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Le monde rural à l'épreuve de la pénurie de bras : l'exemple du grand Ouest français durant la Première Guerre mondiale

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Le monde rural à l'épreuve de la pénurie de bras : l'exemple du grand Ouest français

Ronan RICHARD (CERHIO Université de Rennes 2)

A la base de tous les bouleversements et dysfonctionnements qui affectèrent l'économie et la société pendant la Grande Guerre se trouve le profond décalage entre « guerre imaginée » et guerre réelle.

Toutes les élites impliquées avaient en effet imaginé un conflit court et triomphal sans grands effets collatéraux. « La guerre apporte la gêne, avec elle la vie cesse partout. D’où la conséquence qu’elle ne peut durer longtemps » soutenait ainsi le général Foch, opinion partagée outre-Rhin par le maréchal Von Schlieffen, pour qui une guerre longue était impossible en raison de l’interruption du commerce et de l’industrie dont dépendait l’existence d’une nation

1

. Les milieux politiques, les économistes et la presse partageaient très largement ce credo dont l'optimisme outrancier semblait s'être diffusé dans toutes les couches de la population, jusque dans les campagnes les plus reculées. Lors de la mobilisation, les propos rapportés par les notices communales le démontrent clairement, les mobilisés eux-mêmes rassurant leurs familles en prophétisant un retour rapide, généralement évalué à trois mois, comme à Saint-Méloir-des-Bois, dans les Côtes-du-Nord :

« Vous ramassez les récoltes dans la grange, comme la guerre se terminera bientôt par une victoire éclatante de nos armes, nous serons de retour et nous pourrons battre les récoltes, ce qui serait trop dur pour vous... 2 ».

A l'exception de quelques voix très isolées, rien ne vint troubler ces certitudes de victoire expéditive qui conduisirent les autorités à faire l'impasse sur bien des aspects de la guerre à venir, comme la question de la main-d’œuvre. Nul, en effet, ne semblait avoir anticipé les effets potentiels d'un allongement de la guerre sur une économie privée, entre le 2 et le 18 août 1914, de près de 30 % de sa main-d’œuvre active masculine, chiffre porté à 63 % en 1918. Cette ponction sans précédent pesa immédiatement d'un poids disproportionné sur les départements ruraux, le monde agricole représentant un peu plus de 40 % de la population active masculine mais fournissant 45 % des mobilisés. Notre

1 FOCH Ferdinand, Des principes de la guerre, Paris, Imprimerie nationale, p. 37.

2 Arch. départ. Côtes d’Armor, 1 T 402, notice communale de Saint-Méloir-des-Bois.

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champ d'étude, constitué des Xème et XIème Régions militaires, constitue un laboratoire pertinent sur cette question de l'adaptation des zones rurales à cette crise de la main-d’œuvre imprévue et sans précédent. Dans ces 7 départements majoritairement agricoles

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, la ponction concerna près de 788 000 hommes dont environ 475 000 issus d'un monde agricole où se comptaient moins d'inaptes qu'ailleurs, les hommes étant sans doute plus endurcis du fait de conditions de vie plus rudes et précaires. Au total, la guerre devait entraîner dans l'Ouest la perte de 40 % des actifs agricoles, hommes et femmes confondus. Les autorités ne prirent conscience qu'à la fin de l'année 1914 des risques d'une crise prolongée de la main-d’œuvre susceptible d'impacter gravement les productions de guerre. Faute d'avoir appréhendé cette crise sur la durée et à force d'avoir subordonné à l'excès la politique économique à la priorité militaire, les pouvoirs publics furent contraints de prospecter fébrilement et dans l'urgence tous les viviers de travailleurs encore disponibles. Privilégiant les pistes internes et les courants migratoires traditionnels, cette politique ne put échapper au recours aux prisonniers de guerre, qui retiendront spécialement notre attention tant la question de leur intégration fut révélatrice des difficultés et des mutations du monde rural durant la guerre.

L' « Union des cœurs » : mobiliser la main d’œuvre nationale

Dès la mobilisation, dans l'urgence et face aux impératifs des grands travaux agricoles, l'entraide joua à plein et les femmes furent logiquement sollicitées dans un monde rural où, du reste, elle était déjà très impliquées. Elles n'entendirent ni n'attendirent sans doute pas l'appel de Viviani le 7 août 1914 pour s'investir naturellement en accentuant leur temps de travail. Pour autant, elles ne reprirent généralement pas la tête des exploitations familiales, travaillant plus souvent sous la tutelle des hommes non mobilisés, âgés mais rompus aux prises de décisions, à la direction de la main-d’œuvre et à la vente de la production. Les agriculteurs mobilisés continuèrent aussi souvent de prodiguer à distance leurs conseils dans la direction de l'exploitation. Indissociable de la femme, l’enfant apparut alors comme un supplétif potentiel, plus symbolique que réellement déterminant. Certes, quelques mesures furent prises afin de constituer des compagnies agricoles scolaires et un service de la main-d’œuvre scolaire fut même institué mais au total, la mobilisation de ces « ouvriers de la onzième heure dans la parabole évangélique » visait plutôt, selon Michel Augé-Laribé, à ne pas décourager les bonnes volontés qui s’offraient

4

.

3 La Xème Région militaire se composait des départements de la Manche, de l'Ille etVilaine, des Côtes du Nord et du Finistère et la XIème Région militaire de ceux du Morbihan, de la Loire-Inférieure et de la Vendée.

