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LOUIS XIV A, LONDRES 717

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LOUIS XIV A LONDRES

Les Anglais sont beaux joueurs. I l n'est pas dans leurs habitudes de chercher à rabaisser leurs anciens adversaires. Jeanne d'Arc, Louis X I V , Napoléon demeurent, au bord de la Tamise, entourés de respect ou d'admiration...

A u x organisateurs qui leur proposaient de réunir à Londres une grande exposition de la peinture française au x v ne siècle, les hauts fonctionnaires britanniques demandèrent eux-mêmes, avec insis- tance, que celle-ci fût placée sous l'invocation personnelle du Grand R o i : « The âge of Louis X I V », c'est-à-dire l'époque, le Siècle de Louis X I V , tel est, en effet, le titre sous lequel figure, sur le cata- logue et sur les affiches, l'exposition qui vient de s'ouvrir à Bur- lington House.

Chronologiquement, cette appellation ne paraît pas tout à fait exacte : parmi les œuvres exposées, beaucoup, composées sous le règne de Louis X I I I , furent, en effet, antérieures de plusieurs années à l'avènement de Louis X I V . E t d'autres, qui seraient en droit de figurer sur ces murs, par exemple plusieurs tableaux : Délassements de la guerre, les Saisons, peints par Watteau avant 1715, ont été délibérément écartés comme appartenant déjà à une autre époque.

Sa composition, Louis XIV mettant le cordon bleu au Duc de Bour- gogne, a malheureusement disparu et nous n'en conservons que la gravure.

O n oublie souvent que le peintre des « Donneurs de sérénades » et des « Belles écouteuses » chantées par Verlaine, qui symbolise pour nous toute la grâce du X V I I Ie siècle finissant, mourut à trente- six ans, sans même avoir v u le sacre de Louis X V .

Si l'on avait prétendu se limiter aux dates extrêmes du long règne de Louis X I V (1643-1715), il eût donc fallu amputer l'exposition de toute sa première partie, d'inspiration si semblable à la seconde, (car, en art comme en politique, par dessus l'épisode de la Fronde, Louis X I V continue Richelieu), et l'allonger, au contraire, de plu- sieurs toiles qu'anime déjà l'esprit de la Régence et de Louis X V . Sans doute, la classification adoptée par les organisateurs comporte, comme toute classification, une part d'arbitraire ; dans l'ensemble, elle demeure cependant légitime, et quelques critiques anglais eurent, me sembîe-t-il, tort de la critiquer. L'expression « Siècle de Louis X I V », popularisée par Voltaire, s'entend parfaitement, comme

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LOUIS X I V A , L O N D R E S 717 celle de « Siècle de Périclès », ou de « Siècle d'Auguste ». L a souve- raineté artistique de ces grands hommes a devancé et prolongé la durée de leur vie humaine.

Aussi injuste parait le grief de né pas avoir exposé certaines œuvres fameuses, aujourd'hui dispersées dans les musées d'Europe et d'Amérique ou dans les collections particulières. J'avoue que j'ai secrètement regretté, moi aussi, de ne pas avoir retrouvé à Bur- lington House les admirables Poussin dés musées de Stockholm et de Dresde, ou \e Château enchanté de Claude Lorrain (Collection T h . Lloyd Wantage), et la Vue de Rome (Musée d'Oxford), que j'admirais ici même en 1932 (1). Mais ces toiles sortaient d u pro- gramme que s'étaient fixé les organisateurs : faire connaître en Angle- terre les œuvres des peintres français du x v ne siècle conservées dans nos,musées de province. C'est seulement pour compléter cer- taines séries, vraiment insuffisantes, que le Louvre, choisissant judicieusement celles qui n'avaient pas encore été exposées en Angle- terre, a bien voulu prêter six toiles. Remercions leurs conservateurs, M M . Bazin et Sterling.

