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L'ETAT DE DROIT ET LE «GOUVERNEMENT DES JUGES»

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LA POLITIQUE INTÉRIEURE

A L B E R T L E B A C Q Z

L'ETAT DE DROIT

ET LE « GOUVERNEMENT DES JUGES »

La r é v o l u t i o n de 1789 met la nation à la place d u monarque de droit d i v i n , mais, depuis « la Constitution de 1962 », l'organe de la nation, pour reprendre l'heureuse expression des juristes allemands, n'est plus « la Chambre » (« République des dépu- tés », titrait Roger Priouret), mais un principat (consulat r é p u b l i c a i n , ou R é p u b l i q u e consulaire) : un président de la R é p u b l i q u e est élu pour sept ans au suffrage universel direct avec mission de « vouloir pour la nation » (Barnave).

L ' E t a t de droit, par opposition à l'Etat sauvage, et de police, c'est lorsque la puissance d'Etat se trouve soumise à une règle de droit, écrite ou de tradition. L a G r è c e de Périclès d é c o u v r i t la l o i (nomos), la généralité de la disposition contrai- gnante, applicable à tous les citoyens, au lieu de l'arbitraire d'un coup par coup...

Reprenant Aristote et sa définition de l'homme comme un

« animal politique », saint Thomas d ' A q u i n constate q u ' i l faut une a u t o r i t é supérieure pour vivre ensemble. I l ne découle pas des écrits de l'Aquinate (la Somme et la Constitution de Chypre) que l'Eglise a... une religion en m a t i è r e constitutionnelle, sauf qu'elle exige un relatif consentement des populations et la liberté du culte.

V i n t l'école du Contrat social. Selon Hobbes, les citoyens préservent la sécurité individuelle des guerres civiles, les pires (Homo homini lupus), en se pliant à un Etat monstrueux, le L é v i a t h a n . Pour L o c k e , la délégation servira, notamment, à

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maintenir la p r o p r i é t é privée. Rousseau propose une subordi- nation des membres ut singuli des c o m m u n a u t é s à la « volonté générale » (s'il y a une m i n o r i t é , explique Jean-Jacques, c'est qu'elle s'est t r o m p é e ) .

Les juristes de l ' A n c i e n Régime œ u v r è r e n t pour soustraire notre pays à l a domination de l'Empereur et d u pape - et à toute attraction pour une Europe « une » ! - en proclamant que « le roi était empereur en son royaume », et, en outre, que la s o u v e r a i n e t é venait i m m é d i a t e m e n t de D i e u , sans passer par son vicaire, le pape.

Le concept de devoir, d'« office », se fit jour pour légitimer le Prince, et le grand B o d i n alla j u s q u ' à décrire la monarchie comme « la quille du navire ». O n en vint, a p r è s le cynisme institutionnel de Nicolas Machiavel, à r e c o n n a î t r e une « cause » instrumentale à la r o y a u t é .

Bertrand de Jouvenel s'est interrogé sur « le mystère de l'obéissance civile ». O n relèvera le silence des peuples, le plus souvent ! L'assentiment, muet, o u fourni par le cortège et l'acclamation, o u par les p r o c é d u r e s d é m o c r a t i q u e s du vote, doit r é p o n d r e pour une part minimale à ce que C a r r é de M a l b e r g , le si profond philosophe d u droit public, appelait « ce principe d'autorité et ce principe de commandement sans lesquels

l'Etat ne pourrait ni fonctionner ni même se concevoir » (Contri- bution à la théorie générale de l'Etat).

Peut-on gouverner innocemment ? Saint-Just, l'archange près du couperet, en doutait... Nous reproduirons plus loin des d é c l a r a t i o n s voisines de Bonaparte et de Gambetta, avec référence aux rois, sur l'incontournable raison d'Etat, et aujourd'hui aux Etats-Unis, o ù s'avance dans la mer la statue de la L i b e r t é , le lieutenant-colonel N o r t h révèle les tractations financières de la C I A pour é c h a p p e r au c o n t r ô l e du C o n g r è s .

Comment préserver l'individu par un « Etat de droit » contre des d é b o r d e m e n t s de la « puissance d'Etat » (l'expression est bonne, qui vient de l'école allemande, et que reprit avec bonheur C a r r é de Malberg) ?

Depuis le XVIIP siècle, on croyait avoir d é c o u v e r t la garantie, et, d'ailleurs, elle figurait dans l'article 16 de la Constitution des Etats-Unis : « Toute société dans laquelle la séparation des pouvoirs n'est pas déterminée n'a point de Consti- tution. »

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Cependant, ne convient-il pas de prononcer l'oraison funèbre de la s é p a r a t i o n des pouvoirs ? N o u s dirons tout de suite que « les institutions sont ce que les hommes en font », comme le c o n c é d a i t Montesquieu, mais en reconnaissant l'inté- rêt q u ' i l y a à ce que ces institutions soient bonnes (eu égard au pays, à l ' é p o q u e , à la population, au climat, etc., comme le demandait Solon).

« C'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser, lit-on dans l'Esprit des lois.

Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir... Tout serait perdu si le même homme ou le même corps exerçait ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d'exécuter et celui de juger. »

Pour Montesquieu, la liberté, c'est moins, pour reprendre la fameuse distinction de Benjamin Constant, la liberté des Anciens r é s i d a n t dans la participation aux affaires de la cité que

« cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté » (l'Esprit des lois). L ' E t a t de droit p r ô n é par Montesquieu inaugure toute la t h é o r i e d u système des poids et des contrepoids, o u , si l ' o n préfère, de la balance et de l'équilibre des pouvoirs.

Le chapitre de l'Esprit des lois intitulé « D e la Constitution de l'Angleterre » révéla une Angleterre q u i n'existait pas, o u guère. Plus p r é c i s é m e n t , l'évolution outre-Manche conduisit d'un relatif dualisme à une majorité parlementaire, obtenue à la faveur du scrutin majoritaire à un tour, produisant un « cabi- net », soumis au pouvoir législatif au travers du parti dominant, le monarque perdant finalement toute la réalité du pouvoir exécutif lorsqu'il dut renoncer à maintenir contre le Parlement le cabinet N o r t h .

A u x Etats-Unis, le p r é s i d e n t Thomas W o o d r o w W i l s o n l u i - m ê m e dressa le réquisitoire d u régime « séparatiste » dans son « gouvernement congressionniste » : « Comment le maître d'école, je veux dire la nation, peut-il savoir quel est l'élève qu'il faut fouetter ? »

Le S é n a t est une branche de l'exécutif, à qui le Président doit demander son accord pour les nominations aux grands emplois, tout en constituant avec la Chambre des r e p r é s e n t a n t s le législatif, qui ne peut pas renverser un cabinet q u i , organi-

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quement, n'existe pas, et contre lequel le chef de l'Etat ne dispose pas du droit de dissolution, ni d'un droit de veto durable pour les lois... Les assemblées peuvent mettre en œuvre contre le Président une p r o c é d u r e á'impeachment.

