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L'idée de propriété dans les Cartas de Cabarrús

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Marc Marti

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Marc Marti. L’idée de propriété dans les Cartas de Cabarrús. Philippe Meunier. Hommage à Jacques Soubeyroux, Presses de l’université de Saint Etienne, pp.12, 2008, Travaux du GRIAS. �halshs-00605107�

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L’idée de propriété dans les Cartas de Cabarrús

Marc Marti, Université de Nice, CIRCPLES EA3159

Longtemps considéré comme un homme pratique et non comme un théoricien, Cabarrús n’en demeure pas moins un représentant original de la Ilustración1

. Comme le souligne J.A. Maravall, le fondateur du Banco de San Carlos se distingue par un éclectisme théorique qui, loin de lui être propre, n’est que le reflet des hésitations idéologiques des composantes du despotisme éclairé. Dans une certaine mesure, une partie de sa pensée économique se retrouve dans les Cartas sobre los obstáculos que la naturaleza, la opinión y

las leyes oponen a la felicidad pública (1795). Cette œuvre est sans nul doute une véritable

charnière entre la pensée de la Ilustración et le libéralisme. Elle propose en effet une réflexion sur une notion fondatrice, celle de propriété ; le texte aborde successivement les origines de la propriété et ses fondements, pour s’intéresser ensuite à sa dimension politique et sociale. Un examen attentif de la pensée de Cabarrús permettra de montrer son originalité, en particulier les différences qui le séparaient de son ami Jovellanos avec lequel il partageait pourtant bon nombre de convictions libérales.

1. Les fondements : naissance de la propriété et de la société

Un des fondements de la pensée de Cabarrús est qu’il existe des principes élémentaires et naturels que les organisations sociales successives ont contribué à obscurcir ou corrompre. De ce point de vue, ses conceptions se rattachent aux théories du droit naturel qui s’étaient vulgarisées tout au long du siècle. Cette idée sous-tend la quasi-totalité de l’exposé dans la lettre liminaire adressée à Godoy, qui s’ouvre ainsi :

« […] no crea vmd. que ésta sea una crítica de tal ministro o de tal época ; no amigo : la antigüedad del error se pierde en la noche de los tiempos. Al primer eslabón de la cadena de abusos que nos oprimen se añadieron otros en cada siglo, y cada ministro que no tuvo el valor de romperla, se vio precisado a fortificarla »2.

La solution proposée à cet état de fait semble donc évidente : il faut retourner à l’état originel des sociétés politiques afin de retrouver les principes du bon gouvernement.

« Para reparar este descuido de sus antecesores, para hacer más que todos ellos, para hacer lo único que se necesita, trasládese vmd. al origen de las sociedades políticas, y verá desvanecerse todos los accidentes que hoy las distinguen »3.

1Voir l’introduction de l’article de J.A. Maravall « Cabarrús y las ideas de reforma política y social en el

siglo XVIII español », Revista de Occidente, XXIII-69, 1968, pp. 273-300.

2Conde de Cabarrús, Cartas sobre los obstáculos que la naturaleza, la opinión y las leyes oponen a la

felicidad pública, Madrid, Atlas, 1952, vol. 62, pp. 551-602. Pour cette citation, p. 552a.

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Dans ce raisonnement, la naissance de la propriété devient une pièce essentielle, illustrée par un récit exemplaire :

« Un hombre pasa aún en el día en la parte más inculta de América Septentrional, escoge un terreno, lo descuaja : su mujer y sus hijos le ayudan, y toman por su trabajo posesión de aquella tierra ; vea vmd. nacer el derecho de propiedad. A cierta distancia otras familias hacen lo mismo y adquieren los mismos derechos.

Al cabo de algún tiempo los salvajes destruyeron su labor, arrebataron su subsistencia, incendiaron su choza, y mataron a su hijo o a su mujer.

Este accidente acaecido a una familia, amenazó a todas las demás, y comprendieron la necesidad de reunirse para que todos juntos protegiesen la seguridad y la propiedad de cada uno ; tal es aún, y tal fue y será siempre el pacto social : se dirige a proteger la seguridad y la propiedad individual, y por consiguiente la sociedad nada puede contra estos derechos, que la son anteriores ; ellos fueron el objeto, la sociedad no fue más que el medio, y ésta cesa con el mero hecho de quebrantarse aquellos »4.

