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Les transgressions érotiques au temps de Louis XIV

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Les transgressions érotiques au temps de Louis XIV

JEANNERET, Michel, JEANNENEY, Jean-Noël

JEANNERET, Michel, JEANNENEY, Jean-Noël. Les transgressions érotiques au temps de Louis XIV. In: Concordances des temps . Paris : Nouveau monde, 2005. p. 317-334

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:29893

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0exuatités: tabous et transgressions

nan te, de l'abus de pouvoir dans le domaine sexuel, et de l'autre côté, un ensemble flou qui relève de toutes sortes de mythologies accumu- lées et interactives.

J.-N.J.: Merci, Alain Boureau. Votre livre s'appelle Le Droit de cuissage, la Fabrication d'un mythe, XIn<-xxe siècles, édité par Albin Michel en 1995. Plus récemment, vous nous avez donné La Loi du royaume, les ,-, droits, les moines et la construction de la nation anglaise (on

y

retrouve vos moines), aux Belles Lettres. j'espère que l'incendie récent et dramatique du hangar de dépôt des Belles Lettres n'empêchera pas que ce livre soit tou- jours disponible. Puis vous avez cité Marie-Victoire Louis, Le Droit de cuis- sage en France, 186ü-1930, paru à L'Atelier en 1994, qui nous permet de développer la réflexion sur la période plus récente de lam· Ripublique.

316

« Les transgressions érotiques.

au temps de Louis XIV » Invité: MichelJeanneret

Émission du 28 juin 2003

J.-N.].: Bonjour. Notre époque connaît une grande permissivité en matière sexuelle. D'autres périodes dans l'Histoire ont certes vécu des moments de libéralisme mais, d'ordinaire, seuls quelques milieux privilégiés en bénéfi- ciaient. À présent, il s'agit de la société tout entière. En même temps, nous sommes en train de retrouver une Çvidence parfois oubliée: il n'est jamais possible de tout montrer et de tout dire à tout le monde. Voyez le débat récent sur l'interdiction momentanée du roman Rose bonbon, jusqu 'à ce que Nico- las Sarkozy, ministre de l1ntérieur, juge plus sage de lever la censure. Voyez encore, en mars dernier; la condamnation à 7 500 euros d'amende par le tri- bunal de Carpentras de l'éditeur d'un roman de Louis Skorecki, tombé sous le coup de l'article 227-24 du Code pénal et qui constituerait « un message à caractère violent ou pornographique susceptible d'être vu par un mineur».

Voyez surtout la controverse ouverte récemment par le CSA quand son pré- sident, Dominique Baudis, a évoqué la possibilité que les films pornogra- phiques soient purement et simplement proscrits à la télévision. Les rela- tions d'une société avec les interdits sexuels et la manière dont elle les laisse contourner sont révélateurs d'équilibres- ou de déséquilibres- profonds. On parle souvent, à cet égard, du XVIII' siècle mais aujourd'hui c'est vers le temps de Louis XIV que je voudrais vous conduire, en compagnie de Micheljean-

317

(3)

Sexualités: tabous et transgressiom

neret, professeur à l'Université de Genève, qui vient de publier un livre remar- quable sur le sujet, intitulé Éros rebelle, Littérature et dissidence à 1 'âge classique.

Fais-moi souffrir-Marie-Paule Belle, 1999

Fais-moi souffrir, je

n

attends que ça Tes petites sandales sur mon pyjama Quand tu me piétines, mais à petits pas

Je me sens partir, je suis plus moi.

Fais-moi plaisir, renverse-moi Du chocolat chaud du haut jusqù en bas

Quand tu me gouttes, tu me mords Essaie un petit peu plus fort.

Fais-moi souffrir, bouscule-moi Dans la cuisine en dehors des repas C'est fou ce que ça t'inspire le mica Je suis pleine de bleus, j'adore ça. [ ... ]

J.-N.J. : Michel]eanneret, bonjour.

M.J.: Bonjour.

].-N.J.: Nous venons d'entendre une chanson de Marie-Paule Belle qui s'appelle Fais-moi souffrir. Je l'ai choisie pour ouvrir notre conversation car il me semble qu'elle représente assez bien deux versants des relations d'une

soci~té avec son érotisme: le côté sado-masochiste, d'un côté, et une espèce d'al- légresse, de plaisir à en parler, de l'autre.

M.

J.:

C'est tout à fait ça. Vous avez d'un côté la dimension légère- ment polémique de cette chanson, qui évoque les aspects troubles du sexe, qui cherche peut-être à choquer par son petit côté sado-maso.

Par quoi nous sommes conduits peut-être vers la dimension porno- graphique de la littérature. D'autre part, dans cette même chanson, après tout, on ne descend pas au plus profond des enfers. On s'amuse. ~

Il y a du plaisir qui s'exprime. Cela, je le situerais sur l'autre versant du discours littéraire de l'Éros, l'érotisme tout court, qui s'oppose au

« porno >>. Cette fois, c'est le versant serein, désirable de la relation amoureuse.

<< Les transgrt. •s érotiques au temps de Louis XIV»

J.-N.J. :Nous allons avoir à réfléchir, chemin faisant, à cette frontière entre érotisme et pornographie. Puisque vous parlez d'érotisme allègre, nous sommes ramenés tout de suite à la période de la Renaissance. C'est par contraste avec la Renaissance qu'il faut définir l'âge de Louis

xrv.

