VALERY LARBAUD
Œuvres
PRÉFACE DE MARCEL ARLAND
NOTES PAR G. JEAN-AUBRY ET ROBERT MALLET
GALLIMARD
Tous droits de traduHion, de reproduBion et d'adaptation réservés pour tous les pays.
© Éditions Gallimard, ipjS.
Les ~~y-M Valery Larbaud ont été classées ~~j- l'ordre chronologique de leur parution en volumes,à l'exception des Œuvres de Barnabooth ~7~7~ qui figurent ici avant Fermina Marquez ~7~77~ car cette édition de 7~7~<
le remaniement de celle de 7~0~ à l'exception aussi de Gaston d'Ercoule écrit en 7~0~ et publié ~M/ en 7~/2.
GASTON D'ERCOULE'1
APRÈS avoir attendu quatre mois, le professeur envoie
son mémoire. D'Ercoule joue l'étonnement; il dit
qu'un soupçon lui vient, et prie son père de l'accompa- gner chez le professeur. Là, .parlant plus lentement encore que d'ordinaire, il donne, avec une politesse extrême, pendant trois quarts d'heure, tous les démentis les plus catégoriques. Il n'a pas une rougeur, pas une hésitation; il regarde en face et son père et le professeur.Parfois, il laisse passer dans sa voix un nasillement iro- nique, comme s'il trouvait drôle cet homme qui se débat, qui crie pour avoir l'argent qu'on lui doit. Le vieux M. d'Ercoule ne sait que dire « Mais, Monsieur, puisque Gaston affirme vous avoir remis l'argent.»Le professeur, à la fin, se fâche «Gamin, tu mériterais mon pied.»
Gaston d'Ercoule se lève et emmène son père « Papa, cet homme finirait par vous insulter, allons-nous en. » Et, en fermant la porte, il ajoute, de manière à être entendu par le professeur « Ces fils de paysans ne se dégrossissent jamais!» (Le grand-père de Gaston était un bon paysan sans instruction et ignorant les bonnes manières; la particule des d'Ercoule est une invention récente de Gaston.) Le professeur ainsi dupé est un très gros homme; la femme du professeur, aussi, est en bon point. Le professeur vient un jour chez moi avec sa
femme; à peine sont-ils sortis de ma chambre, que d'Er-
coule y pénètre, avec son « Bonjour, très cher que tous ses amis se rappellent. « Tu as rencontré tes amis les T. dans l'escalier, n'est-ce pas? Mais oui, cher, répond Gaston, j'ai trouvé sur mon chemin ce porc et
sa femelle.»
Quand nous avions tous deux seize ans, Gaston venait tous les jours chez moi. Il fallait fermer les vitrines, le médaillier, la bibliothèque; car Gaston d'Ercoule était un
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voleur. Et un voleur très habile il n'était pas possible de le prendre sur le fait. Il prenait congé, élégant, gra- cieux, disant des choses « exquiseset emportant ses poches bourrées des livres pour sa bibliothèque, ou
des médailles pour sa collection, ou de petits objets
d'étagère pour son salon.
Ce salon! misérable chambre en pente vers la rue;
une seule fenêtre; une rue de village; et les murs avec des chromos, quelques estampes volées un peu partout; car Gaston d'Ercoule volait aussi dans les magasins.
Gare, à la fin d'un après-midi d'été; le monde grand
ouvert et tranquille et fumineux aux bouts de la voûte;
des manœuvres de wagons noirs; la vallée, la rivière au loin, la joie et le silence; et Gaston d'Ercoule, à douze ans, se récitant un poème des F~J~ sur le quai, attendant le rapide. Il regarde attentivement les hommes et les femmes qui sont dans ces grandes voitures à lettres d'or; ceux et celles qui descendent. Il s'en reviendra vers la boutique, et racontera tout ce qu'il aura fait et décrira tout ce qu'il aura vu les costumes des dames surtout à sa mère, grande femme maigre (heureuse- ment) et qui, petite bourgeoise à Saint-Bouray, sent la province, malgré tous ses efforts, d'une lieue à la ronde.
