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La Reine Morte : la démocratie à l’épreuve de la

conception communautaire de la justice

Vincent Heuzé

To cite this version:

Vincent Heuzé. La Reine Morte : la démocratie à l’épreuve de la conception communautaire de la justice. La semaine juridique - édition générale , LexisNexis, 2011. �hal-02084639�

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La Reine Morte : la démocratie à l'épreuve de la conception communautaire de la justice.

Vincent Heuzé

Professeur à l'université Paris I (Panthéon-Sorbonne),

Responsable du Master de droit international privé et du commerce international, Directeur de l'Institut des assurances de Paris

(Publié au JCP, éd. G, 2011, I, 359 et 397)

La proposition de refonte du Règlement Bruxelles I que la commission a adoptée le 14 décembre 2010 envisage de rendre les règles de « compétence internationale » communautaires applicables aux actions dirigées contre des défendeurs établis hors de l’UE, d’élargir l’éventail des options de « compétences » offertes par ces règles, de renforcer l’efficacité des clauses d’élection de for ou d’arbitrage et de supprimer dans tous les pays membres l’exequatur des décisions rendues dans les autres. Ces réformes d’apparence purement techniques sont toutes techniquement indéfendables, aussi bien qu’incompatibles avec la démocratie et l’état de droit. La combinaison de leurs effets ne peut avoir d’autre résultat que de détruire tous les systèmes de valeurs positifs en Europe, et de substituer à la souveraineté des peuples celle de l’argent.

« C'est quand la chose manque, qu'il faut en mettre le mot... Une fois seulement. Deux fois, personne n'y croirait plus » (Montherlant, La Reine morte, Acte II, Scène I).

L'article 2 du Traité sur l'Union européenne déclare : « l'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme ». Le préambule de la Charte sur les droits fondamentaux répète : l'Union « repose sur le principe de la démocratie et le principe de l'État de droit ».

Les conditions et les termes dans lesquels le Traité de Lisbonne, auquel cette Charte doit d’être entrée en vigueur, a été adopté ont déjà permis de mesurer la valeur réelle que l'Union européenne accorde aux principes ainsi proclamés1. Jamais autant que par la récente

proposition de révision du Règlement sur la compétence, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (Règlement « Bruxelles I »), elle n'avait révélé l'ampleur du mépris que la démocratie lui inspire.

De toutes les innovations que cette proposition cherche à introduire, la plus spectaculaire est assurément la suppression de l'exequatur : si elle est retenue, toutes les décisions rendues par les tribunaux d'un État membre disposeront aussitôt, et automatiquement, de l'autorité de chose jugée et de la force exécutoire dans l'ensemble des autres pays membres. Autrement dit, dans ces derniers pays, l'intervention de l'appareil de contrainte étatique ne sera plus

1

Voy. V. Heuzé, « D’Amsterdam à Lisbonne, l'État de droit à l'épreuve des compétences communautaires en matière de conflits de lois » : JCP G 2008, I, 166.

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subordonnée à un contrôle préalable de leurs tribunaux, non plus donc que soumise à lui : c'est par des juges étrangers que cet appareil de contrainte pourra être commandé.

Bien entendu, l'adoption d'une mesure à ce point révolutionnaire est radicalement

incompatible avec les pouvoirs dont disposent les institutions communautaires2 en la matière. D'après l'article 81.1.a) du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tel qu'il résulte du Traité de Lisbonne, le Conseil et le Parlement ne sont autorisés à adopter que « des mesures visant à assurer la reconnaissance mutuelle entre les États membres des décisions judiciaires et extra judiciaires et leur exécution ». Si cette disposition permet une définition

communautaire des conditions de l'activité normative dont dépend, dans chaque État membre,

la reconnaissance et l'exécution des décisions rendues dans les autres, il ne peut donc fonder la suppression pure et simple de cette activité.