M.J.: Oui. J'ai fait dialoguer, dans mon livre, les XVI• et xvn• siècles pour m'interroger sur une brusque coupure qui intervient vers le début du XVII" siècle. Celle-ci s'inscrit dans une mutation extrêmement vaste qui marque le passage de la Renaissance à l'âge classique, où toutes les grandes questions sont réélaborées. Pensez à l'opposition d'un Montaigne et d'un Descartes, d'un Ronsard et d'un Malherbe.

Entre autres, on passe d'un régime libéral dans la relation de i'homme avec l'Éros, à un régime très dur, sous surveillance.

J.-N.J.: Le tournant se situe à l'époque de Louis XIII, à peu près.

M.

J.:

Sous Henri IV et Louis XIII. Les vingt premières années du xvnc siècle sont, à cet égard, une période de mutation dans notre cul- ture, dans notre vie intellectuelle, dans la sensibilité sociale qui met en place les temps modernes que nous connaissons aujourd'hui encore.

J.-N.J.: Sous Henri Iv, c'est un peu paradoxal: il est surnommé le « Vert Galant>> ...

. M.J.: Certes. Il a maintenu la truculence de ses prédécesseurs, mais les jésuites sont en train de s'organiser. La Contre-Réforme est intervenue et elle va durcir la situation à tous les égards.

J-N.J. :De ce point de vue-là, Ravaillac et son poignard sont symboliques.

C'est un coup d'arrêt à cette liberté des corps et des esprits.

M.J.: Oui. Il fallait régler son compte à l'ancien protestant qu'était Henri IV mais peut-être aussi fallait-il se débarrasser d'un souverain · qui, dans son style, entretenait une liberté devenue très suspecte et sou- / mis à différentes censures quelques années plus tard. '

J.-N.J. :L'érotisme littéraire de la Renaissance est héritier d'une double tra- dition: antique d'un côté et médiévale de l'autre.

M.J.: On retrouve en effet une sorte d'invocation d'un âge d'or de liberté et de volupté, l'idéal de l'amour des dieux, notamment dans la peinture.

J.-N.J.: L'Antiquité mythologique, qui a un attrait pour le nu et la -sen- sualité, y rayonne sans qu'il y ait riin de subversif ni de clandestin.

M.

J.:

C'est ce qui me frappe dans les arts visuels comme dans la lit-

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Sexualités: tabous et transgressions

térature érotique du xvr siècle: on parle d'amour comme d'une acti- vité légitime. On montre des corps nus pour faire voir à quel point ils sont beaux. On parle de l'être aimant comme corps mais aussi comme esprit. Son corps et son esprit sont solidaires dans la relation amou- reuse et peuvent ensemble s'épanouir.

].-N. ]. : On est loin de Descartes qui va marquer la dijfér(ffi;Ce entre le corps et l'âme d'une façon complètement neuve.

M.

J.:

On passe en effet de ce que j'appellerais un système moniste à un système dualiste. On passe de l'idée que la personne humaine, faite de chair et d'âme, peut exercer toutes ses facultés dans la rela- tion amoureuse à une pensée dualiste qui oppose le corps à l'esprit en s'appuyant sur une théologie qui a toujours enseigné que le corps est le lieu du mal. C'est à travers le corps que Satan vient nous tenter.

Si bien que Descartes explique que, pour que l'activité intellectuelle puisse se déployer sans interférence du physiologique, du biologique, il s'agit de dissocier autant que possible l'un et l'autre, de placer le corps à distance, de manière que l'esprit puisse opérer dans une sphère qui est totalement la sienne.

].-N.j :À la Renaissance, on est encore loin de cela. Nous parlions de f.An- tiquité. Le paganisme antique incarne alors un monde sans interdit, sans culpabilité, qui date d'avant la chute, d'avant le péché.

M.J.:

Il s'agit en effet d'un rêve, d'un mythe. C'est lui qui alimente cette représentation déculpabilisée de l'amour à la Renaissance. Se met en place, à cette période, une pensée que je dirais volontiers

« naturiste »,qui crédite la Nature, plus ou moins confondue avec Dieu, de tous les bienfaits. La Nature, c'est cette énergie diffuse, cette force bienveillante qui anime toutes choses et qui, entre autres, inspire à tous les vivants le désir de procréer. Si bien que, dans cette sensibilité-là, aimer, s'accoupler, c'est participer au processus naturel, c'est s'inscrire dans cette espèce de grand rut universel qui triomphe de la mort.

Être porté par le désir, c'est simplement s'inscrire dans la vie.

J.-N. ].

:D'où cette liberté qui, d'ailleurs, s'enracine au Moyen Âge: liberté des fabliaux, des farces, avec une littérature très libre, de Boccace à Rnhelais, Marguerite de Navarre ... On a l'impression d'une zone franche sur laquelle l'autorité morale aurait renoncé à exercer son contrôle. Pour en donner la tonalité, écoutons Le Satyre cornu, 1614. Précisément à ce point de l'his- toire, où les choses vont basculer.

320

« Les transgressions t .. otiques au temps de Louis XIV>>

Le Satyre cornu-Gabriel Bataille, 1614

Un satyre cornu, Qui n'est pas trop habile,

Un satyre cornu Qui ri est pas trop habile

Amoureux devenu D'une tant belle fille ...

Non, ne lui coupez pas!

Laissez-lui son pauvre cas!

Non, ne lui coupez pas!

Laissez-lui son pauvre cas.

:Layant entre ses bras Dedans un bois seulerte

I.:ayant entre ses bras Dedans un bois seulette

Ne la devoir-il paz Coucher dessus l'herberte?