Quant à son père, Gaston d'Ercoule a renoncé à le décrotter; c'est le type du boutiquier fils de paysans,
le bel « homme de campagnedes tireuses de cartes.
Gaston le fait volontiers passer pour un « vieux servi- teur très dévoué ». « Mais, GaSton, il vous tutoie ? Que voulez-vous, il est depuis si longtemps dans la famille.
Il y était avant ma naissance.»
Gaston ne ressemblait pas à son père, et sa mère était si desséchée et si ridée qu'on ne pouvait croire qu'elle eût jamais eu ce teint uniformément blanc, non pas mat, mais d'une blancheur parfaite qu'on voyait à son fils.
Ce n'était pas une pâleur maladive une pâleur de musul- mane, plutôt. Cette blancheur mettait les traits en relief comme fait le marbre des statues. Ils étaient un peu gros, ces traits, un peu durs, et féminins cependant.
Cette face tout imberbe était celle d'une femme de
trente ans, dont on eût pu dire qu'elle était sévère et sans grâce, quoique belle. Comme il était myope, nous lui disions parfois qu'il avait l'air, avec son lorgnon, d'une
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maîtresse d'école. Ses traits bien accusés contrastaient
avec la jeunesse (il eût dit « l'éphébéité ») de son épiderme.
A le regarder de près, on découvrait de la fourberie dans ses petits yeux bruns, sans profondeur. Mais il y avait, sous ces yeux, un léger cerne bleuâtre ou mauve;
c'était là ce qu'il aimait le plus dans son propre visage
« un cerne aristocratique ?était une de ses expressions favorites. Ses cheveux châtains, divisés au-dessus de la tempe droite par une raie merveilleusement rediligne, étaient si bien disciplinés, si bien cultivés, qu'on aurait pu croire qu'il portait une perruque. Quelle différence avec nos chevelures de collégiens, trop longues ou trop courtes, irrégulières, rebelles à tous les cosmétiques!
Pas une ligne, dans le visage de Gaston, ne rappelait un des quatre ou cinq types fréquents dans nos pays nos adolescents ont une beauté rude et champêtre, sans rien de ces mollesses féminines. Gaston d'Ercoule se réjouis- sait d'être dépourvu de ces airs de famille qui caracté- risent les gens d'une même région; il avait horreur de tout ce qui marque l'origine, et même la nationalité.
Il aspirait à n'avoir rien de lui qui sentît l'autochtone français; il s'était fait un modèle imaginaire, un type supérieur du Cosmopolite, personnage d'une élégance extraordinaire, dont la nationalité est si bien effacée qu'on peut le prendre, tantôt pour un comte hongrois, tantôt pour un prince roumain, et quelquefois pour un poète anglais.
GaSton avait pour ses mains des soins infinis. A ses amis intimes il disait volontiers que « l'aspect de ses mains était évocateur de luxures(c'était le style de l'époque). En réalité, elles étaient pénibles à voir, d'une blancheur de graisse, aux doigts en forme de boudin, aux ongles tout rongés; leur contact était insupportable, car elles étaient toujours visqueuses, au point de laisser des empreintes ternes sur les meubles cirés. Voilà comme nous nous trompons sur nos mérites.
Son corps, assez mince, avait pourtant une apparence un peu lourde; c'est qu'il était légèrement, très légère- ment voûté. Sa précoce myopie, peut-être, en avait été cause. Cela donnait à son allure une marque toute
personnelle; il semblait s'incliner sur les choses, respirer
la fleur de sa boutonnière, flairer le livre qu'il lisait
GASTON D'ERCOULB
et, debout, saluer l'Univers. Il y avait aussi une ironie dans la rondeur de ses épaules.
Quand il marchait, il penchait un peu le buste à gauche; à force de marcher en donnant le bras à sa mère, il avait grandi dans cette attitude; il avait toujours l'air de se promener ayant au bras quelque invisible vieille dame. On essaya, par la moquerie, de corriger ces airs penchés; mais il ne voulut pas s'en défaire cette attitude lui semblait celle de l'homme du monde par excellence, habitué aux cérémonies et modelé pour la
civilité.
La civilité, voilà la vraie vocation de Gaston d'Ercoule.
