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View of Réinventer les comic books de superhéros en contexte québécois : le cas de Matrix Graphic Series

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Réinventer les comic books de superhéros

en contexte québécois : le cas de Matrix

Graphic Series

Philippe Rioux

Résumé

À partir du milieu des années 1980, les entreprises québécoises de traductions de comics américains cèdent le pas à des éditeurs locaux émergents désirant créer des comic books originaux, tout en conservant le support, le rythme de publication et les inclinations génériques des modèles dont ils s’inspirent. C’est le cas de Matrix Graphic Series, maison d’édition montréalaise qui mêle la revendication d’influences américaines à l’émulation fondée sur un nationalisme canadien et québécois, souhaitant ainsi proposer un projet éditorial singulier. En tenant compte de ce sentiment d’attirance et d’éloignement simultanés que Matrix affiche envers les comics américains, cet article s’interroge sur la manière dont s’organise la démarche visant à reproduire une tradition bédéesque issue des États-Unis dans un contexte culturel autre. Il montre que les influences américaines assumées de la maison sont d’abord contrebalancées par un nationalisme qui place la fierté canadienne et québécoise au cœur des œuvres et du discours qui les escorte. Ensuite, il révèle que la distance maintenue entre les pratiques éditoriales de Marvel et DC Comics et celles adoptées par Matrix situe l’éditeur québécois à mi-chemin entre les publications de masse et le courant alternatif anglophone qui prend alors de l’ampleur dans le champ de la bande dessinée nord-américaine. En d’autres mots, il dresse le portrait d’un éditeur canadien alternatif s’étant approprié un médium et un genre ancrés dans la sphère bédéesque mainstream américaine.

Mots-clés

Bande dessinée, Superhéros, Transfert culturel, Nationalisme, Northguard, Québec

Abstract

In the middle of the ‘80s, Québécois comics publishers specialized in translation of American superhero comics were succeeded by emerging local publishers willing to create original material, while still preserving the format, the rate of production, and the archetypes made prominent by Marvel and DC Comics. Matrix Graphic Series, a publishing house based in Montréal, established itself as the most successful of these new actors in the field by blending visual aesthetics inherited from American comics with Québécois and Canadian nationalism. This paper aims to study this particular editorial endeavour in order to better understand how conflicting positions and opinions regarding American and Québécois comics can forge, through debates conducted in the text and the peritext of Matrix’s publications, a unique

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editorial ethos. It also shines a light on the many strategies deployed to reconfigure a genre anchored in American culture in hope that it can resonate with the Québécois readership and be enjoyed as a Canadian and Québécois product. Ultimately, it is revealed that this cultural transfer is made possible by the juxtaposition of mainstream and alternative aesthetics as well as by the balancing of American, Canadian and Québécois sensibilities, two compromises that encourage the success of Matrix’s various series in distinct North American submarkets.

Keywords

Comics, Superheroes, Cultural Transfer, Nationalism, Northguard, Québec

Les comic books américains, qui sont des bandes dessinées en fascicules généralement produites en séries et destinées à une diffusion de masse, circulent au Québec depuis la fin des années 1930, sous leur forme originale et par le biais de traductions françaises réalisées par des éditeurs québécois9. À partir du milieu des années 1980, toutefois, les entreprises québécoises de traductions de comics américains cèdent le pas à des éditeurs locaux émergents désirant créer des comic books originaux, tout en conservant le support, le rythme de publication et les inclinations génériques des modèles dont ils s’inspirent. C’est le cas de Matrix Graphic Series, maison d’édition montréalaise qui mêle la revendication d’influences américaines à l’émulation fondée sur un nationalisme canadien et québécois, souhaitant ainsi proposer un projet éditorial singulier. En tenant compte de ce sentiment d’attirance et d’éloignement simultanés que Matrix affiche envers les comics américains, il importe de s’interroger sur la manière dont s’organise cette démarche visant à reproduire une tradition bédéesque issue des États-Unis dans un contexte culturel autre.