Souvent, en l'absence d'une majorité nette, un accommo- dement, plus ou moins heureux, se dégage, avec la ressource des d é t o u r s et des compromis, de n é g o c i a t i o n s poursuivies au sein de « comités des deux chambres », créés en vertu de simples r è g l e m e n t s des assemblées, qui convoquent ministres et hauts fonctionnaires, et décident ainsi dans un relatif huis clos...

Le propre de l'Etat, c'est d ' ê t r e un - un centre unique de v o l o n t é - , avec seulement des « procurations diverses », comme disait Sieyès. E n France, le chef de l'Etat, en charge de la puissance d'Etat, occupe une place décisive dans le pouvoir législatif, qui a été, selon l'expression de C a r r é de M a l b e r g ,

« rationalisé » : le champ de la l o i a été réduit au bénéfice du r é g l e m e n t a i r e . L e gouvernement impose 1'« ordre du jour priori- taire ». L'initiative des lois se trouve e x t r ê m e m e n t r é d u i t e , ainsi que le droit d'amendement, pour les d é p u t é s qui ne disposent plus, pour renverser le gouvernement, du droit d'interpellation suivi d u vote d'un ordre du j o u r de défiance...

Le 31 janvier 1964, le général de Gaulle déchira les voiles enveloppant une quasi nouvelle Constitution, celle de 1962, d é c o u l a n t de l'introduction dans celle de 1958, dont elle change la nature, de la p r o c é d u r e d'élection du chef de l'Etat au suffrage universel direct : « ... L'autorité indivisible de l'Etat est confiée tout entière au Président par le peuple qui l'a élu, il n'en existe aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni judiciaire, qui ne soit confiée et maintenue par lui [...], // lui appartient d'ajuster le domaine suprême qui lui est propre avec ceux dont il attribue la gestion à d'autres... »

L'autorité judiciaire

L a Constitution dit : « l'autorité judiciaire », et pas « le pouvoir judiciaire », p o u r q u o i ? demande au général de G a u l l e M . A l a i n Peyrefitte (les Chevaux du lac Ladoga). R é p o n s e : « 77 n'y a qu'un souverain, c'est le peuple. Le peuple ne crée que deux pouvoirs : le pouvoir exécutif par l'élection du Président, le

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pouvoir législatif par l'élection du Parlement. Il n'élit pas les juges.

Les juges sont nommés par le Président, selon des modalités qui garantissent leur indépendance, et ils appliquent la loi qui a été votée par le Parlement. »

Dans la G r è c e antique, les juges (les archontes) étaient tirés au sort, car, ainsi, on croyait donner le choix aux dieux ; sous l ' A n c i e n R é g i m e , régnait la vénalité des charges. H e n r i I V a c c é d a au pouvoir avec le concours du tiers état en é c h a n g e de la paulette : l'hérédité des offices à condition de verser une taxe annuelle égale au s o i x a n t i è m e de la valeur p r é s u m é e de la charge. Les magistrats recevaient des cadeaux, qui devinrent obligatoires et importants, les fameuses épices.

O n fit b r i è v e m e n t , en 1948, l'expérience de l'élection des magistrats... D e nos jours, les magistrats sont n o m m é s par le pouvoir exécutif, mais avec application du principe de l'inamo- vibilité (article 64.1 de la Constitution), avec des règles d'avan- cement p r é s e n t a n t des garanties, et une protection contre les sanctions, m ê m e en cas de faute manifeste.

M . Mitterrand avait p r é v u , lorsqu'il était candidat, dans sa 51e proposition, la réforme du Conseil s u p é r i e u r de la magis- trature. Celui-ci est présidé par le chef de l'Etat, ou, à défaut, par le ministre de la Justice. Ses neuf membres sont tous n o m m é s . Il ne fait de « propositions » que pour les très hauts magistrats.

Le Conseil constitutionnel

L a Constitution de 1958 crée un Conseil constitutionnel c o m p é t e n t pour vérifier la c o n s t i t u t i o n n a l i t é des lois votées par le Parlement, avant toute promulgation.

C o m p o s i t i o n du Conseil : trois membres désignés par le p r é s i d e n t de la R é p u b l i q u e , trois par le p r é s i d e n t du S é n a t , trois par le p r é s i d e n t de l'Assemblée. Le chef de l'Etat désigne le p r é s i d e n t , lequel, en cas de division des voix, a une voix p r é p o n d é r a n t e .

L a cause du Conseil constitutionnel, c'est d ' e m p ê c h e r toute d é v i a t i o n vers le « régime d'assemblée », ce à quoi s'emploiera le premier Conseil constitutionnel, celui de la R é p u b l i q u e gaul- lienne, qui supervisa d'abord les règlements des deux assem-

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blées, s'opposa à toute forme de rétablissement du droit d'interpellation et de vote d'ordres du j o u r sous forme de propositions de r é s o l u t i o n , et veilla à l'application de l'article 34 d é l i m i t a n t le domaine législatif.

L e Conseil, dont l'existence devait, d ' a p r è s certains gaullis- tes, apporter un t e m p é r a m e n t à l ' a u t o r i t é du chef de l'Etat, n ' é t e n d i t pas proprio motu sa c o m p é t e n c e , contrairement à ce q u ' i l fit à l'égard du législatif (voir infra), lorsqu'on l u i demanda, dans l'opposition, de s'élever contre les i n t e r p r é t a - tions favorables à l'exécutif du g é n é r a l de Gaulle. Il s'abstint de se prononcer :

- sur la recevabilité d'une m o t i o n de censure en cas de l'application de l'article 16 ;

- sur la c o n s t i t u t i o n n a l i t é d'un r é f é r e n d u m introduisant l'élection du chef de l'Etat au suffrage universel direct ;

- sur la question du droit du P r é s i d e n t de refuser la r é u n i o n du Parlement en session extraordinaire à l a demande de la m a j o r i t é des d é p u t é s .

L e Conseil constitutionnel n ' é t a i t pas a u t o r i s é par l a Constitution à intervenir. E t l ' o n oublie la pierre angulaire de la Constitution, l'article 5, qui fait du chef de l'Etat l'arbitre s u p r ê m e (au sens d'arbitrium) de l a R é p u b l i q u e : « Le président de la République veille au respect de la Constitution »...