Dès son enfance, il a eu la passion de faire des visites, d'aller dans ces très attristants salons de petites villes,
desquels nous, vulgaires, gardons d'ordinaire un si
mauvais souvenir, comme une odeur de moisissure ou un relent d'antiques poussières au fond de l'âme.
Il a vécu dans la société des vieilles dames de Saint-
Bouray, il s'y est formé. Mais quelque chose de lui-même, le génie de la politesse, un sang-froid et une assurance d'homme de quarante ans, se sont vite ajoutés à cette éducation. Il n'a pas la noble galanterie des vieux beaux de naguère sa politesse est froide et correcte. Les belles manières de ces quelques vieillards demandent trop de talent; ceux qui voudraient en continuer la tradition sont facilement vulgaires. La civilité de Gaston d'Ercoule n'est apparente qu'aux yeux des connaisseurs (en pro- vince, un homme très poli est un homme qui salue très bas). Il avait cette élégance suprême, Gaston sa tenue était irréprochable; sur ce point, impossible de le prendre en faute; s'il commettait ce qu'on aurait pu appeler une impolitesse, c'était voulu, et il le montrait c'était une insolence. (L'insolence est peut-être le fin du fin des bonnes manières ?) Une intonation, un regard, un air de tête, un sourire lui suffisaient à se défendre, à attaquer, à blesser, parfois profondément. Quand on sentait la
piqûre, on lui jetait son âge, par manière de représailles
« gamin », « blanc-bec ».
Les élèves de ce collège ne recevaient peut-être pas
une très bonne éducation, mais c'était une éducation locale ainsi les Pères ne réussissaient pas à leur faire perdre complètement l'accent du pays, à leur donner
GASTON D'ERCOULE
tout à fait le ton d'urbanité qu'ils devraient acquérir
plus tard, sans doute, à Paris, au Faubourg; et enfin ils
avaient la gaucherie et la timidité de leur âge. Gaston d'Ercoule avait pris contai avec les « étrangers » qui fréquentaient, en été, le parc de Riveclaire-les-Bains, la ville voisine de Mortbœuf; son allure était moins vive mais beaucoup plus homme du monde que celle de ces hobereaux chasseurs et cavaliers. Pour l'accent, GaSton l'avait détruit peu à peu, systématiquement, par son lent parler qui appuyait également et traînait régulièrement sur toutes les syllabes. Et quant à la timidité, il n'en avait jamais connu les souffrances à treize ans, il regar- dait en face toutes les femmes. Il avait plaisir à fréquen- ter les vieilles dames, qu'il appelait les « douairières avec elles, il médisait de tout Mortbœuf, de tout Rive- claire, de tout Somnole. Avec les jeunes femmes, avec les jeunes filles surtout, il prenait dès l'abord le ton de la galanterie persiflante, du « flirt insolent », comme il disait.
A deux heures après midi, ganté de blanc, il montait
dans le coupé, et allait rendre des visites ou faire des visites à des personnes de la bourgeoisie et de la noblesse qui peut-être le recevraient. Ainsi, la société de Somnole- sur-Lente avait donc pour lui quelque attrait? Ainsi, il ne sentait pas combien cela était triste, mais triste à désespérer, cette promenade, dans ce vieux coupé, à travers toutes les places, dans toutes les rues désolées de Somnole? Non, il poussa même le provincialisme
jusqu'à se faire photographier en costume de lycéen.
(Or, plutôt que de se laisser photographier en uniforme, un potache parisien boirait la ciguëen philosophe!) Non, hors de son milieu, qui lui donnait tant de relief, Gaston d'Ercoule n'eût jamais été notre Ercolino.
Il n'y avait pas cinq personnes, dans Somnole, qui eussent quelque goût véritable pour la littérature. Gaston était de l'heureux petit nombre. Mais il ne goûtait bien que le roman supposé mondain, l'ennuyeux roman psychologique de 188; (cela dura bien jusqu'en 1895,
au moins). Il lui fallait des personnages titrés, un ton de
grand monde; ses ouvrages favoris, dont il savait des
pages entières par cœur, étaient l'Enfant de volupté, le
l~.r rou ge.