Pour Cabarrús, le droit de propriété est antérieur à la naissance de la société, ce qui lui donne sa prééminence. Suivant les principes du jusnaturalisme, la société est une création du droit positif ; elle n’est qu’un moyen pour protéger les droits naturels de propriété, liberté et sécurité. Cette assertion est essentielle car elle permet de comprendre la suite des Cartas, qui affirment dans leur ensemble que le droit politique (droit positif) est assujetti au droit naturel dont il doit tirer sa légitimité.

Cependant, le récit choisi pour illustrer la naissance et la conservation du droit de propriété est un raccourci qui fait l’impasse sur la situation de l’homme avant la naissance de la propriété individuelle. Depuis une perspective contemporaine, on sera sans doute troublé par la vision européenne étroite qui consiste à voir l’Amérique du Nord comme une terre vierge et qui oublie l’existence de ses habitants primitifs, juste bons à devenir des « sauvages » troublant la sécurité des « propriétaires », mais l’occultation idéologique est ailleurs et pourrait apparaître grâce à une brève analyse de cette narration.

D’abord, il semblerait que les « sauvages » soient assimilables à une sorte de catastrophe naturelle plutôt qu’à une action humaine. D’ailleurs, le récit ne donne aucune motivation à leur intervention ; ils sont destructeurs comme pourrait l’être l’ouragan. Ensuite, le protagoniste principal de l’action semble assez éloigné de l’homme à l’état de nature. Il s’agirait plutôt de l’homo œconomicus européen, outillé et préparé au défrichement. Cette vision paradoxale, qui fait de ce propriétaire un homme à l’état de nature, est inhérente au jusnaturalisme dans son application libérale. En effet, il faut arriver à conceptualiser une période de l’humanité antérieure à la création de la société mais où le droit de propriété privé existe déjà. Et cet état de nature idéal ne se retrouvait pas dans les peuplades primitives que les grands voyageurs et navigateurs des Lumières avaient déjà eu tout le loisir d’observer et

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de décrire5. Le résultat ne peut donc être qu’une mythification de l’état de nature qui garantira la cohésion des principes naturels de propriété et liberté. En effet, si la propriété apparaît comme un droit naturel, c’est parce que l’action humaine naturelle serait, à l’origine, individuelle et libre. Le récit illustre finalement une conception de la société que l’on retrouve dans le libéralisme politique avec la notion de pacte ; celle-ci a été fondée pour son utilité et non par instinct social. Dans la pensée libérale, la société n’est qu’un instrument législatif et politique au service de l’individu. Ce point de départ est primordial pour comprendre le rôle qui est ensuite attribué à la propriété et à l’individu propriétaire dans le projet de réforme économique et politique que contiennent les Cartas.

2. La propriété et sa dimension politique

La société issue du premier pacte entre les individus possède d’étroites relations avec la propriété. Selon Cabarrús, les premières assemblées politiques gouvernaient sagement car elles étaient composées de propriétaires qui avaient des intérêts à défendre :

« […] estos hombres tenían, como propietarios, intereses comunes con el resto de la nación, y defendían la propiedad general con la suya siempre que no fuesen incompatibles »6.

Le propriétaire devient ainsi un citoyen particulier, qui est le garant non seulement d’une bonne gestion mais aussi le représentant naturel de la nation. La dégradation de ce système primitif de gouvernement résulte de l’éloignement entre la loi et la propriété. Les magistrats professionnels, non propriétaires, sont en partie inaptes à comprendre les intérêts de la nation :

« […] un cuerpo de hombres casi todos sin propiedad, y por lo mismo enemigos de ella, enteramente separados por su profesión sedentaria y sus estudios abstractos de los conocimientos prácticos indispensables para la legislación »7.

