• Aucun résultat trouvé

Les mal-pensants du Grand Siècle

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Les mal-pensants du Grand Siècle"

Copied!
8
0
0

Texte intégral

(1)

Article

Reference

Les mal-pensants du Grand Siècle

JEANNERET, Michel

JEANNERET, Michel. Les mal-pensants du Grand Siècle. Revue de la bibliothèque nationale de France , 2015, vol. 50, p. 7-13

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:76394

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

1 / 1

(2)

MICHEL ]EANNE RET

Les mal-pensants du Grand Siècle

Quand on met un livre en lumière, il faudrait faire tenir des Suisses en la boutique du libraire pour le défendre avec leurs hallebardes.

J

'ÉCRIS ces lignes au lendemain de la tuerie à Charlie Hebdo. Les assassins de 2015 n'ont rien inventé. Au xv ne siècle déjà, la liberté pouvait inspirer la haine, et la dérision, la mécréance, coûter cher.

Défis

En latin, le libertitms est !,esclave qui a reçu sa liberté, l'affranchi. Lorsque le mot se répand en fran- çais, au xvie siècle, il s'est chargé d'une valeur polé- mique pour désigner des hérétiques qui, abusant de

·la liberté, tombent dans la déviance et la dissidence.

Dans un libelle de 1545, Comre la secte fantastique et furieuse d.es libertins qui se nomment spiriwels, Calvin fustige les tenants d'une pensée hétérodoxe, des radi- caux populistes qui trahissent la Réforme, aux Pays~

Bas et dans le nord de la France, en se rebellant contre la rigueur du dogme et la discipline ecclésiastique.

Ces fous de liberté, dit Calvin, défient toutes les règles, politiques, sociales, morales, au point de.

s'abandonner à la débauche - l'un des meneurs, Thierry Quintin, sera condamné pour paillardise et exécuté. Déjà un amalgame qui hante l'histoire des libertins : mécréants et dépravés, athéistes et luxu- rieux, même gibier de potence 1!

1. Sonnet érotique extrait de Énigme joyeuse pour les bons esprits, Paris, jean Le Clerc, vers 1615, f. 9 BNF, Réserve des livres rares, Enfer 1735

Sorel, Histoire comique de Francion

Si l'accusation de libertinage, dans la controverse religieuse du xvie siècle, cible un groupe très particu- lier, elle explose dès le début du XVII' siècle. Ici encore, le label infamant est exploité par les polé- mistes, à commencer par le fulminant père Garasse, un jésuite qui, dans les années 1620, mène une guerre furieuse contre les libres penseurs : le libertin, c'est l'autre, l'ennemi sans foi ni loi. L'injure embrassera désormais des subversions très diverses, relevant de la théologie, de la philosophie, de la morale et de l'his- toire des mœurs. Pas d'école ni de doctrine homo- gène : le libertinage du x vue siècle est une nébuleuse où les gardiens de l'ordre fourreront les dissidents de tout poil'·

Indociles, réfractaires à tout système, impatients des contraintes, les libertins partagent cela même qui les disperse : leur indépendance, leur singularité. Les Théophile de Viau, Charles Sorel, Gabriel Naudé, La Mothe Le Vayer, Cyrano de Bergerac reven- diquent, chacun à sa manière, le droit d'exercer libre- ment leur jugement, de penser, de parler, de vivre àutrement. Ils parcourent avec désinvolture le champ des idées et l'échelle des convenances, bousculent les certitudes et précipitent la philosOphie des écoles, la morale des bien-pensants dans une zone de turbu- lence qui semble leur milieu naturel.

1 Pour les libres penseurs du xv1e siècle, voir surtout Jean Wirth, Sainte Anne est une sorcière et autres essais, Genève, Droz, 2003 et Henri Busson, Le Rationalisme dans la littérature française de fa Renaissance (1533~1601), nouvelle éd., Paris, Vrin, '\957. 2 Beaucoup d'études savantes, depuis quelques décennies, s'emploient à mettre de l'ordre dans ce fatras, à réévaluer, inventorier et interpréter fe phénomène. On se reportera notamment aux travaux de René Pintard, Jean-Pierre Cavaillé, Jean- Charles Darmon, Anthony McKenna, Isabelle Moreau, Frédéric Tinguely, ainsi qu'à quelques publications périodiques :La Lettre clandestine, Libertinage et ph!losophÎe au xv11e siècle et, en ligne, les Dossiers du Gn'!h. Les textes les plus marquants sont réunis dans Libertins du XVII" siècle, éd. Jacques Prévot, Paris, Gallimard,' Bibliothèque de la Pléiade,, 1998-2004, 2 vol.