A p r è s le d é p a r t du général de Gaulle, le Conseil constitu- tionnel p r o c é d a à deux grands bonds en avant.

A propos - ce qui était politiquement habile - d'une l o i é c a r t a n t la d é c l a r a t i o n d'une association à orientation gauchi- sante (les A m i s de la Cause du peuple), le Conseil se c o n s i d é r a c o m p é t e n t pour annuler cette l o i en se référant aux « principes du droit ».

Cette décision historique incorpore au bloc de constitu- tionnalité la D é c l a r a t i o n des droits de l'homme et du citoyen (1789), q u i , inspirée en partie par la peur de la jacquerie, p r o t è g e la liberté et la p r o p r i é t é , et le p r é a m b u l e de la Constitution de 1946, assez socialisante, et, en outre, les « principes fonda- mentaux ». Ce qui menait loin...

Vingt ans a p r è s la promulgation de la Constitution des Etats-Unis, l'arrêt M a r b u r y contre M a d i s o n avait f o n d é d'un seul coup le c o n t r ô l e de la c o n s t i t u t i o n n a l i t é des lois par la C o u r s u p r ê m e . « Habileté et talent - faut-il dire génie ? -

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juridico-politique du chief justice Marshall », a écrit L é o H a m o n dans son p é n é t r a n t et brillant ouvrage sur le Conseil consti- tutionnel (Fayard), en parlant de celui qui r é g n a pendant trente ans sur la politique intérieure des Etats-Unis, avec une audience souvent supérieure à celle du Président.

E n 1974, le p r é s i d e n t G i s c a r d d'Estaing, pour se concilier le centre gauche par du libéralisme politique, introduit l'élargisse- ment de l a saisine à soixante d é p u t é s ou s é n a t e u r s .

Se systématisa, se banalisa le recours de la part de l'opposition, aussi bien de l'opposition de droite, de 1981 à

1986, que de l'opposition de gauche ensuite. L a gauche s'habi- tua au Conseil constitutionnel, comme elle s'habitua sous la I I Ie R é p u b l i q u e au S é n a t , dont Clemenceau ne voulait pas au d é p a r t .

Comment concilier l ' i n d é p e n d a n c e des hauts membres du Conseil constitutionnel avec une orientation politique qui découle nécessairement de leur mode de d é s i g n a t i o n ? O n choisit qui est de son camp, mais l'élu doit « élever le débat », comme o n disait sous la I I Ie R é p u b l i q u e , et agir en « politique », au sens M i c h e l de l'Hospital du terme...

Le pari de l'institution repose sur la sagesse d'hommes de très grande qualité intellectuelle et morale, inamovibles, en place pour neuf ans, non renouvelables, et d o t é s d'un passé c o n f é r a n t l'expérience.

C o n s i d é r o n s un instant le p r é c é d e n t a m é r i c a i n , mais d'abord sa spécificité « juridique » : les juges de la C o u r s u p r ê m e sont n o m m é s a p r è s avis de l'American Ber Associa- tion, donc a p r è s avis de ce q u a t r i è m e ou c i n q u i è m e pouvoir (si on laisse le q u a t r i è m e à la presse, comme le voulait Tardieu), celui de la c o m m u n a u t é juridique, 600 000 avocats aux Etats- Unis (nos codes nous préservent d'une telle inflation).

« Dans le sens ordinaire et vil que nous accordons aux mots

"partisan " et "politicien ", disait T h é o d o r e Roosevelt, un juge de la Cour suprême ne doit être ni l'un ni l'autre. Mais dans le sens élevé et correct de ces termes, Une peut bien remplir les devoirs de sa charge que s'il est un homme de parti, un homme d'Etat créateur. »

Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont pas susceptibles de recours. Q u i gardera le gardien, comme on lit dans l'Ecriture ?

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A u x termes de l'article 5 de la Constitution, « le président de la République veille au respect de la Constitution », mais comment ? L e doyen Vedel r é p o n d que « le refus d'enregistre- ment à l'instar des parlements de l'ancienne France du Conseil constitutionnel opposé au pouvoir législatif peut toujours être brisé par ce lit de justice qui est la révision constitutionnelle ».

D e plus, l'appel au r é f é r e n d u m . . . M . L é o H a m o n ne constate-t-il pas que « la nation tout entière, par l'attention qu'elle a réservée à l'affaire Dreyfus, a été la première Cour suprême de l'Etat » ?

Le Conseil d'Etat...

Place d u Palais-Royal, ce « Français moyen », comme disait le p r é s i d e n t E d o u a r d H e r r i o t , regarde avec perplexité la façade d u Conseil d'Etat : i l révère cette prestigieuse institution, dont le secret, essence et m é c a n i s m e s , lui é c h a p p e . . . U n m y s t è r e enveloppe « l'assemblée du Palais-Royal », comme i l se dégage de ce j a r d i n enclos que les Parisiens ne connaissent pas assez (en d é p i t des propos initiatiques de Colette et de Jean Cocteau).

L e Conseil d'Etat est c o n s u l t é sur les projets de l o i et a fourni des « grands commis » à la nation, et aussi, sous la Ve R é p u b l i q u e , beaucoup de parlementaires, de ministres, deux premiers ministres, et aussi un p r é s i d e n t de la R é p u b l i q u e (Georges P o m p i d o u ) . E n f i n , le Conseil d'Etat a créé, en le s é c r é t a n t , un droit p r é t o r i e n , dont la n o u v e a u t é et l'ampleur soutiennent l a comparaison avec le droit civil des Romains et le droit commercial né d u génie de l'université de Bologne.

E n 1958, M i c h e l D e b r é demanda au vice-président du Conseil d'Etat, Alexandre Parodi, si la Haute Assemblée souhaitait que le titre de la Constitution c o n s a c r é à l ' a u t o r i t é judiciaire e n g l o b â t le Conseil d'Etat. Devait-on p r é v o i r l'ina-

movibilité de ses membres ? T o u t bien pesé, le Conseil d'Etat r é p o n d i t que ses traditions et l ' i n d é p e n d a n c e d'esprit de ses membres suffisaient à garantir son i n d é p e n d a n c e .

Les membres d u Conseil d'Etat sont des fonctionnaires.

Les auditeurs de d e u x i è m e classe sont recrutés exclusivement p a r m i les élèves de l ' E N A . U n « tableau » permanent, par ordre d ' a n c i e n n e t é de nomination, règle de facto toutes les présences.

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... et l'Histoire

L e Conseil d'Etat s'installa en 1875 dans le Palais-Cardinal, que Richelieu fit construire en 1639 pour se trouver princière- ment près d'un prince q u ' i l gouvernait beaucoup.