A u contraire, certains peintres, considérés jusqu'à ce jour comme secondaires,. à peine connus même d'amateurs avertis, sont admi- rablement représentés à Burlington House, par exemple Georges de la Tour (1593-1652), dont seuls quatorze tableaux ont été iden- tifiés, figure ici avec neuf toiles, soit plus de la moitié de ses œuvres.

L'une d'elles, une « Nativité » du musée de Rennes, a même été choisie comme enseigne de l'exposition sur les affiches et le cata- logue. L a lueur blonde d'une bougie, habituelle dans les toiles de L a Tour, éclaire le visage du divin nouveau-né, semblable à ceux que l'on voit aux bras des paysannes de France : une fqi mystique, mêlée de tendresse, transparaît sous le plus familier réalisme.

L a plupart de ces compositions religieuses avaient été, naturelle- ment, peintes pour des églises. Quelques-unes s'y trouvent encore.

Parmi celles qui ne furent pas détruites à la Révolution française plusieurs ont été recueillies dans les tribunaux, les mairies, et, ultérieu- rement, dans les musées dé province : épisodes de l'Ancien et du N o u - veau Testament, scènes de martyres. Pour la décoration des palais et des châteaux, ce sont des anecdotes de la mythologie, de l'histoire grecque ou romaine, Vénus et Adonis, Ariane et Bacchus, Pluton enle- vant Proserpine, Diogène jetant son écuelle, la mort de Caton, Mucius Scevola posant sa main sur le brasier...

Puis, évitant la monotonie habituelle d'un trop grand nombre de ces compositions, quelques beaux portraits d'une vie intense, soit qu'il s'agisse de mendiants, de musiciens ambulants, de buveurs de cabarets, d'apothicaires, dans u n décor rustique, ou de magistrats, d'ambassadeurs, de princes du sang, dans leurs costumes d'apparat, perruques, fourrures, velours, décorations ou armures. Les premiers

sont attribués à L a Tour (Nancy, Nantes), Louis et Mathieu L e

(1) J'en ai alors publié une description dans la Revue de France (1« février 1932).

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N a i n (Aix-en-Provencé, Avignon, Strasbourg, le Louvre) ; les seconds sont attribués à Simon Vouet ou signés de lui (musées d'Arles, de L y o n , de Strasbourg, du Havre, de Reims, de Bourges, Besançon, Montpellier), Philippe de Champaigne (Versailles, A i x , etc.), Largillière (Grenoble, Lille, Tours, etc.), Rigaud (Perpignan, Montpellier, Caen, Cher- bourg, etc.), de T r o y (duchesse de la Force, Perpignan), Mignard (Mademoiselle de Lavallière, Marseille).

Voici les nobles paysages de Claude Lorrain (Grenoble, le Louvre) de Sébastien Bourdon (Reims), le fameux Nicolas Poussin du Louvre (Diogène), déjà mentionné. Nous devons à Desportes, « peintre de la vénerie », quelques-somptueuses natures mortes, et quatre petites vues de l'Ile de France, d'une impression très moderne, destinées à être reproduites par la Manufacture de Sèvres. Que les prunes de Pierre Dupuis (Marseille), et de Louise Moillon, (Toulouse) paraissent appétissantes !

D e u x salles sont réservées aux dessins, toujours si attachants, car on y sent directement l'inspiration et l'émotion de l'artiste devant son modèle...

Entre les tableaux sont placés plusieurs bustes : dans leur marbre survit la majesté de Louis X I V et l'insignifiance de Marie-Thérèse, par Girardon et Coysevox (musées de Troyes, Chambord, Dijon);

Deux admirables groupes d'animaux en plomb, dragon, singe et dauphin, échappés aux mains des restaurateurs, évoquent les bassins de la Cité des Eaux...

Les organisateurs de l'exposition en ont délibérément exclu le mobilier, estimant que bahuts, consoles ou fauteuils, qui auraient rendu pour le public la visite plus pittoresque, sortaient de leur programme. Cependant d'admirables tapisseries, d'après Vouet, Poussin, Lebrun, et V a n der Meulen, ou Berain, décorent la troi- sième galerie et le salon central.

