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Recensions. philosophie. RT 108 (2008), p

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Charles Morerod, La Philosophie des reli- gions de John Hick, La continuité des prin- cipes philosophiques de la période « chré- tienne orthodoxe » à la période « plura- liste », Paris, Parole et Silence, 2006, 1 vol.

de 334 p.

L’œuvre de l’Anglais John Hick, né en 1922, est quasiment ignorée en France.

L’ouvrage du P. Morerod propose une pre- mière approche d’un philosophe des reli- gions « incontournable », que « le cardinal Joseph Ratzinger a pu décrire comme “le représentant le plus en vue du relativisme religieux” » (p. 6). Ce livre dégage et ana- lyse les faiblesses de cette pensée, insistant sur l’influence du kantisme.

Élevé en dehors de toute tradition re- ligieuse, Hick se convertit à dix-huit ans au protestantisme. Vers la fin des années soixante, confronté à la diversité religieuse et à l’agnosticisme occidental, il s’éloigne du christianisme et promeut un relati- visme auquel, selon le P. Morerod, il est préparé dès sa formation universitaire.

L’A. présente d’abord quelques points fondamentaux de la pensée de Hick. Ce philosophe accorde une place capitale à l’expérience que « la dimension religieuse naturelle de l’homme » (p. 64) le conduit à faire d’une réalité supérieure : Dieu ou le Réel. Mais il écarte les preuves ration- nelles de son existence, qu’elles soient a priori, a posteriori ou pratiques ; d’une

puissance de conviction insuffisante, el- les établissent tout au plus la possibilité de Dieu – de plus l’ineffabilité du divin fait des divers développements religieux des métaphores inadéquates.

Hick refuse d’expliquer le mal par le péché originel par lequel les hommes, en naissant, seraient voués à la damnation.

« La situation initiale d’imperfection est voulue par Dieu pour que sur cette base l’homme puisse librement progresser vers Dieu » (p. 107). Celui-là doit alors re- noncer à l’égocentrisme, le péché (p. 111), pour se centrer sur Dieu et les autres. Cet aboutissement de l’expérience religieuse dans l’amour signifie le salut, ouvert à tout homme.

Ces éléments doivent contribuer à ren- dre l’expérience religieuse attrayante à nos contemporains, éclairés par la science, confrontés à la diversité culturelle, mais peu enclins aux développements théologi- ques anciens. Car, comme le rappelle l’A., l’intention de Hick est de « présenter la religion comme acceptable pour l’homme contemporain, et comme préférable à une mentalité “humaniste”, c’est-à-dire athée ou rationaliste ; bref, l’œuvre de Hick est avant tout apologétique » (p. 234). Il dé- fend toutes les traditions religieuses, qu’il estime fondamentalement équivalentes.

Si aucune ne peut se prétendre détentrice d’une vérité exclusive, toutes sont bénéfi- ques à l’humanité, dès lors qu’elles contri-

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buent à ce décentrage vers le suprême Réel.

L’exclusivisme dévalorise les autres tradi- tions. Le christianisme est emporté par ce relativisme. Jésus n’est plus sauveur : à l’instar de tout fondateur religieux, il est un homme supérieur que ses disciples ont abusivement déifié.

Le P. Morerod, au fil de sa présentation, insiste sur la déficience métaphysique de la pensée de Hick qui est incapable de ré- soudre certains problèmes, quant à l’ori- gine de l’être, la question du mal, parce que « le rejet d’une réflexion métaphysi- que sur l’être l’empêche toujours d’envi- sager une relation entre Dieu et l’homme qui laisse subsister l’Un et l’autre dans leur dimension propre » (p. 236). Hick ne comprend pas les développements qu’il critique, même s’il les expose fidèlement, et manque de puissance de conviction.

« Le problème est que son renoncement à une démonstration laisse reposer tout le poids sur une expérience à laquelle les in- croyants pourront simplement reprocher de ne pas avoir de fondement rationnel » (p. 70-71). Cette carence métaphysique et ce relativisme juxtaposent des discours re- ligieux parfois contraires. Mais la logique exige que le divin soit personnel ou im- personnel, unique ou multiple ; que l’âme subsiste ou ne subsiste pas, etc.

Le P. Morerod estime que ces faiblesses fragilisent finalement l’expérience reli- gieuse : « Rejeter la possibilité de propo- sitions à portée ontologique à propos de Dieu revient en fait à rejeter la possibilité de l’expérience religieuse » (p. 170). Elles nuisent aux diverses traditions religieu- ses : « En voulant éviter de trancher entre les affirmations contradictoires de diffé- rentes religions, Hick ne parvient pas à montrer qu’elles ont toutes raison, mais il suggère involontairement qu’elles ont toutes tort » (p. 204-205). Elles favorisent l’agnosticisme.

L’A. affirme qu’en fait Hick, involontai- rement, ne respecte aucune tradition. Il les juge toutes à l’aune d’une « religion » personnelle, pratique, et dénuée de toute

dimension surnaturelle. « Toutes [les reli- gions] sont donc en quelque sorte rejetées ; nous ajouterions qu’au bout du compte le seul vrai système serait alors celui de Hick lui-même » (p. 184). Mais son relativisme et son refus de la métaphysique ôtent toute autorité à ce système. De plus, ultime ren- versement, cette religion est anthropo- centrique : « Pour que l’homme puisse s’épanouir spirituellement sans conflits, Hick réduit la connaissance de Dieu, les possibilités d’intervention divine dans le monde, réinterprète toutes les religions : l’homme est en fait le but du système de Hick, et Dieu est remodelé en fonction des convenances » (p. 237). Cette démarche nuit au dialogue, avec des croyants divers

— dont Hick ne respecte pas les traditions

—, avec des non-croyants — auxquels il ne propose jamais rien de suffisamment déterminant.

Le P. Morerod lie les faiblesses de la pensée de Hick à l’influence kantienne que le philosophe anglais subit dès l’Uni- versité — « le soubassement intellectuel de toute l’entreprise est la philosophie kan- tienne, reçue en particulier de son profes- seur Norman Kemp Smith » (p. 28) — et à travers ses lectures d’auteurs inspirés par Kant, ou de celui-ci même. La différence, essentielle chez Hick, entre le divin et les représentations religieuses, métaphori- ques, adapte à la religion la distinction kantienne entre réalité nouménale et phé- nomènes. Elle fonde le rejet de la méta- physique et la dévalorisation des discours religieux qui conduisent à des impasses.

« On retrouve assez précisément la vision kantienne selon laquelle les essais de dé- montrer l’existence de Dieu sur le plan théorique sont inefficaces et contre-pro- ductifs, du moins pour les esprits contem- porains » (p. 50). Elle éclaire son attitude face au christianisme. Cette épistémo- logie ne peut que miner toute adhésion profonde.

Certes l’A. reconnaît un « kantisme flou » (p. 229), et qu’« il faut cependant dis- tendre au maximum l’épistémologie kan-

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tienne pour en arriver à des phénomènes contradictoires à propos du même nou- mène ; si l’on doit utiliser la même épis- témologie dans les autres domaines de l’existence, il sera difficile de s’y orienter » (p. 162). Mais le kantisme n’en constitue pas moins l’arrière-fond qui éclaire et or- ganise toute la démarche de Hick.

L’ouvrage du P. Morerod permet de dé- noncer les dangers d’une œuvre qui noie toutes les religions dans une confusion in- distincte, assimile la Révélation à une il- lusion hégémonique, et, se fondant sur un refus global de la métaphysique, ramène la rationalité à une pensée fragile. On com- prend alors le rappel du mot du futur pape Benoît XVI en quatrième page de couver- ture, et le souci manifesté par l’A. de re- dire, chaque fois qu’il le juge utile, toute la richesse et la qualité du thomisme, qui permet de résoudre des problèmes théolo- giques fondamentaux.

Insister sur les conséquences négatives d’une telle philosophie est d’autant plus important aujourd’hui que, d’une part, la tendance actuelle est à ce relativisme qui, sous l’apparent respect des différences religieuses, impose son mépris ignorant de la métaphysique ; et que, d’autre part, certains envisagent encore de conjuguer la théologie chrétienne avec le kantisme.

Certes, « si d’autres peuvent aboutir à des systèmes proches de celui de Hick sans se référer à Kant et si l’on peut être kantien sans être hickien » (p. 235), les conséquen- ces de cette influence sont ici claires.

Michel Mahé.

Counter-Experiences, Reading Jean-Luc Marion, Edited by Kevin Hart, Notre Dame (Indiana), University of Notre Dame Press, 2007, 1 vol. de x-478 p.