L'origine du Conseil d'Etat se trouve dans la curia régis des rois capétiens d é m e m b r é e au x v nc siècle : à côté du Conseil du r o i , donneur d'avis pour les grandes affaires de l'Etat, un

« Conseil d'Etat privé ou des parties » exerçant une mission juridictionnelle pour les affaires « évoquées » par le r o i , et donc soustraites à la c o m p é t e n c e des parlements.

L a R é v o l u t i o n se h â t a de promulger les lois des 16 et 24 a o û t 1790 : « Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque

manière que ce soit les opérations du corps administratif, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions. » Thibaudeau rapporte ce propos de Bonaparte sur les membres du premier Conseil d'Etat : « Je suis national. Je me sers de tous ceux qui ont de la capacité, et la volonté de marcher avec moi, voilà pourquoi j'ai composé mon Conseil d'Etat de constituants qu'on appelait modérés ou feuillants, comme Defer- mon, Roederer, Régnier, Regnaud ; des royalistes, comme Devaisne et Dufresne ; enfin de jacobins, comme Brune, Réal et Berlier. J'aime les honnêtes gens de toutes les couleurs. »

L'auditoriat fut une c r é a t i o n propre de N a p o l é o n Ie r, q u i voulait trouver « les jeunes gens distingués et compétents qui, leur éducation finie et l'âge venu, relèveraient tous les postes de l'Empire » (Mémorial de Sainte-Hélène).

L ' œ u v r e législative du Conseil d'Etat sous le Consulat et l'Empire fut c o n s i d é r a b l e : les codes de la société moderne par un génie non seulement militaire, mais c i v i l , q u i , connaissant son ignorance juridique, s'entourait de nouveaux U l p i e n .

Dans le domaine du contentieux, l'Empereur éclaire toute l'institution par ce propos : « J'ai besoin d'un tribunal spécial pour le jugement des fonctionnaires publics, pour les appels des

conseils de préfecture, pour les questions relatives aux fournitures de subsistances, pour certaines violations des lois de l'Etat, pour les grandes affaires de commerce que peut avoir l'Etat en qualité

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de propriétaire du domaine et d'administrateur. Il y a, dans tout cela, un arbitraire inévitable ; je veux instituer un corps demi- administratif, demi-judiciaire, qui réglera cette portion d'arbi- traire nécessaire dans l'administration de l'Etat. On ne peut laisser cet arbitraire dans les mains du Prince parce qu'il l'exercera mal, ou négligera de l'exercer. Dans le premier cas, il y aura tyrannie.

Dans le second cas, le gouvernement tombera dans le mépris. Ce tribunal administratif peut être appelé Conseil des parties, ou Conseil des dépêches, ou Conseil du contentieux. Je lui donnerai à juger la contestation entre l'intendant de ma liste civile et mon

tapissier, qui veut me faire payer mon trône et six fauteuils 100 000 écus. J'ai refusé de payer cette somme exorbitante. »

L a I Ie R é p u b l i q u e introduisit l'élection des membres d u Conseil d'Etat par l'Assemblée législative, mais on approuvait largement V i v i e n , q u i écrivit dans la Revue des Deux Mondes que, « étranger à la politique, le Conseil d'Etat devait conserver une impartialité qui faisait sa force ».

Sous le Second Empire, le Conseil d'Etat r e p r é s e n t a i t le gouvernement devant le corps législatif, et chaque projet d'amendement d'un membre d u corps législatif était soumis à l'approbation du Conseil d'Etat, d ' o ù le fameux discours de Montalembert sur « cette espèce de massacre des innocents ».

A u Conseil d'Etat, observa M a r b e a u dans un article de la Revue des Deux Mondes d u 15 mars 1901 (« Le G r a n d Orient devant le Conseil d'Etat »), on rencontrait des « amis du second degré », et les « conversations de couloirs ressemblaient, parfois, disait-on, à celles du bureau de rédaction d'un journal de centre gauche ».

L e Conseil d'Etat s'inclina devant la confiscation des biens d ' O r l é a n s (« le premier vol de l'aigle ») au motif que c'était un

« acte de gouvernement », comme tout ce q u i concernait, était-il p r o c l a m é , l a fortune des souverains et de leurs familles.

Montalembert d é m i s s i o n n a d u corps législatif, dont i l était l'illustration : « Nous sommes dans une espèce de conseil général à la merci d'un conseil de préfecture. L'Empereur fit siéger au conseil des ministres le président du Conseil d'Etat, ce qui montre bien l'esprit du régime. »

Gambetta, d é c o u v r a n t que l'histoire de la France était

« une », plaida, en 1872, la cause du Conseil d'Etat, q u i ensuite fut é p u r é dans le sens du r é p u b l i c a n i s m e : « . . . On n'a cessé de

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comprendre dans ce pays-ci qu'il y a dans l'exercice du pouvoir une partie qui doit être retenue... C'est par une lutte incessante des parlements contre l'administration qu'on a vu apparaître des conflits, ces entraves, ces embarras de toutes sortes, qu'on a abouti à la confusion des pouvoirs, et que, pour y remédier, on en est venu à cette institution du Conseil d'Etat que la République n'a pas indiqué pour la première fois, mais qu'elle n'a fait que constater et retrouver dans le legs de la monarchie française. »

L a grande l o i du 24 mai 1872 institue la justice administra- tive déléguée. Le Conseil d'Etat s'engagea vers une limitation du domaine des « actes de gouvernement » par abandon du critère ancien tiré du « mobile politique », à la suite d'un recours du prince N a p o l é o n contre une décision refusant de rétablir son nom sur la liste des g é n é r a u x publiée dans l'annuaire militaire :

«... Mais si les actes qualifiés dans la langue du droit "acte de gouvernement " sont discrétionnaires de leur nature, la sphère à laquelle appartient cette qualification ne saurait s'étendre arbi- trairement au gré des gouvernants ; elle est naturellement limitée aux objets pour lesquels la loi a jugé nécessaire de confier au gouvernement les pouvoirs généraux auxquels elle a virtuellement subordonné le droit particulier des citoyens dans l'intérêt supé- rieur de l'Etat... Il suit de là que, pour présenter le caractère exceptionnel qui le met en dehors et au-dessous de tout contrôle juridictionnel, il ne suffit pas qu'un acte émané du gouvernement

ou de l'un de ses représentants ait été délibéré au conseil des ministres ou qu'il ait été dicté par un intérêt politique. »

Le Conseil d'Etat républicain ne fut pas mêlé aux soubre- sauts de l'affaire Dreyfus, n i , auparavant, aux incidences d u boulangisme, de Panama, ces grandes crises du régime.