Quelques livres, avec leurs précieuses reliures de maroquin aux armes royales, prêtés par la Bibliothèque de Versailles, évoquent les bosquets de Le Nôtre, les « plaisirs de l'Isle enchantée », les ballets de la Galerie des Glaces et le Carrousel des Tuileries. Leurs planches nous apportent u n reflet de ce qui fut le grand art du x v ne siècle, l'Architecture, nécessairement absente ici.

D e trop rares pièces d'orfèvrerie, argent ou vermeil, nous font déplorer la perte de toutes celles que le souverain, aux jours sombres de la fin du règne, dut envoyer à la Monnaie pour y être fondues...

A u milieu d'une salle, les visiteurs se pressent avec émotion^

et respect autour de quelques lettres et du testament autographe de Louis X I V , récupéré récemment et prêté par Féminent directeur général des Archives de France. Ils s'appliquent à déchiffrer la grande et majestueuse écriture du vieux monarque déjà tremblée par la maladie et l'approche de la mort... Convient-il de leur rappeler que l'absolue puissance de l'autocrate s'arrêtera avec son soufflé, et que, ses yeux à peine fermés, toutes les dispositions qu'il avait prises

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LOUIS X I V A LONDRES 719 devaient être annulées par son successeur ? Tel est généralement le sort des testaments royaux...

Cette petite vitrine" nous semble cependant renfermer la clef de l'Exposition avec l'âme du R o i dont le nom va briller pendant quel- ques mois sur Burlington House.

.

• *

Comme tous les hommes illustres,, Louis X I V devait connaître l'admiration et la haine, l'excès des louanges et celui du dénigrement.

Dans son cours du jeudi matin à la Sorbonne, mon maître Lavisse, reprenant toutes les critiques de Saint-Simon contre le Rdi, le repré- sentait d'une intelligence médiocre, sapant les étais de la monarchie, la noblesse, les Parlements, ne supportant autour de lui aucune marque d'indépendance ni de caractère, ni liberté de conscience, conduisant la France, par son penchant irrésistible pour la gloire militaire et les constructions somptuaires, jusqu'à l'invasion, et presque à la ruine.. J'ai entendu souvent Paul Valéry reprendre toutes ces critiques, ajoutant que « s'il en avait le temps, il aime- rait écrire un livre contre Louis X I V ». Nous serons moins sévères, nous qui avons connu d'autres défaites singulièrement plus humi- liantes, au cours desquelles nos gouvernants ne montrèrent, ni en 1870, ni en 1914, ni en 1940, la grandeur d'âme de Louis X I V devant les désastres de 1709 et de 1712, et où nul d'entre eux, imitant le R o i faisant fondre sa vaisselle d'or et ses fauteuils d'argent, ne songea à s'infliger aucun sacrifice personnel en vue de sauver les finances de l'Etat.

Nous ne pouvons oublier qu'à son avènement, ni Besançon, ni Strasbourg, ni Lille, n'étaient français, que c'est lui qui réussit à compléter, dans les Flandres, sur le Rhin et lés Pyrénées, notre hexagone national...

E t si nous nous plaçons au point de vue de l'art qui nous occupe ici, nous évoquerons Versailles, le grand Trianon, les Invalides;

la colonnade du Louvre, la Galerie d'Apollon, la place Vendôme, la place des Victoires et tant de monuments et de châteaux dont un trop grand nombre, comme Marly, ont disparu... Aujourd'hui, où l'on engloutit des milliards dans des constructions éphémères ou absurdes, qu'on en dilapide tant d'autres dans une soi-disant publi- cité intitulée a propagande », il est permis de se demander si aucune publicité, aucune propagande, vaudront jamais ces palais, ces édi- fices, ces statues de marbre ou de bronze, que toute l'Europe Cher- chait alors à imiter, et dont j'ai pu encore admirer de nombreuses copies, plus ou moins heureuses, des bords de la Baltique à ceux du Bosphore ! Pour notre pays, Versailles ne demeure-t-il pas encore une réclame permanente et même une source quotidienne < de revenu ?