La propriété privée est ainsi présentée comme une parcelle de la « propriété générale », dont la nation ne serait qu’un avatar. Cette conception, qui assimile la propriété privée à la nation, fait du propriétaire un citoyen avisé idéal. En défendant naturellement son intérêt personnel, il défendra l’intérêt de la nation ;

« Creo haber demostrado que el objeto de todas las sociedades políticas coincide con el interés de los que las rigen […] »8

5Selon l’ouvrage d’Ovidio García Regueiro, Francisco de Cabarrús : un personaje y su época, Madrid,

Centro de Estudios Políticos y Constitucionales 2003, peu d’informations sont disponibles sur les lectures de Cabarrús dont les archives personnelles ont été dispersées ou perdues, notamment au moment de sa disgrâce. On peut cependant émettre l’hypothèse qu’il devait certainement connaître le Voyage de Bougainville ou des écrits du même type qui avaient connu un grand succès en Europe.

6Cartas, p. 553a. 7Ibid., p. 553a

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Cette vision du bon fonctionnement de la société préfigure largement et justifie les systèmes politiques qui adopteront le suffrage censitaire. Ce type de scrutin a souvent été considéré comme un moyen d’écarter les masses populaires mais il avait aussi de solides fondements idéologiques ; un bon citoyen ne pouvait être que propriétaire9. Cette conception économique de la nation a donc une répercussion sur les considérations sociales et politiques.

Lorsque le cas de la noblesse et du mayorazgo sont examinés, c’est encore la propriété qui est mise en avant comme signe de noblesse :

« […] pudo justificarse la nobleza como señal de propiedad. Yo mismo la he defendido por este aspecto : he probado que no tuvo otro origen, y todavía creo que con mérito igual es más acreedor a la confianza pública aquél que sobre la grande y preferente prenda de la vida y seguridad individual ofrece otra superabundante en sus propiedades ; este hombre dice al Estado : ‘He tenido proporciones para otra educación más exquisita, tengo más riesgo en tu ruina, mayor utilidad en tus prosperidades, y me será menos difícil servirte con integridad y celo’ […] »

Cabarrús considère la noblesse comme un des piliers de l’État car elle fait partie de la classe propriétaire. Cependant, il serait erroné de voir une défense de la noblesse dans cette réflexion. En effet, c’est une conception élargie qu’il en donne dans les lignes suivantes, inversant en quelque sorte l’équivalence ; si la noblesse repose sur la propriété, alors tous les propriétaires pourraient partager cette noblesse.

« Pero si esta nobleza de la propiedad es inherente a ella, también será inseparable : o todos los propietarios serán nobles, o nadie será noble sin propiedad ; y ya ve vmd. la extensión que tendría la nobleza en el primer caso, o la disminución que padecería en el segundo. […] la riqueza sola era noble, y la nobleza seguía las mismas vicisitudes que la propiedad ».

Cette affirmation d’une noblesse intrinsèquement liée à la propriété lui permet d’affirmer que le système de la noblesse héréditaire, fondée sur le sang, est parfaitement caduc :

« Cualquiera de estas hipótesis que se escoja en tan rigurosa alternativa contradice todo sistema de nobleza hereditaria10 ».

Cette démonstration vise tout autant à démontrer que l’hérédité nobiliaire est parfaitement « antinaturelle » mais elle réaffirme aussi la prééminence du « citoyen propriétaire », une classe à laquelle est assimilée la « vraie » noblesse. Comme l’a noté J.A. Maravall, cette conclusion tend à faire de la bourgeoisie la classe dirigeante, en y intégrant la noblesse propriétaire, c’est-à-dire la catégorie sociale la plus ressemblante à l’idéal libéral11

.

8

Ibid., p. 564b

9Voir aussi l’émergence de l’idée chez les pré-libéraux, étudiés par Frédéric Prot, « Jalons et enjeux de

l’idée de citoyenneté », Les langues néo-latines, n°435, décembre 2005, pp. 77-98.

10Cartas, p. 593a.

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Cette vision préfigure le compromis idéologique d’une alliance entre la noblesse et la bourgeoisie, destinée naturellement (en tant que classes propriétaires) à diriger la nation.

Le terme de propriétaire chez Cabarrús doit donc être entendu au sens large que lui donne le libéralisme, c’est-à-dire au-delà de la simple possession de la terre ; la propriété est le droit pour l'individu de jouir du fruit de son activité, des richesses qu'il crée et d'en disposer à sa guise. Dans le même ordre d’idée, il serait faux de faire des premiers libéraux comme Cabarrús les tenants d’un système politique définitivement élitiste. En effet, lorsque le problème de la richesse (et donc de la pauvreté) est abordé, le souhait exprimé est d’étendre la propriété au plus grand nombre.