A u x termes du règlement de 1879 sur le recrutement par voie de concours des auditeurs, des notes indiqueront si le candidat a « des sentiments républicains » ou « s'il ne s'occupe pas de politique ». Jusqu'en 1946, i l lui était d e m a n d é oralement

« s'il était attaché à la République ». Dans un ouvrage quasi officiel, i l est écrit que le fait d ' ê t r e catholique pratiquant ne fut jamais, « semble-t-il », une cause d'exclusion.

P l u t ô t que d'invoquer au travers du Concordat de Bona- parte les droits disciplinaires de l'ancienne monarchie, le p r é s i d e n t Laferrière préférait chercher un fondement juridique dans le pouvoir de haute police du gouvernement !

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A p r è s le gallicanisme r é p u b l i c a i n , la l o i du 9 d é c e m b r e 1905, œ u v r e d'Aristide B r i a n d , s é p a r a l'Eglise de l'Etat, en admettant finalement que le culte pourrait être exercé dans le cadre de la l o i de 1881 sur le droit de r é u n i o n , le Conseil d'Etat ayant conclu à la possibilité de l'exercice du culte en dehors de la loi de 1901. Suivant l'expression du doyen G a b r i e l L e Bras, s o m m i t é du droit canon, le Conseil d'Etat j o u a le rôle d'un

« régulateur de la vie paroissiale ».

L a I I Ie R é p u b l i q u e ne voulait pas d'un statut de fonction- naires, car se pratiquait largement le système de la « recomman- dation », et i l fallait caser, comme l'indiquait le doyen H a u r i o u ,

« toute une catégorie de fonctionnaires politiques, des chefs de cabinet de ministre, et aussi les préfets, sous-préfets, secrétaires de préfecture ».

Le Conseil d'Etat reconnut la légalité des associations de fonctionnaires par un a r r ê t du 11 d é c e m b r e 1908. M a i s , par l'arrêt W i n c k e l du 7 a o û t 1903, i l avait dit que les fonctionnai- res ne p o s s é d a i e n t pas le droit de grève, que les postiers en grève se mettaient en dehors de la l o i . . .

D u r a n t la p r e m i è r e partie de la I I Ie R é p u b l i q u e , on assista à l'extension et à la s y s t é m a t i s a t i o n de la c o m p é t e n c e de la juridiction administrative avec, en fondement, l'arrêt Blanco de 1873, pierre angulaire du droit administratif : au juge administratif d ' a p p r é c i e r la responsabilité qui peut incomber à l'Etat pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes q u ' i l emploie dans le service public. L e service public était retenu comme le critère de la c o m p é t e n c e du juge administratif. L ' a r r ê t Terrier du 6 février 1903 étendit le prin- cipe de l'arrêt Blanco aux collectivités locales. Le commissaire du gouvernement Romieu avait présenté des conclusions d'une p o r t é e c o n s i d é r a b l e : « Tout ce qui concerne l'organisation et le fonctionnement des services publics proprement dits, généraux ou

locaux - soit que l'administration agisse par voie de contrat, soit qu'elle procède par voie d'autorité - constitue une opération administrative, qui est, par sa nature, du domaine de la juridiction administrative. »

Par l'arrêt Ollivier du 19 février 1909, le Conseil d'Etat pose le principe que, sans se limiter à l'examen de la régularité formelle des a r r ê t s de police, i l doit apprécier, suivant les circonstances de la cause, si le maire n'a pas dans l'espèce fait de

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L ' E T A T D E DROIT E T L E « G O U V E R N E M E N T D E S J U G E S » 593

ses pouvoirs un usage non a u t o r i s é par la l o i . Dans ce cas, q u i fit jurisprudence, i l fut établi que, compte tenu des coutumes locales, le maire n'avait p u légalement « réglementer les convois funèbres, et notamment interdire aux membres du clergé, revêtus

de leurs habits sacerdotaux, d'accompagner à pied ces convois ».

A propos d ' u n recours contre un refus de permis de construire, le Conseil d'Etat déclara q u ' i l appartient « de vérifier si l'emplacement de la construction projetée est compris dans une perspective monumentale et, dans le cas de l'affirmative, si cette construction proposée était de nature à y porter atteinte » : la place Beauvau ne fut pas reconnue comme une perspective monumentale.

Par l'arrêt du 18 juillet 1913, dit « Syndicat national des Chemins de fer de France et des colonies », le Conseil d'Etat reconnut au gouvernement le droit de mobiliser les cheminots pour faire échec à une grève.

Le commissaire du gouvernement L é o n B l u m explicita la fameuse notion d'« acte détachable » : « Le juge civil n'est compétent que lorsque la faute de l'agent se détache totalement du service... Le cumul pourra se produire... Cependant, si le service a conditionné l'accomplissement de la faute ou la production de ses conséquences dommageables vis-à-vis d'un individu déterminé, le juge administratif, alors, pourra et devra dire : la faute se détache peut-être du service, c'est affaire aux tribunaux d'en décider, mais le service ne se détache pas de la faute. »

Le Conseil d'Etat ne s'engagea sur la voie de la responsabi- lité sans faute admise auparavant que dans le cas des dommages de travaux publics. Une décision accorde droit à une i n d e m n i t é aux ouvriers de l'Etat en cas de dommage résultant du service.

Trois ans plus tard sera p r o m u l g u é e l a l o i sur les accidents du travail.

Le Conseil d'Etat construit le régime juridique des contrats administratifs autour de deux notions : d'une part, on reconnut, sous certaines conditions, des pouvoirs de modification unilaté- rale, lors de la « querelle du gaz et de l'électricité » ; d'autre part, un grand arrêt a fondé la « théorie de ¡'imprevisión », le c o û t du gaz avait a u g m e n t é en raison de l a hausse du prix du charbon pendant la guerre.

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O n assista à un d é v e l o p p e m e n t des matières sociales avec la loi du 5 avril 1928 sur les assurances sociales et la l o i du 31 d é c e m b r e 1936 sur les p r o c é d u r e s de conciliation et d'arbi- trage obligatoire dans les conflits collectifs du travail p r é v o y a n t , en son article 3, q u ' à défaut de convention fixant la règle de ces p r o c é d u r e s les m o d a l i t é s de celles-ci seraient d é t e r m i n é e s par des décrets rendus au Conseil d'Etat.

U n très grand apport de la jurisprudence : l'introduction dans le droit français de « la notion d'organisme privé assurant la gestion d'un service public ».