Il lui porta la main

Bien haut sous la chemise Il lui porta ia main Bien haut sous la chemise

Si bien que ce vilain En l'humeur l'avoir mise

Ce badin toutefois Eut si peu de courage

Ce badin toutefois Eut si peu de courage Qu'elle sortit du bois Avec son pucelage.

Mais tout cela ri est rien Qui ne fait autre chose Mais tout cela n'est rien

Qui ne fait autre chose Le plus souverain bien C'est de cueillir la rose.

~91

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Sexualités: tabous et transgressions

Hélas! Faut-il tromper Les filles de la sorte?

Hélas! Faut-il tromper Les filles de la sorte?

Il lui faudrait couper Les trois pièces qu'il pone.

J.-N.J.: Le Satyre cornu, inte:rprétéparGillesE!haz. Nous sommes quatre ans après l'avènement de l'enfant Louis XIII et pourtant, cette chanson s'enracine encore dans la Renaissance: cette sorte de gaîté, cette vision légère des choses.

M. 1.: Elle s'inscrit très bien dans cette nostalgie qu'on éprouve alors pour la Renaissance qui est en train de s'en aller et qui, justement, per- cevait l'Eros comme un désir légitime. L'amour, alors, n'est pas cou- pable. Le satyre dont il est question est un brave homme. Il a une conduite qui est celle du commun des mortels. La chanson éprouve, à son ~gard, une espèce de tolérance. Ce poème évoque également une des propriétés de la poésie d'amour, notamment celle de Ronsard:

elle s'inscrit dans un milieu naturel, si bien que l'acte érotique, asso- cié à un paysage, aux grands phénomènes végétaux et animaux, est accepté comme appartenant à quelque chose qui le dépasse. Il n'y a pas repli du couple sur lui-même. L'expression du désir, au contraire, ouvre l'être humain sur le cosmos. Ronsard a des poèmes admirables sur ce thème, avec un certain nombre de métaphores que l'on retrou- vera plus tard. Je pense aux femmes paysages de Baudelaire, le corps

qui se prolonge dans tout un ensemble de jardins, de mers. On peut penser également aux jeunes filles végétales de Proust, qui sont belles comme des fleurs. Tout ça relève d'une sensibilité dans laquelle, encore une fois, l'amour est conçu comme participation à l'univers.

J.-N.J.: Donc une expérience à la fois aimable, simple et naturelle. Vous citez Ronsard, Livret de folastries. En voici quelques vers: « Ô bien heu- reuses amourettes,

1

Ô amourettes doucelettes

1

Ô couple d'amants bien heu- reux,

1

Ensemble aimés et amoureux.

1

Ô Robine bien fortunée

1

De s'être au bon jaquet donnée

1

Ô bon jaquet bien fortuné

1

De s'être à Robine donné

1

Ô doucelettes amourettes,

1

Ô amourettes doucelettes. ,

M.

J.:

Ces bergers s'amusent, et ils ont raison. Ils symbolisent en quelque sorte, le type de la relation détendue, légitime, à l'amour.

« Les transgressions érotiques au temps de Louis XIV»

J.-N.]. :Est-ce que vous pensez que la libération sexuelle du xx• siècle aurait permis de redécouvrir une sorte de liberté innocente vis-à-vis du naturel ou est-ce qu'ils 'agit d'autre chose ?

M.1.:1e n'en suis pas sûr. Est-ce qu'on a encore aujourd'hui, dans notre société, ce rapport au sexe qui est celui du paysan? Il s'agissait d'un berger tout à l'heure. Le berger, dans les pastorales, c'est l'ar- chétype du personnage amoureux. Est-ce que nous sommes encore perméables aux grands courants qui entretiennent la vie dans le cos- mos? Il me semble que ce qui s'est passé dans la deuxième moitié du

xx:

siècle est d'un autre ordre. C'est plutôt, à la suite de 1968, un sou- lèvement contre un moralisme pesant que je mettrais en relation avec ce qui va se passer à la suite de la Contre-Réforme, au début du xvn• siècle, lorsque des écrivains répondent par l'insurrection à l'ordre très contraignant qui s'installe.

J.-N.J.: Alors, venons-en à ce Grand Siècle qui est le sujet principal de notre émission. Vous nous dites qu'une sorte de chape de plomb va tomber sur la liberté littéraire et pourtant, nous avons aussi en mémoire des chansons assez gaillardes, par exemple celles qui concernent le roi Louis XIv. je vais vous en Jaire entendre une pour que vous nous disiez si elle est représentative d'une époque. C'est une chanson de 1680, qui s'appelle Au nom du ciel, fouillez les lits. Le thème: on a perdu le roi Louis XIv. ll n'estplus dans sa couche irrdinaire. On finit par le retrouver, à la fin de la chanson, dans le lit de la baronne de Soubise.

Au nom du de4 fouillez les lits-1680

J.-N.J.: D_uf! Le roi est retrouvé. Quand on entend cette chanson de 1680, on se dit que cette vague de pudibonderie que vous évoquez, qui aurait déferlé sur le XVII' siècle, a quand même laissé surnager quelques témoins de la Renaissance ...

M. 1.: Oui, mais il s'agit d'une liberté très sélective. Il est question, ici, du roi dont les maîtresses, du moins au début de son règne, étaient notoires et tourmentaient d'ailleurs passablement certains membres de lacour.

J.-N.J.: jusqu 'à Madame de Maintenon.