4 AUGE-LARIBE Michel, L’agriculture pendant la guerre, Paris, P.U.F., 1921, p. 83. Leur bilan resta d'ailleurs bien modeste : 1200 hectares cultivés dans 12 000 communes par 115 000 jeunes en 1917.

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La piste des adultes inactifs non mobilisés ne fut pas plus bénéfique pour les campagnes, malgré une pléiade de mesures visant à diminuer un chômage dont le spectacle était intolérable en temps de guerre.

Partout, les salaires très rémunérateurs proposés par les usines absorbèrent la presque totalité des travailleurs disponibles, par ailleurs très souvent issus du monde ouvrier. Ces renforts potentiels demeurèrent donc très limités pour le monde agricole, comme le montrent les chiffres fournis par l’office national de placement en 1915. L'action de cet office qui recensait 13 794 placements dans l’agriculture en 1915

5

, mécontentait d'ailleurs le monde agricole qui l’es accusait de constituer « des agences d’émigration » favorisant la désertion de la terre et le retour du monde rural à la lande

6

.

Le recours à la main-d’œuvre militaire, privilégié dans les campagnes, ne fut guère plus efficace.

L'agriculture n'étant pas reconnue comme une profession spécialisée, l’armée privilégia l’affectation à la terre de permissionnaires et de sursitaires. Cet apport de militaires, même s'il constitua un des renforts les plus conséquents, ne permit pas de combler les pertes consécutives à l’appel des jeunes classes du monde agricole auquel, selon l’expression de Michel Augé-Laribé, « on rendait à peu près un vieux pour deux jeunes

7

». De plus, l’efficacité des compagnies agricoles laissa certains observateurs perplexes. Pierre Perreau-Pradier en contesta même jusqu’à l’emploi :

« Il a semblé que nos combattants ne devaient pas et ne pouvaient pas être utilisés comme travailleurs agricoles. Lorsqu’ils sont à l’arrière, ils doivent se reposer 8. ».

En Loire-Inférieure, Émile Gabory estima que l'affectation de permissionnaires agricoles avait rendu peu de service :

« Les paysans se demandèrent, à juste titre, pourquoi on envoyait des vignerons dans les pays de culture et des cultivateurs dans les pays de vignes ; ils pensaient qu’une permission à leurs fils aurait mieux fait leur affaire 9. »

5

AUGÉ-LARIBÉ Michel, op. cit.,

F

ONTAINE Arthur, L'industrie française pendant la guerre, P.U.F., Fondation Carnégie, 1925, 504 p., p. 71-72.

6 CHOLEAU Jean, L'expansion bretonne au XXème siècle, Edition de la fédération régionaliste de Bretagne, Edition Champion, 1922, 234 p., p. 128.

7 AUGÉ-LARIBÉ Michel, op. cit., p. 81.

8 PERREAU-PRADIER Pierre, L’agriculture et la guerre, Paris, Librairie J.B. Baillère et fils, 1919, 220 p., p. 151.

9 GABORY Emile, 1923, op. cit., Livre d’or des cantons de Nantes, p. 921.

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L'« invisible » travailleur étranger :

Les étrangers, européens ou « exotiques », ne bénéficièrent que très marginalement à l'agriculture du grand Ouest. L'activation des courants migratoires traditionnels européens n'eut aucun effet compte-tenu de la distance géographique et, à nouveau, de la faiblesse des émoluments proposés. Les régions méridionales bénéficièrent ainsi davantage des travailleurs italiens ou espagnols. La main-d’œuvre coloniale ou « exotique » ne fut pas plus utile. Le peu de considération dont elle jouissait dans des terres peu accoutumées aux migrations et à sa présence et un encadrement de plus en plus militarisé et contraignant conduisirent d’avantage à son emploi industriel ou portuaire. Le petit vivier constitué par les débris de l'armée tsariste fut bien proposé aux exploitants agricoles à la suite de leur désarmement consécutif aux événements de 1917. Pour autant, le maire de Vitré, Georges Garreau, dont la ville accueillait un dépôt russe, estimait que leur esprit d'indiscipline et d'insoumission n'incitait guère à l'emploi de ces désœuvrés déambulant dans les rues, dont la solide réputation de joueurs, d'ivrognes et de paresseux faisait dire aux autorités militaires elles-mêmes qu'il s'agissait d'êtres parfaitement inutiles et malfaisants

10

. En Loire-Inférieure, où seule un petite vingtaine de communes manifesta un intérêt discret, seule une centaine de Russes trouva à s'employer

11

.

Face à cette incapacité alarmante à débusquer suffisamment de bras nouveaux au service des campagnes, il apparut très vite que les deux contingents les plus nombreux, celui des réfugiés et celui des captifs, prisonniers de guerre et internés civils, constituaient des alternatives incontournables pour faire face durablement à la crise de la main d’œuvre.

