s'est prêté vainement aux impressions du dehors, se laisse aller à la rêverie, ou se déplaît dans son inutilité

1

9.

Repli de l'âme sur elle-même, sortie inutile de l'esprit : il suffit que les sens ne soient plus soutenus par une bonne sollicitation de l'esprit pour que l'âme ne soit plus dans son« assiette». L'équilibre tant prisé par Saint­

Évremond entre le dehors et le dedans est rompu et c'est bien l'échec du

«divertissement», composante si importante de I'otium évremondien.

Comment expliquer cet échec ? Pourquoi ce caractère indispensable de la satisfaction de l'esprit mal

gr

é un premier contentement des sens? C'est

14 Voir notamment J.-J. Roubine,

«

La stratégie des larmes au XVII" siècle», Littérature, n° 9, févr.

1973,

p.

56-

7

3

et Ch. Biet, <<

ù

passion des larmes>>, Littératures classiques, n°

26,

janv.

199

6

,

p.

16

7-

1

83.

1

5 La Bruyère, Les Caractères,« Des ouvrages de l'esprit>>, I, 50.

1

6

Par exemple, il faut juger des ouvrages en eux-mêmes, c'est-à-<li:re

«

selon le veritable sentiment qu'on en doit prendre», et non selon les préjugés en faveur du passé ou de la nouveauté

( «

Quelques observations sur le goût et le discernement des François », t. Ill, p. 1

27).

17

Voir J.-Ch. Dannon, ouvrages cités, et «L'intérêt, la politique et l'histoire selon Saint-Évremond : effets de sens néo-épicuriens», Saint-Évremond entre Baroque et Lumières, ouvr. cit., p. 147-171.

1

8

Quentin Hope a pu montrer que Saint-Évremond était pourtant amateur de musique et qu'il en appréciait notanunent les effets émotifs délicats : «Saint-Évremond et la musique», Saint­

Evremond entre Baroque et Lumières, ouvr. cit., p.

55-

6

6.

19 «

Sur les opéras »,

t.

III, p. 150.

(6)

que, dit-il, l'âme davantage d'« intelligence» avec l'esprit qu'avec les sens

« forme une résistance secrete aux i

mp

ressions qu'elle peut recevoir, ou pour le moins elle manque d'y prêter un consentement agréable, sans lequel les objets les plus voluptueux même ne sauraient [ ... ] donner un grand plaisir20

». On mesure donc à quel point l'épicurisme de Saint-Évremond est fait d'équilibre et de contiguïté entre les sens, l'esprit et l'âme, mais on constate également que ce rejet d'une exacerbation des sens reste sans doute pour une large part dans la lignée de Cicéron et de Quintilien qui dénonçaient une éloquence faite d'artifices, ne flattant que furtivement les oreilles au lieu de toucher l'âme en profondeur. Mais c'est encore, en l'occurrence, qu'il tire la leçon plus récente du semi aveu de Corneille déclarant, à propos de sa tragédie à machines Andromède, avoir renoncé à toucher l'esprit ou le cœur et n'avoir composé sa pièce« que pour les yeux2

1

». Pour autant, le movere bien compris ne doit pas trop attendre de l'esprit. C'est par exe

mp

le ce que font certains auteurs de tragédies lors de longs discours de tendresse qui se muent en « leçons » sur les origines de la douleur. L'amant devient alors « un Philosophe qui raisonne dans la passion». Dans ce cas encore l'esprit du spectateur« revient» à lui-même et « ne connoit plus que le Poete ». Ce

«mécompte» de l'auteur est manifeste dans l'échec de l'émotion provoquée:« il tombe dans le ridicule, quand il prétend me donner de la pitié22 ». Cet échec signale donc l'intrusion déplacée de l'auteur, guère éloignée d'un excès d'amour­propre: c'est en moraliste que Saint-Évremond condamne ici ces défauts déjà souvent dénoncés par la tradition rhétorique dans le cadre de l'ethos de l'orateur. De même, deux autres «défauts» de l'auteur, proches du précédent, sont sanctionnés par la perte de l'émotion du récepteur: d'une part l'excès d'éloquence qui ôte l'envie de consoler - en bref, qui ôte la pitié - et qui révèle une méconnaissance de la nature et, d'autre part, un excès d'ingéniosité, une exhibition de l'esprit, qui témoignent d'un défaut de « sentiment23 ». Excès d'amour-propre, méconnaissance de la nature, défaut de sentiment, telles sont les fautes et les démesures de l'auteur - fautes éthiques - proportionnellement révélées par le retrait émotif du récepteur.

20 «

Sur les opéras

>>, t.

III,

p.

151.

21 Comeille, préfuce d'Andromède (1651), Œuvre8 complète8, éd. G. Couton, « Bibliothèque de la Pléiade», Paris, Gallimard, 1984, t. II, p. 448.

22 « Sur les caractères des tragédies », L III, p. 328-329.

23 « Sur les caractères des tragédies », t. III, p. 329.