Mais on sait bien, par expérience, que cet argument de texte n'avait aucune chance d'impressionner la Commission : tous les règlements en vigueur dans le domaine du droit international privé étant entachés d'un excès de pouvoir flagrant et délibéré, on ne voit pas pourquoi l'envie aurait pu être soudainement éprouvée par elle de respecter la lettre du Traité. Ce qui fait donc l'originalité de la cause d'indignation que suscite sa proposition, c'est

l'inconscience dont elle témoigne de ce que l'obstacle auquel se heurte son adoption réside moins dans les termes du Traité que dans la forme actuelle de l'Union : en l'état de la construction européenne, elle ne peut pas être adoptée sans définitivement sceller l'abandon de la démocratie. Autrement dit, ce dont il s'agit n'est pas l’un de ces habituels attentats contre la démocratie au moyen desquels l'Union européenne ne cesse d'étendre ses pouvoirs3 : c'est admettre que l'appartenance à l'Union européenne implique, par dévotion à un utilitarisme obscurs (II), une abolition de la démocratie (I).

I. L’ABOLITION DE LA DEMOCRATIE.

Proposer la suppression de l'exequatur, c'est croire que la justice que rendent les tribunaux des différents États membres constitue, selon l'excellente formule de Dominique Bureau et

Horatia Muir Watt, une chose « fongible »4. Peu importe l'État à qui le juge doit son

investiture : un juge, c'est un juge. De même qu'un parlement, c’est un parlement. Ou que le président de la République française, c'est la Reine d'Angleterre. En d'autres termes, c'est montrer que l'on n'a pas compris pourquoi, dans tous les États membres, la fonction judiciaire relève de cette branche particulière du droit que l'on nomme, pour une raison qui paraît également ignorée, le droit « constitutionnel ». Et c'est considérer que, faute de signification réelle, la formule rituelle qui figure sur toutes les décisions de justice rendues en France peut

2 La disparition de la Communauté au profit de l'Union devrait commander un abandon de ce qualificatif. Il

paraît toutefois difficile de le remplacer par celui de « européen », d'abord parce que l'Union européenne n'a pas l'exclusivité de ce qui se fait sur le continent européen, ensuite parce qu'il importe d'éviter toute confusion, notamment avec l'oeuvre de cette autre organisation européenne que constitue le Conseil de l'Europe. Quant à celui de « unioniste », il a le défaut d'être historiquement celui qui servait à désigner l'un des deux partis qui s'affrontèrent lors de la Guerre de Sécession : on comprendra peut-être, compte tenu des inquiétudes que nous ne cessons d'exprimer à propos des dangers de l'avidité avec laquelle l'Union européenne dépossède les États membres de leurs pouvoirs, que nous répugnions à l'emploi d'un terme qui rappelle l'effroyable boucherie (un million de morts sur une population totale de 31,5 millions d'habitants) qui a décidé de la forme constitutionnelle actuelle des États-Unis.

3

Le Règlement n° 1529/2010 du 20 décembre 2010 sur la loi applicable au divorce et à la séparation de corps en a encore fourni une très récente illustration. Par ce texte, le Conseil, c’est-à-dire l’assemblée des représentants des seuls Pouvoirs exécutifs des États membres, s’est cru autorisé à remettre en cause les solutions

démocratiquement décidées par les parlements de ces derniers.

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librement évoluer : si, en l'état, les tribunaux français statuent « au nom du peuple français », rien ne devrait désormais les retenir de se prononcer au nom des peuples hongrois ou

portugais.

La proposition de la Commission est donc un nouveau témoignage de l'influence qu'exercent sur elle les extravagantes théories économiques néolibérales, d'après lesquelles la justice serait un « service » qui, comme tel, pourrait être fourni par n'importe qui5. Pourtant, ce n'est pas ainsi que les personnes sensées décrivent la réalité : c'est de l'exercice d'un « pouvoir » qu'elles font état. Un simple rappel du sens de ce mot, et des conséquences qui s'ensuivent dans une démocratie (A), suffit à établir l’incompatibilité, avec celle-ci, du projet qu’au nom de l'Union européenne poursuit sa technocratie (B).