Le présent article révélera les points de contact entre les cultures bédéesques américaines et québécoises qui apparaissent dans les publications de Matrix Graphic Series et reposera plus particulièrement sur l’analyse des cinq numéros de la série New Triumph featuring Northguard10, porte-étendard de l’éditeur. Celle-ci se

déploiera en trois temps : un bref survol historique du milieu de l’édition de comic books au Québec sera suivi par l’étude de la dimension identitaire des œuvres, puis par l’examen des croisements génériques qu’elles opèrent.

1. L’édition de comic books au Québec

L’édition de comic books au Québec trouve ses racines dans la méfiance à l’égard des comics américains qu’entretiennent certaines instances censoriales. À partir des années 1940 et jusqu’à la fin de la décennie 1950, en effet, des critiques québécois influents – membres du clergé catholique et professeurs – vont se présenter sur différentes tribunes pour dénoncer l’immoralité de ces imprimés qui, à la même époque, suscitent aussi l’indignation des autorités religieuses, politiques et parentales américaines. Sans décrire dans le détail la succession d’événements qui alimentent l’hostilité envers ces imprimés des deux côtés du 49ème parallèle, rappelons tout de même que les plus importants reproches adressés aux comics concernent tous l’influence malsaine qu’ils auraient sur les jeunes et leur propension à conduire ces derniers vers la

9 Depuis les années 1990, néanmoins, la majorité des traductions de comic books circulant au Québec provient d’éditeurs européens tels que Panini, Semic et, plus récemment, Urban Comics (filiale de Dargaud).

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délinquance11.

Au Québec, des inquiétudes d’ordre intellectuel s’ajoutent à ces doléances. Le discours du professeur et journaliste Guy Boulizon, auteur du guide de lectures Livres roses et séries noires, résume bien les arguments formulés par la censure québécoise contre la diffusion des comics dans la province:

« QUE PEUT-ON REPROCHER AUX ‘COMICS’?

Sur le plan artistique : vulgarité des couleurs, crues et sales, des formes, de la mise en page, du papier ;

violence des éclairages.

Sur le plan intellectuel : valeur puérile de l’histoire, texte insuffisant ou réduit, aucun effort exigé pour

suivre le récit, style élémentaire, avec un vocabulaire restreint : onomatopées, raccourcis phonétiques ; car si le mot s’adresse à la pensée, l’image ne s’adresse qu’à l’imagination.

Sur le plan moral : amoralisme complet […]. Goût de la violence, d’un certain sadisme. Présence

indispensable de la ‘Glamour-girl’. Recette suivie par les fabricants : ‘Sur la couverture du ‘comic’ une belle fille : sur la belle fille, pas de couverture…’

Disons qu’une génération enfantine nourrie de ‘comics’ est mûre pour faire une génération adulte qui ne lira que des ‘digests’ ou des ‘pocket-books’. » (Boulizon, 1957, 36)

De cette peur d’un abrutissement et d’une perversion de la jeunesse naissent toutefois des projets nouveaux ayant pris le pari de combattre le feu par le feu, d’opposer aux comics indésirables des bandes dessinées correspondant à l’idée qu’on se fait à l’époque d’une littérature saine pour les jeunes. Comme le répète inlassablement le Père Paul Gay, un des critiques les plus influents de la période : « on ne détruit que ce qu’on remplace » (Gay, 1950, 403) et c’est précisément ce que la maison d’édition catholique Fides fait, en 1944, en lançant la revue Hérauts, qui reprend en majeure partie le contenu du comic book américain catholique Timeless Topix, en le traduisant (Michon, 1998, 80-86). Tirée à 100 000 exemplaires pour son premier numéro, Hérauts connaît dans les années qui suivent des tirages mensuels oscillant entre 78 000 et 98 000 exemplaires, approximativement (Hébert, 1982, 117), ce qui en fait un cas exceptionnel dans le paysage éditorial québécois. La popularité de cette publication encourage l’émergence d’autres entreprises similaires, mais celles-ci ne parviendront jamais à rivaliser avec Hérauts. Quoi qu’il en soit, ce premier succès éditorial dans le milieu de la bande dessinée au Québec, né en réaction aux dangers pressentis que représentaient les comics américains, repose donc ironiquement sur la traduction et l’adaptation d’un comic

book provenant des États-Unis.