GASTON D'ERCOULE
L'épisode de la lorgnette de Gaston. A l'entr'ade plusieurs de ses amis le retrouvèrent « J'ai laissé tomber ma lorgnette exprès, leur dit-il. Mais vous avez failli tuer un spectateur? Il s'en est fallu de bien peu, en effet », fit-il en souriant. Il m'expliqua, le lendemain, qu'il
avait été pris, tout à coup, d'une irrésistible envie d'as-
sommer ce spectateur, qu'il l'avait visé. Ce n'était pas absolument vrai; mais il était fort capable de se donner la sensation de commettre un meurtre la sensation, sans plus.
Nos parents nous citaient Gaston d'Ercoule comme un modèle de bonne tenue et de bonne conduite; et en effet, en bien des choses nous aurions dû le prendre pour modèle il avait le sentiment de la vie délicate. Il ne fréquentait aucun café c'était vulgaire; il nous laissait cela. Il semblait n'avoir aucune relation parmi les filles, soit à Riveclaire, soit à Somnole ces créatures étaient de trop basse sorte pour lui. Une ou deux fois, ses cama- rades, au lycée de Somnole, le mirent en contact avec des filles, dans des bouges. Il se comporta de telle sorte que ces femmes, d'une familiarité grossière avec nous, le traitèrent avec une timidité presque respectueuse. Il n'avait nul goût pour les joies vulgaires; il donnait à entendre qu'il avait des vices rares et coûteux, et citait volontiers la phrase de Flaubert sur les fleurs plus larges et les plaisirs inéprouvés. Même il essaya, au lycée de Somnole, d'avoir une de ces intrigues de collégiens, très banales, qui lui paraissaient pourtant « intensément perverses » parce qu'il lisait alors les nouvelles de Jean Lorrain. Ce ne fut qu'une tentative; elle échoua, et d'une façon comique ce cœur parfaitement endurci était incapable même de feindre une amitié un peu vive; et, de sens, il n'en avait point « Le sexe, disait-on, ne le tourmentait pas. »
A l'égard de sa mère, Gaston était le modèle des fils sa mère était le seul objet qu'il aimât vraiment. Il était plein de soins et d'attentions pour elle. Elle l'avait élevé, mais il le lui avait bien rendu il l'avait aidée à se vêtir avec plus de recherche; il lui avait enseigné de meilleures façons de dire et de se tenir, d'après ses auteurs qu'ils étudiaient ensemble; il avait formé l'élé- gance de sa mère et lui avait orné l'esprit. Ils se racon- taient leurs visions, leurs projets, leurs espérances. A
GASTON D'ERCOULE
eux deux, ils avaient dompté le père de famille; et, puis- qu'il renonçait par sottise à sortir de sa rusticité, ils l'avaient exclu de leur pacte. Certainement, Mme d'Er- coule avait toujours un allié en son fils, contre son mari,
dans les querelles de ménage. Elle n'avait jamais traité
son fils en petit garçon; elle ne l'avait jamais grondé
devant le monde; elle ne lui avait jamais fait d'observa- tions en public, de ces observations qui, chez les enfants fiers, détruisent si vite et si sûrement l'amour filial.
Gaston avait toujours été le confident de cette femme méconnue, aux aspirations élevées, injustement accou- plée à ce grossier commerçant. Le père avait pris l'habi- tude de ne rien dire; il considérait sa femme et son fils comme deux déments, mais il souffrait de se voir dédaigné.
Gaston et sa mère annonçaient qu'ils donneraient un
« récital ? on jouerait de la musique moderne; on déclamerait des vers décadents; puis, on danserait; des artistes viendraient de Paris; les rafraîchissements seraient fournis par une grande maison. La mère et le
fils parlaient sans cesse de cette réception tête à tête,
dans le pauvre salon, très étroit, de Mortbceuf, ils en établissaient le programme, choisissaient les morceaux de musique, les poèmes, les airs de danse, même les
rafraîchissements. Puis ils dressaient la liste des invités.
