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Aby Warburg au-delà du génie solitaire. [Compte rendu de :] La Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg comme laboratoire / Carole Maigné, Audrey Rieber et Céline Trautmann-Waller (dir.). - In : Revue germanique internationale, 28/2018. - 260 p

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Aby Warburg au-delà du génie solitaire. [Compte rendu de :] La Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg comme laboratoire / Carole Maigné, Audrey Rieber et Céline Trautmann-Waller (dir.). - In :

Revue germanique internationale, 28/2018. - 260 p

JOYEUX-PRUNEL, Béatrice

JOYEUX-PRUNEL, Béatrice. Aby Warburg au-delà du génie solitaire. [Compte rendu de :] La Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg comme laboratoire / Carole Maigné, Audrey Rieber et Céline Trautmann-Waller (dir.). - In : Revue germanique internationale, 28/2018. - 260 p.

Revue d'histoire des sciences humaines , 2020, no. 37, p. 331-339

DOI : 10.4000/rhsh.5528

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:151751

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Carole Maigné, Audrey Rieber et Céline Trautmann-Waller (dir.), La Kulturwissen- schaftliche Bibliothek Warburg comme laboratoire, Revue germanique internatio- nale, 28, 2018, 260 pages

Aby Warburg est un monument de l’histoire de l’art. On souligne souvent son refus des cloisonnements en écoles et son amour d’une pensée itinérante comme les images qu’il étudiait. Les interprétations restent pourtant à peu près les mêmes : Warburg sert à injecter dans l’histoire de l’art une dose d’irrationnel, irrationnel du passé ou de la méthode – en laissant des images dialoguer les unes avec les autres sans connexions a priori évidentes, ce qu’une approche de type positiviste ou historiciste interdirait.

Les historiens de l’art se sont appropriés en particulier son Atlas mnémosyne et le lieu qui y est associé, la Kunstbibliothek de Hambourg. On en reproduit un peu partout les photographies d’accrochages – des planches d’images disposées en arc de cercle, qui incitent à des comparaisons visuelles au-delà d’une démarche classique qui commen- cerait par dater, intituler, localiser, décrire matériellement et relier des images à leurs auteurs. Comme Warburg, on commente alors les images d’une planche à l’autre, quitte à faire la même chose avec ses propres images, pour laisser émerger un sens que les images diraient mieux que les mots, les chronologies et les classements théma- tiques. On dialogue aussi avec Warburg autant qu’on dialogue avec Walter Benjamin, et les écrits de l’un comme ceux de l’autre sont devenus pour l’histoire de l’art plus une philosophie voire une théorie qu’un travail historique. Écrire sur Warburg, dans le champ francophone en particulier, est une manière de le commenter et de partir de sa pensée (voire de s’associer son prestige) plus qu’une occasion d’augmenter les connaissances sur les sujets qu’il aborda, ou de travailler sur l’auteur lui-même pour le comprendre. Par ricochet, c’est renforcer le mythe qui entoure ce personnage pré- senté comme inclassable et isolé, auteur d’une approche innovante des productions artistiques, que ses successeurs auraient trahie.

L’intérêt pour Warburg date d’une vingtaine d’années. Les amis de l’historien de l’art hambourgeois avaient publié leurs derniers textes sur lui dans les années 1970 1. En 1991, Martin Warnke – alors professeur d’histoire de l’art à l’université de Hambourg –

1 Ainsi la biographie d’Ernst Gombrich, Aby Warburg: An intellectual biography, Londres, Warburg Institute, University of London, 1970.