La difficile question de l'intégration des réfugiés :

« J’ai l’honneur de vous faire connaître que la ville de Dinan a recueilli les réfugiés de la façon la plus secourable. Certains habitants ont même été trop bons et ont nourri, et nourrissent encore à rien faire, des gens robustes qui flânent toute la journée et ne cherchent pas à travailler. Actuellement, il convient de constater à Dinan, comme dans les autres communes de mon arrondissement, que beaucoup de réfugiés ont, par leur exigence et leur paresse, provoqué un mouvement de lassitude 12. »

10 Arch. S.H.A.T., 17 N 156, travailleurs étrangers, rapport du G.Q.G., septembre 1918.

11 Arch. départ. Loire-Atlantique, 2 R 448, main d’œuvre russe, 1919.

12 Arch. départ. Côtes d’Armor, 10 R 169, correspondances préfets et sous-préfets, lettre du sous-préfet de Dinan,

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On devine, à la lumière de ce rapport du sous-préfet de Dinan en date du 10 octobre 1914, toutes les difficultés auxquelles se trouvèrent rapidement confrontées les autorités préfectorales dans leur volonté de mobiliser une main-d’œuvre réfugiée qui allait compter près de 150 000 personnes dans le Grand Ouest en 1918. Accueillis dans l'urgence, l'impasse ayant été faite avant guerre sur l'éventualité jugée défaitiste d'un exode de réfugiés, ces nouveaux venus suscitèrent assez rapidement la défiance des autochtones et de leur élus, à l'instar du député de Dinan, confirmant ce désamour général « vis-à-vis d’un grand tiers des réfugiés

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» en des termes peu amènes : « La race d’évacués fainéants et exigeants qui sont arrivés à Caulnes a dégoûté tout le monde. Personne n’en veut

14

. »

Outre les inévitables antipathies culturelles causées par cette « découverte de la différence » brutale et non consentie, les populations rurales du Grand Ouest manifestèrent assez rapidement une solidarité conditionnée. Quelques enquêtes municipales démontrent à quel point l'acceptation de ces réfugiés était liée à leur potentielle intégration économique. Dans l'arrondissement de Cherbourg, seules 20 % des familles candidates à l'accueil affichaient une solidarité spontanée et désintéressée, les autres émettant de nombreuses conditions tenant notamment au profil socio-professionnel des arrivants

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. Or, celles et ceux qui débarquaient sur les quais des gares ne correspondaient nullement à ces réfugiés « imaginés » par les autochtones. Les premiers refus d'accueil, encore marginaux en août-septembre 1914, portent la marque de ce conditionnement, comme en témoigne ce courrier du maire de Saint-Père-en-Retz, en Loire-Inférieure :

« Sous préfet prétend imposer 5 réfugiés par famille dans ma commune je refuse prendre réquisitions illégales réfugiés par militaires personne n’en demande. Peut pas nourrir indéfiniment 150 personnes qui trouveront pas travail 16. »

L'enlisement du conflit rendit rapidement insupportable le spectacle de ces réfugiés prétendument oisifs et assistés. En novembre 1917, les enquêtes réalisées en prévisions de nouveaux exodes révélèrent l'ampleur du rejet, les deux tiers des maires refusant partout un nouvel accueil. Ce front du

6 octobre 1914.

13 Ibid.

14 Ibid.

15 Arch. mun. Cherbourg, carton 251, réfugiés, guerre 1914-1918.

16 Arch. départ. Loire-Atlantique, 2 Z 608.

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refus trouvait en partie ses causes dans ces accusations de paresse et d'assistanat qui collaient aux réfugiés. En réalité, ces populations étaient moins paresseuses qu'inadaptées aux besoins de ces départements ruraux. Dans l'arrondissement de Loudéac, en Centre Bretagne, les hommes représentaient seulement 18 % du contingent réfugié, lequel comptait par ailleurs 37 % de femmes et 44 % d'enfants

17

. Encore ces hommes n'étaient-ils pas tous insérables dans l'économie, comme le constata Émile Gabory :

« Dans ce troupeau humain, précipité d’un peu partout, voire du fond de l’Europe, il se rencontra des incapacités singulières… vieillards, sans famille, impotents, infirmes, […] simples d’esprit 18. »

Le Maire de Coatdout, à l'origine d'une vive polémique avec les Comités de secours pour avoir dénoncé le « tourisme des réfugiés » et taxé ces derniers de « ramassis d'indésirables », fit un constat similaire de cette inadaptation professionnelle, décrivant avec une ironie teintée de mépris le « lot » de réfugiés qu'on avait affecté à sa commune :

«Il comprenait une folle et ses deux enfants, dont l'un à la mamelle; six infirmes, des mineurs et des ouvriers métallurgistes ou soit-disant tels, trois jeunes filles qu'il serait exagéré d'appeler charmantes et couronnant le tout, comme une perle sur le fumier, une Novice qui avait été prise dans les remous et venait échouer sur nos côtes 19 »

Quant aux rares hommes valides, ils étaient massivement intégrés. Dans les Côtes-du-Nord, seuls 7 à 14 % d'entre eux n'avaient pas d'emploi dans les campagnes. Du reste, comment les incriminer sans souligner leur totale inadaptation aux profils professionnels recherchés ? Comment les réfugiés du Nord dont 15 % seulement étaient recensés comme paysans, pouvaient-ils remplacer des mobilisés issus à 66

% du monde agricole ? Que pesait, fut-ce dans un département plus industrialisé comme la Loire- Inférieure, le petit millier de réfugiés agriculteurs au regard des 28 000 bras manquants dans cette profession ? Dans l'Ouest, l'écart entre actifs agricoles mobilisés et réfugiés dépassait les 30 % à la fin de la guerre

20

. Le préfet des Côtes-du-Nord s'alarma d'ailleurs de cet état de fait dès l’été 1915 dans un courrier confidentiel au ministre :

« Il y a lieu, en effet, d’observer que ces réfugiés ne trouvent pas l’occasion d’exercer leur profession dans

17 Arch. Départ. Côtes d’Armor, 4 Z 138, fonds de l’arrondissement de Loudéac.

18

G

ABORY Emile, Les réfugiés chez nous, Nancy, Paris, Strasbourg, Berger-Levrault, 1921, 255 p., p. 129.