A. Pouvoir judiciaire et démocratie.

La notion de pouvoir judiciaire vise à rendre compte du fait que la fonction qui lui correspond se réalise par des commandements, lesquels servent en l’occurrence à exprimer les exigences de la justice. Trois siècles, depuis la Glorious Revolution et le Bill of Right qu’elle a imposée à la Couronne d’Angleterre, auront été nécessaires pour que finisse par triompher partout en Europe la signification démocratique de cette définition.

1) Le juge condamne ou déboute : c'est par des ordres qu'il s'exprime. C’est précisément en

cela qu'il exerce un pouvoir. Et c'est en tant que tel que sa fonction est un défi pour la raison. Car si l'on a assez d'audace pour le soumettre à l'épreuve de celle-ci, le pouvoir suscite trois interrogations infiniment subversives aux yeux de ceux qui l’exercent : quelle est la source de ce pouvoir ? quelle en est la justification ? et pourquoi doit-on lui obéir ?

Parce que la science juridique est fille de la philosophie, et non de la sociologie, de l'ethnologie, ou de la psychologie sociale, le modèle démocratique a été construit à partir d'une représentation de la dignité humaine qui postule que les hommes naissent libres et égaux. Voila pourquoi il asservit toujours à la justice le pouvoir, duquel résultent les limites à cette liberté autant que la rupture de cette égalité : c'est seulement parce que tout être doué de raison a nécessairement conscience que l'harmonie des relations humaines implique une organisation, qu'il consent au pouvoir dont doivent être investis quelques-uns de ses semblables, particulièrement dignes de confiance, pour réaliser et faire vivre cette

organisation sur la base de valeurs communes. Autrement dit, les réponses que la démocratie donne à chacune des trois questions posées sont les suivantes : la source du pouvoir réside dans le peuple ; il se justifie par les besoins d'une organisation de celui-ci fondée sur la justice ; l'obéissance qu'on lui doit est la conséquence du contrat social qui relie les membres du peuple en question pour établir cette organisation.

2) Le pouvoir qu'exerce le juge consiste à rendre la justice. Mais comme le constatait Pascal,

la justice présente cette singularité de prétendre à l'universalité alors que ses traductions dans l’espace comme dans le temps révèlent qu’elle est toujours emprunte de relativité. La source terrestre de la justice à laquelle la science juridique s'intéresse permet de résoudre ce paradoxe : du point de vue du droit, le juge rend la justice en déduisant une solution concrète d'un système de valeurs en vigueur dans une collectivité donnée. Plus précisément, la justice qu'il

5 Sur cette approche, voy. not. H. Muir Watt, « Économie de la justice et arbitrage international (réflexions sur

la gouvernance privée dans la globalisation) » : Rev. arb., 2008, p. 389 ; S. Bollée, « La concurrence des justices nationales (éléments d'analyse économique des conflits de juridictions) », in L'efficacité économique en droit, Economica, 2010, p. 121.

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rend consiste à trancher un litige par application des règles pertinentes du système de valeurs à la défense duquel est dédiée sa fonction. Dans une démocratie, le pouvoir du juge sert donc à pacifier les rapports sociaux en garantissant que les différends opposant les individus

reçoivent toujours une solution conforme à la justice, telle que l'entend le peuple à qui ce juge doit son investiture.

3) En rendant la justice, le juge exerce un pouvoir. Ce n'est pas un sentiment ou une opinion

qu'il exprime. Ce n'est pas davantage un conseil qu'il donne : c'est un ordre. Ce qui fait la différence, et justifie cette dernière qualification, c'est donc la contrainte que sa décision déclenche si elle n'est pas respectée.

Or cette contrainte est elle-même la traduction d'un pouvoir qui ne peut avoir que la même origine que celui du juge. En effet, si le peuple, qui est à nouveau la source du pouvoir de contrainte et au nom de qui celle-ci s'exerce, l'autorise, c'est parce qu'elle est indispensable au triomphe de la justice, telle qu'il la conçoit, et telle qu'elle est rendue par les juges qu'il s'est donné. La contrainte est en revanche, non pas seulement illégitime, mais radicalement incompatible avec les fondements de l'organisation démocratique, si elle sert à garantir l'exécution de décisions dont la conformité à la justice n'est pas avérée.