M. 1.: Nous avons là quelque chose de typique: les aristocrates, à tra- vers tout ce xvn• siècle, sont au-dessus des lois. On leur passe leurs fre-

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Sexualités: tabous et transgressions

daines, mais les braves gens, le commun des monels sont eux soumis à une surveillance qui se durcit. Dès le début du siècle, la Contre- Réforme va procéder au grand balayage qui s'efforce d'assainir la vie de l'Église et, avec elle, la vie des fidèles. C'est alors le versant puri- tain, austère du xvn• siècle qui se met en place.

].-N.f.: Dans l'histoire de l'Église, le péché ne s'était jamais conœntré à ce point sur l'acte de chair, sur l'obsession de l'impur, sur la peur de la faute.

M.J.: C'est une obsession qui, en effet, envahit la pratique des direc- teurs de conscience, qui ont à connaître l'ensemble des pensées et des activités de leurs pénitents.

J.-N.J. :je ne résiste pas à la tentation de vous interrompre pour lire cet extrait du Doctrinal de Sapience, un manuel de confession qui remonte à 1604, dans lequel on peut lire: «Il n

y a

point de péché qui déplaise tant à Jésus-Christ que le péché de chair. C'est le vice qui donne le plus de plaisir au Diable, puisque c'est l'amorce la plus charmante et la plus efficace pour atti- rer les âmes dans ses pièges.

n

n

y

a point de péché dont toutes les circonstances soient mortelles comme celle du péché d'impureté. Un regard lubrique, une pensée impure avec la moindre complaisance, ce sont des péchés mortels qui vous condamnent aux flammes éternelles». On n'aurait pas trouvé ces textes deux siècles auparavant.

M.

J.:

èertainement pas. Le corps est diabolisé. L'amour est l' occa- sion du péché. On observe que, dans la hiérarchie des sept péchés capi- taux, l'ordre de gravité des fautes possibles varie au cours des âges. À l'époque dont nous parlons, la luxure semble occuper, si je puis dire, le haut de l'échelle. Ellè devient le péché le plus menaçant, voire le plus grave. Cela va conduire les spécialistes de la question, les confes- seurs, à procéder, pour guider les fidèles qui ont péché, à un classe- ment maniaque, à un inventaire de toutes les fautes possibles. Ce qui contribue précisément au caractère assez équivoque des ouvrages en question. À force de livrer au prêtre mais aussi, dans une certaine mesure, aux fidèles, le détail de toutes les fautes possibles, évidemment, le risque est de leur donner des idées. À tel point que certains de ces ouvrages dévots n'ont pas grand-chose à envier à la littérature érotique.

j;-N.j.: Vous en avez lu beaucoup?

M.J.: Oui,j'en ai lu. Ils courent les rues~ La production d'ouvrages de ce genre est une mine pour les imprimeurs. Je me suis beaucoup inspiré ici des travaux de Jean Delumeau qui a fait un travail de

~24

« Les transgressions érr .. ;'{ues au temps de Louis XIV»

dépouillement considérable de cette littérature et qui cite des passages comme celui que vous lisiez tout à l'heure.

].-N.f.: C'est peut-être un des domaines où l'on est le plus loin de notre époque contemporaine. Trouvez-vous néanmoins des préoccupations iden- tiques?

M.J.: Il me semble qu'argourd'hui, nous sommes dans une situa- tion qui est complexe et incertaine. Bien sûr, on s'est libéré de tout cela. On interdit d'interdire, à tel point que tout, ayant été dit ou à peu près, les pornographes de toute sorte s'essoufflent à trouver de nou- veaux scandales. Tous les jours, nous assistons, à travers l'image, à tra- vers la presse, jusque dans la littérature haut de gamme, à une surèn- chère. Ceci, évidemment, nous éloigne totalement de l'atmosphère que j'évoque ici.

].-N.f.: Moins on interdit, plus il est difficile de choquer et d'être scanda- leux.

M.J.: Pourtant il me semble que, simultanément à cette libération, il Y a certaines crispations qui s'expriment autour de nous et qui, elles, nous ramèneraient à cette défiance que le xvn• siècle a pu éprouver à

l'égard du sexe. '

].-N.j.: De quoi s'agit-il?

M.J. :Je pense par exemple à la question de la pédophilie qui obsède notre monde et qui conduit d'ailleurs, me semble-t-il, dans certaines occasions, à une chasse aux sorcières qui nous ramène trois siècles en arrière. Je pense aussi à certaines grandes peurs: ainsi le SIDA qui a é(é dénoncé comme l'aspect dangereux du sexe, voire comme une puni- tion que Dieu enverrait à ceux qui n'ont pas respecté certaines

contraintes. ·

J-N.J.: Autrement dit, les homosexuels.

M.

J.:

Oui. Le harcèlement sexuel aussi mobilise notre société et, là encore, conduit à des méfiances, à des raidissements qui échappent totalement aux nuances que l'on doit apporter à ce genre de débats.

Sans parler du puritanisme qui s'exprime notamment aux États-Unis.

J-N.].: n y a à la fois la Contre-Réforme avec ses rigueurs et la tradition puritaine. Vous enseignez à Genève, dans la cité de Calvin. Vivre dans la Genève de Calvin, ça ne devait pas être un lieu où il était possible de déve- ù;pper toutes les formes du désir des corps ...

M.J.:

L'activité des confesseurs que nous évoquions tout à l'heure

325

(7)

Sexualités: tabous et transgressions

dans le monde catholique a son équivalent dans le monde protestant où la sexualité des braves gens est soumise à une inquisition effrayante.

Les fauteurs de troubles et même les couples qui prennent, dans le mariage, certaines libertés sont appelés devant les instances ecclésias- tiques.