Deux décennies plus tard, la percée du comic book en sol québécois s’affirme encore plus fortement lorsque les Éditions Héritage, fondées en 1967, contactent l’éditeur new yorkais Marvel Comics. Une entente est conclue afin qu’Héritage obtienne le droit de rééditer en français les séries de superhéros de l’éditeur américain. Les premiers numéros des séries Fantastic Four et L’Incroyable Hulk paraissent ainsi en septembre 1968. Au fil des ans, le catalogue des Éditions Héritage grossit et finit par inclure, en 1983, des titres de tous les plus grands éditeurs de comics américains, soit Marvel, DC Comics, Archie Comics, Gold Key et Disney. Les années de prospérité de l’entreprise sont par contre suivies d’un déclin rapide, qui mène à la fin des comics de superhéros publiés par Héritage, en avril 1987 (Salois et al., 2010, 32). Les droits de

11 Ces thèses sont essentiellement celles avancées par le célèbre psychiatre Fredric Wertham, pourfendeur des comics américains. Elles sont exposées en long et en large dans l’essai Seduction of the Innocent, dont le contenu sera entre autres traduit ou paraphrasé dans la revue française Les Temps Modernes, en octobre 1955, et dans le pamphlet Face à l’imprimé obscène, du professeur québécois Gérard Tessier.

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traduction demandés par les éditeurs américains auraient en effet augmenté drastiquement au début des années 1980, forçant Héritage à gonfler le prix de ses comics. Certains lecteurs se tournent alors vers les éditions originales anglaises de leurs séries préférées, moins dispendieuses et profitant d’une parution souvent plus régulière. D’autres adoptent les traductions hexagonales qui s’accaparent la plus grande part du marché francophone durant les décennies qui suivent. Il appert que désormais, l’existence des comic books dans la sphère éditoriale québécoise ne pourra plus s’appuyer sur la traduction et la réédition d’un contenu préexistant.

Puisque la voie de la traduction n’est plus favorable aux éditeurs québécois souhaitant publier des comic

books, celle de l’édition de séries originales sera plus fréquemment suivie. Elle est d’ailleurs empruntée par

Matrix Graphic Series, maison d’édition montréalaise fondée en 1984 par l’auteur Mark Shainblum. Malgré sa courte existence, Matrix arrive à se distinguer de ses homologues par la quantité d’œuvres publiées sous son égide. Même si son catalogue possède une portée limitée, puisqu’il ne comporte que seize publications, il représente néanmoins à ce jour la plus importante somme de comic books entièrement conçus au Québec par un même éditeur. Qui plus est, les titres parus se divisent en cinq séries créées ou cocréées par six artistes différents12, ce qui signale que l’ambition éditoriale de Mark Shainblum dépasse l’autoédition, activité généralement privilégiée par les autres structures éditoriales québécoises de comic books inédits. Matrix se présente donc comme une écurie naissante permettant à des artistes émergents d’investir un support (le comic book) et des genres (le superhéros et la science-fiction) alors plus associés à la culture bédéesque américaine qu’à celle du Québec13.

