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L Autre de La Littérature dans la rencontre de Paul Klee et de René Crevel

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L’Autre de La Littérature

dans la rencontre de Paul Klee et de René Crevel

Par :

Pr. Rym ABDELHAK

Enseignant Chercheur à La Faculté des Lettres et des Arts de La Manouba, Tunis.

Résumé :

L’œuvre de Klee se distingue au sein de l’avant-garde des premières décennies du siècle passé par la profonde dimension naturaliste et méta- naturaliste qu’elle intègre de bout en bout , muséographique et zoologique selon certains, métaphysique ou mystique, selon d’autres.

Mots clés :

Peinture, naturalisme, littérature, art moderne

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2 Le surréaliste René Crevel a compté parmi les premiers lecteurs-interprètes de la figuration selon Paul Klee. Fait peu anodin au sein de cette avant-garde, la rencontre de l’écrivain et du peintre se motive d’abord par l’usage, par le travail de la citation que l’un et l’autre font de l’œuvre de l’Autre de la littérature française : Lautréamont.

« La peinture de Paul Klee s’affirme d’après le déluge, d’après celui que nous espérons, pour achever le travail si incomplet de l’Autre. Et vive l’inondation », écrit René Crevel dans L’Esprit contre La Raison1. Dans cette perspective, l’œuvre de Paul Klee est un récit de la genèse. C’est l’histoire de la plante en tant qu’elle se libère du roc, non un transformisme ni un vitalisme pour tout récit de la science, mais un autre de l’ontologie, l’autre histoire de la nature. Les Chants de Maldoror de Lautréamont ne se déclinent plus, dans cette lecture de Klee- Crevel comme un récit homérique, mais comme réécriture de l’histoire du vivant, non plus une littérature tropicale, mais le tropicalisme de la littérature, et le tropicalisme comme l’être de toute littérature.

Dans tous ces cas-là, il nous faut comprendre que si nous sommes si proches d’une théorie engelsienne du devenir du monde naturel avec ce transformisme tous azimuts de la faune et de la flore, des figures de cielarium et de palmarium chez Klee, l’essentiel demeure la logique propre de ces métamorphoses. Chez Klee comme chez Crevel, la métaphore à la faveur de laquelle l’art moderne régresse à l’âge de la pierre et de la caverne et libère la plante et la vie, a changé de lieu ontologique : où la métaphore et le travail de la métaphore viennent en place et nom d’une métaphysique. En fait, c’est en vertu des « comme » de Lautréamont, de l’arbitraire ontologique de ses « beau comme la rencontre fortuite d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection » que se déclenche le travail du rêve et/ou de l’autre. C’est la reconfiguration de l’espace amérindien que jouait Ducasse-Lautréamont.

C’est celle de l’espace maghrébin que joue Paul Klee. Mais cette reconfiguration est une cosmogonie.

Dans l’exposé qui suit, nous proposons d’explorer dans un premier temps les visages de l’histoire naturelle dont nos trois textes se veulent témoigner, une histoire naturelle qui d’abord retourne le préjugé d’histoire naturelle et en dynamite alors la portée et la compréhension. Dans un deuxième temps, le récit de genèse, qui ainsi point dans les contre- transferts de Ducasse à l’œuvre dans la rencontre de Crevel avec Klee, trouve son verbe et sa figure dans la genèse de la peinture sur laquelle Paul Klee revient sans cesse, constituant le

1: René Crevel, L’Esprit contre la Raison, « Paul Klee », Editions Jean Jacques Pauvert, 1986, p76.

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3 mythe de la lumière de Tunis comme moment de l’histoire de la couleur. Peinture et genèse ainsi jouent réciproquement leurs mises en abyme respectives.

L’œuvre de Klee se distingue au sein de l’avant-garde des premières décennies du siècle passé par la profonde dimension naturaliste et méta-naturaliste qu’elle intègre de bout en bout , muséographique et zoologique selon certains, métaphysique ou mystique, selon d’autres. Tapiès déclarait dès 1923 :

« Klee m’a fait sentir qu’en toute expression plastique, il y a quelque chose de plus que la peinture – peinture, précisément qu’il faut aller au – delà pour atteindre des zones de profonde émotion. Son œuvre est immense. »2

C’est à la suite de sa première exposition avec les surréalistes à Paris en 1927 qu’Aragon, Crevel et Eluard, tentent, suivant le cheminement poétique qui caractérise chacun d’eux, d’interroger la possible rencontre de motifs kleeniens et de la technique surréaliste d’association de mots, pour rendre compte de la peinture de Klee, pour la « nommer ».