En visite, ils en parlaient aussi, moins longuement, mais
surtout plus discrètement. Enfin huit, ou même quinze jours à t'avance, ils lançaient les invitations. Les bour-
geoises, qui connaissaient le salon de Mme d'Ercoule, en lisant « On dansera » sur l'invitation, se demandaient
« Où dansera-t-on? Dans la rue?Gaston était admi-
rable, pendant la semaine qui précédait la grande récep- tion, « un simple récital, cher, très simple ». Il avait écrit à Henri Lavedan, de' l'Académie française, lui demandant la permission de faire représenter par des amateurs, dans un récital, une saynète tirée d'un cha- pitre du Vieux Marcheur. Henri Lavedan avait, par écrit, accordé cette autorisation. GaSton rayonnait pâle- ment comme la lune. La veille de ce beau jour arrivait, et chaque invité recevait cette dépêche « Un deuil de famille nous fait remettre à plus tard le récital annoncé.
Regrets et excuses.» Le père d'Ercoule n'avait même pas su qu'il eût été question de donner chez lui un récital, et il fut bien étonné quand ses amis, rencontrés
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au café, luiparlèrent d'un deuil de famille et lui offrirent
leurs condoléances.
Il voulait faire croire que les d'Ercoule ne partaient
pas à cause de cette histoire, mais qu'ils partaient par
dégoût des gens de Mortbœuf et de Riveclaire, tas de sots, petits esprits sans ambition, contents de leur banale destinée, qu'il fallait laisser croupir dans leurs
boues et leurs brouillards d'hiver. Comme Gaston les
méprisait, depuis qu'il était assuré qu'il irait vivre là-bas1 Mais, bien avant ce départ, il lui était arrivé de perdre certains avantages par sa propre faute. Par sa faute, des maisons où il avait, au prix de mille peines, enfin pénétré, de beaux salons où il avait pu déplacer et grouper les meubles tout à son aise, s'étaient fermés pour lui, l'avaient exclu. De petits objets, des médailles antiques,
des accessoires de bureau, avaient disparu de ces mai-
sons. Mais on n'aurait jamais soupçonné Gaston d'être l'auteur de ces larcins, s'il n'avait erré au point d'offrir en cadeaux ces objets aux personnes mêmes chez les- quelles il les avait volés. On m'affirme que c'est là un fait de démence très caractérisée. De toute façon, c'était une infirmité de cet esprit fin et sensible.
A l'étude aussi, il lui arriva, paraît-il, une bien vilaine
histoire. Je n'en connais pas tous les détails, mais quand j'ai appris le fait, j'en ai eu de la peine. Les clercs de cette étude étaient des libéraux, c'est-à-dire qu'ils étaient
toujours pour le gouvernement contre les oppositions
réactionnaires, ainsi qu'il sied à des clercs de notaire, généreux mais prudents. Or Gaston était justement un réaftionnaire, un partisan du trône et de l'autel car on n'est pas vraiment élégant si l'on ne professe pas de telles opinions. Naturellement, il y avait des discussions, à l'étude, entre ces patriotes et ce ci-devant. Ces Mes- sieurs parlaient selon l'Aurore, et Gaston ripostait d'après la Libre P~o/f. Cela s'envenima. Gaston eut un mot un peu rude pour un de ces Messieurs, quelque
chose comme « mouchard » ou « vendu ». Et comme on a des mains, à Mortbœuf comme ailleurs.
L'élégance de Gaston d'Ercoule. Il est certainement
plus facile de j'y en province qu'à Paris; on y
GASTON D'ERCOULE
distingue mieux ce qu'on peut appeler la confection sur
mesures de l'art véritable du tailleur. Mais alors il faut
prendre plus de peine que le tailleur lui-même n'en prend jamais. Il faut trouver le tailleur en chambre, l'ouvrier ruiné par la confection sur mesures (une suc- cursale d'une maison de Paris, le plus souvent). On lui fournit l'étoffe, la doublure c'est une question de goût;
et l'on dirige la prise des mesures, la coupe, le montage,
etc. Gaston évitait la succursale du soi-disant Grand
Tailleur parisien, non parce qu'on y payait le vêtement complet cent vingt francs, mais parce qu'on y habillait tout le monde d'après les mêmes modèles comme on habille tout le monde à Paris pour cent vingt francs.