(7)

Le témoignage de l'homme de goût

Un autre bon « révélateur » des défauts ou qualités de l' œuvre réside dans la juste durée de l' « impression de l'âme » du spectateur ou du lecteur. Elle est en effet un signe fiable du génie et du goût de l'auteur. Si

« d'assez forts, ou d'assez passionnez» vers sont nécessaires « pour s'imprimer vivement en l'ame

24

», de trop longues plaintes, en revanche, finissent par épuiser la pitié du spectateur ou incommoder son âme d'une

« impression douloureuse» qui, estime-t-il en bon épicurien, « blesse la nature » au lieu de la toucher

25.

Du reste, l'exemple de la comédie italienne montre que chez un« honnête homme», l'esprit finit toujours par revenir à l' « idée du vrai naturel26 ». Dans le cas de la tragédie également, les

« personnes de bon sens

27

» ne seront pas dupes d'une prolongation excessive de l'expression des passions : une belle qui « continuë à se desoler trop longtemps» apporte finalement « une langueur infaillible aux spectateurs

28

». L'épuisement émotif du - bon - récepteur signale donc, contrairement au eas d'une juste durée de ses« mouvements», l'excès et la fausseté de l'art intempestif d'un poète perdant progressivement de vue la nature

29.

Aussi peut-on là encore constater que le spectateur - ou lecteur - de qualité est, par l'économie de son esprit, de ses sens et de ses émotions, un témoin des débordements et des dévoiements de la création littéraire, et cela d'autant plus que l'âme a besoin d'être mise en mouvement, de« sortir souvent hors de soi» pour éviter l'ennui d'être toujours dans la

« même assiette » : l'équilibre naturel qui la caractérise, sa recherche intrinsèque des limites la mettent en mesure de témoigner de l'absence de bornes posées à une raison créatrice.

L'œuvre peut donc être jugée en fonction de l'impression qu'elle provoque

30

et c'est sur ce fondement que Saint-Évremond, malgré certaines

24 « Extraits de deux lettres sur la Tragédie d'Alexandre faite par M. Racine», t. II, p. 82.

25 « Sur les caractères des tragédies », t. III, p. 328. Voir aussi « A un auteur qui me demandait mon sentiment d'une pièce où l'héroïne ne faisoit que se lamenter», t. III, p. 341-342.

26

«

Comme la bouffonnerie ne divertit

un

honnête homme que par de petits intervalles, il faut la finir

à

propos, et ne pas donner le temps à l'esprit de revenir à la justesse du <liscours, et

à

l'idée du vrai naturel » : « De la comédie italienne», t. III, p. 50.

27 « Sur les tragédies », t. IlI, p. 26.

28 « A un auteur qui me demandait mon sentiment d'une pièce où l'hé-roïne ne faisait que se lamenter», t. III, p. 341-342.

29 Voir encore ibid., p. 342.

30 Q. M. Hope avait déjà souligné ce point dans Saint-Évremond the "honnête homme" as critic, Bloomington, Indiana University Press, 1962, chap. V, p. 71-76.

(8)

réserves, peut mettre Virgile au plus haut: il vous « touche d'une impression toute juste, où il n'y a rien de languissant, rien de trop poussé;

comme il ne vous laisse rien à desirer, il n'a rien aussi qui vous blesse, et c'est là que vôtre rune se rend avec plaisir à une proportion si aimable

31

».

Cet abandon de l'âme est bien le signe d'un divertissement réussi. Et l'on peut certainement voir dans l'importance accordée à ce rôle de révélateur que revêt l'âme de l'homme de« bon sens» une conséquence du statut social de Saint-Évremond « gentilhomme

32

», qui ne juge pas nécessairement des œuvres intrinsèquement mais, notamment, au baromètre des réactions intellectuelles et émotives d'un homme de goût. Pour autant, ce décentrement n'aboutit en aucune manière à du relativisme : même si un

« bon dosage» n'est jrunais a priori acquis, s'il ne peut guère faire l'objet de recettes préalables et s'il est toujours susceptible de variations, ce sont bien l'objectivité des qualités de l'œuvre et, en définitive, sa valeur intrinsèque, que le bon récepteur éprouve en lui-même, vérifie et authentifie. On a pu montrer que le XVIII

e

siècle mettait singulièrement l'accent sur le récepteur

33 :

à cet égard, même s'il faut effectivement en finir avec l'image d'un Saint-Évremond précurseur des Lumières

34,

on constate que le critique est incontestablement un jalon non négligeable dans ce changement des valeurs esthétiques.

Dénaturations des mouvements de l'âme

Les mouvements excessifs ou insuffisants de l'âme de l'homme de goût sont donc susceptibles de révéler dangers, carences ou démesures dans l'acte créatif. Cette composante de la pensée esthétique évremondienne nous conduit à observer que les questions du sublime et de la catharsis - délicates en l'occurrence - sont effectivement notamment abordées par le critique sous l'angle de la dénaturation ou de la perturbation des mouvements de l'âme du récepteur.