Revue de !a Bibliothèque nationale de France no 50 2015 7

(3)

- -- - - - - - -- - -- -

Le non-conformisme des libertins s'inscrit dans un mouvement de fond qui, amorcé à la Renaissance, tend à valoriser et à encourager l'initiative indivi- duelle. Les solidarités collectives qui, à u·avers le Moyen Âge, limitaient l'autonomie des sujets, dans leurs croyances comme dans leur~ enu·eprises, cèdent peu à peu Je pas à la défense des intérêts particuliers.

Le droit à la différence et à la distinction, l'admiration pour les performances personnelles, le culte des grands hommes sont autant d'indices qui, à l'aube de

Michel Jean neret

sciences nouvelles et de la révolution cartésienne, relève de ce même mouvement. On peut sans risque établir une corrélation entre cette montée de forces cenu·ifuges et Je renforcement simultané de l'ordre moral, de la police des idées qui, par l'alliance du u·ône et de l'autel, tentent (sans grand succès) de juguler une liberté perçue comme libertinage.

<• Ces rêveries-là contiennent des choses que

jamais personne n'a eu la hardiesse de direl), pro- clame Francien le bien-nommé - franc, libre, la modernité, pointent vers cette émancipation et indomptable. Le héros de Sorel, fort d'une jeunesse cette reconnaissance de l'individu. L'exercice de la fougueuse et tumultueuse, d'un égotisme incandes- raison, de J'esprit critique et du libre examen, qui cent et insolent, parle sans ménagement et vit sa vie jouent un rôle décisif dans le développement des sans rien sacrifier : <•Je ne songeai plus qu'à procurer

2. Page de titre de L'Académie des dames, de Nicolas Chorfer, à Venise, Chez Pierre Arre tin !Grenoble?, 16801

BNF, Résel\le des livres rares, Enfer 277

Texte érotique sous fa forme de sept dialogues, présenté comme écrit en espagnol par Luisa Sigea et traduit en latin par Jean Meursius, attribution fictive due à un avocat de Grenoble, Nicolas Chorier. Le texte latin original parut vers 1660, sous

fe titre d'Aioisiae Sigeaa Tolatanae satyra sotadica de arcanis Amoris et Voneris et fa version française en 1680 sous fe titre deL 'Académie des dames. Nombreuses éditions sous des titres divers, jusqu'au XIX' siècle, en France et dans le reste de l'Europe.

le contentement de moi seul.>> Conu·e la niaiserie, les préjugés et le conformisme des médiocres, il se dresse en esprit fort, poussé par un appétit insatiable du risque et du plaisir. Liberté de pensée, liberté de mœurs, c'est pour lui Je même combat. <•J'ai plus de désirs qu'il n'y a de grains de sable dans la mer>>, dit-il, et il les satisfait. Sa morale? Suivre nature, obéir à l'instinct vital, s'affranchir de la prudence des tièdes, ce qui revient à <•vivre comme des dieux•>. C'est Faust sans la faute, Nietzsche sans la folie, le rêve d'un liber- tinage sans le péché.

Francion et les <• généreux •> dont il s'entoure pra- tiquent l'amour libre, qui culmine dans une épous- touflante scène d'orgie. Or, le roman paraît en 1623, au terme de deux décennies qui ont vu déferler sur la France une vaste offensive de poésie pornogra- phique : des dizaines de recueils collectifs dans lesquels Régnier, Motin, Maynard (ill. 5), Sigogne, d'Esternod et bien d'autres publient des vers lascifs, scabreux et provocants. En quantités industrielles, ils déclinent tous les plaisirs, toutes les postures de l'amour, un amour qui ne s'élève jamais au-dessus de la ceinture. Sans inhibition, ils proclament les droits du corps et la sauvagerie du désir -le choix de Fran- cion et bientôt, de Don Juan. C'estle sexe à l'état pur, sans états d'âme, débité dans une langue poissarde, aussi u·uculente que malséante. Grivoiserie, trivialité, joie de descendre appartiennent, il est vrai, à la bonne vieille u·adition gauloise. Mais cette obscénité-là n'est pas inoffensive : elle prend l'allure d'un défi esthé- tique, social et moral. Preuve en est le pandémonium où s'engouffrent les poètes : d'un côté, des pratiques réputées conn·e-nature, stigmatisées comme péchés mortels - sodomie, satisfaction solitaire -, de l'autre, l'avilissement des choses sacrées, des gestes sacri- lèges. Si on rit souvent, dans cette poésie débouton- née, on pénètre ailleurs dans l'univers glauque des