3. La dimension sociale

3.1. Richesse et pauvreté : la propriété comme signe de distinction sociale

Avant d’examiner des solutions à la pauvreté, Cabarrús expose la situation espagnole qui lui semble désastreuse :

« ¿ Cuántos pobres tenemos ? Se podría responder, sin violentar el sentido, que casi toda la nación lo es, y sería mucho más fácil enumerar los poquísimos que lo poseen todo, que casi el total que los que nada tienen12 ».

La définition suggère implicitement que la richesse est associée à la propriété. Cependant, ce constat n’aboutit pas à une définition qui ferait du pauvre celui qui ne possède rien comme on pourrait s’y attendre et le passage suivant vient nuancer le propos.

« Pero apartando, para conformarnos con las ideas generales los que por sueldos, salarios e industria consiguen la restitución, a veces superabundante, de la parte que les tocaba en la propiedad general, llamemos sólo pobre aquél que no puede o no quiere trabajar ».

La conception économique qui apparaît ici est celle d’un bien commun (« propiedad general »), qui rappelle l’idée que nous avons auparavant analysée selon laquelle la nation est finalement la somme des propriétés foncières individuelles. La dimension économique vient préciser plusieurs choses. D’abord, quand au début des Cartas l’auteur parle de la propriété, il semble bien qu’il pense d’abord à la propriété foncière, dans une équation qui examine les rapports entre propriété (foncière) privée et propriété (foncière) générale. Ensuite, les salaires et le travail des agents économiques qui ne possèdent rien (au sens foncier) permettent une redistribution symbolique de la propriété13. Cabarrús réalise en quelque sorte la synthèse entre

12

Cartas, 558a

13Sans faire appel aux écrits théoriques de son temps, Cabarrús utilise de façon diffuse les conceptions

de la propriété que l’on trouve par exemple chez le Français Dupont de Nemours. Voir à ce propos l’article de Mario Bedera Bravo, « La propiedad privada como elaboración del liberalismo burgués. Su proceso de positivación », Anales de estudios empresariales, 1990, n°5, pp. 263-286.

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une conception de la propriété encore marquée par l’Ancien Régime et la structure foncière et une perspective plus large, issue du libéralisme et de la nouvelle économie politique qui considèrent le travail (et donc le salaire qui en résulte) comme une propriété de l’individu. Il rejoint ainsi les idées économiques de son temps en affirmant que la pauvreté est générée par l’absence de travail (volontaire ou involontaire). Une conception qui associe la richesse au travail dont la propriété est le fruit.

Malgré tout dans les Cartas, c’est très souvent la référence à la seule propriété foncière qui domine, ce qui peut sans doute s’expliquer par le fait qu’au moment de la rédaction, l’économie espagnole est essentiellement agraire. Ainsi, quand l’auteur envisage une croissance de la richesse et de la population du pays, c’est essentiellement à travers le développement de la petite propriété. Celle-ci apparaît par exemple comme une des finalités d’un plan de construction d’infrastructures (routes, canaux) que l’on confierait aux soldats désœuvrés et qui pourraient ensuite s’installer :

« […] por ocho años de trabajo y de buena conducta, beneficiaría de la suerte de tierra que le cupiese en las orillas de los canales ; y vea vmd. Allí nacer un gran número de propietarios y de nuevas familias »14.

Cabarrús semblent partager avec ses contemporains une préférence pour la petite propriété. Cependant, à la différence d’Olavide et de Campomanes dont nous avons étudié les plans de réforme agraire, cette idée découle de l’affirmation d’un des fondements du libéralisme, celui de la libre circulation de la propriété, une condition essentielle au développement et à la circulation des richesses15.

3.2. Propriété et liberté

En effet, tout au long des Cartas, la situation espagnole, où la terre est concentrée entre quelques mains, est toujours évoquée de façon négative. On trouve, particulièrement dans la troisième lettre, une condamnation répétée de la grande propriété :

« […]encuentro los signos de cambio o los representativos de las riquezas verdaderas, amontonados en las mismas manos que oprimen las propiedades […].