L ' a r r ê t Labonne du 8 a o û t 1919 a reconnu au chef de l'Etat un pouvoir « autonome » de prendre des mesures de police s'appliquant à l'ensemble du territoire (ce à la suite d'un p o u r v o i d'un automobiliste dont le permis de conduire avait été retiré).

Sous le régime de V i c h y , le Conseil d'Etat prit le parti de considérer les lois de l'Etat français comme des mesures apportant des d é r o g a t i o n s aux principes qui demeuraient en vigueur, et d'annuler les décisions prises en m é c o n n a i s s a n c e de ces principes qui n ' é t a i e n t pas fondés sur une disposition législative expresse, en i n t e r p r é t a n t le plus restrictivement possible les lois p r o m u l g u é e s depuis juillet 1940 en raison de ce c a r a c t è r e de mesure d'exception (article du président Bouffan- deau).

Sous la France libre, le général de Gaulle avait créé un c o m i t é juridique sous la présidence de R e n é Cassin, lequel examina l'ensemble des ordonnances d ' a p r è s la L i b é r a t i o n , relatives, notamment, à l ' é p u r a t i o n , à la presse, aux c o m i t é s d'entreprise, à l'Assemblée consultative provisoire. A u Conseil d'Etat, l ' é p u r a t i o n fut sévère, mais le d é p a r t en retraite anticipée du vice-président fut d ' o p p o r t u n i t é , le président Cassin rendant hommage à celui « qui, dans la tourmente, avait porté le fardeau ».

Dans les Cahiers politiques écrits pendant la Résistance, M i c h e l D e b r é se plaignait de la r é d u c t i o n du rôle « politique »,

« devenu nul », de l'institution consulaire : « Le Conseil d'Etat a cessé d'être une assemblée politique pour devenir une car- rière... »

Sous la I Ve R é p u b l i q u e , le Conseil d'Etat fut obligatoire- ment c o n s u l t é sur les projets de l o i , d'ordonnance et de décret

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L ' E T A T D E DROIT E T L E « G O U V E R N E M E N T D E S J U G E S » 595

ayant force législative (mais pas sur les propositions de loi). L e Conseil fut r a t t a c h é à la présidence du Conseil et non plus au garde des Sceaux.

A u x termes de la r é f o r m e de 1953, les conseils de préfecture devinrent, sous le nom de tribunaux administratifs, juges de droit c o m m u n en m a t i è r e administrative. Le Conseil d'Etat était, d é s o r m a i s , juge d'appel des décisions rendues par ces tribunaux du premier degré. L e Conseil d'Etat ne garde c o m p é t e n c e , en premier et dernier ressort, que pour c o n n a î t r e du contentieux contre les décisions prises en des domaines particuliers limitativement é n u m é r é s .

L ' a r r ê t Dahaene reconnut au gouvernement le pouvoir de fixer l u i - m ê m e , en ce qui concerne les services publics, la nature et l ' é t e n d u e des limitations qui doivent être a p p o r t é e s à l'exer- cice du droit de grève, à défaut de la r é g l e m e n t a t i o n législative p r é v u e par la Constitution et non encore intervenue.

L ' a r r ê t Teissier admit la légalité d'une sanction discipli- naire p r o n o n c é e contre le directeur du C N R S qui s'était solidarisé avec les signataires d'une lettre ouverte diffusée dans la presse, o ù le gouvernement était a t t a q u é .

L ' a r r ê t Laruelle, renversant la jurisprudence a n t é r i e u r e , reconnut à l'Etat le droit de se faire rembourser par ses agents les sommes q u ' i l avait d û verser à des tiers en r é p a r a t i o n des dommages causés par leurs fautes.

Le juge r e c o n n a î t toujours l'existence du pouvoir discré- tionnaire de l'administration dans tous les cas - et ils sont nombreux - o ù celle-ci n'a pas « compétence liée »...

L a théorie de 1'« erreur manifeste » par le juge administratif a permis à celui-ci d'exercer son c o n t r ô l e sur des erreurs d ' a p p r é c i a t i o n des faits d'une gravité particulière.

Sur le terrain de l'administration de la preuve, le juge peut employer contre l'administration l'arme de l'article 56 de l'ordonnance du 31 juillet 1945 : tenir le silence pour un acquiescement des faits exposés dans la r e q u ê t e .

Saisi dans l'affaire Barel d u recours d'un candidat écarté pour des motifs politiques, selon l u i , du concours d ' e n t r é e à l ' E N A , le Conseil d'Etat a mis l'administration en demeure de fournir l'ensemble des documents au vu desquels elle avait pris sa décision. Devant sa carence, i l a tenu pour établies les

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allégations de la r e q u ê t e a p p u y é e de faits précis constituant des p r é s o m p t i o n s sérieuses.

L ' a r r ê t D a m e M i n e u r de 1949 oblige l'Etat à indemniser les dommages causés par une faute personnelle d'un agent commise hors du service, dès lors que la faute n'est pas d é p o u r v u e de tout lien avec celui-ci. E t le préjudice r é s u l t a n t de la douleur morale est r é p a r é (arrêt Letisserand d u 24 novembre 1961).

N o u s ne pouvons, dans le cadre de cette réflexion générale, que signaler quelques grands a r r ê t s , et indiquer en quelques mots le contenu des « principes du droit » dégagés par le Conseil d'Etat.

P a r m i les principes g é n é r a u x , i l y a lieu de mentionner ceux inspirés de l'ordre politique né de la R é v o l u t i o n , des idées de

1789. Il en va ainsi, notamment, du principe d'égalité sous ses diverses formes : égalité devant la l o i (9 mai 1913, Roubeau), égalité devant l ' i m p ô t (23 novembre 1936, Abdoulhoussen), égalité de traitement entre usagers d'un service public (Assem- blée, 1e r avril 1938, société l ' A l c o o l d é n a t u r é , de Coubert). D e la m ê m e m a n i è r e , la jurisprudence s'est référée à la liberté d u commerce et de l'industrie pour limiter l'exercice du pouvoir de police o u restreindre la possibilité pour les collectivités publi- ques de créer des services commerciaux ou industriels suscepti- bles de concurrencer l'initiative privée.

E n dehors des « idées de 1789 », le Conseil d'Etat n'a pas hésité à fonder certaines de ses décisions sur des principes é n o n c é s par des articles d u Code civil. A i n s i , le principe de n o n - r é t r o a c t i v i t é des règlements administratifs. D'autres prin- cipes a p p l i q u é s par le Conseil d'Etat sont inspirés de lois particulières (par exemple, le « principe de la liberté syndicale », ou le « principe général de la liberté de l'enseignement ») o u sont le reflet de l'esprit général de l a législation (le principe du respect des droits de la défense dans le domaine disciplinaire o u quasi disciplinaire c o n s a c r é comme tel dès le d é b u t du siècle).