«Et le soleil n’est pas nommé », rappelle Crevel.3

Dans « Merci Paul Klee », René Crevel s’essaie d’abord à « nommer » les figures récurrentes dans les tableaux de Klee, et c’est tout naturellement dans l’hypo texte ducassien qu’il trouve les signifiants de telles figures. Ainsi l’ « hippocampe point d’interrogation »4, les

« petits poux lyriques » ou les « paupières hermétiquement closes » droit sortis des Chants de Maldoror d’Isidore Ducasse. C’est encore parfois à de l’autocitation que Crevel recourt, comme avec ces « lions à cravate lavallières » qu’il retrouvera dans son Roman Cassé.

On voit bien ici qu’avec ces prédications de type homérique, les figures du musée de Klee s’indexent d’emblée dans l’esprit de Crevel sur la périphrase ducassienne.

« J’ai fait connaissance, écrit Crevel, avec des animaux d’âme, oiseaux d’intelligence, poissons de cœur, plantes de songe »5.

Entendons bien ici que l’âme est animale, l’intelligence est oiseau, le cœur est poisson et le songe est une plante. En somme, l’usage ici de la métaphore homérique s’observe en un sens tout proche de la comparaison de Ducasse, chez qui précisément, la

2 : Cité in Eternels éclairs : Sources de poésie, [www.éternels – éclairs.fr/tableaux-Klee.php].

3 : René Crevel, op.cit, p.77.

4 : René Crevel, L’Esprit contre la Raison, Jean Jacques Pauvert, 1986, p.38.

5 : Idem, p.38.

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4 série des « beau comme » n’est jamais tant pertinente, tant vertigineuse que quand elle s’associe aux noms de l’histoire et à son onomastique. Et c’est précisément dans le problématique intertexte de la science que Crevel pose le souvenir de Lautréamont chez Klee.

« Avant même la merveilleuse histoire naturelle de Max Ernst, grâce à vous, déjà une flore et une faune surréalistes nous vengeaient des gazelles aux yeux trop bien peints, des hortensias hydrocéphales et autres littératures de nos jardins »6.

En vérité, l’histoire naturelle dans la peinture de Klee est d’abord fondamentalement un retournement de l’histoire naturelle. Elle prend naissance dans le sillon de ce geste symptomatique que Klee accomplit à Tunis, au moment où il devient peintre : cette idée – s’entend – de couper un tableau en deux comme acte de composition, de séparer, même les titres des deux tableaux7, et dans la navette du sujet au tableau, porter le tableau à l’inversion du sujet et le sujet à l’inversion du tableau. Crevel voit bien ici, c’est même ce qu’il voit de prime abord, et qui pourtant ne saurait être vu et se laisser voir, le geste définitif d’inversion – retournement auquel procèdent les Chants de Maldoror, ce point d’interrogation inversé dont il est question au Chant IV, strophe quatrième, valant bien au-delà d’un souvenir d’hispaniste (métèque, hermaphrodite ou simplement divisé).

« Merci Paul Klee. Le plus brave des hommes, comment oserait-il regarder droit dans les yeux d’un hippocampe, point d’interrogation à tête de cheval monté verticalement des profondeurs à la surface de nos rêves ? ».8

L’envers découpé du tableau semble, en vérité, avoir moins retenu l’attention des commentateurs de Klee qui, pour considérer le voyage de Tunis et ses aquarelles comme le point névralgique de l’expérience picturale de Klee, ne regardent trop souvent que la couleur comme élément structurant de la nouvelle peinture.

Or, les ciseaux de Klee ici, spontanément associés dans l’esprit de Crevel au

« mouvement de la main poussant la plume arrachée à l’aile de quelque pygargue roux », associent, comme chez ce dernier, la greffe du discours naturaliste et l’inversion onirique de ces discours – figures en image et in-image. La question se pose alors, face à ces

6 : Idem, p.39.