Gaston d'Ercoule qui regardait l'habillement comme une des choses les plus importantes de la vie, et qui savait par cœur le traité de Barbey d'Aurevilly sur le dandysme voulait être vêtu comme le sont les vrais élégants, qui, pensait-il, se font faire leurs habits à Londres ou les commandent dans quelqu'une de ces succursales discrètes que certains grands tailleurs de Londres ont à Paris, à Berlin et à Vienne; succursales ignorées du vulgaire, où l'on paye cent francs le moindre gilet. Et Gaston atteignait, par son seul talent, cette idéale élégance.
Par un choix lent et judicieux, il se procurait des draps qui n'étaient pas ceux des tailleurs à cent vingt francs; qui n'étaient pas non plus ceux des grandes maisons de New Bond Street, mais qui ressemblaient beaucoup plus à ceux-ci qu'à ceux-là. De la même façon, il obtenait la doublure en satin des grands tailleurs. Il apportait à son petit coupeur en chambre ces matériaux précieux; et, à eux deux, s'aidant de patrons, de gra-
vures, et surtout des souvenirs de ce que Gaston avait
observé, pendant la saison de Riveclaire, au casino ou dans le parc, ils construisaient un vêtement vraiment confortable et plein d'une sobre élégance.
De drap beige pour l'hiver et de toile blanche pour
l'été telles que la succursale de la confection anglaise,
ouverte seulement pendant la saison, à Riveclaire, n'en aurait pu fournir d'aussi bien faites ces tiges de drap, qu'il était seul à porter, sans doute, dans le dépar- tement tout entier (car, même à Somnole, on n'avait pas de ces raffinements), ces tiges de drap avaient pour
GASTON D'ERCOULE
Gaston une importance extraordinaire. Elles le diffé- renciaient du reste des Boïens, elles l'apparentaient à ces étrangers et à ces voyageurs que les habitants de Riveclaire entrevoyaient au seuil des grands hôtels ou sur les perrons du casino, pendant les quatre mois de la saison. Des pieds ainsi chaussés avaient l'habitude
de fouler les boulevards des capitales, les jetées et les
promenades des grandes stations hivernales, les tapisdes « Palace-Hôtels )); ils n'étaient que par hasard, de
passage, aux prises avec la boue villageoise des rues mortes de Saint-Bouray ou de Somnole. Les gens qui ne connaissaient pas Gaston, en voyant ces bottines, le prenaient pour un monsieur de Paris, et même, qui sait, pour un étranger. Le vulgaire songeait « Il est trop
chic pour être d'ici. » Ma foi, à Somnole comme à Mort-
boeuf, on ne faisait guère d'embarras!
A vrai dire, l'élégance de Gaston était de si bon ton que les gens du pays, connaisseurs mal éclairés, ne l'appréciaient pas à sa juste valeur. Mais de vrais Parisiens et de vrais étrangers, de passage à Somnole, au restaurant de l'hôtel de l'Europe, le dimanche, lui avaient fait comprendre qu'il ne se trompait pas, qu'il était dans la note juste. Un acteur célèbre, à la tête d'une troupe en tournée, voisin de table de Gaston, l'avait regardé avec surprise, comme étonné de rencontrer, dans ce trou de Somnole, un jeune homme de si belle allure. Et une vieille dame anglaise, après avoir examiné Gaston pen- dant tout un repas, attentivement, avait dit en anglais à son mari, comme Gaston se levait pour sortir « Voilà enfin un véritable gentleman.» Par malheur, Gaston ne savait pas assez l'anglais pour distinguer les mots parlés;
mais if comprit bien, au ton, le sens élogieux de cette
remarque.
Aux yeux des gens du pays, Gaston ne passait pas pour une telle merveille. C'est qu'en province on connaît trop bien l'histoire des gens on se méprise mutuellement et l'on n'est jamais disposé à reconnaître, chez le fils d'un homme qui vous a cent fois vendu des clous et de la chevrotine, un mérite extraordinaire. Pour lui seul, comme un artiSte, comme un visionnaire, Gaston était élégant. En vérité, il marchait dans son rêve.