J.-N.J.:

Revenons-en plus directement à notre XVII' siècle. Il,y.a un moment important, touJours sous Louis XIII, avant l'avènement de Louis XIV: le procès de Théophile de Viau ( 1623-1625 ), sur lequel Je voudraîs que nous nous attardions un instant.

M.

J.:

C'est le moment où tout bascule. Théophile est un de ces nos- talgiques de la Renaissance du début du xvne, qui écrit des vers épi- curiens, qui raconte ses sentiments, de manière souvent très modérée.

C'est un poète de la nuance. Pourtant, il appartient au milieu noble qui affiche des mœurs très libres, une sexualité sans tabous. Le milieu est assez largement homosexuel. Nous sommes précisément dans cette époque de la Contre-Réforme où ce genre de comportementS, et notamment certains poèmes libres que Théophile publie, commen- èent d'inquiéter·les autorités d'autant plus que l'imprimerie exploite ce filon.

J.-N.J.:

D'une façon souvent un peu vulgaire. La Muse folâtre, Les Mus~s gaillardes ... On a l'impression que ce sont des produits de fabrica- tion hâtive, qui ne sont pas sans évoquer les films X de seconde zone d'au- jourd'hui.

M.

J.:

Le rapprochement me paraît tout à fait pertinent. On assiste, entre 1600 et 1620, à l'explosion de ces recueils collectifs. Ce sont des anthologies de poésie grivoise, par moment pornographique, qui constituent une ressource commerciale intéressante pour les impri- meurs. Il y a un public pour cela. À mon sens, ce public existe parce que,justement, dans la période de raidissement que j'évoquais tout à l'heure, cette littérature devient dangereuse: raison de plus pour la défendre! << On veut nous en priver, donc nous en demandons davan- tage. » Théophile participe à ce mouvement libertin de refus. Et ce phénomène général inquiète à tel point les autorités civiles et reli- gieuses qu'on décide de faire un exemple. .

J.-N.J.:

Vingt ans plus tôt, il n

y

aurait pas eu de problèmes. C'est la fameuse affaire du recueil Le Parnasse satyrique où Théophile de Viau découvre un jour, en première page, un poème qui lui est attribué et qui est,

« Les transgressions érotiques au temps de Louis XIV»

évidem_ment, insupportable pour les autorités dans l'esprit nouveau du temps.

On Y evoque pêle-mêle la syphilis et ses effets morbides, la masturbation la sodomie; l'invocation divine est même mêlée à la luxure. '

M.

J.:

En quatorze vers, le poème dit tout ce qu'il ne faut pas. C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase.

].-N.J.:

Nous allons mettre le poème sur notre site ...

M.J.: Théophile aura de la concurrence, il faut le dire. D'où un autre problème que cette période partage, peut-être, avec notre

~onde

à nous: comment surveiller et contrôler ce genre de produc-

tlons.~ulfu.r~uses? T~ut 1~

procès de Théophile me paraît s'expliquer

~ar

1

mqmetud~

qu on eprouve devant l'explosion de cette produc- tion. Cette question est aussi la nôtre: comment contrôler Internet? 11 Y a là un média qui nous échappe et une inquiétude que 1 'on peut com- parer à celle du xvne siècle.

J.-N.].:

En tout cas, Théophile de Viau connaît l'évolution de son temps

p~~que

dès,

ru

'il_voit le poème qui lui

~st

attribué,. il est très inquiet.

n

se pré-

cipzte chez l zmprimeur pour porter plaznte et pour expliquer qu'il n'en a pas autorisé la publication.

1:: E~ e~et,

ayant écrit le poème- du moins, on peut le penser -,Il VOit tres b1en que, là, il est à la limite. D'ailleurs, ce geste pour se protéger ne servira à rien. Les ennuis du poète commencent. On va teri ter de l'arrêter.

n

s'échappe. Il est soumis à un premier procès par contumace: condamnation à mort Brûlé en effigie, place de Grève.

Rattrapé pourtant, après ce premier épisode. Enfermé à la Concier- gerie, dans la cellule même qui avait été celle de Ravaillac. .

J.-N.]. :

Quel symbole!

M.

J.:

C'est dire quel honneur on fait à Théophile! Pendant une très longue année, il subit un interrogatoire nourri dans une large mesure par les jésuites ...

J.-N.J.:

Impiété, blasphème, débauche sont les chefs d'accusation.

M.

J · :.

C'est intéressant, car la liberté sexuelle et la liberté de pensée se trouvent, pour la première fois me semble-t-il, confondues. La liberté de mœurs, notamment du sodomite, et certains écrits à demi-païens·

sont ~ersés dans le même panier et utilisés indifféramment pour convamcre le poète d'hérésie. Cela dit, pour en finir avec cette histoire Théophile a des protections en haut lieu, si bien que, finalement, il

es~·

condamné à l'exil. Il mourra pourtant quelques mois plus tard.

(8)

Sexualités: tabous et transgressions

].-N.f.: À trente-six ans.

M.

J.:

Cette histoire doit être évoquée parce qu'à partir de là un traumatisme très profond va marquer les milieux littéraires.

].-N.f.: Cinquante ans plus tôt, au fond, il n'aurait pas été conce- vable que la censure s'exerce principalement contre des écrits de ce type.

C'était contre l'impiété et l'hérésie qu'elle s'exerçait. Dl-ailleurs, on est frappé de voir que, contre la victoire des bigots, une voix proteste - vous la citez- dans l'Élégie sur l'arrêt de Théophile: <<La liberté peut bien se retirer de France

1

Puisque le Parlement

1

Par l'exemple d'un seul, nous fait à tous défense

1

De parler librement.