Revue de la Bibliothèque nationale de France n• 50 2015 8

(4)

passions morbides ou des corps décrépits : une drô- lerie saumâtre, qui dissone et outrage.

Le jeu est donc sérieux, car la licence est ici revendication de liberté - et le message des porno- graphes sera pleinement reçu. L'autorité ecclésias- tique, bientôt relayée par la juridiction civile, assimilera la littérature luxurieuse à une offense grave, un délit souvent confondu avec la libre pensée

Les mal-pensants du Grand Siècle

3, Nicolas Chorier, Le Meurs/us françois, ou Entretiens ga/ans d'Aioysla. Orné de figures. À Cythere (Paris, Hubert-Martin Cazln, 1782), t. 1

Frontispice portant te titre Entretien d'Aioysia gravé par François-Rolland Elluin d'après des dessins d'Antoine Borel 8NF, Réserve des livres rares, Enfer280

et puni comme une hérésie. Théophile de Viau, à qui on impute des vers scabreux, est condamné pour débauche, impiété et blasphème; on le btûle en effi- gie, il croupit en prison et meurt de ses mauvais trai- tements. Si brutal fut le traumatisme, dans la bohème des luxurieux, que dès 1625 la vague paillarde retombe. La veine sera désormais clandestine, ponc- tuée de quelques coups d'éclat: la poésie exorbitante

Revue de fa Bibliothèque nationale de France n• 50 2015 9

(5)

DE LA

LIBERTE

'

4. Frontispice de De la liberté et de la servitude,

de François de la Mothe Le Vayer, Paris, A. de Sommavllle, 1643 BNF, Réserve des livres rares, RES-R-2524

de Claude Le Petit (vers 1660), la prose décoiffante de L'École des filles (1655) et de L'Académie des dames (1660) (ill. 2 et 3).

Risques

L'arme du sexe, dans la littérature libertine du xv ne siècle, est donc plus un moyen qu'une fin. S'il y a alors des libres penseurs qui militent sur d'autres terrains que l'hédonisme, comme les <clibertins éru- dits)} de René Pin tard, la réciproque n'est pas vraie : les chantres de la débauche ont fait aussi un choix intellectuel. Célébrer la licence des mœurs, c'est avant tout, pour eux, prendre position dans un mouvement idéologique. Avec une puissance inégalée, Sade poussera plus loin, sur les deux fronts, ce même combat.

Quels que soient leurs leviers, les rebelles défient les orthodoxies, luttent contre les idées reçues et les vérités supposément immuables. Dans leur examen critique, c'est surtout l'Église qu'ils trouvent sur. leur

Michel Jeanne ret

chemin, YÉglise qui, en dépit de ses divisions, exerce alors, sur les consciences et sur les connaissances} un magistère tout-puissant. Pour démystifier les spécu- lations métaphysiques et les querelles théologiques, les prescriptions morales et le légalisme des rituels, ils se tournent vers la nature, source immanente dè la vie, force active et bienveillante, principe animé et animant, creuset de l'expérience, qui fait bon marché des arguties des clercs. Non qu'ils soient nécessaire- ment athées. Dieu n'est pas leur ennemi, mais l'insti- tution ecclésiastique, accusée d'entretenir les peurs et les remords, les superstitions, la terreur du péché et de la damnation pour consolider son pouvoir.