31 « Sur les caractères des tragédies», t. III, p. 329-330.

32 Voir D. Bensoussan, 1994, an. cit.

33 Voir A. Coudreuse, Le Refus du pathos au XVIIIe siècle, Paris Champion, 2001, notamment les p. 11 sq.

et 51 sq.

34 Voir E. Bury, 2005, art. cit., p. 137-148.

(9)

Contre un sublime racinien ?

On ne peut que souscrire aux propos de Baldine Saint Girons estimant qu'il faut être nuancé quant à la position de Saint-Évremond sur le sublime : on ne peut pas, en effet, conclure de sa condamnation du vaste, même s'il s'en prend implicitement à Longin, que Saint-Évremond pourfende tout sublime

35.

Selon lui, les justes mouvements de l'âme requièrent en effet d'éviter deux extrêmes. A un extrême, le «petit» ou le

« médiocre » : « la médiocrité aux choses héroïques est, peut estre, un plus grand defaut que l'extravagance »

36.

Le trop « petit », en effet, condamne l'âme à un mouvement excessif: elle doit suppléer cette carence. Saint­

Évremond condamne ainsi dans la tragédie les « petits soûpirs ennuieux »

qui détournent l'âme des véritables passions

37

ou les« petites douceurs qui ne font pas une impression assez forte sur les esprits

38

» - il vise manifestement ici Racine et Quinault. Il arrive alors que, « peu satisfaits dans nos cœurs », nous attendions des comédiens un surcroît d'émotion

39

attente d'autant plus dénaturée que l'art et le désir de plaire des comédiens peuvent conduire à donner des larmes « aux endroits qui demandent de la gravité4° ». Aussi Saint-Évremond décline-t-il tout un paradigme de l'amoindrissement conduisant à une économie déséquilibrée des mouvements intimes du spectateur :

En effet, ce qui doit estre tendre n'est que doux ; ce qui doit former la pitié fait à peine la tendresse; l'émotion tient lieu du saisissement, l'étonnement, de l'horreur.

Il manque à nos sentimens quelque chose d'assez profond, et les passions à derny-

35 B. Saint Girons, Fiat lux. Une philosophie du sublime, Paris, Quai Voltaire, 1993, p. 65-70: « { ... ] si la ligne de démarcation qu'il importe de tracer entre le grand et le vaste n'est pas toujours ltès nette, la distinction enlte une "sublimité" bien fondée et une sublimité mal fondée est à plus forte raison malaisée à établir; et, dans certains textes, Saint-Évremond semble revendiquer la première pour Comeille, tout en en privant les écrivains de 1' Alltiquité. Deux choses sont sûres : il critique le vaste et propose un modèle cornélien de la "grandeur d'âme" [ ... ] » (p. 69). La chercheuse pense, à la différence de Litman, qu'il faut se garder de conclure trop vite à une acception péjorative du terme sublime chez Saint-Évremond.

36 « Extraits de deux lettres sur la Tragédie d'Alexandre faite par M. Racine)>, t. Il, p. 78.

37 « Sur les tragédies», t. III, p. 27. 38 Ibid., p. 30.

39 Ibid.

4o « De la tragédie ancienne et moderne», t. IV, p. 181.

(10)

touchées n'excitent en nos ames que des mouvemens imparfaits, qui ne sçavent ni les laisser dans leur assiette, ni les enlever bon. d' elles-mêmes41

Avant cette conclusion, Saint-Évremond avait pris soin de préciser que Corneille, pour sa part, conservait aux sujets tragiques la crainte et la pitié, « sans détourner l'ame des veritables passions qu'elle y doit sentir42 ». Les catégories aristotéliciennes - réinscrites cependant ici dans une perspective épicurienne - sont donc, selon le critique, fidèlement respectées par Corneille, à la différence de Racine et Quinault qui les affadissent: leurs tendresses et leurs douceurs n'aboutissent qu'à des formes dévaluées du saisissement et de l'horreur, l'« émotion» et l' « étonnement », qui sont en l' oecurrence des réactions insatisfaisantes du public. Le« saisissement», dont on sait qu'il peut participer du sublime

43,

est donc affecté ici d'une valeur positive ; mais il est implicitement rapporté à Corneille et, au contraire, dénié à Racine: Saint-Évremond cherche donc manifestement à renverser les jugements qui commencent, au moment où ce texte est composé44, à s'imposer. De même, dans un passage d'une lettre au Maréchal de Créqui

45,

dans lequel il s'agit de montrer que Corneille serait supérieur à tous les anciens auteurs tragiques « s'il n'avoit esté fort au dessous de luy en quelques unes de ses pieces », Saint­

Évremond cherche manifestement à attribuer au dramaturge - au prix d'un clivage au sein de sa production - le pouvoir de saisir et d'élever le public:

« Ce qui n'est pas excellent en lui me semble mauvais, moins pour estre mal que pour n'avoir pas la sublimité où il s'est élevé sur d'autres choses».