Oui; à Mortbœuf (6.000 habitants) comme à Somnole (préfecture, évêché, etc., 2~.000 habitants), Gaston
GASTON D'ERCOULE
d'Ercoule était un personnage de bien mince impor- tance. D'abord, en province, et partout en province, on n'a pas le sens du pittoresque ni du ridicule; et, pour établir quelque inégalité, il n'y a que la considération, sentiment (ou plutôt institution) inconnu ailleurs, qui est accordée, on ne sait pourquoi, à certaines familles, refusée, on ne sait pourquoi, à d'autres familles, et dont on hérite, même si on n'y tient pas. Quant à la richesse, contrairement à l'opinion générale, elle ne constitue pas une supériorité admise, dans les petites villes elle n'y cause que de la jalousie. Du reste, Gaston d'Ercoule, dont la famille jouit de peu de considération, Gaston d'Ercoule est pauvre. Son fameux salon, dont il est si fier, qu'il voit si beau, n'a pas la réputation de splendeur qu'il voudrait.
Il aimait à donner aux salons de ses amis sa note
personnelle. La manie de Gaston était fort connue des
dames de la bourgeoisie à Mortbœuf elles en riaient.
Mais elles le laissaient faire, car aussitôt après le départ de Gafton, le valet de chambre remettait chaque chose à sa place accoutumée. Elles ne comprenaient pas, ces âmes simples, qu'un salon peut être autre chose qu'une exposition de meubles et de tapis de prix, qu'on montre aux gens qui viennent vous voir, et où on les admet parfois, comme dans une boutique possible qu'on aurait, mais dont on ne débite pas la marchandise, par gloriole.
Gaston, après avoir peiné à donner un « air vivantau salon (il ne faisait cela que dans les maisons où il était reçu en familier, naturellement), contemplait son ou- vrage voici le lieu où vivaient les personnages des romans de Paul Bourget, de Gabriel d'Annunzio et du Lys rouge. Il les connaissait tous par leurs noms, même les petits personnages, les muets, mieux peut-être que
les auteurs eux-mêmes ne les connaissaient. Derrière ce
palmier, dans ce coin sombre du salon, le comte avait
« nirté » avec la duchesse; près de la table, assis dans ce fauteuil entre le petit vicomte et le fils du grand armateur qui occupaient ces deux chaises, le vieux général mar- quis avait conté des potins d'ambassade. Et tout cela se passait à Mortbœuf. Et pourquoi non ? Gaston d'Ercoule habitait bien Mortboeuf. Et, à lui seul, ne faisait-il pas de Mortbœuf une ville pleine de « mondanités ? ?
TABLE DES MATI$RES
SURLEREBUT. 1009
LEHAMEAUDESABEILLES toi;
DENISE 1018
UNENONNAIN 1021
LALENTEUR 1042
ACTUALITÉ. IO;0
LE GOUVERNEUR DE KERGUELEN 10~
.TANCALLANDO 1062
POURUNEMUSEDEDOUZEANS 1075
LEVAISSEAUBE THÉSÉE IOyC)
POÉSIES DIVERSES 1107
DÉVOTIONSPARTICULIÈRES HOC)
AM.VaIetyLatbaud ]ioc)
Del'impéfiate 1110
Weaon-supet-Mafe uio
Marseille. 11111
VaIence-du-Cid. un
Milan 1112
DEUX AUTRES POÈMES IH~
LaNeige. 111;
LaNeige. m~3
.-4.P.P.SV.C'7C~'
QUESTIONS MILITAIRES m8
co~Af~'A~r~/7:B~ ~'r NOTES c. /MN-
Robert Mallet
G~m~ 1127
R~(B~M~M. H2()
jB/ogy~M<&~ar/?a/'oo~~y~Af.?'o~MMr~Za~/< il};
/'o~«K~f~a~a/eMr n;66
~T~w~~f. n;88
11. Europe Y 166
/W~MA~ 12:04
~K/aa/m~ i2i'/
~MK/OM~MMJ'O~ 1237
Amants, heureux amants 1240 Afo/tj!)/«J'JM~/<'OHJM7. 1240
~4//e/t. 1246
/~HejS/~jS/anf. 12~0
~M~M~ 1276
fM~j<M 1283
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Z3~')~4Z.rz,~4~)~r/t-M. 1285