Ce recueil d’études sur la pensée de Jean-Luc Marion, le plus important à ce jour, est né d’un colloque organisé à l’Uni- versité Notre Dame dans l’Indiana en 2004. Après l’Introduction de Kevin Hart, on trouve des essais d’auteurs américains, français, australien et anglais : D. Tracy (Jean-Luc Marion, Phenomenolog y, Hermeneutics, Theology) ; J. D. Caputo (The Hyperbolization of Phenomenology, Two Possibilities for Religion in Recent Continental Philosophy) ; C. O’Regan (Jean-Luc Marion, Crossing Hegel) ; Th. A. Carlson (Blindness and the Decision to See, On Revelation and Reception in Jean-Luc Marion) ; E. Falque (Larvatus pro Deo, Jean-Luc Marion’s Phenomenology and Theology) ; K. Tanner (Theology at the Limits of Phenomenology) ; R. Horner (The Weight of Love) ; J. Milbank (The Gift and the Mirror, On the Philosophy of Love) ; Cl. Romano (Love in Its Concept, Jean- Luc Marion’s The Erotic Phenomenon) ; G. McKenny ((Re)placing Ethics, Jean- Luc Marion and the Horizon of Modern Morality) ; M. Kessler (Responsibility wi- thin Politics, The Origins of Locke’s Idea of Equality). Le volume est clos par un texte de Marion lui-même : The Banality of Saturation, première version d’un essai paru dans le Visible et le révélé (voir no- tre recension dans la Revue thomiste 107 [2007], p. 677-680), complété par une bi- bliographie d’écrits de et sur Marion.

Dans son Introduction, Kevin Hart for- mule les deux grands thèmes de ces étu- des : à savoir la fin de la métaphysique et une compréhension phénoménologique de la Révélation. La critique de la méta- physique occupe effectivement une place de choix dans les divers articles qui consti- tuent le recueil, même si on ne se prive pas de rappeler les équivoques et les écueils de ce refus – d’autant plus que Jean-Luc

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Marion lui-même fait remarquer qu’une définition conceptuelle de la métaphysi- que reste encore à élaborer (p. 411)… La dénonciation rituelle de la métaphysique se recoupe le plus souvent avec la condam- nation de l’ontothéologie. Toutefois, ces développements ancrés dans l’héritage de Heidegger et de Lévinas tournent de temps en temps à des exagérations mal- heureuses, se perdent dans l’excès. Le pro- cès que l’on fait au principe de la raison suffisante paraît être un procès fait à la déduction, au raisonnement logique, et il arrive que la grande tradition métaphysi- que de l’Occident soit quasiment identi- fiée à un pauvre rationalisme cultivé dans le sillage de la science newtonienne. Les critiques formulées par rapport à la mé- taphysique sont inspirées par le refus des diverses Hinterwelt.

Forte de la grande vision husserlienne de la validité inconditionnelle de la Gegebenheit (donation), la phénoménolo- gie entend relire et repenser la Révélation selon toute sa radicalité, en tant que phé- nomène suprême. Sans doute, chez Marion lui-même, la notion du phénomène saturé constitue un garde-fou puissant devant les tentations d’oublier la condition in via de la pensée, mais certains lecteurs trop en- thousiasmés par le philosophème d’une donation sans faille semblent oublier que l’idéalisme absolu de l’Encyclopédie est advenu à la suite de l’abolition de la Chose en soi par les postkantiens… Marion a rai- son, certes, de rappeler que, avant Husserl, Kant avait présenté une authentique doc- trine de l’autonomie de l’Erscheinung (p. 388). Or si « le phénomène » kantien n’est pas qu’une simple et trompeuse ap- parence, il reste inconcevable sans le nou- mène qui lui correspond…

La plupart des études du recueil, sur- tout celles de la plume d’auteurs de langue anglaise, ne se contentent pas d’exposer les grands thèmes marioniens, mais elles les critiquent aussi avec vigueur. Il arrive, certes, que la critique soit excessive et gra- tuite, mais elle permet souvent d’appro-

fondir les horizons qu’ouvrent les écrits du grand phénoménologue français. Le théologien catholique de Chicago, David Tracy, prend acte de l’importance du tour- nant « dionysien » de cette phénoménolo- gie éprise de la Révélation, mais reproche au penseur du phénomène saturé de ne parler que du Christ de la théologie apo- phatique, faisant apparemment l’impasse sur le Christ de la Passion, le Christ de la Croix (p. 61). Quant à la théologienne pro- testante de Chicago, Kathryn Tanner, elle procède à une critique en règle de cette phénoménologie de la Révélation. Marion indique et expose les conditions selon les- quelles la philosophie pourra reconnaître la Révélation, mais de cette manière il soumet la venue du Verbe à des conditions a priori de la philosophie. Au lieu d’éla- borer la compréhension de la Révélation à partir de la saisie de l’intelligence et du cœur par le Fils incarné, la phénoménolo- gie prescrit pour ainsi dire les conditions de lire l’apparition de Dieu dans la chair, son avènement dans le monde. Dieu ad- vient comme le phénomène saturé, mais il se donne comme tout autre phénomène, d’où une univocité de la donation, en- torse mortelle à la transcendance divine (p. 203 s.). La conclusion de cette intran- sigeante théoricienne de la souveraineté divine est que, pour rendre justice à une authentique théologie de la Révélation, il faut admettre que la « philosophie n’a qu’une portée régionale » (p. 227). Sans doute tout cela n’est qu’un développe- ment fidèle, une réitération conséquente, du grand refus protestant de l’analogia en- tis, mais l’A. manque — délibérément — la visée du discours marionien et conduit à exclure toute relation féconde entre philo- sophie et théologie.

Ces critiques de théologiens ont leur pendant dans des critiques de philoso- phes. John D. Caputo, porte-parole amé- ricain de Derrida, déploie l’opposition de deux grandes voies de la philosophie de la religion. L’une, que marquerait l’œu- vre du Derrida tardif, proclame une re-

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ligion du désir ; l’autre, que représente avec éclat le penseur de Dieu sans l’être, serait une religion de l’accomplissement.

L’opposition est développée avec fougue et brio dans un texte à la plus belle écri- ture parmi les contributions du recueil. Il n’est que plus malheureux de voir l’étude dériver vers une opposition étrange et gratuite de deux sortes de religions : la première, représentée par Marion, serait une espèce de « réalisme magique théo- logique », professant « un littéralisme », qui va jusqu’à donner aux anges un statut

« onto-phénoménologique », au lieu de les traiter comme « véhicules » d’expression littéraire (p. 84-85) ; la seconde, en face de ce « littéralisme ultra-conservateur », est

« le corrélationisme » sobre et rationnel propre au projet du « catholicisme libé- ral », à savoir une variante de la religion des Lumières, exposée avec, comme argu- ment de choc, une référence à la christolo- gie d’E. Schillebeeckx (p. 92-93).

La contribution la plus importante de ce volume, un véritable petit traité d’aga- pologie, est de John Milbank. Sans doute, l’exposé est émaillé de remarques criti- ques exagérées, fantasques. La philoso- phie marionienne implique « une ontolo- gisation de la haine » (p. 289), elle présente un univers déchu où il ne se trouve que des « ennemis » (p. 308). Cette phénomé- nologie apophatique « démonise » tout ce qui est apparent, formé (p. 266). Elle ré- cuse la vision classique privative du mal, et de ce fait n’admet pas que l’habitus de l’amour soit interrompu (p. 291). L’attaque frontale que le philosophe anglais livre à la phénoménologie de la charité est cen- trée sur l’inadmissible absolutisation de l’Amour. L’amour ne doit pas être disso- cié de la connaissance, sinon, en insistant sur le mystère, on n’aboutira qu’à l’infini- tisation du secret. L’amour est, certes, in- conditionnel, mais il n’est pas pour autant sans référence à autre chose que lui-même.

Bref, « l’amour n’est pas univoque mais analogique ». Marion met entre parenthè- ses le grand principe catholique de l’ana-

logia entis, d’où sa surévaluation du bien par rapport aux autres transcendantaux (p. 284 s.). Certes, la critique de Milbank attire l’attention sur les difficultés de cette phénoménologie, mais sa portée se trouve relativisée par l’amalgame qu’il prati- que, sans bien s’en rendre compte, entre

« bien » et « amour ». Le bien n’est qu’un transcendantal quand l’amour est l’es- sence même de Dieu ! Au moins si l’on en croit la Première Épître de saint Jean…

La grande étude de Milbank montre que finalement, au-delà de la critique de la métaphysique et de la compréhension phénoménologique de la Révélation, le thème central de Marion, au moins dans ses derniers travaux, est l’amour. En pré- sentant un concept unifié, univoque, de l’amour (voir Cl. Romano, p. 319 s.), cette phénoménologie initie des révolutions en théologie comme en philosophie. Si les théologies de la foi et de l’espérance domi- naient le xxe siècle, le siècle qui commence semble s’ouvrir sous le signe d’une théo- logie de la charité (G. McKenny, p. 339).