Or, toutes ces oeuvres, directement ou indirectement, c'est à Louis X I V que nous les devons.

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Par l'éclat de ses victoires, par le rayonnement de sa personne, comme l'astre dont il avait pris l'emblème, celui que ses contempo- rains nommaient déjà le R o i Soleil, éclaire, anime, explique toutes les manifestations artistiques de son siècle.

P a r ses ministres, et d'abord Colbert, par ses fonctionnaires, par son intervention directe, il exerce une véritable dictature sur les arts comme sur les lettres. Ses commandes imposent ses goûts aux peintres, aux sculpteurs, aux décorateurs. Par l'entremise de Lebrun, il leur dicte ses volontés. C'est Louis X I V qui a choisi, discuté, les plans de Versailles, de Triahon, de Màrly, guidé leur exécution, celles dés par- terres et des bosquets de L e Nôtre et des plafonds de Coypel, comme il commandait les divertissements de Molière et de Lulli pour les fêtes qu'il y donnait. S o n goût personnel a inspiré le goût d u siècle et fixé son style : de là, sa remarquable unité. Ainsi les tableaux, les statues, les tapisseries, tous les objets que nous admirons à Burlington House portent, comme une seconde signature, le souvenir du grand R o i , et les organisateurs de l'exposition n'eurent pas tort de placer celle-ci sous son invocation.

Sans doute, nous l'avons indiqué, plusieurs des œuvres exposées furent antérieures à l'avènement et même à la naissance de Louis X I V .

Mais le souverain incarne si parfaitement n o n seulement sa géné- ration mais celle qui l'a précédée, qu'il parait impossible de les dis- socier. Pendant plus d'un siècle et presque u n siècle et demi, de Vouet (1590-1649) ou Philippe de Champaigne (1602-1674), à Largillière (1656-1746), comme de Corneille, Pascal ou Descartes à Racine, Boileau, Bossuet ou L a Bruyère (avec, naturellement, toutes les différences des caractères et des talents), on observe les mêmes formes, les mêmes aspirations, le même idéal.

E t d'abord une rupture complète avec le Moyen A g e , les Pri- mitifs, la Renaissance. D e même que les écrivains affectent de mépriser les poèmes de Villon et de Ronsard, les artistes ignorent délibérément Jean Fouquet, Clouet, comme les imagiers de nos cathédrales. L e « Enfin Malherbe vint ! » retentit aussi dans les ateliers des peintres et des sculpteurs. Malherbe, c'étaient pour eux les Italiens, le Caravage, le Guerchin, les Garrache et le cavalier Bernin.

O n constate, en lisant leurs biographies, que ces artistes ont presque tous fait le voyage d'ItaUe, souvent de longs séjours à Rome. Par- fois aussi ils semblent inspirés des Espagnols, au point que, jusqu'à ces dernières années, plusieurs tableaux français du x v ne siècle étaient catalogués comme Ribera, Zurbaran, Murillo, même Velas- quez. Enfin, ils ont connu les Flamands et les Hollandais, les portraits de Franz Hais ou de V a n D y c k , les compositions de Rubens, les éclai- rages de Rembrandt. Cependant, en architecture et en sculpture, leurs grands modèles demeurent les maîtres de l'Antiquité grecque et surtout latine.

Mais ensuite, tels Corneille, Molière et Racine pour Euripide, Plautë ou Tacite, ils transposent, nationalisent ce qui dans leur inspiration et leur technique peut sembler provenir H'une influence

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LOUIS X I V À LONDRES 721 étrangère. E t sur toute leur œuvre s'étend la même conception clas- sique, qu'anime une nuance de baroque importée d'Italie, que nous observons de la colonnade du Louvre au dôme des Invalides et à la Galerie des Glaces.