19 L'Électeur des Côtes du Nord, 23 octobre 1915.

20 Le même décalage, de l'ordre de 25 à 30 % se constate dans quatre autres des 6 départements considérés (Manche, Ille-et-Vilaine, Finistère, Morbihan, Vendée).

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les Côtes-du-Nord, département presque exclusivement agricole et ne rendent par conséquent presque aucun service aux populations qui, de ce fait, témoignent peu d’empressement à les accueillir 21. »

Les réfugiés eux-mêmes se défendirent souvent de toute mauvaise volonté, affichant leur impuissance à trouver un emploi adapté à leurs compétences :

« Vous direz que nous sommes en état de travailler mais seulement je suis dans un pays qu’il n’y a pas d’industrie et que je n’ai travailler que 4 à 5 mois depuis que je suis parti 22 »; « Veuillez si vous pouvez nous faire rapprocher dans des pays où ce trouver des usines où l’on puisse travailler »; « Je vous dirait que n’importe où que l’on ira pourvu que nous avons du travail »; « Je ne serais pas exigeante ni quand au chiffre du salaire ni quand à la nature de l’emploi » etc. 23

Ainsi le portrait facile de ces réfugiés, dépeints dans les campagnes de l'Ouest comme paresseux et assistés, s'en trouve-t-il grandement rectifié : ils étaient en fait majoritairement soit inaptes à tout emploi, soit inadaptés au travail proposé et les actifs étaient pour leur part très majoritairement intégrés dans l'économie.

Ce nouveau vivier de travailleurs s'avérant inapproprié au monde rural, qui offrait du reste des émoluments bien inférieurs à ceux proposés en ville, les autorités et les employeurs durent se tourner vers un ultime réservoir de main d’œuvre, celui des captifs ennemis.

Du « Barbare rétrograde » au travailleur providentiel : l'emploi des prisonniers

Pour les autorités, il apparut dès l'automne 1914 qu'on ne pourrait plus longtemps se priver de cette manne inutilisée de prisonniers à la fois oisifs et coûteux mais dont l'emploi se heurtait cependant à quelques freins, réglementaires et psychologiques.

Le premier préalable consistait à se prémunir moralement de toute accusation d'infraction aux conventions d'avant guerre. Le flou entourant ces restrictions avait d'ailleurs suscité force débats avant guerre, les juristes s'escrimant à dresser l'inventaire des emplois admis ou proscrits et à définir ce que recouvrait ce « lien direct avec les opérations de guerre » qui conditionnait l'emploi des captifs

24

.

21 Arch. départ. Côtes d’Armor, 10 R 169, correspondance avec le ministre de l’Intérieur, courrier du préfet, 11 septembre 1915.

22 Arch. départ. Vendée, R 689, enquêtes sur les nécessiteux, courrier d’un réfugié, octobre 1915.

23 Ibid., R 731, renseignements pour emplois, courriers au service des réfugiés, été 1918.

24 DU PAYRAT Armand, Le prisonnier de guerre dans la guerre continentale, Paris, A. Rousseau, 1910, 453 p.

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Comment appréhender par exemple l'agriculture, secteur pacifique mais dont dépendait le ravitaillement des troupes et le moral des populations, donc indirectement le succès des Armes ? L'Allemagne leva l’ambiguïté en autorisant dès septembre 1914, un emploi massif des prisonniers dans les travaux publics et l'agriculture. Libérées de leurs états d'âme, les autorités françaises en firent de même le 26 octobre 1914. Les premiers chantiers pilotes furent immédiatement expérimentés dans l'Ouest dans les travaux publics et le déchargement des navires.

Les deuxième obstacle tenait aux réticences des employeurs, particulièrement vives dans les campagnes où elles avaient été attisées par d'innombrables éditoriaux rédigées « à la sauce boche » lors des premières semaines de guerre. L'enlisement du conflit poussa les autorités à mener, dès le début de l'année 1915, une vigoureuse campagne en faveur de l'emploi des prisonniers, largement relayée par la presse. Les propagandistes de cette intégration partaient de loin, tant ils avaient gavé leur lectorat d'articles sur ces « Huns de l'Attila moderne », insinuant dans les esprits une germanophobie mêlée d'effroi. Cette défiance conservait de solides partisans parmi les élus, dont certains restaient convaincus que le monde paysan ne supporterait pas la présence de cet ennemi associé aux horreurs de la guerre et au deuil des familles. Ceux-là soulignaient par ailleurs que seule l'entraide mutuelle pouvait préserver le glorieux triomphe des armées alliées de toute suspicion liée à une contribution du travailleur ennemi.