Quant à la philosophie stricto sensu, la pensée des Prolégomènes à la charité et du Phénomène érotique dépasse et complète le tournant éthique de Lévinas. Lévinas reconnaît l’Infini dans le Visage d’autrui, mais il ne va pas finalement plus loin que la métaphysique morale de Kant. Autrui reçoit un respect inconditionnel que com- mande sa valeur universelle ; mais la res- ponsabilité que j’éprouve à son égard ne saurait encore l’individualiser. La charité seule permet que l’autre soit perçu comme un non-objet, elle seule rend possible de lire des traits individuels dans le Visage (G. McKenny, p. 346 s.). C’est dire que si la loi (éthique) prescrit le commandement, seul l’amour parvient à le faire accomplir effectivement.

Les études rassemblées par K. Hart fournissent un éventail très large de dis- cussions et d’exposés de la phénoméno- logie marionienne. Elles permettent d’en repenser certains thèmes essentiels, et el- les ouvrent des perspectives inédites pour

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les interpréter. Elles constituent, au sens le plus large du terme, un instrument de tra- vail précieux que rend quasiment « incon- tournable » l’admirable bibliographie, no- tamment celle relative à la littérature se- condaire qui comprend un grand nombre d’importants comptes rendus consacrés aux livres de Jean-Luc Marion. C’est cer- tainement la bibliographie marionienne la plus riche à ce jour. Qu’il nous soit permis de la compléter avec le titre d’une étude peu connue : « Notes sur les modalités de l’ego », dans Chemins de Descartes, Éd. par Ph. Soual et M. Vetö, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 83-94.

Miklos Vetö.

Michel Mahé, Le Consentement de la raison au Verbe, « Croire et savoir, 46 », Paris, Téqui, 2007, 1 vol. de 240 p.

La recherche rigoureuse et objective de Michel Mahé exprime le souci de trouver une voie pour conduire à son épanouis- sement l’élan essentiel et impérieux de la raison en quête de vérité. L’élan rationnel est fondamentalement métaphysique et anime toute spéculation, philosophique et scientifique. « Tout système rationnel […]

se fonde sur une métaphysique, et, plus précisément encore, sur une théologie, ex- plicite ou simplement implicite, en attente de son explicitation » (p. 43). Des options théologiques influencent la raison dans ses choix et ses interprétations. Elles dy- namisent tout le discours rationnel qu’el- les précèdent logiquement et chronologi- quement. Ce savoir pré-rationnel se cris- tallise autour d’un pivot : la réponse que chaque sujet singulier apporte à la ques- tion de Dieu, c’est-à-dire de l’existence et de l’essence du divin. Cette réponse l’en- gage profondément. Plus il l’assume en exerçant l’élan rationnel, plus elle déter- mine ses pensées et ses actions.

La diversité des systèmes rationnels, particulièrement dans le domaine phi- losophique, manifeste la difficulté de

la raison à accomplir, de façon durable et satisfaisante, l’élan qui lui est propre, mais dévoile aussi la vitalité de cet élan.

L’ambivalence peut être appréciée, soit comme une richesse, soit au contraire comme une faiblesse de l’intelligence qu’il faut surmonter. Le scepticisme conçoit né- gativement l’absence d’aboutissement de l’élan. Mais l’échec même « est au service de l’achèvement de l’élan qui ne peut s’ac- complir que dans le plein développement du vrai, de l’Absolu » (p. 77). La difficulté de la raison à accomplir son inspiration est pour elle une souffrance. Relancer l’élan rationnel manifeste qu’une espérance et une confiance la dynamisent. « Elle ne parvient pas à satisfaire l’élan impérieux qui l’anime, mais elle ne peut renoncer à ce qu’elle ne parvient pas à satisfaire plei- nement » (p. 88). Renvoyée à sa finitude, la raison est amenée à reconsidérer le sens véritable des aspirations qui l’animent.

Une exigence de sens est essentielle à l’homme. « C’est en utilisant ses outils propres, les signes, organisés dans un dis- cours qui représente le réel, que l’intelli- gence humaine satisfait son exigence du sens » (p. 97). La fin poursuivie par l’éla- boration rationnelle est d’atteindre une adéquation, toujours plus proche, du pro- duit intellectuel au discours inscrit dans l’être. « La raison est apte à lire le monde, qui est un discours, autrement dit, l’ex- pression d’une rationalité locutrice, di- vine, qui s’exprime par lui ; c’est tout cela que signifie “la pensée du logos” dans l’histoire de la philosophie » (p. 111).

Une intéressante analyse critique des développements idéologiques modernes et de leur enracinement dans l’histoire de la philosophie montre qu’ils récusent tout logos inhérent au réel. Kant, Marx, Hegel, Nietzsche, nos contemporains athées, of- frent différentes formes d’opposition à

« la pensée du logos ». Leur refus est celui d’une véritable transcendance au monde et à la raison elle-même. Ce refus inclut le rejet de la présence de Dieu en l’être et en l’homme, le déni de la gratuité de

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l’amour divin qui s’exprime dans les di- vers dons, de l’acte d’être à celui de la vie éternelle, et le non-vouloir de la dépen- dance à l’amour paternel de Dieu, en un mot le rejet du christianisme. Il s’avère nécessaire de redresser « la pensée du lo- gos » qui « demeure latente aux propos, aux attitudes, philosophiques, même de ceux qui semblent s’en détacher » (p. 115).

Le terme logos, parole, possède un sens précis dans la sagesse chrétienne. Il dé- signe la deuxième personne de la Trinité, le Verbe incarné, Jésus Christ, qui n’est pas seulement Parole de Dieu : il est Dieu, égal en tout au Père. « Principe de l’exis- tence de l’être, donc de l’homme, il est le chemin du salut qui conduit celui-ci à la réconciliation avec le Père » (p. 140).

L’Incarnation rédemptrice constitue le cœur du message chrétien, et la voie du Christ se propose à la raison en quête de vérité pour conduire son élan à son plein accomplissement. Car l’élan strictement rationnel s’intègre dans un élan spirituel plus global qui tend naturellement vers Dieu. « Cet élan global dynamise l’élan rationnel par l’intermédiaire d’éléments prérationnels, fondamentalement théo- logiques » (p. 153). Ainsi l’élan rationnel a une intention religieuse : il tend sponta- nément vers le Logos et oriente la raison vers Dieu.

Sans professer la foi chrétienne, la rai- son peut consentir à écouter la sagesse que l’Église enseigne. Elle contient toute la vérité sur Dieu, son Verbe, la vocation et la destination de l’homme. L’union in- time au Verbe constitue la fin à laquelle il est appelé. Mais il lui faut consentir de plein cœur aux dons que Dieu lui consent.

Ils exhaussent sa nature au niveau surna- turel de la vie de la grâce, permettent la présence de la Trinité dans l’âme, produi- sent une vie théologale, et orientent vers Dieu tout ce que fait l’homme qui veille à vivre selon cette orientation. La vie théo- logale soutient l’intelligence et la volonté.

Lorsque la raison entreprend la connais- sance des réalités autres que Dieu, l’être,

le monde et l’homme, elle « exerce cette démarche naturelle, tout en ayant, par ailleurs, consenti à l’offre du Verbe, à sa présence, et à l’influence de ses dons di- vers » (p. 153). Dès lors la Révélation joue le rôle du prérationnel, nécessairement vrai ; et le savoir surnaturel sur Dieu, l’homme et leurs rapports, exerce une incontestable influence sur l’élan rationnel et donc sur le cheminement de la raison naturelle. La démarche demeure philosophique et ne tend que vers une meilleure connaissance de l’être. « Que la raison bénéficie du sou- tien lumineux des dons du Verbe […] ne la dispense pas d’élaborer des enchaîne- ments strictement rationnels d’arguments, eux aussi strictement rationnels » (p. 158).

Le discours demeure naturel, accessible à toute raison, quand la foi et les autres dons divers confortent l’intelligence, lui don- nent de cheminer avec plus d’assurance, d’éviter l’erreur et d’élaborer de justes propositions ontologiques, anthropologi- ques et éthiques. Ainsi celui qui veut ef- fectivement accomplir naturellement son élan rationnel, a tout à gagner à accueillir de façon responsable l’offre fécondante du Verbe. Encore faut-il que la raison sur- monte certaines réticences, dont aucune d’ailleurs ne s’avère suffisamment fondée.

Surnaturel ne signifie pas irrationnel. Il n’y a pas d’étrangeté entre la Révélation et la raison. La foi n’exige aucune démission de la raison qui, bien au contraire, joue le rôle de servante de la théologie. Sans doute elle ne peut prouver toutes les vé- rités révélées. Elle doit accepter ce dépas- sement dû à la finitude de la créature, et adopter l’attitude qui rend non seulement possible mais aussi efficace la rencontre avec le Verbe fécondant.