Il ne lui suffit pas de « plaire legerement », s'il ne «ravit» nos esprits ; et si quelques auteurs peuvent nous « émouvoir simplement » par de « petites

41 « Sur les tragédies», t. III, p. 30-31.

42 Ibid., p. 27.

43 Rappelons que le Traité du Sublime du pseudo-Longin était connu bien avant sa traduction française de 1674 par Boileau, non seulement par les éditions du XVIe siècle de la version originale, mais encore par des traductions latines, la dernière en date é1ant celle de Tanneguy Lefëvre ( 1663 ).

Saint-Évre mond, du reste, cite Longin dans ses « Quelques réflexions sur nos traducteurs » (t. III, p. 111) - que R. Ternois propose de dater de 1669- dans un long passage qui débute ainsi:

« Personne n'a mieux entendu que Longin cette économie délicate de l'assistance du Ciel, et de la vertu des grands ho=es [ ... } ». (Sur la diffusion du Traité du Sublime, voir M. Fumaroli,

« Rhétorique d'école et rhétorique adulte : remarques sur la réception européenne du traité "Du Sublime" au XV!' et au XVII" siècle», R.HL.F., 1986, n° 1, p. 33-51).

44 Selon R. Ternois, Saint-Évremond aurait commencé ce tel\te en 1668 et l'aurait complété après 1670 (éd. cit., t. III, p. 22).

45 Selon R. Ternois, la rédaction de cette lettre aurait été entreprise en 1669 et sa plus grande partie rédigée en 1671; elle aurait été complétée vers 1685-1686, et corrigée clans divers manuscrits vers 1687 ou après (éd. cit. t. IV, p. 97-102).

(11)

douceurs », avec Corneille en revanche nos âmes se préparent à des

«

transports

»

et sont vouées à la langueur si elles ne sont « enlevées

46

». La

meilleure part du théâtre cornélien ne serait-elle pas ici le vrai modèle d'une «sublimité» bien comprise

47 ?

En l'occurrence, on retrouve ici très exactement le vocabulaire du Traité du Sublime4

8,

vocabulaire repris du reste par Boileau, notamment dans sa préface

à

sa traduction du pseudo­

Longin, pour faire du sublime cet « extraordinaire et ce merveilleux qui frape dans le discours, et qui fait qu'un ouvrage enleve, ravit, transporte4

9

» - mais on sait maintenant qu'au moment où Boileau traduit ce texte, il commence à« adopter» Racine

50.

Ainsi, semble-t-il, la critique du vaste

51

qui est bien chez Saint-Évremond l'autre extrémité à éviter, cette

«démesure» dans l'imagination, qu'il condamne comme non proportionnée à l 'homme

52,

ne détruit-elle pas pour autant toute référence au sublime, si tant est que l'on y rapporte l'exception cornélienne. Dans le cas de Corneille, en effet, la sublimité est bien proportionnée à la grandeur humaine des héros

53,

ce qui fait dire

à

Saint-Évremond, dans un passage publié en 1692, mais supprimé ultérieurement, qu'il n'y a pas à craindre de ne pouvoir « parvenir à la sublimité de l'ancienne Tragédie; car si nous avons l'arne haute et l'esprit sublime, l'idée de nos Héros nous fournira tout ce qui nous est nécessaire pour la grandeur des senti.mens et pour la hauteur

46 « A Monsieur le Maréchal de Crequi qui me demandait[ ... ] ce que je pensois sur toutes choses», t.

IV,p. 119-120.

4 7 Saint-Évremond conclut encore, faisant implicitement référence à Corneille : « [ ... J on doit rechercher à la Tragédie, devant toutes choses, une grandeur d'ame bien exprimée, qui excite en nous wie tendre Admiration. Il y a dans cette sorte d' Adrrtiration quelque ravissement pour l'esprit;

le courage y est élevé, l'âme y est touchée»(« De la tragédie ancienne et moderne», t. IV, p. 184).

48 « Car [le Sublime] ne persuade pas proprement, mais il ravit, il transporte, et produit en nous une certaine aduùration mêlée d'étonnement et de surprise, qui est toute autre chose que de plaire seulement [ ... ]. Il donne au Discours une certaine vigueur noble, une force invincible qui enleve l'âme [ ... ] » (nous citons le texte du chap. 1 du pseudo-Longin dans sa traduction par Boileau, Œuvres complètes, éd. F. Escal, « Bibliothèque de la Pléiade», Paris, GaJlimard, 1966, p. 341-342).

On peut encore comparer ces termes du Traité avec la citation de la note précédente.

49 Boileau, Préface au Traité du Sublime, dans Œuvres complètes, ibid, p. 338 [première partie de la préface, publiée en 1674}.

50 Voir R. Zuber, « La tragédie sublime: Boileau adopte Racine », Les Emerveillements de la raison, Paris, Klincksieck, 1997, p. 251-254. Le chercheur rappelle que c'était pourtant une pratique admirative de la tragédie cornélienne qui avait conduit Boileau vers le sublime (p. 252).