Reconcentrados así los signos como las propiedades en pocas ciudades y en pocas manos ¿ cómo ha de haber circulación interior ?»16

Plus loin, on trouve les syntagmes « el monopolio de las propiedades17 », « el amontonamiento de las propiedades18 ». Dans cette lettre, malgré la sanctification de la

14

Cartas, 566b.

15Voir notre travail, « La familia popular en la reflexión económica del final del siglo XVIII ». Colloque

Famille et classe populaire (1700-1900), 21-22-23 septembre 2000, Familia y clases populares en España, (siglos XVIII-XIX). Lleida, Milenio, 2001, pp. 131-140.

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propriété antérieurement affirmée par le texte, le grand propriétaire apparaît toujours comme un obstacle au développement. Il devient l’incarnation du monopole, du gaspillage et de la mauvaise gestion, le responsable de la ruine des petits propriétaires :

« Los tributos, los grandes propietarios, la dataría, las encomiendas, los tribunales, las formidables oficinas, las pretensiones atraen a Madrid y a cuatro o cinco ciudades toda la sustancia del reino […] todo lo demás se disipa, ya por el principal propietario, ya por el menor asalariado suyo : todos, todos contribuyen a alimentar a industria extranjera.

“[En 1785] La esterilidad de las cosechas se había combinado con la epidemia de las tercianas para asolar aquella infeliz Mancha, tan cruelmente angustiada por todos los géneros de opresión que devastan como a porfía los comendadores, los grandes propietarios, la Chancillería, el clero, y los tributos […] »19

.

Cette vision pourrait sembler contradictoire avec les prémisses du libéralisme qui font du propriétaire tout court un agent de progrès. Cependant, cette critique de la grande propriété est très nuancée chez Cabarrús. En effet, ce qui est attaqué en premier lieu c’est le monopole, contraire à la liberté et obstacle au bon fonctionnement de l’intérêt individuel. Une des origines du mal se trouve dans le mayorazgo. D’une part, l’inaliénabilité des terres a séparé artificiellement l’intérêt individuel et la propriété (qui sont naturellement unis dans la pensée libérale) car le propriétaire d’un mayorazgo n’a aucune motivation pour conserver et faire fructifier un bien définitivement acquis :

« Sin razón y sin sensibilidad, nosotros hemos dicho que quitando al hombre los estímulos que le mueven, le haremos igualmente activo ; que separando el interés de la propiedad la haríamos igualmente productiva ; finalmente hemos proferido los mayores absurdos »20.

D’autre part, le système de l’héritier unique, combiné avec celui du mariage « patrimonial » a favorisé la concentration des biens. Les solutions avancées prônent la liberté de mariage et l’égalité dans la répartition de l’héritage. La question du mayorazgo étant plus épineuse, Cabarrús propose sa réduction à la plus haute noblesse (« grandes y títulos ») avec éventuellement une limite de revenu inaliénable. Une quinzaine d’années plus tard, ce projet connut une concrétisation législative dans le texte de la Constitution de Bayonne, qui prévoyait, dans les articles 135 à 137, la suppression des petits mayorazgos et la limitation des plus gros. Au delà et en deçà des seuils fixés (entre 5000 et 20 000 pesos fuertes), les biens retournaient au marché libre, avec la possibilité pour les propriétaires dans tous les cas de désamortir volontairement leurs biens.

17Ibid., p. 582b. 18Ibid., p. 583b. 19Ibid., p. 577a. 20Ibid.

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Dans les Cartas, il s’agissait de rendre le mayorazgo réformé sensible aux mécanismes du marché ; la rente qu’il procurerait serait suffisante pour éviter la misère mais insuffisante pour vivre sans être aiguillonné par l’intérêt :

« ¡ Ah ! Ya que no es posible dejarlos mano a mano con los estímulos de la naturaleza, [sin mayorazgo ninguno] siquiera acérquense a ellos en lo posible : si no les alentase la necesidad, aliéntelos el deseo de aumentar sus conveniencias : si no los retrajere la miseria, asústelos la incomodidad : tengan, en una palabra, algo que temer y esperar21 ».