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relança la recherche autour de son œuvre en y affectant une partie du prix Leibniz qu’il venait de recevoir. L’enthousiasme des historiens de l’art pour son travail s’est répandu au début des années 2000. Pourquoi ce succès ? Risquons quelques hypothèses. La French Theory envahissait les départements de lettres européens, de retour de son succès dans les universités nord-américaines 2, ce qui pouvait susciter en Europe le besoin de références un peu différentes, moins caricaturales que la déconstruction à l’américaine. Warburg, mort fou malgré ou à cause de l’histoire de l’art, permettait en même temps de garder l’intérêt foucaldien pour la folie sans renoncer à un travail sur les images en tant que telles. Ses écrits incitaient à revenir sur la puissance et les soubassements irrationnels des images – au-delà de la lecture politique et sociale de l’art à laquelle semblait condamner la French Theory. La référence à Warburg recentrait l’histoire de l’art sur sa propre spécificité, celle d’une discipline spécialiste des images, de leur langage différent de celui des textes, aux méthodes nécessairement distinctes de celles de l’histoire et des études littéraires. Elle offrait, en parallèle, du nouveau à ceux que fatiguait la démarche historiciste, mais que l’appel de la déconstruction trop à la mode ne fascinait guère. Warburg émancipait de l’obligation monographique pour s’intéresser à la circulation des formes, des figures et des styles. Il donnait à l’histoire de l’art une portée historique et anthropologique plus ambitieuse que celle d’une simple histoire des styles et des motifs. Il incitait à garder le meilleur de la psychanalyse, inter- rogeant les œuvres comme la manifestation de phénomènes d’angoisse. Il permettait aussi le formalisme sans s’y emprisonner ; tout en ouvrant une réflexion de taille sur la puissance de l’œuvre d’art et son agentivité, sur laquelle s’interrogeaient après lui Louis Marin et Hubert Damisch, Bruno Latour et Alfred Gell.

Informés toujours par la figure du génie capable d’un rapport nouveau à l’image qui n’aurait pas été assez creusé, deux types de travaux sur Warburg se sont développés depuis cette époque. Les travaux biographiques, d’abord, fourmillent de détails sur les projets de l’historien de l’art, ses séjours en Amérique et en Italie, ses crises, ses années à l’asile de Kreuzlingen 3. Impulsés par les deux expositions consacrées à Warburg au Planetarium et au Kunsthaus de Hambourg en 1994, ils accompagnent l’édition régu- lière ou la traduction de sources – sa correspondance, celle de son médecin avec sa famille, le journal de son psychiatre, ou ses études lors de ses voyages 4.

Un deuxième type d’études, plus nombreuses, se focalise sur l’intérêt de Warburg pour la présence du sauvage dans ce qu’il appelait les Pathosformeln, ces « formules de Pathos » dont les nymphes extatiques circulant entre l’Antiquité et la Renaissance

2 À ce sujet, voir François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003.

3 Par exemple Karl Königseder, « Aby Warburg im „Bellevue“ », dans Robert Galitz et Britta Reimers (dir.), Aby M. Warburg

„Ekstatische Nymphe ... trauernder Flussgott“ Portrait eines Gelehrten, Hambourg, Dölling und Gallitz, 1995, p. 74-103.

4 Ludwig Binswanger, La guérison infinie. Histoire clinique d’Aby Warburg, trad. de M. Renouard et M. Rueff, postface de C. Marazia, Paris, Rivages, 2007, rééd. en poche (Petite Bibliothèque), 2011.

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sont les exemples les plus frappants. La publication et la traduction de l’Atlas mné- mosyne ont constitué une étape essentielle pour cette veine interprétative 5. Les publi- cations se sont multipliées sur le « psychohistorien » qui voulait, selon ses propres mots, « essayer de lire la schizophrénie de l’Occident à partir de l’image par réflexe autobiographique 6 » – des travaux de Philippe-Alain Michaud sur Aby Warburg et l’image en mouvement (Paris, Macula, 1998) à ceux d’Ulrich Raulff sur le Warburg des « énergies sauvages 7 », ou ceux de Marie-Anne Lescourret sur Warburg et le

« risque » qu’il prit à vraiment regarder les images 8. Ces études se sont nourries des publications, beaucoup citées, d’auteurs intimidants comme Giorgio Agamben et Georges Didi-Huberman. Ces derniers se sont intéressés, chacun à leur manière depuis les années 1990, aux pistes ouvertes par Warburg sur la réminiscence des images 9, pistes qu’ils prolongent avec leurs propres mots, lesquels suscitent aussi de nouvelles analyses de textes. Warburg est devenu sous leur plume un nouveau Walter Benjamin 10, voire un nouveau Nietzsche. Ils en font un philosophe exceptionnel des images, capable d’un rapport inédit au savoir 11. Cette manière de lire Warburg est la plus répandue dans le champ francophone, d’autant plus que les études historiques ou biographiques sur lui étaient peu traduites en français. À côté, les recherches dispo- nibles sur les liens entre Warburg et ses collègues ont fait moins de bruit – malgré les travaux de Silvia Ferretti 12 et d’Emily L. Levine 13, malgré encore les recherches impul- sées par le Warburg-Haus à Hambourg et le Warburg Institute à Londres. La mise en ligne des panneaux de l’Atlas 14 semble avoir eu plus de succès que celle du catalogue numérique de la volumineuse correspondance de Warburg (une correspondance en sept langues, avec quelque 37 000 lettres, cartes et cartes postales 15).