51 « Dissertation sur le mot de vaste i>, t. III, p. 3 75-417.

52 « [ ... ] l' étenduë juste et reglée fait le grand, la grandeur demesurée fait le vaste. [ ... ] les choses vastes [ ... ] ne conviennent point avec ce qui fait sur nous une impression agreable [ ... ] >>, ibid., p. 380.

53 « [ ... ]il ne nous faut rien que de grand, mais d'humain», « De la tragédie ancienne et moderne», t. IV, p. 175.

(12)

des pensées

54

» - autant vanter l'humain héroïsme cornélien contre les

«médiocres» personnages raciniens. On peut donc faire l'hypothèse que Saint-Évremond rejette moins toute référence à ce qui est susceptible de composer le sublime, que le compromis effectué, comme l'a montré G. Declercq, par Racine à ce sujet, lorsque celui-ci allie à la sobriété élégante la tension du sublime entre douceur et véhémence

55.

Pour une bonne assiette de l'âme: la catharsis rectifiée

L'équilibre et la proportion que Saint-Évremond exige dans les mouvements de l'âme participent encore de sa critique de la catharsis aristotélicienne telle qu'elle pouvait être, pour une large part, comprise au

xvne siècle. Il condamne ainsi les effets dévastateurs qu'ont selon lui, dans la tragédie athénienne, les mouvements excessifs de la crainte et de la pitié qui ne conduisent qu'à faire du théâtre « une école de frayeur et de compassion» incapable de conduire l'âme à « une bonne assiette sur les maux qui la regardent elle-même

56

» : ils ne mènent ainsi qu'à l'esprit de superstition et qu'à l'envie de se lamenter. A ce préjudice, le remède préconisé par Aristote - « une certaine Purgation » - consiste en fait, selon Saint-Évremond, à mettre la perturbation dans une âme pour, ensuite

« tâcher après de la calmer par les réflexions qu'on lui fait faire sur le honteux état où elle s'est trouvée». Or la raison est le plus souvent insuffisante pour y réussir : « Entre mille personnes qui assisteront au Théatre, il y aura peut-être six Philosophes, qui seront capables d'un retour à la tranquillité, par ces sages et utiles méditations

57

». Cet échec d'une raison trop faible pour combattre la force de ces perturbations ne conduit évidemment pas le critique à réfléchir sur ce qui pourrait pallier, accompagner ou renforcer cette raison défaillante. Bien au contraire, l'argument an.ri-stoïcien permet de resituer la réflexion dans une conception

54 Ibid., variante ligne 102, p. 176. Selon R. Ternois qui y voit une réponse à !'Art poétique de Boileau, cet essai serait postérieur à 1674. Saint-Évremond a, postérieurement à la publication de 1692, fait effacer ce paragraphe (voir p. 166-169).

55 G. Declercq, « Représenter la passion : la sobriété racinienne», art. cit.

56 « De la tragédie ancienne et moderne», t. IV, p. 177.

57 Ibid., p. 178-179. Dans son Discours de la tragédie, Corneille évoque à propos de la catharsis aristotélicienne un retour sur soi du spectateur causé par la crainte et effectué dans le « secret du cœur » - son efficacité n'est donc en l'occurrence pas démontrable. Saint-Évremond s'inscrit ainsi, une fois encore, à sa manière, dans le prolongement des conceptions cornéliennes, mais en leur donnant une nouvelle inflexion, car il ajoute ici l'argument de la faiblesse de la raison qui n'apparaît pas dans le Discours de la tragédie (voir Trois Discours sur le poème dramatique, éd. B.

Louvai et M. Escola, G.F., 1999, p. 100).

(13)

générale du divertissement, telle par exemple que Saint-Évremond l'exprimait dans sa lettre Sur les plaisirs :

Les divertissemens ont tiré leur nom de la diversion qu'ils font faire des objets fâcheux et tristes, sur les choses plaisantes et agréables : ce qui montre assez, qu'il est difficile de venir à bout de la dureté de nôtre condition par aucune force d'esprit, mais que par adresse on peut ingénieusement s'en détoumer58.

Plutôt que de se voir corrigée par une quelconque « force d'esprit», l'émotion au théâtre relève effectivement des pouvoirs du divertissement, notamment car elle procède de la transformation de ce qui fâche ou attriste en objet de plaisir: dans la perspective d'une jouissance esthétique et d'une formation éthique, le critique préconise donc la juste mesure, la pondération des mouvements au théâtre ; ce seront une crainte et une pitié

« rectifiées

59

». Ainsi, pour les modernes, la crainte n'est-elle « le plus souvent qu'une agréable inquiétude qui subsiste dans la suspension des esprits ; c'est un cher interêt que prend nôtre ame aux sujets qui attirent son affection», de même que la pitié n'est plus faible mais garde « tout ce qu'elle peut avoir de charitable et d'hurnain

60

». Ces émotions sont donc désormais rapportées à une échelle humaine, participant ainsi d'une éthique discrète et de la transformation en un sentiment « agréable » et « cher » à l'âme d'affects a priori douloureux: en se fondant sur ce qu'il estime être les réelles dispositions et capacités du spectateur et en tirant parti de la propension que celui-ci a à se« détourner», Saint-Évremond tempère donc les conceptions moralisantes de la catharsis encore dominantes à son époque, pour préconiser des mouvements de l'âme modérés et surtout plaisants - en r occurrence, en accentuant la part du plaisir esthétique, il est plus proche de notre interprétation actuelle de la catharsis aristotélicienne

61.