Bien évidemment, cette solution est une entorse à l’idéologie libérale bien qu’elle s’en approche. C’est une solution de compromis assez évidente entre Ancien Régime et système libéral, mais Cabarrús en est parfaitement conscient. Ce projet est présenté avec un préambule et une conclusion qui ne laissent planer aucune équivoque :

« Pero veamos si siquiera aún en este sistema lamentable de contemplación no cabe conciliar más eficacia con no menos destreza, y en la actual tendencia de las ideas a semiverdades, acelerar la destrucción de los mayorazgos.

[…]mas vmd. no repita equivocaciones funestas ; vmd. no diga que la nobleza es necesaria o útil, o que lo son los mayorazgos ; ya que no está dado a nuestros débiles brazos derribar el ídolo del error, ¡ ah ! que por lo menos nunca se vea en su templo nuestras huellas, ni ningún otro monumento de una indigna y cobarde admiración »22.

Ces dernières réflexions marquent clairement la différence de vue entre Cabarrús et Jovellanos. Les divergences, sans être radicales étaient cependant bien réelles. En effet, dans

El informe en el expediente de la Ley Agraria, l’Asturien ouvre sa réflexion sur la question en

rappelant la fonction du mayorazgo et en proposant une solution médiane :

« Justo es, pues, Señor, que la nobleza, ya que no puede ganar en la guerra estados ni riquezas, se sostenga con las que ha recibido de sus mayores ; justo es que el Estado asegure en la elevación de sus ideas y sentimientos el honor y la bizarría de sus magistrados y defensores. Retenga enhorabuena sus mayorazgos ; pero pues los mayorazgos son un mal indispensable para lograr este bien, trátense como un mal necesario y redúzcanse como al mínimo posible. Éste es el justo medio que la sociedad ha encontrado para huir de dos extremos igualmente peligrosos »23.

La modération rappelle celle de son ami, mais elle se fait à partir de prémisses différents. Alors que l’auteur des Cartas part d’une conception d’égalité des droits qui nie tout fondement à la noblesse, Jovellanos en fait un groupe à part, par son histoire et sa fonction sociale. En affirmant cette singularité du corps nobiliaire, l’Asturien justifie le maintien du

mayorazgo, dans des limites raisonnables et malgré l’anormalité de l’institution au regard du

droit naturel24. On comprend d’autant mieux alors le reproche de Cabarrús qui n’envisageait cette situation de compromis entre libéralisme et Ancien Régime que comme une étape

21

Ibid., p. 595a.

22Ibid., p 594b et p. 595a.

23Gaspar Melchor de Jovellanos, Informe sobre la ley agraria, Madrid, Cátedra, 1986, p. 238.

24Pour lui le mayorazgo représente « la esclavitud de la propiedad », un association particulièrement

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intermédiaire —à cause en particulier de l’impossibilité de recourir à des solutions radicales— dans un processus de désintégration du système des biens inaliénables.

Cependant, Cabarrús reste par moment encore tributaire de ce que l’on pourrait qualifier un imaginaire d’Ancien Régime.

3.3. Valeurs morales et symboliques

En effet, au cœur même de sa démonstration contre les monopoles et la congestion de la circulation économique, Cabarrús propose de revivifier les campagnes en faisant revenir les grands propriétaires :

« ¿ Quiere vmd. vivificar las provincias y las aldeas ? Hágalas agradables, inspire el gusto del campo a los propietarios […] vivifiquen nuestras provincias con su presencia, sus consumos y sus beneficios ; lleven consigo los conocimientos de economía rural y las artes de la civilización […] Las sociedades patrióticas necesitan esos corresponsales »25.

Cette idée du retour nécessaire à la propriété afin de développer la campagne selon des modalités qui s’inscrivent dans la ligne du projet des Sociétés Économiques se justifie doublement. Du point de vue pratique, le grand propriétaire y trouvera des avantages, évoqués à travers le poncif de la alabanza de aldea :

« ¿ Hay, además, una sola comodidad, un placer, una ventaja de la sociedad, que no puedan alcanzar los grandes propietarios viviendo en sus posesiones ? Un ambiente más puro, manjares más sabrosos y abundantes, moradas más extendidas, más cómodas y más deliciosamente adornadas […] »26.