Telle est la raison d'être de l'activité normative dont, en l'état actuel du droit positif, dépend, partout dans le monde, la reconnaissance et l'exécution des décisions étrangères. En dépit de ce que suggère l'ellipse contenue dans cette dernière expression, un jugement rendu dans un État ne peut jamais être exécuté dans un autre État, non plus qu’y jouir de l'autorité de la chose jugée. Ce qui peut y être exécuté et à quoi est attachée l'autorité de chose jugée, c'est au

jugement dont résulte sa reconnaissance et qui sert, précisément, à vérifier la compatibilité de

la solution retenue par le juge étranger avec les exigences de la justice, telles qu'elles sont comprises dans l'État où elle est invoquée.

Voilà très exactement ce que vise à remettre en cause la proposition de la Commission : il s'agit de libérer la contrainte de la tutelle de la justice. Parce qu'ils ignorent tout de la soif de justice qui est à l'origine de l'organisation démocratique, les technocrates européens

prétendent donc faire oublier par l'identité des mots la diversité des réalités que ceux-ci recouvrent : leur ambition est de faire admettre qu'en Europe, toutes les justices se valent.

B. Fonction judiciaire et technocratie.

Parce que la Commission n'accorde aux traités dont dépendent les attributions de l'Union européenne que le respect dû à de vulgaires chiffons de papier, on ne sera pas surpris qu'elle soit indifférente à la source du pouvoir judiciaire. Ce n'est donc pas la cause de la fonction judiciaire qui importe. Mais ce n'est pas davantage sa définition : c'est son objet. Pour la Commission, en effet, les tribunaux tranchent des litiges bien plutôt qu'ils ne rendent la justice. Autrement dit, la fonction judiciaire n'est pour elle qu'un mode, parmi d'autres, de règlement des différends.

Sans doute la fonction judiciaire a-t-elle pour caractéristique d'être dévolue à des agents des États membres, lesquels soumettent leur désignation aussi bien que la définition des

conditions d'exercice de leur mission à des exigences différentes. Mais, selon la Commission, cet état de fait ne ferait pas obstacle à ce que soit invoquée à son propos la justification qui sert ordinairement à la libéralisation des services marchands : le « principe de confiance mutuelle ».

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La portée qui est ainsi soudainement attribuée à ce principe, alors que nul n'avait jusqu'ici songé à le prétendre contredit par la procédure d'exequatur expressément conservée, voici dix ans, par le Règlement Bruxelles I lui-même, est assurément révélatrice de l'évolution de la conception que la Commission retient de la fonction judiciaire. Mais elle est aussi la

conséquence d'une transformation radicale de la signification même de ce principe qui, sous la forme d’un commandement, devient un simple synonyme de ce que, de toute façon, il ne saurait justifier.

1) Le principe de confiance mutuelle est certainement indispensable, en tant que règle de

raison6, à la construction européenne. Mais il ne peut guère être utile dans les domaines couverts par le droit international privé puisqu'il en est le principe fondateur même. C'est en particulier à lui que la procédure de reconnaissance des jugements étrangers doit d'exister : si les États n'accordaient pas leur confiance aux tribunaux étrangers, ils refuseraient purement et simplement d'attacher la moindre conséquence aux décisions rendues par eux.

Mais si la confiance mutuelle est un principe, et non un prétexte, elle ne peut être suivie que lorsqu'elle mérite de l'être. S’en assurer n'est donc pas l’ignorer, mais la respecter. Tel est ce à quoi sert, précisément, la procédure de reconnaissance ou d'exequatur des jugements étrangers : celle-ci vise à vérifier, non pas que les solutions retenues par les juges étrangers sont

exactement celles qui auraient été consacrées par un tribunal de l'État où elles sont invoquées, mais qu'elles sont au moins respectables du point de vue de cet État. Les conditions dont dépend cette vérification peuvent certes varier selon l'origine des décisions en cause, puisque l'on conçoit aisément que l'ordre juridique français, par exemple, se montre moins