Dans ce cadre bâti par Saint-Évremond, la dimension éthique est alors en grande partie dévolue à l'admiration : au« triste sentiment de la pitié» doit être associée « une admiration animée, qui fasse naître en nôtre âme comme un amoureux desir [d'imiter un Grand-hornrne]

62

». C'est encore ici le modèle cornélien qui oriente la réflexion du critique. Corneille, en effet, non seulement plaçait au cœur de sa dramaturgie les réactions émotives du

58 « Sur les plaisirs», t. lV, p. 12-13.

59 « De la tragédie ancienne et moderne», t. IV, p. 184.

60 Ibid., p. 179.

61 Aristote, Poétique, éd. et trad R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Le Seuil, 1980, p. 189 sq. (voir note 3).

62 « De la tragédie ancienne et moderne», t. IV, p. 179-180.

(14)

public, mais encore commençait son Discours de la tragédie - après avoir donné quelques gages de son désir d'expliquer le processus cathartique - en évinçant l'interprétation moralisante de cette« purgation des passions» par une mise en doute de son effi.cacité

63 ;

enfin, dans l' « Examen » de Nicomède, il associait6

4

aux émotions tragiques traditionnelles, en ce qui concernait l'efficacité éthique de cette purgation, l'admiration. Saint­

Évremond reste donc fidèle à l'esthétique cornélienne, mais il la prolonge en l'inscrivant dans la conception plus générale du divertissement qui lui est propre, mettant au centre de ses réflexions, le plaisir et la modération des mouvements de l'âme

65

Du personnage au spectateur : une conscience de l'émotion

La juste « impression de l'âme» chez Saint-Évremond est encore sous-tendue par divers processus, parfois cachés. Le mouvement de l'âme du récepteur est chez lui, en effet, dépendant de celui du personnage représenté : la« passion» du personnage devient émotion (ou «passion>>) chez le spectateur par un rapport d'immédiate contagion. Il écrit, à propos d'Alexandre de Racine:

Les sentimens de ceux qu'on représente doivent estre fort animez, si l'on veut que ceux qui voyent représenter soyent sensibles. Pour moy, je cherche en vostre Alexandre des mouvemens extraordinaires, qui le transportent et me passionnent ; je ne trouve que des paroles vaines qui ne marquent aucune émotion en luy et me laissent dans tout le sang-froid où je puis estre66.

On remarque l'autorité que revêt l'exigence personnelle du critique, dont l'expérience et le goût assurent le bien-fondé du jugement. Cette exigence personnelle est au camr, ici, de l'évaluation de l'œuvre, alors que l'on ne trouve aucune réflexion sur les éventuelles médiations qui

63 Trois Discours sur le poème dramatique, éd. cit., p. 95-105. Sur ces réflexions de Corneille, voir notamment G. Forestier, ouvr. cit.,p. 102-109.

64 Corneille, «Examen» de Nicomède (1660), Œuvres complètes, éd. cit., t. II, p. 643. Sur ce point, voir G. Forestier, ouvr. cit., p. 104-105 et 328 sq. : le chercheur estime que Corneille n'a pas cherché, comme on l'a souvent affmné, à substituer l'admiration aux émotions tragiques traditionnelles, mais que le système tragique cornélien« ne conçoit l'admiration que dans la pitié » (p. 328).

65 Sur le« gassendisme mondain» de Saint-Évremond, voir J.-Ch. Darmon, 1998, ouvr. cit, p. 315-373.

66 « Extraits de deux lettres sur la Tragédie d'Alexandre faite par M. Racine », t. II, p. 7 8-79.

(15)

pourraient favoriser, réguler ou légitimer cette contiguïté des passions entre le personnage et le spectateur. Cette absence est d'autant plus remarquable que Saint-Évremond écrit ce texte à une époque où pourtant tant d'autres réfléchissent amplement à ce que peut être l'épuration de la nature dans l'art, à la nécessité de ces filtres raisonnables placés entre le réel et le spectateur que sont notamment la vraisemblance et la bienséance. En outre, il condamne fréquemment la projection intempestive des passions personnelles des auteurs

67

, ce qui aurait pu, là encore, le conduire à réfléchir sur diverses médiations. C'est que l'autorité de la vérité historique, en l'occurrence, est suffisante si tant est que l'auteur - contrairement à Racine - ajoute à l'esprit le « goût6

8

» ou le

« discernement »

69

: il lui suffit alors en effet de « bien entrer» dans la nature du siècle, de la nation ou des personnages représentés pour garder la