Un récent volume de la Revue germanique internationale comble opportunément ces manques en langue française. Focalisé sur « la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg [KBW] comme laboratoire », il publie dans une quinzaine de papiers les

5 Aby Warburg, L’atlas Mnémosyne. Avec un essai de Roland Recht, textes traduits de l’allemand par Sacha Zilberfarb, Dijon, L’Écarquillé/INHA, 2012.

6 Aby Warburg, note du 3 avril 1929, Tagebuch der Kulturwissenschaftlichen Bibliothek Warburg mit Einträgen von Gertrud Bing und Fritz Saxl, dans id., Gesammte Schriften, vol. 7, éd. Karen Michels et Charlotte Schoell-Glass, Berlin, Akademie Verlag, 2001, p. 429.

7 Ulrich Raulff, Wilde Energien: Vier Versuche zu Aby Warburg, Göttingen, Wallstein, 2003.

8 Marie-Anne Lescourret, Aby Warburg ou la tentation du regard, Hazan, Paris, 2013. Voir aussi David Freedberg, « Le masque de Warburg.

Une étude sur l’idolâtrie », dans Emmanuel Alloa (dir.), Penser l’image II. Anthropologies du visuel, Dijon, Presses du réel, 2015, p. 103-130.

9 Giorgio Agamben, Image et mémoire, Paris, Hoëbeke, 1998 ; id., Ninfe, Turin, Bollati Boringhieri, 2007 ; Georges Didi-Huberman, Image survivante : histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002.

10 Cornelia Zumbusch, Wissenschaft in Bildern: Symbol und dialektisches Bild in Aby Warburgs Mnemosyne-Atlas und Walter Benjamins Passagen-Werk, Berlin, Akademie Verlag (Studien aus dem Warburg-Haus, 8), 2004.

11 Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’Histoire, vol. 3, Paris, Minuit, 2011.

12 Silvia Ferretti, Cassirer, Panofsky, and Warburg: Symbol, Art, and History, New Haven, Yale University Press, 1989.

13 Emily J. Levine, Dreamland of Humanists: Warburg, Cassirer, Panofsky, and the Hamburg School, Chicago, University of Chicago Press, 2013.

14 Voir « The Warburg Institute », Cornell University Library : https://warburg.library.cornell.edu/.

15 Voir https://wi-calm.sas.ac.uk/calmview/ (consulté le 3 février 2021).

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résultats d’un énorme travail de recherche, de discussions et de traduction, qui met à jour les connaissances sur l’entourage de Warburg et l’activité intellectuelle de la Bibliothèque. L’introduction par les éditrices du volume, Carole Maigné, Audrey Rieber et Céline Trautmann-Waller, pose l’objectif : analyser la bibliothèque (KBW) de Hambourg, et par extension le Warburg Institute qui en prit la suite à Londres après 1933, comme « un laboratoire exceptionnel d’idées et de méthodes, porté par une bibliothèque à sa mesure et sur mesure » (p. 5). C’est aborder la KBW comme un lieu physique autant qu’intellectuel, un creuset fructueux pour des penseurs aux hori- zons aussi divers que les historiens de l’art Erwin Panofsky, Fritz Saxl et Edgar Wind, le philosophe Ernst Cassirer ou l’historien de la culture Raymond Klibansky. Sortant du culte de la personnalité de Warburg, les articles se penchent sur une institution faite d’hommes et de femmes, d’amis et de collègues, de scientifiques et d’amateurs autant que d’objets (livres, planches d’images, reproductions photographiques, éta- gères et bureaux). Ils formulent autant de questions que de réponses sur ce qui rendit possible la « science de la culture » appelée de ses vœux par Warburg. Le volume élargit une histoire de la Kunstbibliothek dont on connaissait surtout la période de l’émigration vers Londres après 1933 16. Il ouvre en même temps à une interprétation renouvelée de la réception de Warburg dès cette époque, et du rôle de ses collègues de Hambourg dans cette réception après sa mort en 1929. D’où une chronologie qui ne s’arrête ni à l’exil de la bibliothèque, ni à 1948 (mort de Saxl qui dirigea la biblio- thèque à Londres), pas plus qu’au décès en 1964 de Gertrud Bing, proche collabora- trice de Warburg et de Saxl. Un choix judicieux de sources traduites et commentées en français, en fin de volume, nous conduit de la jeunesse de Warburg et son amitié florentine avec André Jolles 17, via les hommages à Warburg écrits par Panofsky, Saxl et Wind peu ou longtemps après sa mort 18, jusqu’à un entretien récent avec Dorothea McEwan, responsable de l’organisation des archives du Warburg Institute à Londres 19. L’histoire de la KBW se fait encore, et ce volume y contribue.