* *

E n descendant l'escalier de Burlington House, avant de nous mêler de nouveau à la foule qui se presse sur les trottoirs et au flot des automobiles qui encombrent Piccadilly, après' avoir été pendant quelques heures si brusquement transportés dans la France d'il y a trois siècles, nous cherchons à résumer l'impression qui se dégage de cette visite, et la leçon qu'elle nous inspire.

Impression d'abord d'une unité de sentiment et d'action, telle que notre pays en connut rarement dans sa longue histoire, celle-ci due, ainsi que nous l'avons noté déjà, pour la plus grande part, à la personne de son souverain, dont les volontés sont ensuite tra- duites dans la pierre, le marbre, le bronze ou sur la toile par une remarquable équipe d'artistes et d'artisans.

Sentiment religieux ensuite : plus de la moitié des toiles exposées représentent des scènes de l'Ancien ou du Nouveau Testament, des portraits de Saints, de religieuses et d'abbés. Peut-être, si, comme on l'annonce, l'exposition devait se transporter u n jour prochain, à Paris, certains de nos' critiques la trouveraient-ils trop sérieuse, quelques-uns murmureraient, ennuyeuse... Mais, justement, il n'était pas sans intérêt de montrer à des Anglais que l'art français n'a pas seulement peint les nymphes potelées de Boucher et de Fragonard, les baigneuses roses de Renoir, les chairs blafardes de*Degas ou de Toulouse-Lautrec, mais aussi cette longue série de tableaux d'églises où s'exprime une foi ardente. Le x v ne siècle croit à l'im- mortalité de l'âme, à u n monde futur où les méchants seront punis et les bons récompensés : certes, cela ne l'empêche nullement de nous donner trop souvent l'exemple de crimes affreux (l'affaire des poisons) et d'une immoralité scandaleuse : ne voyons-nous pas, dans de glorieux paysages guerriers, u n carrosse doré aux chevaux caracolants o ù sont assises, à côté du roi et de la reine, la maîtresse d'hier, celle d'aujourd'hui, et celle de demain ? Mais c'est « malgré soi » que Phèdre est « perfide, incestueuse » ; elle connaît « le crime » dont elle avoue l'intention à Oenone, et si le jansénisme lui enseigne qu'elle a perdu la grâce, le quiétisme assure qu'elle peut la retrouver...

Les mains jointes, la mère Agnès Arnauld (Musée de Versailles) et l'abbé de Saint-Cyran, directeur spirituel de Port-Royal (Musée de Grenoble), peints par Philippe de Champaigne, nous observent d'un regard glacé.

L a seconde impression que* nous inspirent ces tableaux, ces sta- tues, ces tapisseries, et les albums dont les somptueuses reliures s'ouvrent pour nous montrer les fastes de Versailles, « les plaisirs

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de Plsle enchantée », ballets et feux d'artifice, les fêtes du couron- nement, des naissances et des mariages princiers, l'entrée triomphale dans les villes, conquises, ou, gravées par Nanteuil, les portraits des maréchaux et des magistrats, c'est une impression de grandeur. L à encore, là partout, on évoque au centre l'image majestueuse du Grand »

Roi.

Le culte du Beau inspire toutes ces manifestations artistiques : beauté des femmes, des costumes, des objets d'art, des monuments.

Sans doute, nous voyons ici exposées quelques figures de mendiants, de musiciens ambulants et de paysans couverts de guenilles. Mais, eux aussi « posent » en bombant le torse et affectent une figure souriante. Ce sont d'ailleurs de rares exceptions généralement conçues à l'aube du siècle, comme La Femme à la puce de L a Tour (musée de Nancy).