« veritable idée» des caractères

70

, donner la« pleine image

71

» des choses - c'est-à-dire, comme on l'a montré, une image à valeur de vérité à partir des données de l'expérience et de la raison

72 -

et éveiller ainsi l'intérêt du spectateur. Mais c'est encore qu'un récepteur de qualité saisit immédiatement cette valeur de vérité : Saint-Evremond préfère prendre empiriquement le point de vue du spectateur dont l'émotion offre une bonne garantie - quitte à se référer à sa propre expérience -, que s'attacher en bonne et due forme aux règles et procédés de la création littéraire et porter son attention sur ces autres garanties - même s'il ne les nie pas

73 -

que peuvent offrir la vraisemblance et la bienséance.

Si Saint-Évremond se fonde sur cette contiguïté entre personnage et spectateur, il n'en fait pas pour autant un rapport d'entière identité, notamment lorsqu'il lui arrive de soulever la question de la disproportion qu'il peut y avoir entre les héros et nous-mêmes. Le principe de contagion 6

7 Voir

notamment:« Sur les caractères des tragédies»,

t. III,

p. 326-329.

68 « Extraits de

deux

lettres sur la Tra

g

édie

d'Alexandre

faite par

M.

Racine», t.

II,

p. 83.

69

«

Dissertation sur le Grand Alexandre»,

t. II,

p. 1

0

2.

7

o

Ibid., p.

95.

7

l « Sur les tragédies»,

t. III,

p. 2

6

.

72 Voir

les pages de

O.

Bensoussan sur le« naturalisme épicurien» de Saint-Évremond (1

99

4, art. cit.,

p.

28-35).

7

3

« [ ... ]

les rè

g

les gnoséologi

q

ues d'in

sp

iration épicuro-

g

assendienne [ ... ) permettent à Saint­

Évreroond de définir une conception du vraisemblable et de la bienséance beaucoup plus proche du

probabilisme criti

q

ue prôné par Gassendi en matière d'épistémologie, que des théories abstraites et

embarrassées des poéticiens du classicisme. [ ... ] La vraisemblance, la « bienséance qu'on doit

garder» dans

la

représentation artistique relèvent[ ... ] des exigences d'authenticité d'une raison

à

la

fois ferme et souple, engagée

dans [ ... ]

la recherche expérimentale

de

vérités concrètes)>

(ibid., p.

31 ).

(16)

n'est cependant pas menacé grâce à un lien intime, l'amour, qui permet aux héros de rester à notre mesure

Rejetter l'amour de nos Tragedies comme indigne des Heros, c'est oster ce qu'il leur reste de plus humain, ce qui nous fait tenir encore à eux par un secret rapport, et je ne sçay quelle liaison qui demeure encore entre leurs ames et les nostres74.

Cet espace commun d'humanité entre les héros et nous-mêmes ouvert par l'amour, permet que, tout en portant admiration à ces grandes âmes - rien ne légitime donc non plus de ruiner leur caractère héroïque et de nous priver d'une élévation -; ils nous touchent. Au théâtre, nous ressentons naturellement penchants, tendresses et affections, l' « humanité » de ces

<< mouvements semblables aux nôtres » : « la méme nature les produit et les reçoit», ce qui explique qu'ils« passent» des personnages aux spectateurs 75.

Pour cette transmission des émotions rendue possible par une commune humanité, la seule voie permise au poète est donc le naturel : aucun recours à un quelconque « éclat estranger » n'est nécessaire au sein d'une même nature dont on risquerait sinon de perdre la vérité - fondement même de cette transmission - ; et, du reste, dans la tragédie par exemple, les sentiments et les passions se suffisant à eux-mêmes, l'âme se tourne malaisément au détour des figures, c'est-à-dire à une diversion « par adresse76 ». L'art doit donc se faire totalement oublier - Saint-Évremond en cela est un pur« classique» - pour permettre ce processus d'identification qui abolit la distance entre la passion du personnage et l'émotion du lecteur : la force, l'exigence et la nécessité du propos y suffisent. Ainsi explique-t-il la réussite de Pétrone, écrivant à propos du combat d'Eumolpus à l'auberge

Tout y est si fortement representé que je croy voir la posture et l'action de chaque personne, comme si elle estoit devant mes yeux. L'impression va plus avant. Je me sens les mesmes mouvements que j'eusse pû avoir, si j'avois esté spectateur de l'avanture, j'interesse ma crainte au salut de ce rare personnage[ ... ]

77

.

La force du discours de Pétrone donne au lecteur l'impression qu'il voit les choses mêmes, ce qui lui permet d'éprouver personnellement les 74 « Dissertation sur le Grand Alexandre », t. Il, p. 96.

75 « A Monsieur le Maré

c

hal de Cre.qui qui me demandait[ ... ] ce que je pensais sur toutes choses», t. IV, p. 114-115.

76 « Sur les tragédies}>, t. III, p. 26.