Il y contribue en optant pour un cadre interprétatif relativement nouveau sur Warburg et son entourage : celui d’une histoire sociale de la connaissance faisant référence à Pierre Bourdieu ou Fritz Ringer, jamais à Agamben ni Didi-Huberman.

Le cadre reste souple : la question des « lieux de savoirs » n’est pas posée à travers la grille d’analyse de Christian Jacob, ni par le prisme latourien, probablement parce que

16 Dieter Wuttke (dir.), Kosmopolis der Wissenschaft: E.R. Curtius und das Warburg Institute, Briefe 1928 bis 1953 und andere Dokumente, Baden-Baden, V. Körner, 1989 ; Uwe Fleckner et Peter Mack (éd.), The Afterlife of the Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg: The Emigration and the Early Years of the Warburg Institute in London, Berlin, De Gruyter, 2015 – Vorträge aus dem Warburg-Haus ; Band 12.

17 André Jolles et Aby Warburg, « Ninfa Fiorentina », p. 211-220.

18 Erwin Panofsky, « A. Warburg (nécrologie) », p. 221-224 ; Fritz Saxl, « A. Warburg », p. 225-227 ; Edgar Wind, « Le concept warburgien de science de la culture et sa signification pour l’esthétique », p. 229-242.

19 Dorothea McEwan et Céline Trautmann-Waller, « La Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg à la lumière de ses archives », p. 199-209.

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l’approche se veut pragmatique plus que théorique. L’idée est simplement de relier les idées de Warburg et leur émergence au lieu et au milieu qui les vit naître, sans tainisme naïf, s’inspirant de la démarche de Carl Schorske pour Vienne et la psychanalyse 20 sans réduire pour autant Warburg à Hambourg. Elle est de tenir compte de l’histoire intellectuelle de l’Europe et de celle de la communauté juive allemande, qui se sont jouées depuis les années 1920 de manière totalement transnationale, assumée ou subie, entre les exils, les persécutions et les guerres, les échanges académiques et intellectuels internationaux.

Les premiers articles ancrent la KBW dans son contexte hambourgeois –  celui d’une ville hanséatique dynamique et fortunée, siège européen de l’America Line, à laquelle son élite juive sut malgré les tiraillements antisémites et anti-intellectuels insuffler une activité culturelle exceptionnelle. Pour reprendre les mots d’Emily J.