7 : Le fil noir du fil blanc, dit Klee, qui reprend parfois cette expression coranique dans son journal. Encore le noir n’existe-t-il pas mais la couleur.

8 : René Crevel, op.cit, p.38.

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5 « Etres végétaux, choses que ne soutient pas le sol habituel et qui, pourtant, vous affirmez plus stables, plus réels dans votre impondérable surréalité que nos maisons »9

Relevés par René Crevel, de savoir si cette histoire naturelle a bien pour fonction, suivant l’analogie, somme toute romantique, de concevoir un art « suivant les lois de la création de la nature ».

En vérité, le lieu Lautréamont – Crevel, permet de saisir ce que recouvrent encore de surannées pareilles analyses de Klee. D’abord, comme dans la série de « beau comme la rencontre fortuite » de Lautréamont, c’est bien plutôt à un retournement de l’habitus romantique que procède Paul Klee, dans l’histoire naturelle qu’il donne du Grand- Tout.

Mais, il y a mieux, c’est son histoire naturelle elle- même qui procède du retournement, qui est de bout en bout retournements.

« Avec le zèle d’une abeille, je récolte dans la nature les formes et les perspectives », dit Klee dans son journal10.

Ce qui l’éloigne, en cela, des topoi de l’analogie profonde reliant le microcosme et le macrocosme, c’est d’abord une certaine « perspective », l’étude d’après-nature, l’acceptation du dessin lesquels autant l’y engagent.

« Tout d’abord créer les deux fonctions vivantes [espace] et [objet] et, dans un deuxième temps, seulement construire les murs autour du noyau central, comme pour la pomme, la coquille de l’escargot ou la propre maison de l’homme »11.

Ce que les ciseaux apprennent au peintre, c’est que le bord du tableau n’appartient qu’à l’ « inexorable limite de notre univers », comme dit Crevel et que le bord n’est ni à l’espace ni à l’objet. A partir de là, la « forme » au sens biologique, chez les darwiniens eux- mêmes, appartient à un préjugé de la pensée, quand elle ne participe pas de l’obstacle épistémologique à la compréhension de la transformation et de l’évolution des formes, méconnaissance de la condition poétique. Plus analytiquement poursuit Paul Klee :

« Devant une œuvre, l’artiste se demande si ce qu’il a devant les yeux représente l’essence même de l’objet ou n’exprime que l’enveloppe extérieure d’un phénomène visuel. Il se peut que la référence à la représentation du mouvement humain ou

9 : Idem, p.38-39.

10 : Paul Klee, Le Journal, in [www.journal des peintres.com/ Paul -Klee-a- l’orangerie -de-paris]

11 : Paul Klee, La Pensée créatrice, in [www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_1974_num_21_1_4071]

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6 l’exemple de la croissance d’une plante suffisent comme explication. L’évolution logique qui transforme la graine en fleur pose la question suivante : comment représenter dans son essence la croissance d’une plante, en tant que résumé et assemblage de processus vivants. La notion de mouvement apparait de plus en plus comme le centre des préoccupations de l’artiste sur la conscience de forme »12.

Or, à ce niveau, Klee provoque un déclic dans la compréhension que Crevel se fait de l’intertexte engelsien. C’est ainsi que l’image de la graine et de la fleur empruntée à l’anti- Dühringe devient centrale chez Crevel. Chez Engels, la méconnaissance du mouvement de la graine à la fleur entraine toute la philosophie moderne à demeurer en deçà de l’intuition que les anciens se faisaient de la création de l’univers. Tout au plus, la théorie mécanique fait-elle allusion à la notion de mouvement, mais pour y achopper et aboutir à des résultats pointus mais partiels, théorie qui vaut au titre de technique mais non au nom de philosophie. Le passage qui préoccupe Crevel est le suivant dont la proximité avec les termes de Klee laisse rêveur.