2. L’affirmation de l’identité canadienne

Shainblum positionne justement son projet éditorial dans la continuité de la tradition bédéesque américaine, dans un premier temps du moins. Effectivement, le péritexte éditorial qui accompagne les séries qu’il publie rappelle au premier regard les comics américains de superhéros de l’époque. Les fascicules publiés par Matrix comportent par exemple le même nombre de pages que ceux de Marvel ou de DC Comics (24 pages dédiées au récit principal), les couvertures des publications accordent toutes un espace important aux titres des séries, lesquels correspondent aux noms de leurs protagonistes, et le héros éponyme figure toujours au sein de l’illustration de couverture, où une scène d’action est représentée afin d’attiser la curiosité du lecteur. Shainblum ne renie pas cette correspondance entre les comics américains et ses propres publications ; au contraire, il admet vouloir intégrer certaines traditions paratextuelles issues des comics à la série

Northguard, dont il est le scénariste: « I’ll have to cut my editorial short now, as we try to integrate two

distinct independent comics traditions: The inside front cover editorial, and the inside front cover story recap14 » (Shainblum et Morrissette, Northguard #3, deuxième de couverture). Une reprise des rubriques éditoriales habituellement trouvées dans les comics de grande diffusion est donc faite sciemment par

12 Le catalogue se compose des séries suivantes : New Triumph featuring Northguard, de Mark Shainblum et Gabriel Morrissette ;

Mackenzie King et The Jam Special, de Bernie Mireault ; Gaijin, de Gabriel Morrissette, Dragon’s Star, de Mary Ann Bramstrup

et Ian Carr et Cybercom, Heart of the Blue Mesa, de Monique Renée.

13 D’ailleurs, cela est vrai pour l’ensemble du territoire canadien. Malgré la proximité linguistique qui existe entre le Canada anglais et les productions culturelles américaines, la tradition bédéesque canadienne anglophone a mis un certain temps avant de s’approprier le médium du comic book. Cela s’explique principalement par la concurrence que lui opposent historiquement les publications américaines et, partant, par la difficulté qu’éprouvent les producteurs (artistes, auteurs, éditeurs) canadiens à imposer leur présence dans leur marché national. L’une des solutions généralement adoptées par ces derniers est de s’adonner plutôt aux

comix, soit aux bandes dessinées alternatives, lesquelles s’adressent à un public différent de celui des comic books traditionnels

(Bell 87-168).

14 « Je dois maintenant interrompre mon éditorial, puisque nous essayons de perpétuer deux traditions issues des comics : l’éditorial et le résumé de l’intrigue trouvés en deuxième de couverture ». Traduction de l’auteur.

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Shainblum. Dans un second temps, toutefois, ce dernier opère aussi une scission entre l’univers des comics de superhéros américains et son entreprise éditoriale, précisant que le lien de filiation qui les unit ne le condamne pas à répéter des formules narratives déjà bien connues. Dans la rubrique préfacielle qui accompagne le premier numéro de la série Northguard, il explique ainsi la réflexion qui l’a amené à se distinguer de ses homologues américains :

Later I found that certain segments of Northguard’s characterization and supporting cast as I had originally visualized them had gone stale with the passage of time. I threw out still more: Corny Supervillans; Anguished and timeworn motivations; Much of the baggage that I’d accumulated reading superhero comics for over fifteen years. What remained was still superhero adventure, but leaner, more realistic15 (Shainblum et Morrissette, Northguard #1, 32).

S’il s’inscrit dans la lignée des comics de superhéros, le récit de Northguard s’appuie cela dit sur l’ambition de dépasser les stéréotypes associés à ces derniers afin de produire une œuvre comportant une part importante d’originalité, manifestée dans ce cas-ci à travers le réalisme que Shainblum attribue à son œuvre. Avec cette publication qui inaugure son catalogue, Matrix stipule donc d’emblée sa différence, sa singularité, en se détachant en partie des productions américaines analogues à la sienne. Par ailleurs, cette distanciation conduit éventuellement Mark Shainblum vers l’affirmation de la principale spécificité des œuvres qu’il édite, soit leur canadienneté. En ce sens, l’éditorial qu’il signe dans le premier numéro de la série Dragon’s Star, en 1987, revêt une allure éminemment nationaliste : « Matrix Graphic Series is proud to present Dragon’s Star, a comic with a universal story produced entirely in Canada by Canadians. We can do it, and don’t let anyone tell you otherwise!16 » (Shainblum, dans Bramstrup et Carr, deuxième de couverture, 1986). Point d’allusion explicite aux comics américains dans ce texte, dont l’essentiel du message porte sur les moyens dont disposent les artistes canadiens pour créer des comic books de qualité. Après avoir eu recours au paratexte des publications de Matrix pour établir les éléments de continuité et de rupture qui les caractérisent par rapport à la tradition américaine en matière de comics, Shainblum oriente son discours vers l’expression d’une identité canadienne assumée. Ce faisant, il suscite la fibre nationaliste de son lectorat, sans s’aliéner de prime abord la part d’amateurs de comics américains qui en est constitutive.