Ce stéréotype, présent aussi dans un texte bien plus institutionnel comme el Informe de Jovellanos est accompagné par une réflexion sentimentale selon laquelle la contemplation de la propriété est un plaisir essentiel :

« Y no se equivoquen, la vida a la que los llamo es la de la felicidad : cuando fueren insensibles a las bendiciones que los esperan, a las lágrimas de gozo, a todos los testimonios de la alegría y de la gratitud pública, el corazón humano no lo es a la vista y a la contemplación de la propiedad. Todos palpitamos de placer al considerar los hogares nativos, el árbol, que cubrió con su sombra los juegos de nuestra niñez […] »27

La propriété ici évoquée est celle du patrimoine foncier familial, transmis de génération en génération. Cette idéalisation morale est assez éloignée des fondements économiques du libéralisme et mérite une analyse.

À aucun moment dans les Cartas l’auteur ne prétend écrire un traité économique au sens strict du terme. Il préfère parler de réflexions dans un style familier. Il s’agit là certainement d’un épanchement sentimental auquel le format épistolaire se prête malgré le sérieux du sujet traité. Cependant, la « patrimonialisation » de la propriété dans un projet de

25Cartas, p. 579b. 26Ibid., p. 580a. 27Ibid., p. 580a.

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société nouvelle (la société libérale) peut apparaître comme un des symboles d’une future identité collective. La bourgeoisie comme nouvelle classe dirigeante moderne et revendiquant le libéralisme ne peut se prévaloir d’un fondement divin. Il lui faut donc trouver une légitimité d’un autre genre, lui permettant notamment de conjurer le spectre de la Révolution que supposerait la remise en question radicale de l’Ancien Régime. La patrimonialisation de la propriété doit être donc vue comme une référence sinon à la tradition, du moins au passé et à la continuité avec le passé ; la bourgeoisie peut prendre place aux côtés de la partie « saine » de la noblesse pour exercer le pouvoir politique. La propriété devient ainsi le symbole de la continuité et de la légitimation par le passé historique ; la nation-propriété pourra être transmise aux nouveaux héritiers. Cabarrús se place ainsi dans l’optique modérée du libéralisme qui rejette des solutions plus radicales, en particulier celles qui s’attaquaient au droit de propriété. Le débat avait eu quelques échos (confidentiels ?) en Espagne où les thèses de William Godwin avaient été examinées par Jovellanos et sans doute par Cabarrús lui même28.

***

L’idée de propriété chez Cabarrús fait d’abord apparaître un libéral, partisan du droit naturel. Si on suit le développement de sa pensée, la propriété possède indéniablement une dimension politique importante. Elle devient le point d’ancrage du système social dont rêvait la partie la plus réformiste de la Ilustración, le point de contact et la justification d’une alliance entre la noblesse et la bourgeoisie pour exercer le pouvoir. Cependant, le fondateur du Banco de San Carlos semblait envisager cette alliance comme une étape intermédiaire de la liquidation de la société d’Ancien Régime. Elle devait déboucher sur une société libérale où le droit de propriété serait définitivement débarrassé de toute entrave législative et sociale.

28Voir à ce propos une des lettres perdues de la correspondance de Jovellanos et adressée à Cabarrús,

Gigon, 17 mai 1794, « Carta al conde de Cabarrús sobre el derecho de propiedad y sistema de Godwin ; dejo copia para enviar a Jardine y su respuesta si es que entra en la discusión ». Obras completas, tomo II,

Correspondencia 1 (1767-junio de 1794), Oviedo, Centro de Estudios del siglo XVIII, 1985. Très

schématiquement, le livre de Thomas Gowin The Inquiry concerning Political Justice, and its influence on

General Virtue and Happiness (Enquête sur la justice politique et son influence sur la vertu et le bonheur en général) condamnait la propriété privée parce qu’elle engendrait richesse et pauvreté. Pour Godwin, la richesse

et la pauvreté sont condamnables parce qu’elles empêchent les êtres humains de participer également à la communauté humaine.

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Bibliographie

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Références

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