C'est au cours de la p é r i o d e de l ' i m m é d i a t a p r è s - g u e r r e q u ' i l a été clairement affirmé par la jurisprudence que les principes g é n é r a u x du droit ont, abstraction faite de toute référence écrite, la valeur d'une règle de droit positif et que leur m é c o n n a i s s a n c e é q u i v a u t à une violation de la règle de droit.

A i n s i , le commissaire du gouvernement Letourneur, dans ses conclusions sur le célèbre a r r ê t du 25 j u i n 1948, « Société du

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journal l'Aurore », qui consacre le principe de n o n - r é t r o a c t i v i t é des actes administratifs, n ' h é s i t a i t pas à considérer l'affirmation de ces principes comme « un acte de foi dans la suprématie du droit ».

L a t h é o r i e des principes g é n é r a u x du droit a connu un regain d'importance dans les d é b u t s de la Ve R é p u b l i q u e , du fait de l a Constitution du 4 octobre 1958, qui a é t e n d u les p r é r o g a t i - ves de l'exécutif aux d é p e n s du Parlement, et des é v é n e m e n t s d'Algérie.

L'édifice jurisprudentiel des principes g é n é r a u x du droit, tel q u ' i l peut être décrit à un moment d o n n é de cette évolution historique, comporte deux grandes lignes de force : l'une concerne des principes de philosophie politique, elle illustre le rôle de défenseur des libertés publiques qu'exerce le Conseil d'Etat ; l'autre met en jeu des principes de technique juridique.

Il convient, sans doute, de donner la p r e m i è r e place au principe d'égalité. O n retrouve celui-ci dans les h y p o t h è s e s les plus diverses : égalité des citoyens devant l a l o i et les règlements ; égale admissibilité de tous aux emplois publics ; égalité des utilisateurs du domaine public ; égalité devant les charges publiques, égalité devant l ' i m p ô t ; égalité des sexes.

Les principes g é n é r a u x du droit sous-tendent les libertés individuelles et collectives : liberté de la personne, telle que la liberté d'aller et venir, l'inviolabilité du domicile, le secret de la correspondance ; liberté de conscience et d ' o p i n i o n , notam- ment dans le domaine de l a fonction publique ; liberté du commerce et de l'industrie. D e façon générale, le Conseil d'Etat c o n t r ô l e très strictement l a possibilité pour l'administration de prononcer des interdictions absolues, susceptibles d'attenter à l'une ou l'autre de ces libertés.

D e m ê m e , juge de l'administration, le Conseil d'Etat attache une importance particulière au respect par celle-ci des règles de c o n t i n u i t é et de n e u t r a l i t é du service public.

L e Conseil d'Etat a p r o c l a m é le droit de tout individu, citoyen français ou é t r a n g e r , de mener une vie familiale normale (assemblée du 8 d é c e m b r e 1978, Gisti).

S'agissant, en second lieu, des principes de technique juridique, i l convient avant tout d ' é v o q u e r deux principes qui

s'imposent à l'administration : le respect du droit de la défense, le principe de n o n - r é t r o a c t i v i t é des actes administratifs.

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Ce q u ' i l est devenu courant de qualifier de façon a b r é g é e le « principe du contradictoire » garantit la possibilité pour chacune des parties devant le juge d ' ê t r e informée des argu- ments p r é s e n t é s , de prendre connaissance de toutes les pièces d u dossier et d'être mis à m ê m e de p r é s e n t e r ses propres obser- vations.

Sous la Ve R é p u b l i q u e , le Conseil d'Etat s'opposa au général de Gaulle. L e 1e r octobre 1962, le Conseil d'Etat émit un avis d é f a v o r a b l e sur le projet de l o i référendaire, j u g é par l u i contraire à la Constitution, q u i p r é v o y a i t l'élection du p r é s i d e n t de l a R é p u b l i q u e au suffrage universel direct.

Le 19 octobre, l'assemblée plénière du contentieux annu- lait, sur recours d'un n o m m é C a n a l , dirigeant de l ' O A S , c o n d a m n é à mort par une cour militaire de justice, l'ordonnance du p r é s i d e n t de la R é p u b l i q u e q u i avait institué cette juridiction d'exception, au motif q u ' i l y avait « un excès de pouvoir » d u fait de l'absence d'une p r o c é d u r e de cassation, ce q u i n'était pas conforme aux principes g é n é r a u x du droit.

Auparavant, M . Jacomet, d é t a c h é en tant que secrétaire général de l'administration en Algérie, avait été relevé de ces fonctions le 9 novembre 1960, puis r é v o q u é de ses fonctions de m a î t r e des requêtes le 12 novembre suivant, à la suite de d é c l a r a t i o n s q u ' i l fit sur la politique algérienne du gouverne- ment, au cours d'une r é u n i o n de hauts fonctionnaires.

Le G é n é r a l voulait établir l'élection du chef de l'Etat au suffrage universel par r é f é r e n d u m , en utilisant l'article 11 de la Constitution (« Le chef de l'Etat [...] peut soumettre au référen- dum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics »), alors que le Conseil d'Etat s'y opposait au motif q u ' i l

y avait dans la Constitution au titre X I V , « D e la révision », un article 89 p r é v o y a n t que « le projet ou la proposition de révision doit être voté par les deux assemblées en termes identiques. La ré- vision est définitive après avoir été approuvée par référendum ».

« Je ne tiendrai aucun compte de l"'avis " du Conseil d'Etat, qui, au demeurant, suivant la loi, ne m'engage à rien », indiqua le G é n é r a l .

Six ans et demi plus tard, le 3 mars 1969, était soumis pour avis au Conseil d'Etat un nouveau projet de l o i référendaire relatif à la réforme du S é n a t et aux collectivités territoriales. L e doyen Vedel c o n s i d é r a qu'avec la r é f o r m e référendaire de 1962

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s'était créée une coutume constitutionnelle, d'autant que les candidats de l'opposition ne soutinrent jamais qu'ils briguaient un pouvoir illégitime. Cette opinion ne fut pas p a r t a g é e par le Conseil d'Etat.

P o u r ce qui est des dispositions du projet référendaire introduisant des membres non élus dans les conseils r é g i o n a u x , le Conseil d'Etat rappela « le principe général traditionnel du droit public français, principe formellement consacré à V article 72 de la Constitution, aux termes duquel les collectivités territoriales

"s'administrent librement par des conseils élus et dans les conditions prévues par la loi "... Il est dangereux d'introduire, avec voix délibérative, dans des assemblées dotées d'un pouvoir de décision relevant de la puissance publique, des représentants d'intérêts de groupe, dont les conditions de désignation compor- tent, en outre, inévitablement une grande part d'arbitraire ».