« Des milliards de grains d’orge semblables sont moulus, cuits et brassés, puis consommés. Mais si un grain d’orge de ce genre trouve les conditions qui lui sont normales, s’il tombe sur un terrain favorable, une transformation spécifique s’opère en lui sous l’influence de la chaleur et de l’humidité, il germe : le grain disparait en tant que tel, il est nié, remplacé par la plante née de lui, négation du grain. Mais quelle est la carrière normale de cette plante ? Elle croit, fleurit, se féconde et produit en fin de compte de nouveaux grains d’orge, et aussitôt que ceux-ci sont mûrs, la tige dépérit, elle est niée pour sa part. Comme résultat de cette négation de la négation, nous avons derechef le grain d’orge du début, non pas simple, mais en nombre dix, vingt, trente fois plus grand. Les espèces de céréales changent […], et toute répétition de ce processus, toute nouvelle négation de la négation renforce ce perfectionnement »13 .

Ainsi, négation et métamorphose de la forme se lient dans la conception qu’Engels se fait du mouvement à l’œuvre dans le vivant. La plante, ce faisant, apparait comme un lieu privilégié du mouvement de la négation, du mouvement et de la négation, de ce « pont, dit Engels, du statique au dynamique »14.

12 : Paul Klee, La Pensée créatrice, in Persée [www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_1974_num_21_1_4071]

13 : Engels, L’Anti-Dühring, Editions Sociales, 1973, p.165.

14 : Engels, op.cit, p.92.

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7 Chez Klee, les plantes, « créatures d’hypnose et [les] fleurs d’ectoplasme ont été dessinées, photographiées, sans ruse d’éclairage, sans frauduleux romantisme, ni mensonge grandiloquent d’expression »15 et permettent non seulement d’observer comme chez Hegel le stade de l’individuation lors même qu’elle se divisent (fleurs et fruits), mais elles sont ce qui permet de penser l’évolution en dehors de l’idéologie des hiérarchies des « stades » de l’évolution, car le fossile échange avec l’arbre, la fleur est d’avant l’inondation et seule la fleur est d’avant-après, porte en elle, organiquement, l’avant et l’après, la graine, le fruit. La fleur mutile la durée, cet évolutionnisme étroit du positiviste.

« Je ‘irai pas à l’aquarium, où, l’hiver, si doucement consolant, est la fétide chaleur à la gloire des tortues géantes et des poissons tropicaux »16, dit Crevel à Klee.

A la question d’Engels (A-t-on compris l’évolution ?), fait écho la question de Klee (a-t-on compris « le souvenir abstrait » ?). Dès lors, épiloguer sur les rajouts postérieurs de Klee à son journal, sur la vraie date de sa découverte de la couleur, sur cet avant-après Tunis, semble surtout méconnaitre la plante. Regardez plutôt la « croissance des plantes nocturnes » aurait dit Klee.

B-Peinture et Genèse :

Ainsi, miracle de la couleur, certes, mais miracle de la forme, à partir de cet état d’originelle mobilité qui la frappe, mouvement qui n’est pas trajet, qui ne va pas quelque part, mais qui n’est pas danse non plus d’ailleurs, ni tournoiement qui trouverait sa fin en lui- même, plus libre qu’une danse. Sans doute s’agissait-il pour Klee de saisir l’univers sur les murs du vivant, sans l’habitacle d’écorce ou de pierre. Sans doute « le cielarium » depuis Sidi Bou Saïd et l’effacement des constructions permettent-ils de se faire une idée de cette conception du vivant, de l’habitacle du vivant et qui est encore autre chose que l’être selon Heidegger.

En particulier, Crevel s’arrête avec force pastiches de la comparaison ducassienne17, sur deux motifs orientalistes de Klee : le poisson et les lunes.

« Les scaphandriers d’Europe, il est vrai, ont les doigts bien lourds […]. Dès lors, comment ne point appeler miracle, Paul Klee, cette excursion au plus secret des mers

15 ; R. Crevel, op.cit, p39.

16 : Ibid.

17 : Lautréamont écrit : « Beau comme la rencontre fortuite d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection », Les Chants de Maldoror, Chant VI, 1.