La provocation est un jeu dangereux, qui recourt à diverses stratégies, de l'attaque frontale à l'esquive, la dissimulation, la clandestinité. Le mode d'écriture et de publication est même si décisif, si significatif, dans la mouvance libertine, qu'il est indissociable des contenus : le medium est le message, comme disait McLuhan. L'éventail est large. Il arrive que tel brûlot demeure manuscrit et circule sous le manteau; ce sera le cas du scandaleux Theophrastus redivivus, un traité en latin, anonyme, qui, outre une'attaque impitoyable des religions, défend une position radicalement athée.

Les livres imprimés, en français pour la plupart, sont parfois signés, mais s'abritent souvent derrière un pseudonyme, à moins de laisser blanche, tput simple- ment, la place de l'auteur. Mêmes manœuvres pour les imprimeurs, qui, exposés eux aussi, oscillent de la publication à ciel ouvert à toutes sortes de feintes - fausse adresse, presses imaginaires, éclipse totale.

Les textes, quant à cuxj jouent sur une vaste gamme, de l'agression directe, comme dans les recueils por- nographiques d'avant le procès de Théophile, à dif- férents modes de dissimulation. De plus en plus, tandis que monte l'intolérance, les auteurs camouflent leur pensée, cryptent leur discours, soit qu'ils rusent avec les censeurs, soit qu1ils réservent leurs théories au public avisé des sympathisants - les habiles -, à l'insu du vulgaire ignorant -les idiots.

Au début de son récit sur les <1États et empires du Soleil» (ill. 6), Cyrano de Bergerac renonce à toute feinte pour dénoncer les risques d'une publication irréfléchie. Revenu de la Lune et accueilli près de Toulouse, son héros, Dyrcona, commet l'impru- dence de raconter à son protecteur, puis d'écrire, les découvertes singulières et dérangeantes de son voyage. Le manuscrit circule et tombe bientôt dans les mains de la justice et du clergé. C'est assez pour que Pexplorateur, parce qu'il a vu notre monde par les yeux d'autrui et que maintes évidences ont été

Revue de la Bibliothèque nationale de France n• 50 2015 ro

_,

(6)

bousculées, soit accusé de tous les péchés : magie, sorcellerie, hérésie. Le curé du coin ameute en outre le menu peuple, et voilà qu'au fanatisme des uns s'ajoute l'obscurantisme des autres - la cabale des superstitieux et des sots. La foule tente d'exorciser Dyrcona, il est arrêté, menacé du bücher et finit par s'évader - une machine volante l'emmène sur le Soleil. Les sinistres relents de la chasse aux s.orcières, de la persécution de Théophile, du procès de Galilée, de l'exécution de Vanini, brûlé vif à Toulouse, préci- sément, traversent l'épisode, et on comprend, avec un frisson dans le dos, pourquoi le roman de Cyrano, demeuré clandestin, n'a pas paru de son vivant.

Doutes

Mis ensemble, les deux récits d'exploration sur la Lune puis le Soleil composent un ébouriffant roman de science-fiction qui, de rencontres rocambolesques en aventures improbables, parvient à mettre en ques- tion à peu près toutes les règles et les croyances d'alors. Précipité dans des mondes cul par-dessus tête, Dyrcona découvre au passage que l'imagination a le pouvoir de créer: on pense à une chose, et la voilà qui existe. Dans cette logique, Cyrano accumule les merveilles et y cherche, sinon des vérités, du moins des alternatives possibles, des scénarios ni moins vrai- semblables ni plus absurdes que les fausses évidences derrière lesquelles nous nous barricadons.

Les sociétés que visite Dyrcona ont des mœurs inverses des nôtres, et ne s'en portent pas plus mal.

La sexualité et le mariage, les liens familiaux et le respect des aînés·, le système monétaire et les codes langagiers, l'exercice du pouvoir et les lois de la guerre, toutes ces institutions sont revues et corrigées.