Ces quelques voix discordantes n'empêchèrent pas la conversion rapide des employeurs à cette option perçue comme un bon moyen de baisser les charges d'entretien de l’État et comme une forme de

« remboursement » des exactions imputées aux Allemands, comme le soulignait La Dépêche de Brest :

«Au pays de Myrdhin l'enchanteur, les gnomes malfaisants ont été miraculeusement transformés en korrigans laborieux et dociles. Pour expier le vandalisme passé, les démolisseurs et les incendiaires du Nord sont aujourd'hui condamnés à accroître la beauté de notre France25 ».

D'autre part, la dissémination strictement encadrée des travailleurs captifs paraissait à même d'influer significativement sur le moral des populations « qui ignoraient les revers allemands et croyaient ceux-ci sous Paris

26

». Cette entreprise de réhabilitation passait par une campagne de ré-humanisation des prisonniers, les discours opérant un strict distinguo entre « nos » prisonniers et les hordes d'envahisseurs. En quelques mois, les partisans de l'intégration des prisonniers emportèrent l'adhésion générale. Restait encore à convertir les captifs eux-mêmes.

Il s'agissait d'une condition sine qua non pour les internés civils, non astreints au travail forcé et qui

25 La Dépêche de Brest, 4 mai 1915.

26 Arch. du S.H.A.T., 16 N 2460, courrier du ministre de la Guerre au Commandant en chef des Armées, 5 avril 1915.

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demeuraient libres d'accepter un contrat et même d'en négocier les termes. Le consentement des prisonniers de guerre était tout aussi déterminant car, même soumis au travail forcé, ils n'étaient pas tenus d'y mettre tout l'entrain attendu ni de fournir le rendement escompté. L'allongement de la durée de la guerre fut une nouvelle fois décisif, en minant d'une part l'état d'esprit nationaliste qui motivait chez certains le refus de toute compromission avec l'ennemi. Quelques meneurs activistes suffisaient en effet à décourager, au sein des dépôts, tout candidat à un emploi. Pourtant, malgré la dénonciation par l'Allemagne, le 26 octobre 1917, du caractère antipatriotique de ce travail au service de l'ennemi, le cheminement psychologique s'avéra parfois étonnamment rapide, comme chez cet ingénieur allemand farouchement nationaliste qui regrettait ouvertement, en août 1914, de ne pouvoir combattre la France, avant de confesser en juin 1915 :

« J’étais si heureux de trouver un emploi dans un magasin d’installation (…) et me donnais déjà quelque espoir. Malheureusement, cette félicité ne dura qu’à peine 14 jours27. ».

L'absence de liberté, le confinement dans un horizon clos et limité, l'insupportable morosité de la vie quotidienne suffirent sans doute à mener en quelques mois cette « forte tête » à considérer la perspective d'un emploi comme une issue heureuse, une félicité et un exutoire à ces « ténèbres de la démence » décrite avec tant de justesse et d'émotion par l'écrivain et interné hongrois Aladar Kuncz

28

. Le journal Insel Woche, édité par les prisonniers de l’île Longue, illustra parfaitement ce sentiment de solitude généré par une mixité sociale et culturelle soudaine et non consentie :

«Le plus difficile dans la captivité, c’est la solitude absolue. Dans aucun coin perdu du globe je ne me suis senti tellement étranger dès la première minute de mon arrivée qu’ici, où ce sentiment de solitude ne fait que s’intensifier de jour en jour. Si l’on parle à quelqu’un, on croit parler à une ombre 29. »

Les délégués neutres reconnurent eux-mêmes souvent que nombre d'internés étaient, en 1917, parvenus

« à la limite de leur résistance physique et morale

30

». A la fois « libération » et palliatif au manque d'argent, le travail apparut vite comme la seule alternative au dépôt, comme le soulignait encore Insel Woche :

27 Arch. départ. Côtes d’Armor, 9 R 7, courrier d’Eugen Kramer.

28

K

UNCZ Aladar, Le monastère noir, Paris, Gallimard, 1937, 295 p.

29 Arch. Départ. du Finistère, 9 R 4, Insel Voche, 24 février 1918.

30 Arch. féd. de Suisse, E 2020-/1-111.2-DF 20/9, Lanvéoc, colonel Armin Müller et docteur Edmond Lardy, visite du 5 juillet 1917 .

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« Faut-il traverser les innombrables jours de notre loisir involontaire dans une mélancolie morbide pour retourner chez nous las de corps et d’esprit, incapables de fournir n’importe quel travail sérieux ? Certes non. […] Or que faut-il faire ? La réponse à cette question est très simple : travailler ! 31. »

L'année 1915 vit donc logiquement se conjuguer différentes logiques, réciprocitaires, économiques, budgétaires, psychologiques, humanitaires même, dont l’emboîtement permit l'intégration économique de ces captifs qui, outre leur statut d'ennemi, constituaient l'un des viviers les plus à mêmes de remplacer les mobilisés, de par leur âge et leurs profils socioprofessionnels

32

.

Les premières expérimentations de l'automne 1914 n'ayant guère suscité d'engouement, la première mesure d'envergure concerna les internés civils. La spécialisation des dépôts, effective au tout début de l'année 1915, avait vu la création de camps dits « de familles », destinés aux populations présumées

« francophiles » et conçus en pratique, dès mars 1915, comme de véritables réservoirs de main d’œuvre.

Ces internés civils furent cependant peu employés dans l'agriculture. Les employeurs se défiaient de ces captifs présumés exigeants et peu rentables, qui furent plutôt employés individuellement en milieu urbain ou au sein d'ateliers créés intra muros, comme au dépôt de Guérande, devenu un véritable îlot manufacturier mais dont le remarquable administrateur ne dédaigna pas de mettre en valeur les terres attenantes à son établissement.