Le discours sur l’identité canadienne est tout aussi perceptible dans le texte des œuvres publiées par Matrix que dans leur paratexte – le mot « texte » étant ici entendu au sens le plus large, soit celui de « tissu sémantique », et renvoyant donc aux dimensions écrite et visuelle des publications. À ce titre, le récit de la série Northguard reflète les prises de position éditoriales énoncées par Shainblum dans les éditoriaux qu’il adjoint à ses publications. Selon Shainblum lui-même, le scénario du premier numéro de cette série lui a été inspiré par l’attentat politique commis en 1984 par Denis Lortie à l’hôtel du Parlement de Québec, où celui-ci tue trois personnes en voulant assassiner René Lévesque, chef du Parti québécois – le princelui-cipal parti indépendantiste du Québec – et ses députés. Dans Northguard, un attentat similaire est planifié par un groupe terroriste américain à l’occasion d’un ralliement du Parti québécois, mais le héros éponyme parvient à déjouer les assaillants et à éviter les conséquences qui s’annonçaient tragiques. Plus tard, Northguard comprend que cette attaque provenait d’un groupe extrémiste chrétien américain et avait pour but de raviver les tensions politiques entre les anglophones et les francophones du Canada, afin de créer une guerre civile

15 « Je trouvais par la suite que certains aspects de la construction du personnage de Northguard et des personnages secondaires tels que je les envisageais initialement devenaient éculés au fil du temps. J’ai rejeté d’autres éléments : des supervilains stéréotypés ; des motifs usés ; La majorité du bagage accumulé en lisant des comics de superhéros durant plus de quinze ans. Ce qui reste relève toujours de l’aventure superhéroïque, bien qu’elle s’avère désormais plus épurée, plus réaliste ». Traduction de l’auteur.

16 « Matrix Graphic Series est fière de présenter Dragon’s Star, un comic disposant d’un récit universel produit entièrement au Canada par des Canadiens. Nous pouvons y arriver et ne laissez personne vous dire le contraire ! » Traduction de l’auteur.

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qui permettrait, à terme, l’annexion du Canada aux États-Unis. En digne protecteur de sa patrie, Northguard s’offusque devant cette atteinte à l’unité nationale : « Someone’s trying to reopen old wounds, someone from outside. Well I won’t let them! We’ve come too far in this province, I’ll be damned if I let anyone push us back to hate and paranoia!17 » (Shainblum et Morrissette, Northguard #1, 28).

À partir de ce moment, Northguard s’affirme de plus en plus comme le fier représentant de la tolérance et de l’ouverture à l’autre, valeurs dont il s’efforce de faire la promotion. Ainsi, il s’adjoint les services d’une acolyte francophone indépendantiste, Manon Deschamps, qui portera le sobriquet de Fleurdelys. Son costume à l’effigie du drapeau québécois complémentera bien, d’ailleurs, celui de Northguard, qui représente le drapeau canadien, comme on peut le voir ci-dessous.

Fig. 1 : Thierry Labrosse et Gabriel Morrissette. New Triumph Featuring Northguard #5 (première de couverture), 1986.