À partir de Descartes, les philosophes modernes et contemporains ont une déter- mination globalement négative à l’égard de la Révélation. Ils rejettent un message qui réfute l’autorité suprême de la raison sur la détermination des voies de l’épa- nouissement de l’homme. Une détermina- tion positive exige la reconnaissance par

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l’homme « de sa totale dépendance vis-à- vis de Dieu, du Verbe, créateur et salvateur, tant au niveau de l’existence, de l’essence, et de la possession des facultés — l’intelli- gence ou la raison notamment — et de leur usage » (p. 217-218). Cette conversion sal- vatrice s’exprime dans une attitude hum- blement accueillante à l’enseignement du Verbe et à ses dons surnaturels et gratuits, qui exercent une influence sur la démar- che de la raison naturelle. Une telle atti- tude dispose à accepter, avec le don divin de la foi, la Révélation comme expression de la Vérité.

Disciple de saint Thomas, Michel Mahé l’est plus encore d’Aimé Forest. Le point fort de son étude est l’approfondissement du thème du consentement à l’être, si cher au maître. Le consentement à l’œuvre fé- condante du Verbe permet d’accomplir vraiment l’élan de la raison sans porter préjudice à l’activité rationnelle. L’homme de foi et de raison consent donc au Verbe, et pratique une activité rationnelle. Sa raison ne se cantonne pas à une fonction strictement théologique d’explication des vérités de la foi. Soutenue par le Verbe, elle exerce, dans la confiance et la liberté, son élan vers la connaissance de son objet na- turel, l’être. Cet élan étant naturellement métaphysique, et par conséquent théo- logique, elle affirme l’unicité de la vérité, en conformité avec la Révélation qui pré- sente la raison et la foi comme deux dons de Dieu au service d’une seule vérité. Par l’adhésion totale du sujet à la Révélation, la Sainte Trinité habite en son cœur. Les bienfaits de l’habitation agissent sur son intelligence et sa volonté. Ce soutien in- cline à une forme rédemptrice d’humilité.

L’entier consentement au Verbe conduit donc au salut et profite à la philosophie elle-même.

« Lorsque la raison consent ainsi, dans l’exercice naturel de son élan propre, à être habitée et soutenue par le Verbe, elle devient chrétienne, proposant une phi- losophie chrétienne » (p. 225). Celle-ci se développe dans le soutien du Verbe à

l’offre duquel le philosophe renouvelle continûment son consentement. Pour devenir pleinement chrétienne, la philo- sophie doit découvrir et accepter l’orga- nisation de l’être voulue et produite par la sagesse divine. Cette organisation ma- nifeste l’amour de Dieu pour lui-même et pour le monde. Alors le philosophe chrétien s’intègre à l’ordre du monde et de la vie, lorsqu’il consent à la charité qui vient habiter son amour naturel de l’être, du prochain et surtout de Dieu. Fidèle à la vérité, il progresse dans la maîtrise de son objet propre, l’être. En adhérant au Verbe fécondant, il devient serviteur de la théologie : il entreprend de réfuter les at- taques contre des propositions de foi, et il contribue à l’explicitation théologique. Il peut aussi contribuer à disposer celui qui est de droite raison et de bonne volonté à accueillir le Verbe qui veut demeurer en lui. En un mot, « le consentement à l’of- fre fécondante du Verbe permet de voir se profiler une pratique libérée et confiante de la recherche rationnelle […] dans le domaine théologique, anthropologique, éthique » (p. 235).

sr Louise-Marie Antoniotti, o.p.

René Girard, Achever Clausewitz, Entre- tiens avec Benoît Chantre, « Essai », Paris, Carnets Nord, 2007, 1 vol. de 368 p.

On doit comprendre le titre de l’ouvrage dans son sens le plus ample. En effet, Carl von Clausewitz est mort en 1831 sans avoir pu conclure son ouvrage De la guerre, et sans, selon René Girard, avoir pu aller jus- qu’au bout de sa pensée (p. 13). Il s’agit en- fin de mettre un terme définitif à une cer- taine manière de voir la guerre.

L’A. aborde au fil de la lecture de la pre- mière partie de l’œuvre de Clausewitz l’es- sence de la guerre. Pour Clausewitz, c’est un duel qui entraîne les deux protagonistes dans une montée violente « aux extrêmes » (p. 25-65). Pour R. Girard, cette définition

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est une anticipation de sa théorie mimé- tique expliquant la violence par l’absence de différentiation. Clausewitz raisonne à partir de l’histoire récente de la Prusse vaincue en 1806 par Napoléon ; il est mû par un « ressentiment » personnel pro- fond contre l’empereur (p. 236). Ces deux éléments se complètent, se renforcent et s’expliquent parfaitement dans la théorie mimétique. À partir d’éléments apparte- nant à plusieurs domaines, anthropologie, politique, histoire, littérature, voire théo- logie, l’A. développe sa vision mimétique de l’œuvre de Clausewitz. Cette progres- sion de la pensée est illustrée par l’histoire des relations franco-allemandes depuis Frédéric II jusqu’à de Gaulle (p. 269-328).

Elle débouche sur le constat de la fin de la guerre comme institution et sa paradoxale conséquence, qui n’est pas la paix, mais la montée de la violence sur la terre en- tière, en un mot l’apocalypse dans le sens chrétien du terme (p. 87-90). Seul le chris- tianisme, qui a pu dévoiler le mythe du meurtre fondateur, est capable de prévenir la destruction du monde par les hommes eux-mêmes. Le paradoxe est que le chris- tianisme prévoit et prédit la disparition du monde à la fin des temps.

Il faut reconnaître que l’emploi simul- tané de plusieurs types de savoir peut don- ner l’impression d’une certaine confusion du propos, qui est parfois compensée par l’habileté intellectuelle qui les conduit ensemble. La difficulté principale de cet ouvrage tient surtout à la théorie miméti- que qui rend compte de l’apparition du re- ligieux comme premier facteur de paix so- ciale par le processus du sacrifice du bouc émissaire (p. 56-57). Elle est ici conçue comme seule compréhension possible des réalités humaines, sociales et même religieuses. Le christianisme lui-même ne peut pas y échapper, d’autant plus qu’il en est l’inspirateur (p. 48 ; p. 153). Dès lors, les autres apports apparaissent moins per- tinents, y compris le recours à la raison.

Cette démarche peut être éclairante, par exemple quand il s’agit de « démythifier »

la pensée de Hegel ou de Nietzsche. Mais les interrogations, voire les réserves, peu- vent devenir plus importantes quand l’A.

tente une critique des notions théologi- ques ou quand il les présente de manière parfois surprenante : Vatican II supprime la violence de Dieu (p. 20), voire fausse « la révélation chrétienne, sorte d’expiation divine où en son Fils Dieu demanderait pardon aux hommes de leur avoir révélé si tard les mécanismes de leur violence » (p. 10).

L’A. reste le plus convaincant lors- qu’il présente les œuvres littéraires de Clausewitz, de Mme de Staël (p. 269-288) ou de Hölderlin (p. 197-235), ou encore lorsqu’il recourt à la richesse de sa culture européenne : Pascal, Baudelaire, Wagner, Péguy… Il essaye aussi de produire une nouvelle apologétique catholique basée sur une lecture des signes dramatiques des temps et sur la richesse de sagesse de la Révélation.

fr. Loïc-Marie Le Bot, o.p.

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Histoire des doctrines

Enrico Peroli, Dio, uomo e mondo, La tradizione etico-metafisica del Platonismo,

« Temi metafisici e problemi del pensiero antico. Studi e testi, 91 », Milano, Vita e Pensiero, 2003, 1 vol. de 572 p.

Cet ouvrage d’Enrico Peroli, accueilli par G. Reale dans sa collection « Temi me- tafisici e problemi del pensiero antico », s’articule en deux parties dissemblables.

Le premier versant, que l’on pourrait qualifier de païen dans son objet d’étude, fruit de recherches menées auprès de W. Beierwaltes à l’université de Munich,

est consacré à la philosophie de Plotin.

L’A. en scrute d’abord le sens de l’être et la question du monde (chap. 1) par l’ap- proche de l’Un en soi en qui toutes les choses trouvent leur origine, de l’Esprit comme être existant le plus élevé et de l’âme comme action du noûs hors de soi.

Il marque aussi les différences entre la co- smologie plotinienne et les cosmologies gnostiques ou stoïciennes. Il s’intéresse ensuite à la structure de la connaissance (chap. 2), à partir des thématiques de l’ex- périence et du concept, puis en approfon- dissant les notions de conscience, d’auto- conscience et d’Esprit.