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8 d’où vous êtes revenu, avec, dans le creux des paumes, un trésor de micas, de comètes, de cristaux, une moisson d‘hallucinants varechs et le reflet des villes englouties ».18

En fait, dans la genèse orientalisante versant Klee, amérindienne versant Lautréamont, deux genèses dont rend compte l’hypertexte Crevel, c’est un rapport inédit de l’homme et de la caverne qui voit le jour.

Le poisson et la ville d’une part, le mur, la ligne et le point d’autre part, estompent les limites que leur assignait le récit de la science. Comme dans certains contes maghrébins analysés par Bouhdiba, le poisson apparait comme l’inconscient de la ville, à moins que ce ne soit la ville qui consiste en inconscient du poisson.

« Stricto sensu, ce sont des « délires », des fantaisies de l’imagination. Et la racine kh-r-f signifie bien et en premier lieu radotage. Mais ces « contes de bonne femme » sont aussi comme les fruits de l’automne tunisien, de ce kharîf décevant ou exaltant… Les dattes y arrivent à terme, les grenades sont alors éclatées et l’orge est engrangée. On fait les comptes et on se demande si les fruits ont bien passé les promesses des fleurs […]. Khurâfat c’est aussi le ronronnement des chats qui, à l’instar des hommes, se pelotent et se ramassent sur eux-mêmes au chaud du foyer dans l’étrange et douce semi-inconscience du sommeil »19

En cette cosmogonie, des animaux et des hommes échangent des contours, comme la fleur et le caillou, l’arbre et le fossile. Et il a parfois été dit que Klee humanisait le triangle dans la perspective que l’étude des plantes et des êtres vivants lui offrait ; c.-à-d. d’après leurs aptitudes respectives au mouvement, leur comportement dans l’espace et leur signification intérieure .

Car, dans un deuxième temps seulement, vienne le mur autour du noyau, la coquille autour de l’escargot, la maison autour de l’homme. Ainsi l’orphisme de Klee trouve dans le poisson le figurant du « souvenir abstrait » de son évolutionnisme : dans les lunes, ou pour mieux dire, dans les lithographies ottomanes de Sidi Bou Saïd, dans les cm2 d’étoiles.

Comme dans les stances de la Mer dans Les Chants de Maldoror où Lautréamont- Ducasse parodie l’océan hugolien, ici une goutte d’eau, « trois grains de sable »20, et

18 : René Crevel, op.cit, p.70-71.

19 : Abdelwahab Bouhdiba, L’imaginaire maghrébin, Cérès, 1994.

20 : René Crevel, L’Esprit contre La Raison, op.cit, p.75.

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9 « Dans deux centimètres carrés béants, un monde d’étoiles que les hommes croyaient perdu »21,

Portent bien plus sûrement le travail du rêve que le gigantisme de la baleine (Crevel- Lautréamont) ou les gratte-ciels de New-York, les galeries Lafayette de Paris (Crevel-Klee).

C’est ici qu’on peut saisir la portée et peut-être le malentendu qui pèse sur la couleur qui s’empare de lui dans le voyage tunisien comme condition de la peinture. Cette goutte de couleur que Crevel nomme tantôt goutte de « rêve », de « sensibilité », ou d’ « étoile » est la matière de la rêverie, sa substance. Sans partir dans un développement bachelardien, il est parfois possible de suivre dans le développement conceptuel de Klee (« La Pensée créatrice »), une conception de la couleur en tant que « matière » et « matière sur matière ».

«Ô intarissable pêle-mêle, les déplacements de plans, le soleil sanglant, la profonde mer semée de voiles inclinées. Matière sur matière, au point qu’on pourrait s’y dissoudre. Etre homme, être antique, naïf et rien, pourtant heureux. »22

Ce « matiérisme » - le mot est d’ailleurs attesté dans les manuscrits de Crevel où il est souligné tandis qu’il disparait du texte définitif, permet de comprendre comme le pli – tapis transcende l’impression. La couleur ainsi comprise, un paradoxe enfin peut-être levé suivant lequel : par la couleur, Klee nie l’impressionniste qu’il fut.