Soucieux de se présenter comme le héros de tous les Canadiens, Northguard demandera même conseil à Fleurdelys quant au surnom francophone qu’il devrait adopter, arrêtant finalement son choix sur « Le Protecteur ». Le duo nouvellement formé symbolise ainsi le respect de la différence et la collaboration enviable du Canada anglais et du Québec face à l’adversité, incarnée tout au long de la série par des antagonistes provenant de contrées étrangères, soit les États-Unis et la Russie. L’indépendantisme et le fédéralisme, la francophonie et l’anglophonie, la québécité et la canadienneté n’apparaissent donc plus

17 « Quelqu’un tente de raviver d’anciennes plaies, quelqu’un de l’extérieur. Je ne le laisserai pas faire ! Nous avons fait trop de progrès dans cette province, je serai maudit si je laisse quelqu’un nous replonger dans la haine et la paranoïa ! » Traduction de l’auteur.

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comme des obstacles à la coopération entre Canadiens, au contraire de ce que l’histoire du pays tend à faire croire. L’hybridité identitaire telle qu’elle se manifeste dans la série Northguard, repose ainsi sur une forme de compromis, voire de conciliation, c’est-à-dire que les caractéristiques dominantes des deux nations majoritaires du Canada sont réunies au sein d’un même duo de protagonistes, permettant de cette manière la représentation d’une identité canadienne idéale. Northguard et Fleurdelys sont les gardiens des valeurs libérales, d’un bilinguisme et d’un biculturalisme perçus comme des richesses inaliénables, même lorsqu’elles sont menacées par des forces extérieures. Le fait que les antagonistes du récit soient d’origine américaine, d’ailleurs, transpose dans la fiction le rejet de l’américanité présenté en des termes plus nuancés dans le discours paratextuel de Shainblum. Si l’auteur et éditeur admet s’inspirer de la tradition bédéesque américaine, son personnage, lui, oppose fermement la feuille d’érable au drapeau étoilé. Autrement dit, le nationalisme canadien revendiqué par Shainblum dans son discours paratextuel est défini et concrétisé, dans le texte de la série Northguard, sous une forme inclusive à l’égard de tous les Canadiens, mais hostile envers une influence américaine représentée comme étant suspecte, sinon nuisible.

3. À la croisée des genres

Si Matrix entend se distinguer de ses modèles américains par l’affirmation de son identité canadienne, elle mise aussi sur l’hybridation des genres et des esthétiques bédéesques comme marqueur de distinction. En fait, Shainblum souhaite que son entreprise s’éloigne en partie des productions sérielles des grands éditeurs américains pour développer une facture générique et graphique qui se rapproche des comic books alternatifs alors publiés aux États-Unis et au Canada anglais. Rappelons que ceux-ci naissent de l’envie qu’ont certains bédéistes, dans la décennie 1980, de produire des comics différents de ceux publiés par les éditeurs

mainstream. Ils sont destinés à un public adulte et accordent une grande importance au déploiement d’un

style visuel unique, attribuable à la singularité de l’auteur. Ils sont aussi autoédités, dans la plupart des cas, l’indépendance sur le plan créatif étant l’une des valeurs fondamentales qu’ils défendent. Ils rejoignent en ce sens les comix underground qui les ont précédés, en s’éloignant toutefois de leur goût pour la décadence et la vulgarité. En d’autres mots, ils correspondent à ce que certains bédéistes et spécialistes identifient comme une bande dessinée d’auteur (Hatfield, 2005, 18-20).