On a donné le n o m de « peintres de la réalité » à ces artistes du début du x v ne siècle, contemporains de Henri I V et de Louis X I I I , et c'est sous ce titre qu'étaient réunies à l'Orangerie en 1934 les oeuvres d'un grand nombre d'entre eux, auxquels M . Erlanger a consacré u n bel ouvrage (1). A vrai dire, je n'aime guère cette nou- velle expression de « peintres de la réalité », car à l'exception des peintres non figuratifs modernes (abstraits, etc.) tous les artistes n'ont-ils pas essayé de reproduire l'image exacte de leur modèle, être vivant ou objet inanimé, en ajoutant à leur oeuvre, plus ou moins consciemment, leurs goûts personnels, leur caractère, leur âme (ce qui en fait pour nous une part de leur attrait), et, en même temps, le goût, le caractère, l'âme de leur époque ? I l est presque tou- jours aisé de reconnaître à première vue le lieu où fut conçue une œuvre d'art, et sa date. Par exemple, une toile représentant u n paysage ou une nature morte, u n bronze figurant u n lion ou u n san- glier, paraîtront très différents s'ils furent peints ou sculptés en France ou en Italie, à la Renaissance ou au temps de Louis X I V . Le corps n u d'une jeune femme, même dépourvu de tout attribut, de tout acces- soire, bijou, coiffure, nous montrera clairement, sans qu'il soit besoin d'une longue étude, s'il fut peint (ou sculpté), sous le Premier ou le Second Empire, vers 1830 ou 1880, et même en 1900 ou en 1925.

Pourtant dans son esprit l'auteur de cette oeuvre d'art s'imaginait fixer objectivement l'image telle qu'il l'avait sous les yeux, et il se croyait sincèrement lui-même « u n peintre de la réalité ».

Pour le choix de ses modèles, le X V I Ie siècle français dans sa plé- nitude (1660-1690) écarte les « magots » de Téniers, les faces grima- çantes, les scènes vulgaires : ses maîtres eussent été surpris et cho- qués que des artistes aient p u se complaire à peindre, comme les Hollandais, l'étal d'un boucher, comme les Impressionnistes, la misère des faubourgs, comme nos modernes, des arêtes de poisson dans une assiette. Les natures mortes de Jean-Baptiste Monnoyer (musée de Nancy) nous montrent au milieu des fleurs et des fruits,

(1) Charpentier éditeur.

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LOUIS X I V A LONDRES 723 des aiguières d'or et d'argent ; Alexandre-François Desportes (Musée du Havre) suspend ses perdreaux et ses lièvres sur des consoles de marbre.

Sous une forme souvent pompeuse, ces peintres ont pourtant, comme leurs contemporains poètes et écrivains, même si elle est peignée et stylisée, le respect de la nature : « E t ce n'est pas ainsi que parle là nature », suprême reproche d'Alceste à Oronte lui lisant son sonnet. Mais si Corneille et Racine savent mettre sur la scène toutes les violences de la passion, ils proscrivent les sentiments outrés, ou plutôt une certaine forme vulgaire de leur expression, que l'on laisse « à la place où Brioché préside », aux Cyrano et aux Scarron.

L'idéal du grand Siècle s'oppose ainsi à celui des Romantiques comme à celui du Moyen Âge, à Delacroix et à Berlioz, comme à H u g o et à D u m a s , comme la colonnade du Louvre à la cathédrale de Reims ; comme^les romans de M m e de Lafayette à ceux de George Sand.

1 Les artistes du x v ne siècle, de même que ses écrivains, ont au plus haut point le sentiment d u métier, de la conscience profession- nelle, de la nécessité du travail : « Vingt fois sur le métier . . . » L à en*

core, Louis X I V , voulant être seul son premier ministre, voyant tout, lisant tout, donne l'exemple. A u c u n chef d'Etat n'eut davan- tage le sentiment d u devoir envers son Dieu, son pays, son peuple, même aux jours où la passion l'en écartait. Ses peintres et ses sculp- teurs, .lorsqu'ils décorent les plafonds et les murs des palais, des théâtres, des châteaux, manifestent la même conscience profession- nelle. E t c'est sans doute l'une des causes qui assure encore la durée de leurs œuvres tout en les éloignant des nôtres ; pour ces dernières, autant que leurs sujets, le côté improvisé et superficiel de leur exécu- tion eût singulièrement étonné Lebrun, Mansard et Couperin.