Levine, Hambourg était « l’autre Weimar » des années 1920 21, ce qui corrige l’image centrée sur Berlin que nous gardons de la République de Weimar, comme celle d’un Hambourg ennuyeux et matérialiste. Hambourg, libre dès le xiie  siècle, négociait depuis longtemps son équilibre entre le local et le mondial. La bourgeoisie juive y fut l’actrice d’une véritable renaissance intellectuelle, avec la création notamment d’une université après 1918 (financée sur fonds privés, aux deux tiers juifs, grâce à l’entregent de Max Warburg, le frère d’Aby). La KBW en fit partie. Le succès de la campagne lancée en 1928 par Aby Warburg pour garder Ernst Cassirer à l’université alors qu’il s’était vu proposer un meilleur poste à l’université de Francfort, atteste encore de l’engagement de la communauté juive en faveur d’une vie académique à la hauteur. Cassirer, promu en 1929, fut le premier recteur juif d’Allemagne, alors que la situation tournait déjà mal. Hambourg ouvrait, réciproquement, des horizons aux sciences humaines. Ce fut dès l’après-guerre une « porte sur le savoir », capable plus que Berlin de favoriser les contacts avec les Pays-Bas, la France, l’Amérique du Nord et l’Angleterre, outre l’Italie où la jeunesse cultivée et fortunée de l’époque passait ses étés. Cassirer et Panofsky purent émigrer aux États-Unis après 1933, y enseigner et faire des carrières brillantes jusqu’à leurs morts en 1945 et 1968 parce qu’ils y avaient déjà un bon réseau. Le transfert de la bibliothèque à Londres en 1933 puis son incorporation à l’université de Londres furent rendus possibles aussi par des liens préalables, outre la capacité d’adaptation de la communauté hambourgeoise en exil.

La position de ces intellectuels dépendants de leurs mécènes n’était pas facile pour autant. La conscience chez Warburg du lien entre sa propre fortune et la possibilité de déployer librement ses recherches fut permanente. Elle peut avoir coloré ses choix de recherche : travailler sur la Renaissance florentine, c’était aussi interroger ce qui se jouait à Hambourg. De même, on comprend mieux les ambiguïtés de Warburg entre

20 Carl E. Schorske, Vienne fin de siècle : politique et culture, Paris, Seuil, 1983.

21 Emily J. Levine, « L’autre Weimar : le cercle de Warburg, une “école de Hambourg” ? », p. 11-30.

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le dilettantisme et l’université : s’il méprisait les jeunes Allemands enthousiastes de la Renaissance florentine, il ne prétendit guère à un poste universitaire, trop amoureux de son indépendance – ou par manque de confiance en lui-même. Le volume met en évidence l’évolution parallèle des projets de la KBW et de l’université de Hambourg, décloisonnant par ricochet la bibliothèque et ses acteurs trop souvent présentés comme isolés. Il insère enfin la KBW dans l’ambition plus large d’un nationalisme cosmopolite susceptible de rassembler les Allemands malgré les tensions d’un pays défait, malgré les guerres civiles et la montée du fascisme. Cette pensée fut particulièrement déve- loppée par Ernst Cassirer, lecteur assidu de la bibliothèque, passionné de proposer à la nouvelle république d’Allemagne une généalogie intellectuelle ouverte, qui accorderait l’idéalisme allemand et le nationalisme.

Le volume aborde alors la bibliothèque comme lieu de savoir dans toutes ses dimensions. Dimension matérielle : la KBW est dès son ouverture, comme le montre Isabella Woldt, l’entreprise d’un bibliophile amoureux des livres autant pour leur contenu que pour leur matérialité 22. Warburg conçut les rayons par thèmes, afin de permettre la mise en relation des livres à partir de leur voisinage. Il utilisait aussi les illustrations des livres comme outils de démonstration pendant ses conférences. Aux livres s’ajoutait une photothèque – Warburg fit l’achat de reproductions photogra- phiques d’art dès les années 1880. La dimension professionnelle de la bibliothèque importait tout autant à Warburg qui la pensa, en collaboration avec Gertrud Bing, dans une perspective systématique – classification méthodique, ouverture au public, intégration dans le monde des bibliothèques établies. C’est à partir de la bibliothèque que Panofsky put autant que Warburg s’atteler au projet d’une « métapsychologie de l’art ». Cette dimension éclectique de la KBW, ouverte sur le texte autant que sur l’image, incite Audrey Rieber à réfuter le reproche souvent fait à Panofsky (membre de l’équipe de Warburg avant de devenir Professeur d’histoire de l’art à l’université de Hambourg) d’avoir été « logocentrique » en opposition à un Warburg seul capable de sentir et penser le pouvoir et l’irréductibilité des images 23. Warburg ne négligea pas plus les sources textuelles et théoriques. La bibliothèque était enfin un lieu fructueux de rencontres, de complicités et de liberté intellectuelles. Le rôle de l’amitié est retracé dès le voyage italien de Warburg et du jeune André Jolles 24, et palpable dans leur cor- respondance sur la nymphe publiée en fin de volume. Autour de la KBW, l’étude de l’art était amusée autant que sérieuse, fouillée, implacablement érudite. Muriel Van Vliet retrace les évolutions parallèles de Warburg, Cassirer et Panofsky autour de thèmes partagés – le symbole, la Renaissance florentine et son goût pour l’astrologie antique : position angoissée de Warburg, analyses plus apaisées de Cassirer et Panofsky sur le