Fantaisies et fariboles? ElleS n'en donnent pas moins à penser et ébrarùent l'infaillibilité de nos traditions, de nos coutumes. Mais s'il faut de l'audace pour ima- giner des peuples libérés de nos entraves sociales, morales et politiques, il en faut davantage pour dés- tabiliser le cosmos géocentrique, anthropocentrique, que l'Église défend encore contre l'assaut des sciences nouvelles. Cyrano soulève toutes les questions taboues : oui, la Terre pourrait perdre sa position centrale; oui, elle pourrait tourner; oui, il pourrait y avoir d'autres mondes habités et, tant qu'à faire, oui, l'univers pourrait être infini. Tout cela sent le fagot, et encore davantage, les relents de matérialisme et d'atomisme à l'antique; l'hypothèse est lancée que la matière et son mouvement pourraient être éternels, d'où il découlerait que le monde n'a jamais été créé -il serait le produit du hasard-, qu'il n'aurait ni corn-

les mal-pensants du Grand Siècle

yèrsf#yriques·

. . 1'

.GAV D;E lvii CI{Y\.

Î'!'i·le S';de ~igognes; •

.. -·tl··. 'p_ntn'ttfliÎq!letep!mjiHI;ù~t,

.! ·

. , .•... · L'tl~~orervortJ\·ot.rllitVefJ t't'jt1'4(

. De fotreli l'e &(fer s:la grenoiiifle, · ·

J;,~nuié! f4,YVot(lrdeiitmgrett.

~tltfdottxrtiJ.ftfes fccrets. ····

'Rt.V.o/frfdoigt qrli voai è!Mtoiii!!ç,

· · Mtiù ie mept,IÎnhJlÙ! to11t le iour •

FtiJil!it

mefme lè

NO

fil J';j mo

ur~.

' .. ··.

· P

otts·cônt,reft~itte

!tt doucettç, .

Ceptnd"'ntqumittesles-t~rûéf,r. . . , ' . 'f:ow prene_;r,de S,

IIOliiJCd#X

dfdiiÏÇ1$

. 411eC1JnrrFit'!êkèd'é!,otifette. . ..

· .. · ·;Mj!fv!Jclo,_~~. 1 iti,.fèf.éti(~hr

l. ttll[(e detnt~~t/f,wt/1 ec~rdM, ~ .

Do.ntvd!Hfuil~f (i.,trijtell}ine, ' ·•

. ~t")e~alleZJolftd~dtii.f'!lllf.t · .· 'l!Qiil':dntdpei'ne en re('hignành . . .

. . A lv

5. 11 Gaude Mlchy111 extrait du Recueil des plus excellans vers satyriques de ce temps. Trouvez dans les cabinets des Sieurs de Slgognes, Regnier, Motln, qu'autres, des plus signalez poëles de ce siècle, Parls1 A. Estoc, 1617

BNF,Arseoal, RESERVEB-Bl-9964

mencement ni fin. Un pas de plus, sur cette piste glissante, et on conjecture que l'âme eUe-même, si

t~nt est que pareille chose existe, pourrait être maté- rielle, niant ainsi le principe de la survie individuelle.

Le Dieu de la Genèse avait placé l'espèce humaine au centre de la création; de tous côtés, cette suprématie est battue en brèche, jusqu'à contester, au nom de la continuité des êtres vivants, la distinction ontologique entre homme et animal. Inutile de poursuivre le cata- logue des hérésies -la cause est entendue.

L'est-elle vraiment? Des mondes possibles sur- gissent, mais quelle valeur revêtent-ils? Des idées

Revue de la Bibliothèque nationale de France n~ 50 2015 II

(7)

sont lancées à tort et à travers, mais aucune évidence empirique ne les garantit, aucune nécessité logique ne les impose. Tout au plus fragilisent-elles nos certi- tudes et invitent-elles à les relativiser. Le libertin qu'est Cyrano ne construit pas un système ni ne pré- tend substituer à des vérités caduques d'autres qui ne le seraient pas moins. Rien de définitif ni de conh·ai- gnant. Il teste le pouvoir heuristique de l'imagination et façonne des modèles qu'il nous propose, tout au plus, d'évaluer. Et décide qui pourra!

Mais la tâche est difficile, car Cyrano brouille les pistes et délibérément déroute son lecteur. Soit que lui-même ne soit pas sûr, soit que, par précaution, il veuille nous empêcher de l'être, il tient un discours équivoque. Entre la philosophie et sa quête de la vérité d'une part, la littérature, ses chimères et ses ruses d'autre part, il occupe une position incertaine.

Le choix de la fiction, qu'il partage avec Théo- phile de Viau (Prenzière Journée), Sorel (Francion, Le Berger extravagant), Tristan l'Hermite (Le Page diSgracie), est significatif. L'imagination, comme on voudrait nous le faire croire, serait créatrice de vérité.