Le second versant, chrétien cette fois, met en relief certains échos qu’eut la pen- sée plotinienne dans l’Antiquité tardive.

À cette fin, E. Peroli, qui fut le traducteur italien d’Endre von Ivánka, Plato chris- tianus (Milano, 1992), reprend le dossier, déjà ancien, du rapport entre platonisme et christianisme (chap. 3). Après un sta- tus quaestionis qui convoque brièvement G. F. W. Hegel, A. von Harnack, F. Loofs, M. Werner et d’autres, son intérêt critique se porte sur les réflexions de H. Dörrie, re- cueillies pour la plupart dans Platonica minora (Munich, 1976), qui réfute toute continuité stricte entre Platon et un pla- tonisme qui ne surgirait qu’au premier siè- cle avant le Christ.

Si l’on se rappelle qu’E. Peroli avait publié, en 1993, un ouvrage intitulé Il Platonismo e l’antropologia filosofica di Gregorio di Nissa, Con particolare rife- rimento agli influssi di Platone, Plotino e Porfirio, on ne sera pas surpris de le voir interroger ici le rapport philosophie- théologie (chap. 4) puis aborder le pro- blème de l’âme (chap. 5) dans la pensée de Grégoire de Nysse. Comme on pouvait s’y attendre, les rapprochements possibles concernent l’immortalité, mais en aucun cas la résurrection. Quant au sixième et dernier chapitre, consacré à la théologie trinitaire de saint Augustin, à la lumière de textes de la controverse avec les ariens (cf. Sermo Arianorum, Contra Sermonem Arianorum, Collatio cum Maximino, Contra Maximinum), il est moins une confrontation avec le platonisme que les précédents.

Curieusement, l’ouvrage s’achève par un appendice sur l’interprétation de saint Augustin par Hans Jonas, à propos de l’hellénisation du christianisme, qui tient lieu de conclusion.

D’un point de vue formel, si l’on est heureux de trouver une riche bibliogra- phie ainsi que des index onomastique et analytique, on demeure toutefois sur- pris de ne lire ni véritable introduction ni conclusion dans un tel volume. Par ailleurs, la présence d’une à trois lignes de texte (p. 29, 44, 48, 64, 84-86, 97, 164, 174, 180, 190-191, 196, 209, 212-213) pour une page qui peut compter jusqu’à 42 li- gnes de notes (p. 97, 180, 190, 209, 212-213) s’avère quelque peu indigeste. Ces quel- ques légères réserves ne doivent toutefois pas masquer la qualité et le sérieux de ce travail sur la tradition éthico-métaphysi- que du platonisme.

Philippe Curbelié.

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histoire des doctrines

Dominique Doucet, Augustin, L’expé- rience du Verbe, « Bibliothèque des philo- sophies », Paris, Vrin, 2004, 1 vol. de 192 p.

Grâce à Dominique Doucet, la « Biblio- thèque des philosophies » des éditions Vrin s’enrichit d’un Augustin bien docu- menté. En seulement 192 pages, l’A. réussit le tour de force d’introduire ses lecteurs à un nombre conséquent de questions phi- losophiques de première importance pour la pensée de l’évêque d’Hippone. Plutôt que de suivre l’ordre de publication de ses œuvres ou d’en recenser les thèmes ma- jeurs, il en privilégie les lignes saillantes.

Plus exactement, il cherche à en dévoiler la genèse à travers le repérage de schèmes,

« ces complexes de pensée, dans lesquels souvenirs plotiniens et porphyriens, ci- tations scripturaires et réflexion théolo- gique forment un bloc presque impossi- ble à décomposer » (P. Hadot [cité p. 10]

à l’égard de qui la dette avouée semble grande). Ces arêtes attestent la vitalité d’une pensée en mouvement constant, la fécondité d’un homme qui reconnaît être de ceux « qui proficiendo scribunt et scri- bendo proficiunt » (Epist., 143, 2).

Par fidélité à son inspirateur africain, D. Doucet présente ces schèmes selon un ordre qui va du plus englobant au plus éminent, du plus élémentaire au plus af- finé. Le premier, événement-présence- permanence, offre une clef de lecture aux Confessions où l’interprétation des événe- ments laisse transparaître la présence de Dieu et, au-delà, sa permanence. Le dé- ploiement du triptyque est parfait dans le mystère de l’Incarnation du Verbe qui, de l’événement d’une naissance humaine en passant par la présence du Verbe incarné, atteint la permanence du Verbe éternel. Le second schème fait écho à la tripartition physique-logique-morale qui structure une philosophie antique dont « Augustin aime montrer combien l’Incarnation l’as- sume et comment la vraie religion l’ac- complit » (p. 13). Le troisième, activité-ré-

sultat, touche au cœur d’une ontologie où l’être est avant tout une activité qui, par la formatio et la conversio, peut se réali- ser. Ce schème illustre au mieux l’œuvre propre du Verbe pour celui qui découvre que, « dans le Christ, le couple voie-pa- trie s’unifie » (p. 175). Le schème suivant, être-vie-pensée, reçu du platonisme mais transformé par Augustin tant dans l’ordre de l’activité cognitive (cf. De magistro) que dans celui de l’activité volitive (cf. épiso- des du vol des poires et du jardin de Milan relatés dans les Confessions), se révèle, lui aussi, « unifié dans le Verbe » (p. 107).

Enfin, le double schème final, coordina- tion-incoordination et paronymie, déve- loppé respectivement par la métaphysi- que porphyrienne et par les libri platoni- corum, vient parachever ce qui constitue une authentique métaphysique du vrai (cf.

Confessions, Lib. VII) où le Verbe surgit comme « lieu des formes et forme des for- mes » (p. 177).

Deux notes complémentaires (la struc- ture du De vera religione et un tableau syn- optique et évolutif du De magistro) suivies d’une bibliographie complètent utilement cette présentation. Les lecteurs familiers d’Augustin seront peut-être surpris de n’y trouver que de rares allusions (cf. n. 1 de la p. 13) à la source biblique, mais en retrouveront, au fil des pages, les théma- tiques favorites. Ils apprécieront surtout que cet essai roboratif soit parsemé de réminiscences augustiniennes qui don- nent à la lecture un tour fort agréable, et ils ne pourront finalement qu’acquiescer au sous-titre proposé : « L’expérience du Verbe ».

Philippe Curbelié.

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Isabelle Bochet, « Le firmament de l’Écri- ture », L’herméneutique augustinienne,

« Collection des Études augustinien- nes : Série Antiquité, 172 », Paris, Institut d’Études augustiniennes, 2004, 1 vol. de 576 p.

Isabelle Bochet, dont les augustiniens goûtent régulièrement la pertinence des analyses et la clarté des synthèses, nous livre ici une œuvre de grande matu- rité. On y cueille le fruit de longues an- nées de recherches conduites en dialogue avec Goulven Madec, Martine Dulaey ou Allan D. Fitzgerald comme avec Paul Ricœur, Jean-François Courtine ou Ruedi Imbach.

Depuis les travaux précurseurs d’Anne- Marie La Bonnardière, l’exégèse augusti- nienne a suscité un bon nombre d’études qui n’en ont abordé qu’assez tardivement la dimension herméneutique (voir, de l’A. :

« De l’exégèse à l’herméneutique augusti- nienne », Revue d’études augustiniennes et patristiques 50 [2004], p. 349-369). La conviction profonde qui traverse tout cet ouvrage est que l’herméneutique augusti- nienne est fondamentalement une hermé- neutique scripturaire, et ce en un double sens : non seulement Augustin ne cesse d’interpréter l’Écriture, mais l’Écriture lui offre aussi la possibilité d’interpréter tant sa propre vie (les Confessions) que le sens de l’histoire (la Cité de Dieu). D’emblée, il faut préciser qu’il ne conviendrait pas de voir ici deux moments successifs, au ris- que de gommer la médiation scripturaire dans l’accueil de la grâce selon l’inter- prétation augustinienne d’Is 7, 9 (LXX) :

« Nisi credideritis, non intellegetis. » En d’autres termes, « l’Écriture ne peut en- gendrer la conversion du sujet qui la lit que si elle est à la fois interprétée et inter- prétante » (p. 16), perspective qui renvoie à certains développements de P. Ricœur sur l’herméneutique du soi (voir, de l’A. : Augustin dans la pensée de Paul Ricœur, Paris, 2004, recensé dans RT 104 [2004], p. 493-494).

