• Aucun résultat trouvé

De nos ivresses et du contrat social

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "De nos ivresses et du contrat social"

Copied!
2
0
0

Texte intégral

(1)

2414

Revue Médicale Suisse

www.revmed.ch

12 décembre 2012

actualité, info

en marge

«Alcoolique !» Cela sonne comme un petit coup de trique. Est-ce une plainte ou une injure ? Sortant de la rue du Dr Georget et avant d’enfourcher notre vélo, nous ve- nons de poser sur le trottoir une bouteille de Vouvray effervescent (domaine François Pinon, La vallée de Cousse, Vernou-sur-Brenne, Indre-et-Loire). Bouteille enve- loppée comme il convient. Seule la tête dépasse. Premier jour de l’Avent 2012. Vent du nord-est et froid bien sec, sur Tours. Il s’agit d’aller offrir ce présent à une équipe spécialisée dans la main- tenance d’un outil informatique vieillissant. Rue de Jérusalem, le préposé n’avait pas accepté d’ho- noraires. D’où ce cadeau en par- tance.

«Alcoolique !» Sous la capuche, maintenant à vingt mètres, le voilà qui récidive. Nouveau petit coup de trique. «Pardon ?». Il se retourne, hésite, puis vient vers nous ; courbé, la main droite sur le cœur. La capuche tombe, vieil- lard de quarante ans. Visage éma- cié, dents manquantes, crâne à vif, regard pensif. Et des phrases au marteau. L’alcoolique c’est lui, lui et personne d’autre. Il a bu. Il a tellement bu que chez lui ce fut

le pancréas qui lâcha. «Pancréa- tite ?» Oui, mais une pancréatite chronique et calcifiante. Et la suite : le diabète. Suffisamment pour être sur insuline. «Mais ça va, ça va». Il ne boit plus. «Depuis long- temps ?» Depuis tant de temps qu’il ne compte plus. «Sauf que ça revient.» Il assure que non, non, non. Presque pire : des sortes d’ivresses sans boire.

«Elles viennent comment ?»

«Comme ça, sans rien ». Enfin si, en voyant des bouteilles. Et puis les étiquettes, et puis les publicités.

Surtout les publicités des vodkas.

Comme la dernière. La dernière ?

«Ah, c’est pas la vodka celle-là, c’est l’autre.» Il se trouve que nous la connaissons, cette autre-là. C’est le bourbon qui s’étale et ruisselle depuis quelques jours. On l’a baptisé Jack Daniel’s. Les affiches hurlent : ce n’est ni du scotch, ni du bourbon. «It’s Jack». Qui ?

«Chaque goutte est filtrée sur trois mètres de charbon de bois d’érable. C’est ce qui fait de Jack un Tennessee Whiskey.»

«Alcoolique !» Vous aimeriez en sa voir plus, n’est-ce pas ? Jack­

daniels.fr vous le dira. Avec ce bras d’honneur fait au législateur français : on vous demande de

donner votre date de naissance pour entrer dans le magasin des délices. Le nez ? Moelleux avec des nuances boisées et légèrement fruitées.

La couleur ? Whiskey clair lié aux fûts de chêne blanc. La saveur ? Rond et équilibré, avec des notes cara­

mélisées, vanillées et boisées, soulignées par un arôme légèrement fruité.

C’est exactement ça ! Tout pour vous donner l’exact baume au cœur quand il fait sec et que le vent vient du nord. Et puis le mythe Jack Daniel’s, les conseils de dégustation, le procédé d’élabora- tion. Toute la panoplie du cowboy et de l’indien des greniers enfan- tins.

On se souvient d’un steward qui (nous étions alors en classe affai res)

racontait à la cantonade ne plus avoir qu’un ami, un vrai et que cet ami c’était Johnny. Les passa- gers marchaient. On se souvient aussi des exhortations à ne pas rentrer seul ce soir mais bras des- sus, bras dessous avec du Blanc et Noir. Black and White de préférence à l’une des benzodiazépines des pharmacies d’officine. Ou avec.

Le tout librement. Les publicitaires et les producteurs sont générale- ment un peu plus forts que le lé- gislateur. Quant aux ligues anti- alcooliques, elles semblent avoir abandonné la partie.

«Alcoolique !». En ce début de l’Avent, la presse française traite ici ou là de la question. Avec, tou- jours, les mêmes évocations ano- nymes, superficielles et mono- chromes. Ainsi dans Le Parisien/

Aujourd’hui en France : «Comme beaucoup de ses compagnons d’infortune, Sébastien, 37 ans, s’est laissé emporter dans la spirale de l’exclusion. Une dépendance à l’alcool, une séparation, la perte de son "boulot" de garçon de café.

Et puis soudain la rue, il y a trois ans. "La descente a été vertigi- neuse. Je tombe de très haut", ré- sume celui que ses camarades de galère surnomment "le gamin". Il a d’abord dormi plusieurs mois sur un carton, sous une arche de la gare du Nord, avant de rejoin dre, il y a deux ans, le refuge de la Mie de pain. "La rue, c’est l’obscurité.