1

Français, que serez- vous sans amour et doctrines

1

Et sans la liberté ? » On est là sous le règ;ne de Louis XIII.

M.

J.:

Ces quelques vers sont lucides. En effet, à partir du moment où le poète aura été exposé à la punition exemplaire que l'on a évo- quée tout à l'heure, le message que l'Église et l'autorité politique vou- laient envoyer aux libertins est reçu. C'est tout à fait clair. Il faudra être prudent, se méfier, ruser, se cacher.

- ].-N.f.: Du même coup, l'érotisme entre dans la clandestinité. Pour Jaire rebond avec aujourd'hui, je voudrais vous Jaire entendre une archive qui remonte à 1975, au moment où, précisément, le poids de la censure sur ces chos~s s'allège. Madame de Gaulle est loin. On est en mai 1975. C'est Eric Losfold quis 'exprime.

QJ,testions pour un samedi 10 mai 1975

-Moi, je suis pour le droit à l'érection des ma5ses laborieuses, pauvres, intellec- tuellement minables. Il ny a aucune raison de leur refuser. Moi, je dis qùil nest pas nécessaire de lire des livres érotiques mais celui qui na jamais lu un livre éro- tique est un pauvre type. D'une part parce qùil y a, dans la littérarure érotique, des chef-d' œuvre. Il y a Sade, Les Onze Mille V~es d'Apollinaire, Trois filles de leur mère de Pierre Louys. Il y a Les Mémoires d'une chanteuse allemande, traduit par Apolli- naire, qui est un livre absolument merveilleux, très romantique. Il y a un chef- d' œuvre d'obscénité qui est La Lettre à la présidente de Théophile Gautier. ( ... ) On ne peut pas prétendre être cultivé si on n'a pas lu ces livres-là. Il y a quand même un livre qui passera à la postérité, qui sera vraisemblablement dans les manuels de litrérarure, c'est Histoire d'O.

« Les transgressions érotiques aù temps de Louis XIV>>

_J.-N.].: Histoire d'Ô, roman qu'on peut maintenant attribuer àDomi- nzque A ury, est, de fait, un des moments forts de ce type de littérature depuis laguerre.

M.J.:

Oui, mais justement, il a paru à un moment où il pouvait encore exercer un effet car le porno avait encore, alors, valeur de scan-

~al~. Repr~ a~jourd'hui, quelque cinquante ans plus tard, c'est de la litterature a 1 eau de rose comparée aux livres que nous trouvons à l'étal des libraires.

].~N.f.: Parlons de la littérature aphrodisiaque ou libertine de l'époque de Louzs XIv. C'est une position militante que de défier l'autorité en renchéris- sant dans l'obscénité et dans la transgression, c'est une manière de contester le pouvoir politique.

M.

J ·:

Certains, en effet, voyant que l'expression érotique est désor- mais soumise à surveillance, vont s'engager dans une espèce de mou- vement de spirale ascendante. << On veut rn' empêcher de lire ou écrire ce qui correspond à une activité que j'estime légitime, c'est-à-dire l'expression du désir. Puisque c'est comme ça, je vais en uyouter. » 11 Y a un mouvement de provocation réciproque qui s'exerce. L'autorité veut réprimer les écrivains, donc les écrivains regimbent et vont, par la surenchère, appeler l'autorité à serrer la vis encore davantage.

J.-N.J. :Les corps sont réifiés, humiliés par des analogies qui les rabaiSsent à un statut animal. On n'est pas très loin du pire des films X contemporains.

M.

J.:

Cela, c'est la dimension pornographique de quelques textes.

Il y a ces poèmes des recueils collectifs du début du siècle. Et puis, pour en venir à la période qui suit le procès de Théophile, on peut -évoquer deux ou trois œuvres qui vont avoir le courage presque suicidaire d'afficher, à ciel ouvert, urie posture dure, intransigeante, qui reven- dique sans concession le droit de nommer les choses par leur nom et, bien sûr, d'inviter le lecteur à en tirer des conséquences pratiques dans ses mœurs quotidiennes. Il me semble que les textes les plus parlants sont, en français, deux dialogues d'éducation sexuelle datant du milieu du siècle: L'École des filles et l'Académie des dames. '

J.-N.J.:

Parus sous le manteau?

M.

J.:

Oui, certainement. Pour autant qu'on les trouve, d'ailleurs.

Le textele plus important pour nous, L'École des filles, à peine impriiPé,

a été interdit. ·

].-N.f.: En 1655.

329

(9)

Sexualités: tabous et transgressions

M.

J.:

C'est un texte qui circule clandestinement dans le milieu de gens bien en Cour, semble-t-il. On a découvert ce dialogue dans les papiers de Nicolas Fouquet et établi que l'écrivain Scarron en avait passé commande. pour une dizaine d'exemplaires.

].-N.f.: Scarron qui fut le premier mari de Madame de Maintenon.

Louis XIV n'aimait guère qu'on le lui rappelât. Cela a coûtéeher à Racine ...

M.

J.:

La tr::Yectoire de Madame de Maintenon est tout à fait repré- sentative de cette évolution vers la bigoterie. Pour en revenir à l'École des filles, c'est un texte assez stupéfiant, que le lecteur trouvera aisément aujourd'hui: il est édité dans le premier volume des Libertins du

XVII' siècle, dans la collection de la Pléiade. C'est un texte très bien écrit, très rusé, qui en appelle à toutes les qualités, les finesses de la langue classique, laquelle avait atteint un degré de perfection exceptionnelle dans ce milieu du xvrre siècle. Tout cela pour quoi? Pour raconter com- ment une jeune fille inexpérimentée, Fanchon, va être initiée à la tech- nique de l'amour par sa cousine, qui, elle, connaît tous les secrets du sexe. On voit ces deux bourgeoises parler des st.Yets les plus scabreux et-le faire de la manière. la plus apparemment innocente.