Je craignais u n peu, je l'aVoue, que le caractère austère, clas- sique, si j'ose dire, académique* d'un art intellectuellement si opposé aux goûts du public moderne ne rencontre auprès de lui que peu de succès. N o s contemporains recherchent des formes archaïques des hautes époques, des civilisations disparues, des peuples lointains d'Asie ou d'Afrique. Ils se complaisent dans le bizarre, dans tout ce qui est, comme notre temps, tragique, laid, désordonné. Comment apprécieraient-ils ce X V I Ie siècle français où tout veut être « ordre et beauté », et qui ne leur offre non plus, n i la gracieuse sensualité du x v me siècle, n i la magie des couleurs des Impressionnistes, qui, tour à tour, font courir les foules à l'Orangerie ou à la Galerie Char- pentier, et possède, moins encore, la savoureuse naïveté des pri- mitifs ?

Or, la réponse fut entièrement favorable, et j'ai eu le plaisir dé constater pendant une semaine l'empressement des visiteurs à Bur- lington House et l'équitable sympathie que manifestait la presse britannique à son égard. Les artistes, les amateurs, les écrivains d'outre-Manohe ont tour à tour rendu justice au « seicento » français.

J'ai souvent déploré la manie ambulatoire qui atteint aujour- d'hui les objets d'art comme les hommes d'Etat et les particuliers.

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Or, tout déplacement implique pour eux u n risque d'accident. A y a n t admiré au cours de la même année la jeune fille au turban bleu, chef d'oeuvre de Vermeer, dans quatre ou cinq^capitales, j'écrivais « cette jeune personne voyage trop, il lui arrivera malheur » ! Sans doute, pour connaître vraiment l'art d'un pays, il paraît indispensable d'aller l'étudier sur place : pour juger l'art italien, il faut avoir v u Florence, Venise et Rome, et comment apprécier l'art français sans visiter Paris, Chartres, Chambord et Versailles ? Peut-être exagère- t-on aujourd'hui le nombre des expositions rétrospectives, mais les trois cent soixante-douze objets réunis d u 4 janvier au 9 mars 1958 à Londres sont pratiquement inaccessibles aux amateurs, même Français. Comment obtenir d'un touriste, qui parcourt scrupuleu- sement son guide à la main, Sienne, Tolède ou Salzbourg, qu'il s'arrête sur la route de Deauville, de la Côte d'Azur ou des sports d'hiver, pour admirer u n ou deux tableaux dans le Musée d'Evreux, d'Alen- çoh, de Guéret, de Langres, de Château-G-ontier ou de Bourg-en- Bresse ? Les sacs sont trop bien entassés dans la voiture, il fait trop chaud, ou il pleut, et le repas « gastronomique » n'attend pas à l'étape.

Aussi, même pour nos compatriotes, l'exposition de Burlington House constitue une révélation.

Elle a permis en même temps aux historiens de l'art d'identifier les auteurs ou les modèles souvent ignorés de plusieurs tableaux, ou, au contraire, de rectifier les attributions inexactes, de les suppri- mer même au besoin, si rien ne justifie une dénomination consacrée par la tradition, mais que ne confirme avec certitude aucun docu- ment. Cependant il doit être bien douloureux pour le conservateur d'un musée provincial d'enlever une étiquette flatteuse, et, au heu de « Molière, par Sébastien Bourdon » (Montpellier), ou « le D u c d'Enghien par Velasquez » (Nantes), d'inscrire au bas d'un cadre doré « Ecole française, portrait d'un inconnu par u n inconnu » ! Peu de collectionneurs se résigneraient à u n si héroïque sacrifice...