On essaie quand même de la prendre du bon côté, sinon, on se perd", témoigne Sébastien qui, chaque matin, fait la manche deva nt une boulangerie, là où il a sa "place attitrée". Dans quelques

semaines, ce bénéficiaire du RSA (475 € par mois) entamera une cure de trois mois pour soigner son alcoolisme (…).»

Soigner son alcoolisme ? Sébastien, 37 ans, a un «message à délivrer au grand public» : «Il faut faire prendre conscience aux gens que personne n’est à l’abri d’une des- cente aux enfers. Dans la rue, il y a de tout, j’ai rencontré un ancien avocat, un ancien ingénieur, un ancien plombier… Dans ma vie d’avant, il m’arrivait d’aller dis- cuter avec les SDF, de leur filer 5 €, de leur demander : ça va les gars ? Maintenant, c’est moi qui suis de l’autre côté.»

«Alcoolique !» Toujours en France, nouvel épisode dans le feuilleton du baclofène, du nom de ce

«relaxa nt musculaire» utilisé sans autorisation de mise sur le marché et consommé quotidiennement par 50 000 personnes alcoolo- dépendantes (Rev Med Suisse 2009;5:221). On attendait depuis des années une étude clinique pour avancer. En voici deux, con- currentes. Le laboratoire français Ethypharm vient de lancer une évaluation du médicament (même principe actif, dosage différent).

En vue : sa commercialisation sous une nouvelle présentation et donc à un prix différent de celui des génériques. La deuxième étude est financée en partie sur des fonds publics. Les responsables de l’une et de l’autre ne sont d’accord sur rien (à commencer par le dosage des prises permettant d’évaluer l’efficacité) sauf sur le fait qu’il est urgent de mettre en place cette évaluation clinique pour sortir de l’actuel et insupportable imbroglio.

Dans Le Monde, on cite sur un autre sujet le Dr Marc Valleur, psychiatre spécialisé dans les toxicomanies et directeur de l’Hôpital Marmottan (Paris) : «L’avenir immédiat sera peut-être une réinterrogation sur la place des spiritualités dans les traitements des addictions. L’un des problèmes de notre monde est d’avoir séparé le corps et l’âme depuis Descartes et, à travers la science, de ne valider que les tech- niques qui sont objectives, mesu- rables et quantifiables, en faisant l’impasse sur la subjectivité et le rapport au monde». Que peut bien signifier, au juste une réinter ro ga- tion sur la place des spiritualités dans les traitements des addic- tions ? Des crucifix dans les salles de shoot ? Dans la conclusion de son «Ivresse et ivrognerie dans la France moderne»,1 Matthieu

De nos ivresses et du contrat social

personne n’est à l’abri d’une descente aux enfers

LDD

38_39.indd 1 10.12.12 11:25

(2)

Revue Médicale Suisse

www.revmed.ch

12 décembre 2012

2415

1 Lecoutre M. Ivresse et ivrognerie dans la France moderne. Rennes, Tours : Presses universitaires de Rennes, Presses uni­

versitaires de Tours, 2011.

Lecou tre cite la Lettre à M.

D’Alember t sur son Article de Genèv e. Rousseau Jean-Jacques y écrit : «ne cherchons point la chimère de la perfection mais le mieux possible».

«Alcoolique !» Rue du Dr Georget l’heure est au possible. Il a une place au chaud dans une commu- nauté de sœurs catholiques. C’est facile, c’est juste à la sortie de la gare d’Angers (Maine-et-Loire).

Ne lui manquent plus, pour s’y rendre, que sept euros et dix cen- times. Le temps de faire la monnaie l’homme gardera un instant la bouteille de Vouvray. Voici l’argent.

«Merci Je repasserai et je te les rendrai». J’espère bien. Le Vouvray a beaucoup plu à l’informaticien.

Jean-Yves Nau jeanyves.nau@gmail.com

38_39.indd 2 10.12.12 11:25

Références

Documents relatifs

As conveners of the 2019 UIA Baku Forum on Mass Tourism in Historic Cities, held under UNESCO Patronage, we urge stakeholders in the tourism and heritage sectors to join in

L’intervention de l’AFD dans le secteur de l’éducation, de la formation professionnelle et de l’emploi vise à favoriser la cohésion sociale, lutter contre les

Le Conseil économique et social des Nations Unies (1997) donne une définition pertinente du concept d’intégration de la dimension genre, laquelle suggère que

La qualification juridique du texte numérique est le préalable indispensable à l ’étude des modalités d’application des droits d’auteur au document numérique par exemple,

Dans un travail de recherche publié il y a quelques temps, et qui portait sur l’image de soi et de l’autre à travers les textes proposés dans le manuel de

En effet, les espaces parcourus par les personnages centraux ne sont que le signe d’un autre espace : le véritable espace, l’espace originel qui est l’espace de la

Il n’a pas le moindre prétexte pour élaborer une notion d’espace, car il est entouré de toutes parts d’un milieu homogène, sans différences qui sont un fondement

La ruée sur les terres agricoles, évoquée dans un article récent d’un quotidien du soir, le 15 avril 2009, démontre que l’avenir de l’alimentation du monde, mais aussi notre