Et il nie du même mouvement l’impressionnisme en art et l’impression de voyage comme catégorie de la pensée orientaliste ou simplement orientalisante. Et le pli du tapis qui semble quelque peu participer d’une mythologie réductrice de l’orient de Klee, aux yeux de Jean Lancri23, s’entend néanmoins comme rapport aux perspectives italiennes précoces, mais plutôt que les préraphaélites, rappelle l’usage que fait Balzac du mot « tapisserie » pour qualifier les paliers, strates et sphères de l’architecture de la Comédie Humaine24.

Au fond, l’orientalisme à la manière de Klee, cette traversée de la Méditerranée, disons-nous, apparaît surtout comme une traversée devers Rome de qui aussi regarde,

21 : Idem.

22 : Paul Klee, Le Journal, Le Sémaphore : Journal de Paul Klee-Extraits, in [le- semaphore.blogspot.com/2014/03/journal-de-paul-Klee-extraits.html].

23 : Jean Lancri écrit : « « Au vrai, lorsque le souvenir d’un tapis de Kairouan conduit Klee à tisser son propre tapis du souvenir, ce tissage se double d’un double métissage où le tableau se mâtine d’orient et où le tapis de Kairouan, à l’inverse, se patine d’occident. Mais n’y a-t-il pas plus dans Projet ? N’y a-t-il pas plus à prendre en compte chez cet homme rendu au tissage ? L’acte même par lequel tout tapis vient au jour n’y est-il pas haussé, sans même que notre œil y prenne garde, au rang du modèle auquel la mise en œuvre du tableau chercherait à se conformer ? », in Paul Klee et le tapis tunisien, Sa’al éditions, 2014, p.126.

24 : Honoré de Balzac, Ecrits sur le Roman, Librairie Générale Française, 2000, p.99.

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10 voyageur bernois, la « tête de cheval à l’envers » et le point d’interrogation verticalement renversé, sud du sud, comme la négation de la négation dans Engels, comme l’Europe néo- classique dont Crevel dadaïste lui-même se souvient, lequel cite Léon-Paul Fargue à l’occasion de Klee.

En vérité, pour se faire quelque idée du pli de la tapisserie, que nous nommons couleur, il est peu de lieux de la littérature aussi intéressants que l’intertexte ducassien. Car enfin, la ligne frissonne, dit Crevel ; le point frissonne, rectifie Klee. Lautréamont trace une ligne, découpe du manuel (quoi de plus métrique, de plus dessiné ?), et ce faisant la ligne serpente, convoque toute la densité animalière sur la page (quoi de plus matiériste, quel mouvement fait davantage couleur ?).

De nommer la hiéroglyphe un tantinet berbérisante de Magie des Poissons de Klee, Crevel signe qu’entre cielarium et palmarium, un cheveu s’interpose, s’est interposé. Un cheveu est matière organique, de l’organique porté à la densité animale elle-même ; et un cheveu est la matière morte, la mort à l’œuvre dans le vivant. Le dispositif du retournement de toute la littérature de Ducasse peut bien se figurer par ce mystérieux dispositif de lance- cheveux et qui, traçant de savantes ellipses (versant métrique ou orthonormé de la connaissance) incarne aussi bien l’assaut du mal, la profondeur de l’expérience à l’œuvre dans les jeux de l’expérimentation.

Je trace des cercles, dit le géomètre du Chant, « le monument des ellipses » et ce faisant vibrent vibren le cheveu et la vie. Il n’est pas de géométrie en négation de la signification matérielle. Ou alors en négatif du négatif de la matérielle signification. Or la négation de la négation n’est pas affirmation simple ni simple retour de la première affirmation, souligne bien Engels. Précisément, note Ducasse, le cheveu est toujours

« couleur » de cheveux et « cheveux d’une autre couleur ». S’il est un Autre absolument, il ne saurait être l’indien des réserves, dit Maldoror, mais l’indien qui n’aurait la « couleur » ni les cheveux d’amérindien.

Ainsi au premier Chant :

« Etranger, permets que je te touche […]. Ces cheveux sont les plus beaux que j’aie touchés de ma vie ».

Et à la fin des Chants, au terme de l’expérience de littérature et de retournement des littératures :

« Maintenant, tu ressembles à un Peau-Rouge prisonnier, du moins (notons- le préalablement) par le manque expressif de chevelure » (IV, 5).

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