22 Isabella Woldt, « Entre mot et image. Warburg et le livre illustré, Rembrandt et Tacite », p. 183-197.

23 Audrey Rieber, « Le projet d’une métapsychologie de l’art. Panofsky à la Bibliothèque Warburg : 1915-1933 », p. 51-67.

24 Céline Trautmann-Waller, « Warburg, Jolles et la nymphe florentine, de l’expérience partagée à l’anthropologie de l’art », p. 31-49.

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symbole ; idée que c’est un inconscient collectif qui transmet les formes pour Cassirer et Panofsky, un inconscient plus individuel chez Warburg. Leurs approches parfois diver- gentes se nourrissaient néanmoins d’une discussion commune 25. Maud Hagelstein fait de la KBW un lieu propice à la circulation des concepts, notamment celui d’iconologie réinventé de Warburg à Panofsky, Wind et Klibansky 26, quand Philippe Despoix restitue le caractère collectif – parfois conflictuel – des travaux de Panofsky, Saxl et Klibansky sur Saturne et la mélancolie 27. La pensée de Warburg sur les images, sur les souvenirs qu’elles enfouissent, sur la Renaissance florentine ou sur le mouvement, se déploya ainsi dans un commerce permanent des idées, amical, professionnel comme social et familial (notamment avec son épouse Mary et son frère). On comprend mieux l’impor- tance pour les membres de la KBW, impliqués jusqu’à l’intime, de faire reconnaître les compétences savantes de Warburg pour l’aider à sortir de la clinique de Kreuzlingen, puis de ne pas laisser la KBW périr dans les flammes des autodafés nazis et de continuer son activité collective outre-Manche après 1933.

Ce volume de la Revue germanique internationale montre quel creuset la KBW constitua très vite pour les interprétations du projet d’Aby Warburg, dans une diver- sité bien plus riche que ce qu’on en retient habituellement. Giovanna Targia retrace comment Edgar Wind restitua à sa manière tout ce que Warburg lui avait apporté, dans ses travaux sur L’École d’Athènes de Raphaël 28. Wind, acteur de l’émigration de la Bibliothèque à Londres, mobilisa un éventail étonnant de sources et de savoirs pour interpréter cette œuvre – théorie mathématique, histoire du livre et de l’éducation à la Renaissance, histoire de la magie, histoire littéraire, théories musicales, outre l’épigraphie et l’histoire de la réception d’Aristote à la Renaissance. Stephan Grotz s’intéresse à partir d’Alfred Doren, Fritz Saxl et Edgar Wind, à ce que pouvait être un « warburgien » et sa compréhension du projet de la Kunstwissenschaft 29. Doren, spécialiste d’économie de la Renaissance, optait pour une interprétation encore répandue : celle d’une œuvre restée en ébauche à cause du « chemin de croix » de Warburg, nourrie par une sensibilité acérée, passionnée par les « causes spirituelles profondes » de la Renaissance florentine – jusqu’à penser qu’être warburgien rele- vait de la révélation. Saxl, directeur de la bibliothèque dès 1919, aurait au contraire voulu systématiser la pensée de Warburg. Le retour de la magie et de l’astrologie antique à Florence au xve siècle aurait été une négociation complexe entre les peurs anciennes et le rationalisme moderne, de même que la distance des images de l’Anti- quité franco-bourguignonne et de l’Antiquité italienne aurait révélé une tension entre l’ecclésiastique et le païen. Enfin Wind, assistant à la KBW après 1928, se serait limité à

25 Muriel van Vliet, « Correspondance entre Warburg, Cassirer et Panofsky. Le problème de la survivance des symboles », p. 69-86.