Dès lors, sans nier aucunement l’exis- tence d’autres influences, elles aussi in- contestables, I. Bochet montre que « la lec- ture de l’Écriture ne fait pas nombre, pour Augustin, avec les autres lectures : elle leur confère leur juste place » (p. 9). Elle ne mé- connaît d’ailleurs pas l’apport des philoso- phes païens à qui Augustin emprunte des vérités ad usum iustum, selon un discer- nement qui a pour norme l’Écriture elle- même : « Tout ce qu’un homme a appris ailleurs, si c’est nuisible, y est condamné, et si c’est utile, s’y trouve » (De doctrina christiana, Lib. 2, 42, 63 ; cité p. 14).

Pour honorer cette double fonction de l’Écriture, interprétée (première partie) et interprétante (pour soi et pour le monde : deuxième et troisième parties), l’A. arti- cule son propos selon une tripartition que la richesse de ses travaux antérieurs avait patiemment préparée.

La première partie, « La lecture de l’Écriture », ne se cantonne pas à l’étude, toujours féconde, de l’emploi par Augustin des citations scripturaires, mais aussi cherche à percer la conception augusti- nienne de l’Écriture. Ce sujet est, il est vrai, trop rarement traité. À cette fin, elle scrute « le statut de l’Écriture » (chap. 1) qui est en quelque sorte une première kénose du Verbe qui restaure le régime d’intériorité abîmé par le péché. Tout lecteur de l’Écriture doit accepter de se laisser illuminer par le Maître intérieur comme le fut l’hagiographe (voir, de l’A. :

« L’Écriture et le Maître intérieur selon Augustin », RSR 72 [1998), p. 20-37). Elle montre aussi que l’exégèse de 2 Co 3, 6 (« la lettre tue, l’Esprit vivifie ») dans le De spiritu et littera est double : elle est une invitation pour l’homme à se lais- ser transformer par l’amour dans le don du Saint-Esprit, mais aussi à découvrir le sens spirituel de l’Écriture. Ce double pas- sage, de la loi à l’Esprit et du littéralisme à l’interprétation spirituelle, n’est autre que l’unique Pâque qui arrache le fidèle à la cupiditas pour le plonger dans la caritas (voir, de l’A. : « “La lettre tue, l’Esprit vi-

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histoire des doctrines

vifie”. L’exégèse augustinienne de 2 Co 3, 6 », NRT 114 [1992], p. 341-370). I. Bochet parcourt également « le cercle herméneu- tique » (chap. 2) dans la lignée de la note complémentaire substantielle qu’elle nous offrait déjà dans l’édition du De doctrina christiana (BA 11/2, 1997, p. 438-449), puis s’arrête sur la figure d’Honoratus, ami de jeunesse demeuré manichéen à qui Augustin avait dédié le De utilitate cre- dendi. Grâce à l’apport des Retractationes, de la correspondance augustinienne et de l’Indiculum d’Hippone, elle propose qu’il soit aussi le destinataire de la Lettre 140 dans laquelle se mêlent des arguments antimanichéens et antipélagiens (voir, de l’A. : « Une nouvelle lecture du Liber ad Honoratum d’Augustin (= Epist. 140) », RÉA 45 [1999], p. 335-351).

La seconde partie, « De la lecture de l’Écriture à la relecture de sa vie », s’in- téresse d’abord à « l’expérience de la conversion à la lumière de l’Écriture » (chap. 3). Il va de soi qu’elle ne peut éviter les Confessions, préparées par des études exégétiques touchant au Psautier, à Rm 7, 22-25 et au rapport création/salut dans la Genèse et dans les Épîtres paulinien- nes. Puis elle réfléchit à la quête d’iden- tité, identité reçue de Dieu (chap. 4), en s’appuyant sur la médiation du récit. Les analyses de P. Ricœur sur l’identité nar- rative sont ici sollicitées pour contre- carrer les opinions de P. Fredriksen et L. C. Ferrari qui ne voient, au livre VIII des Confessions, qu’une reconstruction fictive, là où I. Bochet discerne une fine interaction entre expérience spirituelle et réflexion théologique (voir, de l’A. :

« Le livre VIII des “Confessions” : récit de conversion et réflexion théologique », NRT 118 [1996], p. 363-384).

La troisième partie, « De la lecture des philosophes à la lecture de l’Écriture », traite la question de « l’accomplissement de la philosophie par la religion chré- tienne » (chap. 5). Elle s’intéresse d’abord au De vera religione qui, comme les Institutions divines de Lactance, défend la

non-séparation de la philosophie et de la religion. Toutefois – et ceci dénote « une appréciation différente de la raison hu- maine » (p. 380) –, là où Lactance défend le lien sagesse-religion, Augustin promeut l’unité philosophie-religion (voir, de l’A. :

« “Non aliam esse philosophiam […] et aliam religionem” (Augustin, De uer.

rel. 5, 8) », dans Les Apologistes chrétiens et la culture grecque, Paris, 1998, p. 333- 353). Elle s’intéresse ensuite à la Lettre 118 à Dioscore qui établit une analogie entre la lecture individuelle des œuvres philoso- phiques dans l’itinéraire d’une personne et le déploiement des différentes philoso- phies dans l’histoire de l’humanité. Pour Augustin, il ne fait aucun doute que le Christ accomplit l’histoire de la philo- sophie (voir, de l’A. : « Le statut de l’his- toire de la philosophie selon la Lettre 118 d’Augustin à Dioscore », RÉA 44 (1998), p. 49-75). Le chapitre conclusif de cet ouvrage est consacré à la Cité de Dieu où I. Bochet perçoit une propédeutique à la lecture de l’Écriture (chap. 6), selon une belle intuition déjà développée dans son excellente introduction au magnum opus et arduum (cf. « Introduction » à la Cité de Dieu, « Nouvelle bibliothèque augusti- nienne, 3 » Paris, 1993, p. 9-58).

Au terme de cet ouvrage, les fidèles lec- teurs d’I. Bochet, qui sont souvent ses dé- biteurs, seront certainement heureux de retrouver, en un seul volume, le fruit d’une réflexion durablement mûrie, et sortiront convaincus que l’herméneutique scriptu- raire constitue bien, pour Augustin, « la matrice de son œuvre » (p. 506).

Philippe Curbelié.

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Marie-Hélène Congourdeau, L’Embryon et son âme dans les sources grecques (vie siècle av. J.-C. - ve siècle apr. J.-C.),

« Monographies / Centre de recherche d’histoire et civilisation de Byzance, 26 », Paris, Association des amis du Centre d’histoire et civilisation de Byzance, 2007, 1 vol. de 360 p.

Marie-Hélène Congourdeau a voulu éclairer la façon dont fut envisagé l’em- bryon dans les premiers siècles du chris- tianisme. Constatant l’influence exercée par les doctrines grecques qui ont été éla- borées à partir du vie siècle av. J.-C., elle a abordé cette interpénétration. Sa méthode scientifique est rigoureuse. Elle n’affirme rien qui ne soit justifié par des documents dûment établis et critiquement interprétés.

Témoignent du sérieux de son enquête les nombreuses références, citations et notes critiques en pied de page, la bibliographie qui regroupe les auteurs et ouvrages cités (p. 8-36), le classement des sources citées réparties en sources bibliques, patristiques, hermétiques, gnostiques et manichéennes (p. 344-349). Il s’agit pour l’A. de préciser quand l’âme s’unit au corps en gestation, c’est-à-dire si l’embryon est un végétal, un animal ou une personne humaine.

Pour ce faire, il faut commencer par élucider le rapport qu’entretient le corps avec son âme. La première partie explore donc la perception de l’âme dans les deux grands courants entre lesquels se par- tagent les sources grecques. Les varia- tions du premier présentent une âme qui

« préexiste à sa présence dans un corps » :

« À la suite d’une faute, ou suivant un des- sein mystérieux du démiurge, elle tombe dans la matière et se voit contrainte de vivre dans un corps (c’est à ce point pré- cis que s’insère la problématique de l’ani- mation de l’embryon). À la mort de l’être qu’elle anime, l’âme se sépare de ce corps qui se dissout alors en ses éléments. Si elle n’est pas assez purifiée durant sa vie terrestre, elle doit, parfois après un long temps de latence, migrer dans d’autres

corps, autrement dit se réincarner autant de fois que nécessaire, avant d’être jugée apte à retrouver l’état incorporel qui était le sien à l’origine » (p. 39).

Les variations du judaïsme hellénistique, aux antipodes de l’anthropologie grecque, attestent que l’union de l’âme et du corps est un fait naturel, que la raison d’être de l’âme est d’animer le corps, et c’est Dieu qui l’insuffle. Une survie individuelle est envisagée, du moins pour les justes qui doivent compter sur une rétribution dans l’au-delà. Dans les écrits intertestamen- taires on remarque une influence de la pensée grecque sur une pensée qui reste biblique : création de l’homme comme un tout, immortalité en vue d’une rétri- bution par Dieu. L’influence du schéma grec de l’âme sur les sectes du tournant de notre ère, celle des Pharisiens et celle des Esséniens, n’est pas déterminante.