Mais est-elle vraiment une des voies de la connais- sance? La fiction est-elle l'alliée ou l'adversaire de la recherche du savoir? Un vecteur légitime ou trom- peur de la transmission du sens? Du jeu gratuit à l'allégorie, de la fable à l'affabulation, du divertisse- ment au conte philosophique, l'éventail est large et les occasions d'hésiter, multiples. Cyrano complique encore la donne en adoptant, comme autrefois Rabe- lais, les malices de l'histoire comique : périples à dor- mir debout, figures grotesques et mœurs cocasses, drôlerie de mondes au rebours du bon sens génèrent du rire et du plaisir, mais peut-être cachent-ils un plus haut sens? Si tel était le cas, pourtant, quelle Valeur accorder à un discours qui ne cesse de miner, par la bouffonnerie, sa crédibilité? Quelle confiance faire à un auteur qui se plaît à pareilles balivernes?

Le brassage des voix, dans le roman, ne simplifie pas la lecture. Partout sur son chemin, Dyrcona ren- contre des informateurs qui exposent les lois, les croyances, les mœurs de telle population lunaire ou solaire. Leurs thèses, sensées ou extravagantes, étonnent et souvent détonnent; il arrive aussi qu_'elles se contredisent ou qu'un orateur se rétracte. Pris dans le croisement des dialogues et des théories contras- tées, nous ne savons qui croire. Aucun des locuteurs - et le narrateur pas plus que les personnages - ne présente de garantie absolue. L'autorité fait défaut, d'autant plus que Dyrcona parsème son récit de pro- pos ironiques ou ambigus, de sous-entendus ou d'al-

Michel Jean neret

lusions énigmatiques. Dans les deux premières éditions de Francion (1623 et 1626), Sorel avait pris lui-même, à la première personne, la responsabilité d'idées extravagantes; quand vient le moment de se dérober à la censure (1633), il déplace les paroles dangereuses dans la bouche de tel ou tel personnage à qui, par· un artifice énonciatif, il fait ainsi porter le chapeau!

Comme beaucoup d'auteurs libertins, Cyrano sature s"es récits de références érudites: il cite les théo- ries d'auteurs antiques, renvoie à des auteurs récents ou contemporains - un marché bigarré d'idées pour tous les goûts dans lequel le lecteur est libre de faire son choix. Les anciens surpassent-ils les modernes, comme on le pensait à la Renaissance, ou le progrès des sciences renverse-t-il cette hiérarchie? Tantôt l'un, tantôt l'autre, ou peut-être ni l'un ni l'autre ...

Les diverses stratégies de l'esquive, chez les auteurs libertins, peuvent répondre à deux finalités.

Comme les écrivains confrontés à des régimes répres- sifs et à des idéologies totalitaires, des bûchers de la Sainte Inquisition aux procès pour déviation poli- tique, ils se protègent en dissimulant leur message, on l'a dit. Mais les pressions extérieures ne doivent pas voiler une raison endogène. Le refus de conclure relève aussi d'une pensée sceptique. La suspension du jugement, le rejet des dogmatismes, la méfiance pour les opinions communes, qui appartiennent à l'arsenal traditionnel du scepticisme, irriguent la réflexion des libertins. Un Cyrano, un La Mothe Le Vayer (ill. 4) savent bien, d'ailleurs, que l'aveu d'ignorance, loin d'inhiber la recherche, la stimule et aiguise le désir de connaissances. La chasse vaut mieux que la prise.

Le scepticisme fait bon ménage avec le relati- visme, et celui-ci appartient au credo des libres pen- seurs. Ils reconnaissent que la vérité, variable et plurielle, change en fonction des temps et des lieux;

que la morale dépend des croyances et des coutumes;

que les connaissances, enfin, sont les produits transi- toires des circonstances historiques. Plus qu'aux doc- trines établies, ils s'intéressent d'ailleurs à la production - et à la fluctuation - des courants de pensée. S'ils devaient choisir entre deux grandes voix, dans la philosophie du moment, Montaigne et Des- cartes, c'est vers l'essayiste, le questionneur qu'ils se tourneraient. Contre l'évidence de la méthode, contre la suprématie de l'esprit, supposément affranchi du corps et des contingences, ils savent trop bien que la pensée est toujours en situation, incarnée et faillible.