Dès le printemps 1915 la piste privilégiée en milieu rural fut cependant celle des prisonniers de guerre.

La mécanique lancée par une circulaire du 6 mai 1915, les autorités s'efforcèrent simplement de rationaliser l'utilisation de cette main d’œuvre afin de la rendre toujours plus productive, d'optimiser sa distribution et de concilier les impératifs économiques, sécuritaires et conventionnels

33

.

Ces compagnies de travailleurs étaient distribuées par une commission départementale agricole dirigée par le Préfet et placée sous la tutelle du ministère de l'Agriculture. Seules les communes et les syndicats agricoles agréés pouvaient en bénéficier et les Maires étaient chargés d'organiser leur utilisation à l'échelle communale. Investis dans les grands travaux d'été, ces compagnies furent employées par dizaines dans les départements. Au total, 50 000 captifs travaillaient dans l'agriculture française à la fin de la guerre

34

. Hors saison, ces équipes étaient affectées aux travaux dits « d'améliorations agricoles », contribuant à la consolidation des digues, à l'élargissement des rivières et canaux, à la mise en valeur des

31 Arch. Départ. du Finistère, 9 R 4, Insel Voche, 24 février 1918.

32 Certes, avec 28 % d'agriculteurs, les compétences des soldats allemands ne correspondaient pas exactement à celles des mobilisés français, dont 40 % étaient issus du monde agricole mais ils s'en rapprochaient plus que les réfugiés.

33 Voir sur la chronologie de l'intégration économique des prisonniers :

C

AHEN

-S

ALVADOR Georges, Les prisonniers de guerre (1914-1919), Paris, Payot, 1929, 316 p.

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terres incultes, à l'assèchement des marais, à divers travaux d'assainissement ou à la création et à l'entretien de chemins d'exploitation. Autre activité importante dans le monde rural, le forestage employait 9000 captifs à l'échelle nationale en 1918. Dès le début de l'année 1915, une quinzaine d'équipes de 30 à 90 captifs travaillaient dans les grandes forêts de l'Ouest, effectuant des coupes de bois pour le compte des particuliers, des communes mais aussi des Travaux Publics ou de l'Armement.

Dès 1915, les autorités avaient insisté sur la priorité accordée aux emplois d'intérêts généraux et sur l'assimilation du régime de ces prisonniers à celui de la main d’œuvre nationale dont on voulait éviter la dépréciation. Un cahier des charges très strict précisait ainsi tous les aspects du régime des prisonniers (nature des travaux, salaires, surveillance, cantonnements), toutes contraintes rapidement mal perçues par des employeurs qui n'eurent de cesse d'utiliser tous les recours afin d'obtenir une baisse des charges et une plus grande flexibilité dans l'emploi de cette main-d’œuvre.

Les exigences relatives à l'aménagement des cantonnements furent en règle générale plutôt bien respectées. Il en fut ainsi pour le régime alimentaire. « Si on veut du travail, il faut l'encourager

35

! » admettait cet employeur qui, au nom du rendement, refusait même d'appliquer les restrictions alimentaires décrétées par l'autorité militaire lors des cycles de représailles. Plus épineuse était la question des charges salariales. Les autorités payaient ici le bien mauvais calcul qu'elles avaient fait à l'automne 1914 lorsque, face aux réticences des employeurs, elles avait cru bon d’encourager l'emploi des prisonniers en accordant cette main d’œuvre au rabais. Dès lors, nombres d'élus n'eurent de cesse d'exiger le maintien de ces salaires initiaux fixés à des taux horaires insignifiants, certains journaux conservateurs en appelant même à la « gratuité » du prisonnier. 135 communes vendéennes refusèrent ainsi, en août 1915, d'engager des prisonniers pour 1,75 franc, jugeant ce salaire journalier prohibitif alors même que les travailleurs locaux ne se bousculaient guère en dessous de 5 francs

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. Prenant vite conscience des risques d'une dérive qui pouvait s'avérer désastreuse pour les salaires des ouvriers nationaux, les autorités instaurèrent en octobre 1915 un nouveau cahier des charges uniformisant les règles et fixant un nouveau plancher salarial. Pour autant, faute d'un système de contrôle rigoureux et du fait d'une flexibilité encadrée reposant trop sur la confiance, les salaires des prisonniers demeurèrent insignifiants. La partie fixe, destinée à couvrir les frais d'entretien, connut une érosion malgré l'instauration d'un tarif unique. Les « centimes de poches », sorte de prime au rendement versée aux travailleurs, connurent le même sort, en l'absence d'une définition précise de la notion de pénibilité qui

34 Tous les chiffres sur l'emploi des prisonniers sont tirés de FONTAINE Arthur, op cit.

35 L’Electeur des Côtes-du-Nord, 7 août 1915.

36 Arch. départ. Vendée, R 445, enquête, réponses des maires.

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eut pu empêcher une fixation arbitraire de ce bonus parfois même versé en nature. La partie variable, enfin, qui permettait l'ajustement aux réalités économiques de chaque zone d'emploi et dont le taux était laissé à l'appréciation des commissions départementales, chuta parfois à zéro comme en Loire-Inférieure

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. Aucune reprise en main ne vint corriger les navrantes dérives ni l'avilissement de la main-d’œuvre civile déplorée sur le terrain par les autorités militaires. A la fin de l'été 1918, dans l'Ouest, l'économie réalisée sur les salaires par les employeurs de prisonniers variait de 69 à 84 % !