Chez Philon, l’épopée de l’âme s’exprime dans sa lecture de la Bible. Dans la lec- ture rabbinique et midrashique, l’héri- tage sémitique se situe dans la mouvance pré-existentialiste. Dans les variations gnostiques on retrouve des éléments spé- cifiques de l’épopée de l’âme développée dans la philosophie grecque, surtout dans le néoplatonisme.

Aux premiers siècles, dans la grande Église, Clément d’Alexandrie (130-211) a pu être tenté par les spéculations sur la préexistence de l’âme, mais il est proba- ble qu’il n’a pas professé cette doctrine.

Origène (185-254) en est venu à admettre la préexistence de l’âme, au moins au titre d’aporie. C’est le fruit de sa réflexion sur Dieu, de sa controverse avec les hérétiques et les philosophes, et d’une certaine façon alexandrine de lire la Bible. « L’épopée de l’âme est ainsi entrée dans la grande Église (fût-ce pour en être bien vite ex- pulsée), non par suite d’une hellénisation indue du christianisme, mais à la faveur de la rencontre entre la Bible et les grands problèmes qui agitaient le monde en ce iiie siècle : l’origine du mal, la théodicée, la justice, le libre arbitre » (p. 108). Méthode

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histoire des doctrines

d’Olympe précise la façon dont s’opère l’union de l’âme et du corps. Il expose la théorie créatianiste. Dieu donne l’âme à chaque être humain. Elle est envoyée du ciel pour descendre dans un corps. « Bien sûr, rien ne s’oppose à ce que les âmes soient créées au moment même où elles sont envoyées du ciel. Mais si c’est le cas, cela reste implicite » (p. 111). Pour Didyme l’Aveugle, les âmes humaines sont créées avant leur corps. Après la chute, l’âme est exilée dans un lieu matériel où elle a besoin d’un corps. « L’homme est formé d’un nous incorporel, qui devient âme en revêtant le corps subtil, et d’un corps dense » (p. 112). Chez les moines d’Égypte, l’épopée de l’âme apparaît en filigrane dans la théologie d’Antoine. Elle s’épa- nouit dans l’œuvre d’Évagre, et se dif- fuse dans les milieux monastiques. On en trouve des traces chez des auteurs ortho- doxes : Athanase, Eusèbe, Basile, Grégoire de Nazianze. Mais Grégoire de Nysse est un adversaire de l’épopée de l’âme et en même temps un témoin qu’il existe à son époque des hommes qui professent cette croyance. Némésios d’Émèse affirme que les âmes préexistent à la génération du corps auquel elles seront unies, et éprouve peu de réticence envers la métensomatose infra-humaine. Pour Synésios de Cyrène, les âmes préexistent.

Un deuxième courant existait en paral- lèle qui avait une autre conception : celle d’une âme qui ne saurait exister sans un corps. Pour les philosophes présocrati- ques l’âme est un élément matériel dont la principale fonction est de maintenir le corps en vie. Il est donc difficile d’imagi- ner une survie ou une quelconque préexis- tence de l’âme individuelle. Chez les ato- mistes, l’âme est une sorte particulière de corps, qui naît avec le corps et se disperse en même temps que lui. Pour Aristote le corps est la matière du vivant, et l’âme la forme. Il distingue trois âmes : végéta- tive, sensitive et intellective. Elles doivent exister en puissance avant d’être en acte.

Elles s’actualisent progressivement au

cours du développement embryonnaire.

Aristote se démarque de ceux qui pen- sent que l’âme est corporelle et de ceux qui la voient séparée du corps. Elle a des parties dont l’une est séparable, l’intel- lect, qui participe d’une certaine manière à l’éternité de l’intellect agent. Les disci- ples d’Aristote ont mis l’accent sur le lien entre l’âme et le corps. Au-delà des péri- patéticiens, certains philosophes se sont intéressés à la différence aristotélicienne entre l’intellect et l’âme. Parmi les stoï- ciens, Zénon conçoit l’âme comme une vapeur s’exhalant des humeurs du corps et principalement du sang. Élément corporel et mortel, elle naît du corps et ne peut lui préexister ni lui survivre. Pour Cléanthe et Chrysippe, ce qui est refusé n’est pas la possibilité d’une survie, mais la préexis- tence d’une âme qui viendrait de l’exté- rieur animer un embryon. Les médecins ont disserté sur la nature de l’âme et son lien avec le corps. Pour Galien, le cerveau est son siège, le souffle psychique son ins- trument ; sa nature se résume à la krasis du cerveau ; elle n’est pas séparable du corps.

Dans la tradition biblique le monisme sémitique résiste aux théories helléni- ques de l’épopée de l’âme. Les chrétiens sont contre ces théories. Par exemple Pierre d’Alexandrie, Méthode d’Olympe, Apollinaire de Laodicée… Un courant de

pensée s’élabore qui insiste sur l’unité du composé humain, tout en soutenant l’im- mortalité et l’immatérialité de l’âme. Les deux éléments, le corps et l’âme, sont ve- nus à l’être simultanément. On ne peut les dissocier sans dissoudre la nature hu- maine. En conséquence, l’âme séparée de son corps par la mort se trouve dans une situation anormale et n’aspire qu’à retrou- ver ce corps par la résurrection.

Notre parcours à travers les diverses conceptions de l’âme pose des questions précises : d’où vient le corps ? comment se constitue-t-il ? d’où vient l’âme ? quand s’unit-elle au corps en gestation ? l’être qui est dans le sein est-il un être humain ? La deuxième partie répond à ces ques-

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tions. Parmi les auteurs présentés dans la première, certains pensent que le corps vient d’une seule semence, celle du père, la mère ne fournissant que le réceptacle où l’enfant s’élabore. D’autres mettent à égalité l’homme et la femme pour la pro- duction de l’enfant, reconnaissant l’exis- tence d’une semence féminine, apte à ren- dre compte de la présence chez l’enfant de caractères héréditaires féminins. Quant à l’origine de la semence, il y a ceux qui la font dériver du sang, ceux qui la font déri- ver du cerveau, ceux qui la font dériver de l’ensemble du corps parce qu’elle est géné- ratrice de toutes les parties du corps.

L’étape capitale dans la formation de l’embryon, celle qui inaugure le proces- sus qui s’achèvera à la naissance, est la conception ou production d’une entité différente de la semence initiale. La ma- trice accueille la semence, la retient et la conduit depuis le col jusqu’à son fond. Si l’on pense que la cellule masculine seule joue un rôle dans la constitution de l’être nouveau, cette semence subit une trans- formation lorsqu’elle se trouve dans la ma- trice. Le mécanisme est simple : on a un agent coagulateur, la semence, et une ma- tière coagulée qui provient de la femme. Si l’on pense qu’à l’origine il y a deux semen- ces, leur mélange aboutit à une seule qui s’entoure d’une membrane et se développe.

L’enfant est formé.

M.-H. Congourdeau étudie alors la du- rée de la gestation et le temps de la for- mation. Pour nombre d’auteurs, l’anima- tion de l’embryon se situe au moment de la formation. À ce moment-là l’embryon devient un être humain. Mais la durée de la formation dépend de celle de la gesta- tion et du sexe de l’embryon. Les garçons reçoivent forme humaine plus vite que les filles. Quant au couple de chiffres proposé pour la durée de la formation et celle de la gestation, il varie selon les auteurs et leur argumentation. Même diversité d’opi- nions lorsqu’il s’agit de préciser quel est le premier organe formé, ou la manière

dont l’embryon mange et respire, ou en- core combien d’âmes nous avons.

Quand un auteur évoque l’animation de l’embryon, « l’origine de l’âme, son caractère éternel ou transitoire, créé ou transmis, le moment et le mode de sa ve- nue dépendent étroitement des choix faits à d’autres niveaux, sur la nature de Dieu, du monde et de l’homme » (p. 254). L’âme vient ou bien de l’extérieur ou bien de l’intérieur de l’embryon. L’incorporation d’une âme venue du dehors a développé chez les Anciens tout un imaginaire. Les auteurs chrétiens dans la grande Église ont affirmé avec un bel ensemble que l’âme n’est pas de substance divine. Dieu crée chaque jour des âmes pour animer les corps qui sont engendrés chaque jour. Ni préexistence ni animation tardive, l’âme est créée avec le corps, dans le corps même. Mais si l’âme ne vient pas du de- hors, c’est peut-être qu’elle se trouve déjà à l’intérieur ? Cette option a pris deux for- mes principales : l’animation à partir du sperme ou à partir de l’âme d’Adam.