26 Maud Hagelstein, « Migrations, circulation et hybridation des idées. L’iconologie de Warburg à Klibansky », p. 143-158.

27 Philippe Despoix, « La Mélancolie et Saturne : un projet collectif au long cours de la bibliothèque Warburg », p. 159-181.

28 Giovanna Targia, « Détails et hypothèses : Edgar Wind, Aby Warburg et L’École d’Athènes de Raphaël », p. 87-105.

29 Stephan Grotz, « Trois warburgiens. Alfred Doren – Fritz Saxl – Edgar Wind », p. 107-124.

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trois concepts : l’image (potentiel magique et menaçant), le symbole (extériorisé dans l’image), l’expression (que Warburg aurait recherchée dans les déviances, les détails, les représentations marginales). Quant à Gertrud Bing, première commentatrice de Warburg, trop oubliée, elle semble n’avoir pas réussi à imposer une approche circons- tanciée de la pensée de Warburg, qu’elle s’agaçait de voir simplifiée en recherche sur la survivance de l’antique. Carole Maigné montre son rôle dans l’organisation de la bibliothèque et la constitution de l’Atlas mnémosyne. Bing insista sur la portée des travaux de Warburg « contre le formalisme de Riegl, de Wölfflin et de Berenson, contre l’autonomie de l’art, contre l’académisme, contre le génie, contre le Zeitgeist ou le Kunstwollen 30. » Révisant la vision winckelmannienne de l’Antiquité comme époque de sérénité olympienne aux figures hiératiques, les collections de la KBW démontraient le côté dionysiaque de l’Antiquité. Bing souligna aussi combien Warburg concevait les images comme un « langage des signes » de voix tues qui parleraient encore. Elle, si proche de Warburg qu’il l’appelait collègue au masculin, insista sur sa propre familia- rité avec la langue de Warburg, parlant de ses inventions comme de la difficulté à en faire comprendre les subtilités dans la traduction anglaise.

L’ouvrage collectif, riche d’informations de contexte, de personnes, et d’interpré- tations possibles sur la KBW et le travail de Warburg, fera date en langue française.

Désormais en libre accès numérique 31, il sort Warburg d’une interprétation trop axée sur une figure solitaire, ultrasensible et sacrifiée ; il l’émancipe de la Bildwissenschaft et des visual studies. Il montre que l’historien de l’art, comme son équipe, ne séparait pas l’analyse des images et celle des textes ou des discours, et qu’aucun ne renonça à la recherche de l’objectivité. La Kulturwissenschaft ne se limitait pas pour ce groupe à l’étude du dionysiaque : elle embrassait aussi l’apollinien et l’entre-deux de ces aspirations. Le cercle de la KBW, et Warburg en particulier, s’appuyait en fait sur une conception générale de la culture comme phénomène mimétique et migratoire. Leur analyse de la circulation des images, des idées et des affects était le fruit d’une obser- vation attentive des phénomènes culturels. Elle correspondait à une situation vécue – celle d’un groupe social, culturel, voire religieux dont les ancêtres avaient connu en profondeur ce qu’était le déplacement. Ces érudits vivaient eux-mêmes à Hambourg au cœur d’un réseau transnational de circulation de marchandises, d’idées et de per- sonnes, et ils connurent l’exil après 1933. Leur réflexion sur ce que l’on gagne, ce que l’on perd ou ce qu’on oublie dans le transfert s’appliqua aux images et aux concepts avec une finesse remarquable. Elle peut nourrir aujourd’hui une histoire de l’art qui a cru faire son « tournant mondial » mais s’est contentée un peu vite des notions floues de métissage et d’hybridité, et n’a pas beaucoup approfondi l’idée des « transferts culturels » alors qu’un objet visuel ne circule pas de la même manière qu’un texte

30 Carole Maigné, « “Kollege Bing” », p. 137.

31 Le numéro est accessible en ligne sur : http://journals.openedition.org/rgi/1862.

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ou une personne. Elle peut aussi nous inciter à aborder la culture comme circulation dans un contexte qui n’est pas seulement transnational, mais à l’aborder comme objet, résultat et vecteur de circulation entre les époques, entre les images, entre les mémoires et pas qu’entre les espaces.

Béatrice Joyeux-Prunel

Université de Genève

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