Cette impuissance des autorités à imposer leurs principes aux acteurs économiques fut aussi criante sur la question de l'organisation du travail. Dès 1915, les employeurs affichèrent clairement leur tentation de déréglementer l'emploi des captifs et de briser le carcan administratif et sécuritaire. Leur première doléance portait sur le roulement des équipes. L'attachement possessif très affirmé des exploitants à « leurs » prisonniers engendra une forte opposition à la rotation périodique des équipes toutes les 3 ou 4 semaines, instaurée afin d'éviter toute familiarisation entre autochtones et prisonniers.

Partout, la fronde des employeurs s'exprima contre cette atteinte aux principes du rendement :

« Pourquoi me faire courir le risque d’avoir des ennuis avec une autre équipe puisque je suis content de celle que j’ai. » « Nous nous plaisions dans la pensée de pouvoir conserver notre petite équipe dont nous avions nous même fait l’apprentissage pour les travaux des champs 38. »

Pressé par son collègue de l'Agriculture, le Ministre de la guerre autorisa, en juin 1916, un assouplissement des délais, cédant ainsi aux employeurs qui dérogeaient aux exigences des cahiers des charges. Confortées par ces reculades, les dérives s'accrurent, notamment sur la question de la nature même des travaux. En 1918, en Centre Bretagne, les trois quarts des communes employeuses occupaient ainsi leurs équipes à des chantiers de voiries, de terrassement, voire comme auxiliaires de ferme ou

« hommes à tout faire ». Mais cette insubordination du monde agricole trouva surtout à s'exprimer sur la question des effectifs des contingents et de leur surveillance. Fixés à 20 prisonniers pour des raisons sécuritaires, les effectifs des équipes mécontentaient les élus ruraux, qui arguaient de la difficulté des petits exploitants à assumer une telle charge d'entretien. Le ministère de l'Agriculture obtint dès juillet 1915 le dédoublement en deux escouades de 10 prisonniers. Encouragés par cette dynamique, certains employeurs militèrent pour la suppression pure et simple des planchers, comme cet exploitant des Côtes du Nord :

« (…) Une douzaine d’ouvriers en plus à se partager entre quatre cents cultivateurs, ce n’est pas lourd.

37 65 centimes à l'hiver 1916-1917, 50 centimes même en octobre 1917, Arch. départ. Loire-Atlantique, 2 R 423, circulaires et instructions, modification du 7 août 1916.

38 Arch. départ. Vendée, R 445, courrier au préfet, 30 août 1915. Arch. départ. Côtes d’Armor, 9 R 6, arrondissement de Lannion, courrier au préfet, 8 octobre 1917.

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[…] Si encore le partage était possible, on y arriverait mais not’ Gouvernement n’a pas voulu de ça. Les Boches ne doivent travailler qu’en groupe. Alors, voyez, Madame, il n’y a que les grosses fermes qui peuvent les utiliser, et le pauvre diable continue à souffrir sans aide et sans secours. On dit bien que l’emploi d’équipes de cinq prisonniers seulement va être autorisé. Ce sera encore trop pour beaucoup de cultivateurs 39. »

Les effectifs furent effectivement abaissés à 5 prisonniers en octobre 1916, tandis qu'étaient créées des

« équipes volantes » pouvant intervenir partout en fonction des urgences. Cette flexibilité grandissante connut son apogée en septembre 1918 avec l'autorisation d'employer un prisonnier isolément. Comment, dans ces conditions, assurer une surveillance rigoureuse, alors même qu'aucun renfort en personnel militaire n'était envisageable ? L'adjonction d'un personnel civil d'appoint ne permit guère d'y remédier, les salaires proposés étant peu incitatifs. En juin 1917, ces gardes civils furent donc autorisés à participer aux travaux pendant leur faction, certains élus n'hésitant pas à demander à l'Armée s'il était envisageable de faire également travailler les gradés ! L'année 1918 sonna le glas de ce qu'il restait des impératifs de sécurité, le Commandant des détachements de la Xème Région fustigeant l'attitude du monde rural et dressant un tableau édifiant de la réalité du terrain : insuffisance de personnel militaire, gardes civils prolétarisés et sous qualifiés, dissémination généralisée des prisonniers, hébergés parfois hors du cantonnement et travaillant à plusieurs kilomètres les uns des autres sous prétexte que le factionnaire pouvait... aller les voir !

La concorde nationale devait également pâtir de cette politique d'intégration de ces travailleurs providentiels, si convoités qu'ils paraissaient pouvoir être mis aux enchères. Si les campagnes se défiaient de toute compromission amicale, la fronde contre la rotation des équipes prouvait à quel point les populations s'étaient habituées, si ce n'est attachées, à « leurs » prisonniers. Dès lors, la demande excédant l'offre, la plus grande discorde régna lors des attributions d'équipes, cette tension ne faisant que refléter sur le terrain celle qui opposait les ministères entre eux. En 1917, une vive polémique éclata ainsi à propos du dépôt de prisonniers de guerre de Dinan, dont les 1500 captifs valides pourvoyaient aux besoins de trois départements : les Côtes-du-Nord, l'Ille-et-Vilaine et la Manche. Sourd aux arguments répétés du Commandant de la Xème Région, qui plaidait pour une répartition régionale mue par les intérêts supérieurs de la Nation, le Préfet de Dinan intervint auprès du Ministère dans le but non dissimulé de « réserver » les prisonniers de ce dépôt à son seul département des Côtes du Nord.