].-N.f.: La plus mesurée, comme la chose la plus naturelle du monde.

M.J.: Absolument. C'est cela peut-être qu'il y ade plus pervers dans ce dialogue, c'est que ces deux jeunes femmes ne sont pas des prosti- tuées, ne sont pas des libertines. Elles sont comme vous et moi, si je puis dire. Elles s'intéressent à des choses qui préoccupent tout le monde, que personne n'ose dire, mais qu'elles, au contraire, assument pleinement. Il y a donc dans ce texte une banalisation tranquille de l'amour libre, ce qui est plus retors finalement, et plus dangereux, que les vociférations de tant d'autres.

].-N.f.: Dangereux aux yeux des censeurs du temps ou de ceux d'aujour- d'hui.

M.

J.:

Sade, qui est arrivé au bout de ce parcours, un siècle plus tard, a besoin de déployer ses grandes orgues pour choquer. Là, on en est encore à dire les choses, simplement tranquillement. Puis, bien sûr, il y a cette surenchère qui est la nôtre aujourd'hui.

. ].-N.f.: Un autre courant intéressant est celui qui consiste à dire, au milieu des précieuses qui raffinent à l'excès, qu'à force de refuser la nature et de refou- ler le désir; on se prive de bonheurs essentiels. On peut citer- vous le mettez en lumière dans votre livre -le début d'un sonnet remarquable de Claude Le

« Les transgressionr érotiques au temps de Louis XIV>>

Petit, adressé aux précieuses: << Courtisanes d'honneur; putains spirituelles,

1

De qui tous les péchés sont des péchés d'esprit,

1

Qui n'avez du plaisir qu'en couchant par écrit

1

Et qui n'aimez les lits qu'à cause des ruelles. "

M.J.: Claude Le Petit, dont l'œuvre a été brûlée en même temps que lui. C'est un de ceux qui, pour avoir publié des poèmes vraiment pornographiques, sera exécuté place de Grève avec, comme le voulait la coutume à l'époque, tout ce qu'on a pu retrouver d'exemplaires de son Bordel des Muses-c'est le titre du recueil- et les pièces du procès.

Il fallait faire place nette d'une horreur pareille. Nous avons gardé de Claude Le Petit quelques poèmes qui sont d'une violence extraordi- naire.

].-N.f.: C'est un combat qui renvoie à certains des combats des éditeurs de la seconde moitié du

xx:

siècle, tout en montrant que les dangers courus ne sont évidemment pas les mêmes. Jeanfacques Pauvert, heureusement, n'a jamais été brûlé en place de Grève.

Les Sept Vérités-Jean-Jacques Pauvert, mars 1985

-Jean-Jacques Pauvert, d'où vous vient ce goût pour l'érotisme?

-J'ai l'impression que je me suis toujours intéressé, dans les bibliothèques et en particulier dans la bibliothèque de mes parents, à ce qui est un petit peu interdit, tendancieux, etc. La liste des adjectifs qu'on connaît.

- Et il y avait, dans la bibliothèque de vos parents, des livres un peu tendan-

. '

c1eux etc ..

- Mais non, justement. Mais il y avait ce qu'il y avait dans toutes les biblio- thèques. Par exemple, les grands classiques de la libido enfantine et adoÎesceme:

L'Aphrodite de Pierre Louys, certaines poésies de Verlaine, des choses comme ça.

-Jean-Jacques Pauvert, en éditant des livres dits« du second rayon»; vous répa- rez une injustice ou vous cherchez le scandale?

-Oh, les deux! C'était plusieurs choses à la fois. Je ne cherchais pas le scandale, je cherchais la provocation. Par exemple, quand on disait que Sade est un grand écrivain, je disais: «Mais c'est très bien et pourquoi on ne l'édite pas? »J'avais dix- huit ans quand je posais la question et qu'on ne me répondait pas. Je l'ai édité à dix-neuf ans, pour voir: « C est un grand écrivain, d'accord. Alors, on le publie. »

« Mais vous allez aller en prison! »Je n'ai pas été en prison .

].-N.f.: C'étaitjeanfacques Pauvert, éditeur; écrivain, interrogé par Philippe Caloni en mars 1985. Provocation, réparation ? On est assez loin d'un certain nombre de comportements du XVII' ou bien cela fait rebond ?

(10)

Sexualités: tabous et transgressions

M.J.: Cela fait rebond dans le sens où j'aime bien la formule de jean- Jacques Pauvert: «Réparer une injustice et chercher le scandale.>> Ce

sont les deux faces de la même pièce. Réparer l'injustice, c'est, dans la perspective du x:vue qui a interdit l'érotisme, le refus de la censure.

Chercher le scandale, c'est la solution adoptée par cep:ains écrivains qui n'acceptent pas.

J.-N. ]. : Lès autres, ceux qui refusent un comportement de provocation comme Le Petit, jouent le rôle de la dissimulation. On le voit dans le théâtre classique en particulier.

M.J.: Ça, c'est l'autre versant, l'autre solution apportée à notre problème;

J.-N.J. : Qui est un fruit, peut-être heureux, de la censure.