Quelle âme anime l’embryon ? Certains pensent que l’embryon est une partie de sa mère, d’autres un végétal, ou même un animal puisqu’il possède la nutrition et surtout le mouvement. D’autres accor- dent à l’embryon une âme proprement hu- maine. Le point de divergence concerne alors le moment où intervient l’âme ra- tionnelle à l’intérieur du temps de ges- tation. Plusieurs le situent à la naissance, d’autres à la formation, avec les varia- tions que nous avons rencontrées au sujet du moment où le corps est complètement formé dans la matrice. Pour d’autres, « la formation n’est qu’une étape (la princi- pale) dans le processus d’animation pro- gressive où l’embryon se voit doté d’une âme végétative, suivie (à la formation) d’une âme animale et éventuellement, en même temps ou plus tard (voire à la nais- sance), d’une âme rationnelle » (p. 306).

Pour d’autres enfin l’âme propre- ment humaine commence à exister avec le corps, au moment de la conception.

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C’est de façon particulière la vision des auteurs chrétiens. Le corps ne préexiste pas à l’âme et l’âme ne préexiste pas au corps. Dieu a créé l’homme corps et âme.

Chaque homme a une seule âme, l’âme in- tellective, qui se trouve dès le début dans l’embryon. Mais ses facultés se dévelop- pent progressivement, car elles ont besoin du corps pour s’exercer. Trois éléments du dogme ont influencé la vision chrétienne de l’embryon : la création, l’incarnation, la résurrection de la chair. C’est l’homme tout entier, corps et âme, qui entrera dans la vie éternelle.

L’animation à la conception garantit que l’embryon est une personne humaine.

Mais aujourd’hui bien des problémati- ques autour de l’embryon le remettent en question.

sr Louise-Marie Antoniotti, o.p.

Medievalia

Angels in Medieval Philosophical In- quiry, Their Function and Significance, Edited by Isabel Iribarren and Martin Lenz, « Ashgate Studies in Medieval Philosophy », Aldershot, Ashgate, 2008, 1 vol. de xiv-242 p.

Le retour des anges n’épargne pas même la philosophie : les treize études réunies dans ce volume de belle qualité éditoriale par Isabel Iribarren et Martin Lenz apportent une contribution signifi- cative à notre connaissance de l’angélo- logie médiévale, en même temps qu’elles mettent en valeur son intérêt pour la pen- sée philosophique contemporaine. En ef- fet, explicité dans l’introduction des édi- teurs (« Le rôle des anges dans la recher- che philosophique médiévale », p. 1-11), le

propos de ce recueil est double : historique et philosophique. Il s’agit, d’une part, de mieux comprendre la place et la fonction de l’ange dans les systèmes de pensée sco- lastiques, et, d’autre part, de dégager l’in- térêt philosophique permanent de ces spé- culations médiévales.

Les contributions sont distribuées en cinq parties. La première, « Les anges comme exemplaires de l’ordre du monde », se centre sur la notion néoplatonicienne de hiérarchie, qui définit bien la place que les anges assurent dans la grande « chaîne de l’être ». David Luscombe montre que les médiévaux se réfèrent de façon ex- trêmement diversifiée au modèle de la hiérarchie céleste, non seulement pour penser la hiérarchie ecclésiastique, mais aussi pour rendre raison des divers or- dres de réalités qui structurent ce monde (chap. 1 : « Les hiérarchies dans les écrits d’Alain de Lille, Guillaume d’Auvergne et saint Bonaventure », p. 15-28). Mais, selon Sylvain Piron, cette vision organique du monde est remise en cause par le terrible Pierre-Jean Olivi (chap. 2 : « Dé-platoni- ser la hiérarchie céleste : l’interprétation du Pseudo-Denys par Pierre Jean Olivi », p. 29-44). En effet, « si le projet global du franciscain peut être décrit comme visant à “déplatoniser le monde”, dans l’inten- tion de rejeter toutes les médiations natu- relles entre Dieu et le monde de l’homme, une de ses tâches les plus audacieuses sera de déplatoniser Denys lui-même » (p. 33).

Puisqu’il n’y a de médiateur que Jésus- Christ, Olivi récuse toute hiérarchie natu- relle — selon lui, tous les intellects, qu’ils soient humains ou angéliques, sont égaux

— et cantonne les hiérarchies dionysiennes dans l’ordre surnaturel : « La hiérarchie dont parle Denys consiste seulement dans une hiérarchie de “grâce accomplie” ac- cordée de façon inégale à des sujets qui partagent une dignité égale pour la rece- voir » (p. 36). La critique que Durand de Saint-Pourçain adresse à l’angélologie thomasienne, et spécialement à la thèse de l’unicité de l’individu angélique dans son

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espèce, relève de considérations analogues (chap. 3 : I. Iribarren, « L’individualité angélique et la possibilité d’un monde meilleur : la critique de Durand de Saint- Pourçain à Thomas d’Aquin », p. 45-59).

Elle se fonde, non seulement sur l’onto- logie nominaliste du dominicain dissi- dent qui disqualifie de soi la thématique de l’individuation, mais aussi sur sa vo- lonté de « rendre intelligible l’existence possible d’autres types de création dans le but de subvertir ce qu’il perçoit comme le nécessitarisme philosophique caracté- ristique de la position thomiste avec son penchant gréco-arabe » (p. 52).

La méfiance de certains théologiens vis- à-vis d’une nature aux structures trop co- hérentes pour laisser place à la libre action du Créateur est au cœur de la condamna- tion de 1277. Il n’est donc pas étonnant que celle-ci parle beaucoup des anges et qu’elle ait contribué à réorienter l’angélologie chrétienne. En particulier, certains arti- cles du syllabus (Hissette, art. 54 et 55), qui semblent sans grande cohérence dissocier la localisation de l’opération, ont joué un rôle déterminant dans les développements ultérieurs de la question de « la localisa- tion des anges » à laquelle est consacrée la deuxième partie du recueil. Les études sa- vantes qui s’y rencontrent apportent donc leur pierre à l’histoire controversée de la réception de la condamnation de 1277. Si l’angélologie d’Abélard reste embryon- naire, le Maître du Palet n’en défend pas moins avec vigueur la thèse selon laquelle l’ange, étant immatériel, ne peut être dans un lieu que par son action (chap. 4 : John Marenbon, « Abélard et les anges », p. 63- 71). Cette thèse, qui sera aussi celle de l’Aquinate, étant contestée par le syllabus de 1277, les auteurs postérieurs cherchent d’autres voies pour rendre compte de la localisation de l’ange, ce qui ne manque pas de rejaillir sur la question connexe de la présence de Dieu au monde. Comment définir une présence non causale, c’est- à-dire une présence substantielle ou en- core per se des substances immatérielles

au monde matériel ? Richard Cross ana- lyse les difficultés dans lesquelles se dé- bat Henri de Gand pour faire droit à la condamnation de 1277, mais la position, plus radicale, de Jean Duns Scot lui paraît

« simplement incompréhensible » (p. 87) (chap. 5 : « Les condamnations de 1277 et Henri de Gand à propos de la localisa- tion angélique », p. 73-88). Tiziana Suarez- Nani est plus positive. Sa belle étude his- torico-doctrinale sur « la localisation des substances séparées selon Jean Duns Scot » (chap. 6 : « Les anges, l’espace et le lieu : la localisation des substances séparées se- lon Jean Duns Scot », p. 89-111) s’ouvre par un état précis de la question avant Duns Scot, spécialement chez les maîtres fran- ciscains, partisans d’une localisation per se des substances séparées (Pierre-Jean Olivi, Matthieu d’Aquasparta, Richard de Médiavilla), et conclut sur la rupture que le Docteur subtil instaure avec l’aris- totélisme : il tend en effet à déconnecter la localisation du rapport à un réseau de relations physiques pour en faire une condition intrinsèque de tout être, amor- çant ainsi une conception de l’espace ho- mogène comme pur système de références.

Henrik Wels élargit l’étude de l’influence de la condamnation de 1277 sur la localisa- tion des anges, dans la mesure où il envi- sage la question chez un plus grand nom- bre d’auteurs du Moyen Âge tardif, depuis Rambert de Bologne — auteur de l’Apo- logeticum veritatis contra corruptorium à la fin du xiiie siècle, qui défend la posi- tion thomasienne en faisant valoir qu’un ange n’est effectivement jamais nulle part, comme l’exige le syllabus, précisément parce qu’il agit toujours de quelque ma- nière à l’égard d’un corps — jusqu’à Pierre Garsia qui, à la fin du xve siècle, utilise les condamnations de 1277 contre son adver- saire, Pic de la Mirandole (chap. 7 : « Les débats du Moyen Âge tardif sur la loca- lisation des anges après la condamnation de 1277 », p. 113-127). La proposition selon laquelle « la révocation elle-même [en 1325 de la condamnation de 1277 pour autant

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