77 « Sur Pétrone» [fragment complémentaire (1669) au texte de 1664], t. II, p. 174-175.

(17)

«mouvements» des personnages - Saint-Évremond ne fait ici que recourir à la traditionnelle valeur de l'évidence (ou energeia) -, et ce

« ravissement », véritable succès émotif assurant que la « peinture» des choses restitue la vérité des« objets» eux-mêmes

78,

est bien le si

gn

e d'une activité créatrice authentique. Mais ce recours à l' «évidence» est d'autant plus intégré ici à sa propre conception de l'émotion qu'il lui permet de promouvoir, en se fondant sur son expérience personnelle, une

« impression [qui] va plus avant», c'est-à-dire la réflexion consciente par le lecteur des mouvements de son âme : « Je me sens les mêmes mouvements que j'eusse pu avoir si j'avais été spectateur de l'aventure [ ... ] ». La qualité suprême de l'émotion réside bien en ce qu'elle est réfléchie dans la conscience même de celui qui l'éprouve, alors même qu'il est« hors» de lui : produit d'une réussite exceptionnelle de l'œuvre, cette conscience aiguë et intellectualisée de l'émotion aboutit donc à la volupté de la présence à soi de celui qui est pourtant exceptionnellement « diverti ».

Il ne restera alors plus qu'à «exprimer» par les mots ce «sens» de soi dans le mouvement hors de soi, pour ressentir la joie de se connaître véritablement79.

On ne peut donc que constater la cohérence de cette pensée de l' « impression de l'âme», pourtant étendue sur plus d'un demi-siècle et diffuse dans de nombreux textes fort divers. Bien sûr, il n'y a pas de grille conceptuelle ferme - la pensée, notamment, ne se réfère que de bien loin aux cadres traditionnels de la rhétorique - et parfois subsistent des imprécisions : l'esprit de système est bien étranger à ce mondain. Pourtant, le problème précis auquel il répond- il faut qu'il« réfléchisse» ce divorce entre l'évolution incontournable de la réception publique et son propre goût - provoque une pensée ramifiée certes, mais unifiée, inscrite dans une conception générale du divertissement, mais clairement identifiable par la constance, la netteté et l'accord des affmnations qui la constituent. En effet, Saint-Évremond cherehe à maintenir un cadre éthique aux émotions esthétiques qu'il juge menacées par le succès croissant d'une expression exacerbée de la sensibilité. Pour cela, les passions, dans l'œuvre, doivent être bien dosées, de même que doit être équilibré le recours à l'esprit et aux sens du spectateur, faute de quoi, au lieu de mettre plaisamment son âme en

78 Ibid., p. 174.

79 Voir les analyses de J.-Ch. Darmon sur le « savoir par expression» chez Saint-Évremond, 1998, ouvr. cit., p. 361-365.

(18)

mouvement, on lui impose des réactions outrées ou artificielles. Or l'excès aussi bien que l'épuisement des émotions du récepteur signalent diverses fautes·- éthiques - que Saint-Évremond cherche à pourfendre. C'est le cas notamment lorsque les défaillances dans l'économie des réactions émotives de l'homme de qualité témoignent des affadissements qui, dans l' œuvre, compromettent une «sublimité» positive, à l'image de celle que Corneille pouvait atteindre. De même, des émotions comme la crainte ou la pitié sollicitées sans discernement ont des effets néfastes, et contraires aux objectifs recherchés par une conception moralisante de la catharsis : aussi Saint-Évremond plaide-t-il, au nom de la jouissance esthétique comme de la formation éthique, pour des émotions rapportées à une échelle humaine, plaisantes et pondérées. Celles-ci procèdent d'un processus d'identification du spectateur ou du lecteur aux personnages, permis notamment par l'énergie du discours de l'auteur. Dès lors, en éprouvant personnellement les «mouvements» de ces personnages, le récepteur peut s'éprouver lui­

même - aboutissement d'une émotion de la plus haute qualité.

En moraliste qui« prend la vie pour guide», Saint-Évremond fonde

ses réponses sur son expérience et rapporte ses jugements des ceuvres

littéraires à la qualité des émotions d'un homme de goût. Il est donc conduit

à mettre au centre du processus de création le sujet récepteur et l'équilibre

de ses émotions, mais n'aboutit pas pour autant à un relativisme, car

l'objectivité de l'œuvre n'est pas remise en cause : il ne procède qu'à un

décentrage de son évaluation. L'œuvre, en effet, est jugée à l'aune de

l'équilibre des « impressions de l'âme» du lecteur ou spectateur avisé, ce

qui permet donc notamment au critique de refuser l'assimilation du

pathétique et de l' « attendrissement » à un certain naturel, assimilation qui,

on le sait, est pourtant en train de l'emporter. La tragédie cornélienne, à cet

égard, lui offre un modèle indépassable. En cela Saint-Évremond reste bien

un « homme de 1650 », mais sa «liberté» - à tous les sens du mot - lui

permet également d'accueillir diverses inflexions qui connaîtront un certain

développement au siècle suivant.

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