M. J.: Oui, dans le sens où il va falloir apprendre à ruser. Certains pour se protéger recourent aux stratégies les plus fines- et qui, pour · nous, sont aussi les plus intéressantes- ,car à dire les choses de manière aussi carrée que les pornographes, on arrive vite au bout de son rou- lèau.

].-N.f.: Certains nous disent qu'aujourd'hui l'absence de contraintes nous prive de ce ressort puissant pour le grand talent.

M.

J.:

j'en suis tout à fait convaincu. La preuve en est que les meilleurs poètes vont dans ce sens-là. Jean Chapelain, qui était le pape des belles lettres à l'époque, si on peut dire, et qui exerçait un grand pouvoir sur les écrivains, s'adressa un jour à l'auteur d'une pièce qui montrait des comportements un peu libres et expliqua à son auteur qu'il n'avait pas pu s'y prendre: « Il s'agit d'envelopper les ordures. >>

Nolis avons là le programme qui va être celui de beaucoup d'écrivains, ceux qui, justement, adoptent la solutionprudente.

].-N.f. :Je voudrais qu'on s'attarde un instant sur deux cas: Molière et La Fontaine. D'abord Molière: Boileau lui reprochait « d'aller dans une place, De mots sales et bas charmer la populace». Pourtant, c'est lui qui a porté à

l'extrême cet art de parler sans dire, de dire sans parler. Écoutons un extrait très célèbre de L'École des femmes, un dialogue entre Arnolphe, qui revient de vayage, et Agnès. fai choisi une version historique puisque c'est celle de 1951 avec Louis jouvet dans le rôle d 'Arnolphe.

EÉcole des femmes, acte Il, scène 5 -Molière

<< Les transgressio: 'rotiques au temps de Louis XIV»

J.-N.J.: Et voilà. j'évoquais La Fontaine. Lui aussi a admirablement pratiqué ce qu'on peut appeler la politique de l'esquive, dans Les Contes, œuvre admirable. n y dit:« Nuls traits à découvert n'auront ici de place;

1

Tout

y

sera voilé; mais de gaze; et si bien,

1

Que je crois qu'on n'en per- dra rien.

1

Qui pense finement, et s'exprime avec grâce,

1

Fait tout passer, car tout passe:

1

Je l'ai cent fois éprouvé. »

M.J.: La Fontaine, c'estle comble de l'érotisme habile, l'estompage, l'escamotage qui permet de dire sans dire. Vous l'associez à juste titre avec la scène de Molière que nous venons d'entendre. Ces écrivains ont le beurre et l'argent du beurre: ils s'arrangent pour transmettre un cer- tain message que tout le monde comprend mais entre les lignes, où s'in- filtre subrepticement le langage du sexe. Un petit peu comme dans les lapsus freudiens: nous avons l'air de parler innocemment mais se glis- sent dans notre discours des références à ce qui devait rester refoulé.

].-N.f.: Vous considérez que le libéralisme contemporain nous prive de ces

plaisirs-là en littérature ? ·

M.J.: Je pense- tout dépend du milieu et des circonstances- qu'on

· peut encore jouer du sexe. Les chansonniers l'ont fait. Mais, dès le moment où l'on se lance dans l'inflation à laquelle nous assistons aujourd'hui, la marge d'invention et surtout l'utilisation du non-dit ou de l'équivoque devient plus difficile. C'est peut-être l'occasion de rap- peler que Molière, ayant lancé cette pièce magnifique, L'École des femmes, qui a d'ailleurs obtenu un grand succès-c'est l'un des succès commerciaux avérés de la carrière du dramaturge-, va savoir admira- blement et très habilement exploiter son triomphe. C'est à ce moment- là qu'il jette de l'huile sur le feu. On sait que, notamment, la scène du ruban- mais pas elle seulement- a surpris et suscité, dans les milieux dévots, de vives protestations (la querelle du Tartuffe se prépare alors et intervient deux ans plus tard). Certaines personnes voient dans cette pièce une saleté insupportable, notamment dans les équivoques tri- viales que nous évoquions tout à l'heure. Or, Molière, bien loin de s'ex- cuser ou de renoncer, produit très rapidement sa Critique de l'École des femmes, qui souligne à plaisir les passages scabreux. C'est dans ce contexte-là, dans cette petite pièce, qu'illance le mot fameux « obs- cénité » qui va cristalliser la querelle. Molière en uyoute: il a perçu

ia

valeur marchande qu'il y avait dans le spectacle érotique et dans un certain vocabulaire.

(11)

Sexualités: tabous et transgressions

J-N.J.:

Ça a une actualité.

M.J.: Oui, certainement.

J-N.J:

Quelque temps après, ü y aDomJuan. Nous terminons sur cette pièce qui aurait été inconcevable un siècle plus tôt. Elle représente la rébellion des libertins à la fois contre les bornes mises à l'amour et, en même temps, contre le pouvoir politique. Le libertinage de mœurs rejoirnl le libertinage de pensée, la protestation contre la société et les pouvoirs de l'Église.

M.

J.:

Exactement. Dom Juan est un des rares mythes que le xvne siècle aura créé et qui vient apporter, me semble-t-il, une conclu- sion tout à fait opportune à notre discussion. Comme vous le dites, Dom Juan réunit en lui la liberté des mœurs et la liberté de pensée. On le sait, pour beaucoup de moralistes del' époque, c'était la même chose.

J-N. ]. :

Michel]eanneret, merci. Le livre qui a servi de base à notre dis- cussion s'intitule Éros rebelle, littérature et dissidence à l'âge classique et vient d'être publié à Paris aux éditions du Seuil.

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