Tout au long de l’existence de Matrix, la compagnie adopte un ethos éditorial – une manière de se présenter – qui est en phase avec cette définition de la bande dessinée alternative. Mis à part le fait que Shainblum emploie à plusieurs reprises le qualificatif « alternatif » dans son discours paratextuel pour désigner son entreprise, il cristallise cet ethos en précisant par endroits les raisons qui justifient les choix artistiques qu’il a opérés. Dans tous les cas, les explications données permettent à Shainblum d’insister sur l’originalité de sa maison. Ainsi, conscient que les éditeurs mainstream sont en plein processus de récupération des caractéristiques principales de la bande dessinée alternative, parmi lesquelles figure l’impression monochrome, l’éditeur sent le besoin de s’éloigner de cette nouvelle tendance :

Black and white comics have become both ‘legitimate’ and a ‘drug on the market’. When Matrix began, b&w was the way you went until you could afford colour. Then came the Teenage Mutant

Ninja Turtles and the speculative boom that title touched off. Now colour companies are switching

some books to b&w and everybody, it seems, with a couple of bucks to rub together is publishing black and white comics. Though much of this glut of material has been sub-standard stuff […], the

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market now seems to be demanding quality rather than ‘hot-ness’ once again18 (Shainblum et Morrissette, Northguard #1, 2e édition, 32).

D’après Shainblum, l’impression monochrome, chez Matrix, s’impose donc en raison du peu de moyens financiers dont dispose la jeune entreprise et n’a rien à voir, conséquemment, avec un opportunisme commercial permettant de profiter d’un effet de mode. Cette information transmise au lecteur est importante dans la mesure où elle tend à légitimer la démarche de Matrix en signalant un désintérêt pour la chose pécuniaire et un écart par rapport à la masse de comics quasi identiques avec lesquels l’éditeur canadien rivalise.

Un obstacle pourrait toutefois empêcher Matrix d’atteindre le statut d’éditeur alternatif auquel la maison d’édition aspire : l’affinité pour le genre superhéroïque, historiquement associé aux comics américains de grande diffusion. Shainblum, par exemple, ne cache pas son affection pour la série Alpha Flight, publiée par Marvel, en y faisant référence aussi bien dans le paratexte que dans les illustrations de la série Northguard. Le protagoniste de celle-ci s’avère d’ailleurs être un avide lecteur de comics de superhéros. De plus, onze des seize comic books parus chez Matrix appartiennent au moins en partie à ce genre. Cela dit, Shainblum utilise encore le paratexte de ses publications pour clarifier les différences qui séparent les récits superhéroïques parus chez Matrix de ceux que produisent Marvel et DC Comics. Par exemple, Matrix n’entend pas créer un univers diégétique rassemblant toutes ses séries et permettant les croisements (crossovers) entre elles, alors qu’il s’agit de l’une des stratégies commerciales dominantes employées par Marvel et DC Comics :

As for a ‘Matrix Universe’; well there ain’t no such animal. Much as I enjoy crossovers and the like, the experience at DC and Marvel has proven, I think, that the “one-company, one universe” idea has run its course. I prefer to sidestep the notion of fictional universes entirely and simply say that we here at Matrix, like any other writer, film-maker or artist, are creating ‘fictions’, pure and simple19 (Shainblum et Morrissette, Northguard #2, 11).

Si le catalogue de Matrix est fortement inspiré par la tradition superhéroïque américaine, il n’en reprendra donc pas tous les mécanismes, Shainblum préférant dans ce cas-ci donner libre-cours à des « fictions » plurielles et autonomes plutôt qu’à un univers fictionnel unique et englobant. En lisant entre les lignes, on peut en fait comprendre que ce parti-pris en est un en faveur de créations artistiques non soumises à une ligne éditoriale rigide. La distinction est fondamentale : chez Matrix, les auteurs conservent un pouvoir indéniable sur la forme et le contenu des comics de superhéros qu’ils créent, tandis que du côté des éditeurs

mainstream, ils sont contraints par les différents impératifs que le partage d’un univers fictionnel impose.

Bien que le genre principalement adopté par ces deux modèles éditoriaux demeure le même, les philosophies qui régissent leurs modes de création respectifs apparaissent comme étant foncièrement opposées.