Le relativisme, une option molle? C'est pourtant le

Revue de la Bibliothèque nat!ona!e de France n• 50 2015 12

(8)

1

les mal-pensants du Grand Siècle

HISTOIRE

COMIQUE

DES

ETAT ET EMPIRE

DE

LA LUNE.

A Ltlne étoic en fori plein_;

le Cid étoit-découvett~ &

ncufhc:ures du lOir <:toktit IOOllécs> Ior(que ·rèvcnant 1-le Clanurd prés· P;ttis (où de Gui!{ y le fils • (jUÎ en t:llSei- gncur, _nous avoJt regalez plulleurs de nK-s olnliS & moy,) Je.s divcr(.:s pètisées que nous donn!l œtte boulc de fati:an, nousdéfmycrcnt futlcchcmÎil.: de fone _ que les yeu:~: noyez dansee gr .Inti AO:rc, tJ~tôt l'un le prcnoir pour tUle lue;unedu

·Ciel; pntô~ im_311tr<: aJlùroit que c'étoir la p!armc ou D1anedrellè les tabous d'A,.

polfon; tU\ aune, que ce pou voit biert.

Tfml l/, A

6. Oyrcona échappant au bOcher, frontispice et page de titre de L'Histoire comique des états et empires de la Lune, par Cyrano de Bergerac, extrait des Œuvres diverses de M. Cyrano de Bergerac, Amsterdam, J. Des bordes, 1709 BNF, Littérature et Art, Z· 20097

principe de la tolérance, ce qui, dans cet âge raide et intransigeant, n'est pas une mince vertu!

A

cette écriture hésitante, non conclusive, doit répondre une lecture tâtonnante, animée elle aussi par le doute sceptique. Si la philosophie est le terri- toire des idées claires et distinctes, le texte libertin prospère en eau trouble; il lance une Série de défis interprétatifs et mobilise des instruments de lecture qui relèvent plutôt de l'analyse littéraire. Plus qu'à chercher une doctrine toute faite, il nous invite à épouser le mouvement d'une pensée, à repérer les flottements et les équivoques du discours. Pareille lecture, incertaine, inconfortable, n'accepte pas seu- lement que le message puisse être douteux, voire contradictoire, mais cherche entre les lignes d'éven- tuels sens cachés, se tient à l'afffit de possibles traces de subversion. Cette enquête ressemble certes à la fouille soupçonneuse des censeurs, mais, au lieu de chercher la faute, elle tend plutôt à créer un lien de complicité, à répondre à l'appel d'auteurs soucieux

de partager leur perplexité ou de nous faire sympathi- ser avec leurs ruses.

Molière, dit-on, fraya avec des libres penseurs.

Le scandale que soulevèrent Tartuffe, L'École des femmes confrrme cette affinité, ainsi que Don Juan, bien sûr, qui joue d'ailleurs sur la même ambiguïté q11e celle qui a été repérée plus haut au centre du dispositif libertin. Certes, Don Juan est un scélérat, un roué sans foi ni loi, un fléau asocial et amoral, impie en amour comme en religion. Les bien- pensants ont forgé cette figure satanique, au xvne siècle, pour illustrer le juste châtiment du pécheur. Mais le séducteur, dans la version de Molière, exerce une sourde fascination. Héroïque dans sa rébellion, admirable de liberté et d'énergie, aussi intelligent que son valet est sot, il déploie un panache, une bravoure, une grandeur qui captivent.

Molière cache-t-il un message libertin au cœur de la fable édifiante? Gardons~ nous de conclure!

Revue de la Bibliothèque nallona!e de France no 50 2015 I3

Références

Documents relatifs

Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit sur lcn.revuesonline.com.. 8 Les cahiers du numérique –

Dijlah University College Iraq et Collegium de Lyon, Université de Lyon odeh07@gmail.com. B RIAN

Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit

GERiiCO, Université de Lille 3, France et University of Warsaw, Poland z.d.wiorogorska@uw.edu.pl. J ACEK

Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit

Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit

Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit

Cet article des Editions Lavoisier est disponible en acces libre et gratuit