L'échelon communal ne fut pas en reste en matière de querelles de clochers sur fond de partage des prisonniers. Les villes accusaient les campagnes, se sentant lésées dans les répartitions, alors qu'elles fournissaient la majorité des locaux. Les communes rurales et même les employeurs au sein d'une même commune s'écharpaient sans vergogne, chacun dénonçant des arbitrages injustes, sur fond de vieux contentieux politiques ou personnels ravivés par cette question. De nombreux élus affichèrent également

39 D’HARTOY Maurice, PG. Révélations d’après-guerre, Librairie académique Perrin, 1921, 247 p., p. 142-143.

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la plus mauvaise volonté à l'heure des retours des équipes agricoles dans leurs dépôts, renâclant ici sur les délais, usant là de relais parlementaires locaux pour arracher une dérogation, brandissant ailleurs encore le spectre de la friche, usant et abusant de descriptions poignantes sur la détresse des exploitants et menaçant parfois même de démissionner collectivement, le tout dans le but à peine voilé d'obtenir une attribution définitive. Le Commandant de la Xème Région ne put que déplorer ces manœuvres portant l'empreinte d'intérêts purement particuliers et « le bien triste spectacle offert par ceux qui revendiquaient d'être tous servis à la fois, le même jour et à la même heure au lieu d'établir un tour rationnel de travail et de se prêter une aide mutuelle

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».

Ainsi, si la saignée démographique consécutive à la guerre constitua le principal et le plus tragique bouleversement pour le monde rural, celui-ci sortit également très affecté et définitivement transformé par la question de la main d’œuvre. Fortement sollicité dans l'infanterie, il déplora les plus lourdes pertes et n'obtint en retour qu'une maigre part des mains d’œuvre de substitution, au regard des sacrifices consentis. Moins bien servies que l'industrie en main d’œuvre militaire, les campagnes, même les plus reculées, durent aussi s'ouvrir à l’altérité, du fait notamment de l'intrusion des réfugiés et des prisonniers. Ces derniers ne remplacèrent pas les mobilisés mais ils contribuèrent sans conteste au désenclavement des communes rurales et laissèrent derrière eux un réseau de chemins plus étoffés. Un rapport du CICR insinua même que l'utilité des travailleurs captifs avait motivé l'attentisme de la France sur la question du rapatriement des prisonniers français. Le gouvernement aussi bien que les employeurs rechignaient à se priver d'une main d’œuvre somme toute appréciée, pour l'échanger contre des prisonnier français rapatriés incapables d'apporter le même secours à la Défense nationale, étant diminués et ne pouvant être contraints. De plus, contrairement au captif, le prisonnier rapatrié était perçu comme un « élément de pacifisme » en tant que valide non combattant et pouvait devenir un sujet d’envie et de mécontentement pour ses camarades de tranchée et surtout pour leurs familles. Le regret de se priver de la main-d’œuvre allemande, docile et rentable, et la crainte que le retour en masse des prisonniers ne soient une cause d’indiscipline et de trouble constituaient, selon ce rapport accablant, les motifs dissimulés mais véritables de l’opposition du gouvernement français à tout échange de prisonniers

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. Enfin, la pénurie de bras contribua à l’accélération de l'exode rural, amorcé dès les années 1830. L'emploi agricole, déprécié au niveau salarial, ne pouvait rivaliser avec celui des usines de guerre,

40 Arch. départ. Côtes d’Armor, 9 R 1, courrier du général de Saint-Maurice au préfet, 4 septembre 1918.

41 Arch. du C.I.C.R., 419/XV, rapport de Mlle Cramer sur sa mission à Paris du 12 au 26 octobre 1917. Nous avons volontairement opté pour la version non corrigée qui donne un aperçu éclairant du point de vue de son auteur, avant qu’elle ne procède à une relecture plus « diplomatique » de cette version en adaptant les passages les plus accusateurs (introduction de nuances, du conditionnel etc.).

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certains patrons n’hésitant pas à jouer également sur l’attrait naturel que représentait le confort de la vie urbaine. Ce genre de discours, « si semblables de ton à ceux des sergents racoleurs des armées mercenaires

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», traduisait un dédain total de toute vision globale et équilibrée de l’économie de guerre et de son futur redressement, sacrifiant du même coup l’avenir des campagnes. Outre les réfugiés, naturellement peu enclins à demeurer au village et souvent incités par les Maires des communes d'accueil eux-mêmes à rallier la ville la plus proche, des exploitants agricoles désertèrent aussi les champs pour la ville, se contentant d'y toucher l’indemnité de chômage ou trouvant à s'y embaucher en échange d'un meilleur salaire. En cela, la guerre eut un énorme impact sur une dynamique migratoire entamée dans l'Ouest dès le XIXème siècle mais à laquelle la privation subite et durable de centaine de milliers d'hommes servit indéniablement d'accélérateur.

42 AUGÉ-LARIBÉ Michel, op. cit., p. 92.

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