18 « Les comics en noir et blanc sont devenus ‘légitimes’ et surabondants. Quand Matrix a été mise sur pied, l’impression monochrome était le choix par défaut en attendant d’avoir les ressources financières permettant d’opter pour la couleur. Puis les

Teenage Mutant Ninja Turtles sont apparues, entraînant un boom spéculatif. Les compagnies ‘couleur’ apposent maintenant le

noir et blanc à certaines de leurs séries et toutes celles qui en ont les moyens semblent produire des comics en noir et blanc. Bien que la plus grande part de cet amas d’œuvres soit de qualité inférieure […] le marché semble reposer de nouveau sur la qualité des œuvres davantage que sur leur popularité. » Traduction de l’auteur.

19 « Quant à un ‘Univers Matrix’, il n’existe pas de telle créature. Bien que j’apprécie les crossovers et les événements du genre, l’expérience tentée chez DC et Marvel a prouvé, je pense, que le concept d’‘une compagnie, un univers’ a fait son temps. Je préfère m’éloigner complètement de la notion des univers fictionnels et simplement dire que chez Matrix, nous créons des ‘fictions’, purement et simplement, à l’instar de tout autre auteur, cinéaste ou artiste. » Traduction de l’auteur.

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En résumé, Matrix Graphic Series a fait son entrée dans le domaine de la bande dessinée québécoise après que celui-ci ait été marqué par un long processus d’apprivoisement du médium qu’est le comic book. Alors que la traduction de comics américains par des éditeurs québécois est un phénomène en déclin, à partir du milieu des années 1980, Matrix prend le pari de publier des comic books inédits qui empruntent plusieurs éléments aux publications de Marvel et DC Comics, au premier rang desquels se trouvent les genres retenus (le superhéros et la science-fiction) ainsi que les paramètres matériels du paratexte. Toutefois, l’analyse de la série Northguard révèle la complexité du projet éditorial de Matrix, lequel dépasse le désir d’imiter les

comics de grande diffusion typiques de la production américaine. Comme le dit Mark Shainblum, « I do

believe that a different sensibility is necessary to do superhero comics in a Canadian setting, particularly since the superhero concept pulls in so many distinctly un-Canadian directions »20 (Shainblum et Morrissette, Northguard # 2, 10).

Cette volonté de faire les choses différemment engendre un discours paratextuel et des œuvres de fiction marqués par une hybridité identitaire et générique ou, pour le dire autrement, par un sentiment d’appartenance plurielle. Ainsi, les influences américaines assumées de la maison sont d’abord contrebalancées par un nationalisme qui place la fierté canadienne et québécoise au cœur des œuvres et du discours qui les escorte. Ensuite, la distance maintenue entre les pratiques éditoriales de Marvel et DC Comics et celles adoptées par Matrix situe l’éditeur à mi-chemin entre les publications de masse et le courant alternatif anglophone qui prend alors de l’ampleur. En bref, Matrix projette l’image d’un éditeur canadien alternatif s’étant approprié un médium et un genre ancrés dans la sphère bédéesque mainstream américaine.

Bibliographie

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---. Seduction of the Innocent, New York, Rinehart & Company, 1954.

20 « Je crois qu’il faut une sensibilité différente pour faire de la bande dessinée de superhéros en contexte canadien, particulièrement parce que le concept du superhéros s’éloigne des valeurs canadiennes de maintes façons. » Traduction de l’auteur.

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Philippe Rioux détient un doctorat de l’Université de Sherbrooke en études françaises incluant un cheminement en histoire du livre de l’édition. Ses travaux portent sur l’histoire de la bande dessinée en Amérique du Nord et, plus spécifiquement, sur les transferts culturels entre les corpus américains et québécois. Dans le cadre d’un stage postdoctoral réalisé à la Chaire de recherche du Canada sur l’histoire de l’édition et la sociologie du littéraire, il s’intéresse aussi aux archives éditoriales de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et aux enjeux associés à l’édition de fortune et de nécessité.

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Fig.  1 :  Thierry  Labrosse  et  Gabriel  Morrissette.  New  Triumph  Featuring  Northguard  #5  (première  de  couverture), 1986

Références

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