Le droit administratif

Le génie français, à la fois intuitif et cartésien, qui a l'intuition des principes, trouva un grand é p a n o u i s s e m e n t dans le droit administratif, œ u v r e spécifiquement nationale et sans p r é c é d e n t , qui repose sur une singulière intellection des faits.

L'esprit de finesse précède l ' o p é r a t i o n déductive q u ' i l autorise par sa faculté de distinguer.

D e l'extérieur, le droit administratif a p p a r a î t comme une forêt épaisse, mais, lorsqu'on lit le limpide et prestigieux commentaire des grands a r r ê t s du Conseil d'Etat par Marceau L o n g , G u y Braibant et Prosper W e i l l , on d é c o u v r e l'unité et la simplicité d'un jardin à la française, toujours r e c o m m e n c é compte tenu des évolutions matérielles et morales.

Cette grande œ u v r e collective se voudrait une cause générale, un fondement, l'essence m ê m e d'un corpus... I d é a t i o n d'un droit public é q u i t a b l e sans nuire aux nécessités de l'Etat ! Ce but, objet d'une obligation ardente de l'esprit, ne se laisse jamais c o m p l è t e m e n t atteindre.

Dans un article retentissant, Bernard Chenot constata a p r è s la guerre « un existentialisme juridique ». M a i s juges et doctrines continuent de vouloir passer du réel au rationnel, de l'empirisme à la d é d u c t i o n , du multiple à l'un.

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M a r c e a u L o n g a r a p p e l é la p r i m a u t é de la « continuité du service public », lors de son installation à la tête du Conseil d'Etat : « Je sais bien que l'on a, de tout côté, usé et abusé de l'expression "continuité du service public ", que les spécialistes du langage classeraient peut-être parmi les mythes, les fétiches, voire les alibis... Il reste que cette notion est l'un des fondements du droit administratif et qu'il nous appartient d'en tirer les conséquences, notamment en aidant les pouvoirs publics à choisir avec discerne- ment les moyens de leur action pour garantir la continuité du service qu'exige l'intérêt général. Et, en corrigeant par ses arrêts les situations qui ont été illégalement créées : le Conseil d'Etat

"statuant au nom du peuple français " n'a d'autre mission que de remettre l'administration et les services publics dans la voie de droit qu'ils auraient dû toujours suivre... »

Le Conseil d'Etat a fait la preuve existentielle de son a u t o r i t é , de sa « cause », de sa légitimité. Il ne viendrait à personne l'idée de le contester en tant qu'institution proprement dite. L ' é t r a n g e r nous le jalouse, et vient s'en instruire. C'est « la conscience de l'administration », au plus haut niveau de civilisa- tion juridique.

L'élitisme social ? C'est le grief d'autrefois. Le temps n'est plus o ù le concours propre au Conseil d'Etat, p r é p a r é dans une écurie de l'Ecole libre des sciences politiques, voyait le succès, g é n é r a l e m e n t , de brillants produits de la grande bourgeoisie parisienne.

Il est de bon ton, et trop facile, de dauber les grands commis qui contribuent à l'édification de la France moderne et permet- tent sa « continuité » à travers les accidents politiques. Ils sont le noyau dur d'un pays q u i est une nation autour d'un Etat.

Le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat C o m m e le disait le p r é s i d e n t de Nicolay à la séance du 22 janvier 1987 du Conseil d'Etat, chacun conviendra que le Conseil d'Etat se doit de mettre le gouvernement en garde contre un projet de l o i qui s'exposerait à la censure du Conseil constitutionnel. Celui-ci s'est beaucoup inspiré de la doctrine

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L ' E T A T D E DROIT E T L E « G O U V E R N E M E N T DES J U G E S » JQ \

des principes g é n é r a u x de droit élaborés par le Conseil d'Etat...

L a politisation ? O n dit c o m m u n é m e n t que, « avec un gouvernement de droite, le Conseil est à gauche, et qu'avec un gouvernement de gauche, il est à droite ». E n réalité, lorsqu'un pouvoir de gauche s'installe, i l fait appel, pour les cabinets ministériels et les postes de la haute administration et du secteur public, puisqu'il y a un m i n i m u m de spoil's system, à des membres d u Conseil d'Etat dont la sensibilité serait p l u t ô t de gauche et, par suite de tous ces d é p a r t s , le Conseil d'Etat se trouve plus o r i e n t é à droite. C e p h é n o m è n e est inverse quand les

« modérés » arrivent aux affaires.

Cependant, on a exagéré entre 1981 et 1986, en ce q u i concerne le tour extérieur, mais Jacques Chirac a promis de veiller à l'abandon de tout ferment de politisation dans l'action administrative.

Les avis du Conseil d'Etat...

Haussant le ton, Jacques Chirac a dit devant le Conseil d'Etat : « Il est conforme à la tradition, et grandement souhaita- ble, pour un gouvernement qui entend être pleinement éclairé, que vos formations consultatives fondent leurs avis, non seulement sur des considérations juridiques, mais encore sur des motifs tirés de l'équité, de la bonne administration et, plus généralement, des principes généraux qui sont le fondement de la démocratie française. Je condamnerai donc toute critique reposant sur l'idée

implicite selon laquelle vos avis demeurent sur un terrain exclusi- vement juridique. »

M a r c e a u L o n g r é p o n d i t à Jacques Chirac sur ce point essentiel : « Le Conseil d'Etat se félicite, Monsieur le premier ministre, de ce que vous lui avez donné acte, dans votre lettre du 5 décembre 1986 adressée au président, que vous venez de rappeler, qu'il lui appartient d'émettre des avis fondés sur des motifs tirés des principes généraux qui sont le fondement de notre organisation politique et même de nos mœurs. Mais il ne nous appartient pas de nous substituer au gouvernement, ni à l'adminis- tration, pour prendre des décisions qui sont de leur responsabilité.

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Les options politiques sont celles du gouvernement et du Parle- ment. La nôtre est de mise en garde, voire au contentieux de censurer, mais elle ne peut jamais - et je ne fais que citer mon prédécesseur - contrarier l'exercice d'un pouvoir que la Constitu-

tion confie à des assemblées soumises au contrôle du suffrage universel. »

Le Conseil d'Etat joue un rôle discret, mais essentiel, de r é g u l a t i o n de la d é m o c r a t i e . I l est la prudence dans l'acceptation très élevée que conférait l'Eglise à ce mot. Une vertu cardi- nale !

A L B E R T L E B A C Q Z

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