Enfin, même après les grandes expositions parisiennes qui n'avaient d'ailleurs à leur disposition n i le local n i les moyens de la R o y a l Academy (1), l'exposition actuelle offre à la critique historique l'occasion d'études et de rapprochements bien intéressants : certaines écoles, comme l'école de Toulouse, y ont été, pour la première fois, mises en valeur et appréciées. Les savantes conférences du profes- seur Sir Anthony Blunt et d'autres critiques d'art, faites à Burlington House même, y aideront.

(1) Orangerie, 1931, les « Musées de Province > ; 1934, « Les Peintres de la Réalité en France au xvir3 siècle » ; 1952, « Philippe de Champaigne », etc.. — Galerie Charpentier, 1951, « Natures Mortes françaises » ; 1957, « Plaisirs de France », etc.. — Arts Décoratifs, 1934, « Artistes Français en Italie » ; 1957, < Musée de Besançon », etc..

J'ai donné avant la guerre, à Y Illustration et dans plusieurs revues françaises, le compte rendu des grandioses manifestations de Burlington House : « Art Persan » (1931), « A r t Français » (1932), « A r t Anglais » (1934), « A r t de l'Inde et1 du Pakistan » (1948), etc..

Réunissant les plus beaux objets connus (ou do moins transportables), créés par le génie d'un peuple à travers les siècles, peintures, sculptures, meubles, céramiques, tissus, tapis, orfèvrerie, bijoux, armes, etc.. sans s'arrêter ans frais de voyage et d'assurance, ces expo- sitions avaient u n caractère-spectaculaire que ] * • t w p s actuels ne permettent plus.

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LOUIS X I V A LONDRES 725 Remercions les autorités britanniques, et personnellement M . Charles Wheeler, président de la Royal Àcademy, qui ont assumé la responsabilité et la charge de cette extraordinaire exposition : « The Age of Louis X I V » . Sait-on que c'est seulement après soixante- quinze mille visiteurs que celle-ci réussira à couvrir ses premiers frais ? L'organisation matérielle, la présentation des toiles et des tapisseries, la rédaction des notices, ne laissent rien à désirer. Notons en passant que les numéros des œuvres exposées suivent exactement la nomenclature du catalogue, ce qui en facilite singulièrement la lecture, mais ne pourrait se faire à Paris, où l'arrangement des salles coïncide généralement avec leur « vernissage ».

C'est à l'ambassadeur de France, S o n E x e . M . Chauvel, que re- vient l'initiative de cette manifestation franco-anglaise à laquelle il n'a cessé d'apporter officiellement son appui.

Parmi les Français s'étant occupés de l'exposition, nous devons notre reconnaissance en premier lieu à M . Michel Laclotte, qui en fut l'animateur, à M M . Vergnet-Ruiz, inspecteur général des musées .de province, Jacques Dupont, inspecteur général des monuments historiques, qui en furent les organisateurs, aux hauts fonction- naires M M . Jaujard, Julien Cain, Braibant, Seydoux, Erlanger, qui, à des titres divers, l'ont facilitée. Remercions aussi les soixante- dix conservateurs des musées de province qui ont consenti, sans u n seul refus, à se dessaisir pendant plusieurs mois de leurs trésors.

N'oublions pas 1' «infatigable » M . Varin, conseiller culturel de l'ambassade de France à Londres, « sans lequel, comme le proclame la préface d u catalogue, l'exposition n'eut pas été possible ».

A u x uns et aux autres nous sommes redevables d'une belle opé- ration de propagande française,. D e l'Orient à l'Occident, les artistes de notre pays, qu'ils appartiennent à son passé ou à son présent, ne demeurent-ils pas, avec nos littérateurs et nos savants, les plus brillants représentants de la France à l'étranger, et les plus sûrs soutiens de son prestige ?

J E A N POZZI.

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