soupçonneux envers celles qui émanent des tribunaux helvétiques qu’à l’égard de celles qui sont rendues par les tribunaux birmans. Il en est néanmoins une à laquelle il est inconcevable de renoncer : celle de l'ordre public international. C'est elle, en effet, qui permet de protéger les valeurs essentielles de chaque État. En l'occurrence, elle sert à empêcher que l'efficacité des jugements étrangers, qui devrait normalement être admise en application du principe de confiance mutuelle, soit attribuée à des décisions qui, compte tenu des faits et de la demande dont étaient saisis les juges de qui elles émanent, bafouent le sens de la justice, telle qu'elle est conçue dans le pays où elles sont invoquées.

2) Il importe de remarquer que la signification du principe de confiance mutuelle qui vient

d'être rappelée est très exactement celle qui, jusqu'à présent, a guidé la réalisation des libertés économiques garanties par le traité de Rome. En effet, c'est le principe de confiance mutuelle qui justifie la liberté d'introduire sur le marché d'un État membre des marchandises qui ne satisfont cependant pas à ses normes de fabrication, de sécurité ou de commercialisation, dès lors qu'elles respectent celles d'un autre État membre. Mais ce principe a expressément pour limite, en vertu de l'article 36 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, les exigences, notamment de la moralité publique et de l'ordre public du pays d'importation. De même, le principe de confiance mutuelle justifie la liberté donnée aux entreprises exerçant régulièrement leurs activités dans un État membre, de proposer leurs services dans les autres États membres, alors même qu'elles n'offrent pas les garanties de compétence que ceux-ci exigent. Mais, à nouveau, ce principe ne vaut que sous réserve de l'ordre public du pays d'accueil (art. 52 et 62 TFUE).

6

Il s’agit d’une règle seulement dictée par la raison puisqu’elle n'est imposée par aucune stipulation des traités européens. Sur la différence radicale qui sépare cette situation de celle qui prévaut aux États-Unis, voy. infra.

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Bien plus, il a toujours été considéré, pour certaines activités particulièrement importantes, que le principe de confiance mutuelle ne pouvait suffire à surmonter l'obstacle à la liberté de prestation de services résultant de la divergence des législations nationales. C'est ainsi, par exemple, que l'uniformisation des règles relatives au fonctionnement et au contrôle des entreprises a été le préalable à l'ouverture des marchés en matière d'assurance ou d'activités financières, et donc à la liberté de prestation de services dans ces domaines. Autrement dit, il a d'abord fallu, par l'uniformisation des règles relatives à l'exercice des activités en cause, créer les conditions de la confiance mutuelle avant de tirer une quelconque conséquence de celle-ci ... sans pour autant supprimer la réserve, toujours permise cas par cas, de l'ordre public international.

On mesure donc, par contraste, le peu de considération dont jouit l’objet de la fonction judiciaire auprès de la Commission. Quoique, comme on l'a remarqué d'emblée, sa

proposition implique qu'elle l'assimile à un service, elle entend soumettre celui-ci à un régime qui, contrairement à ce qui vaut pour tous les autres services, interdit aussi bien de garantir a

priori que de vérifier a posteriori le respect d'une quelconque exigence minimale. C'est donc

qu'en réalité il n'est d'aucune importance que les conditions dans lesquelles cette « prestation de services » est exécutée la rendent ou non digne de confiance. Une fois de plus, le sens des mots est ignoré. La confiance ne serait plus un sentiment : ce serait un devoir résultant d'un ordre que les autorités communautaires seraient en droit d'adresser, non pas aux autorités des États membres, mais directement aux peuples européens eux-mêmes. On ne saurait davantage bouleverser la hiérarchie devant présider à l'organisation d'un système fédéral démocratique. Une simple comparaison avec les solutions retenues aux États-Unis, qui sont souvent

présentées comme un modèle pour la construction européenne, est de ce point de vue édifiante.

3) Outre-Atlantique, le principe de la confiance mutuelle trouve sa traduction dans la Clause

Full Faith and Credit figurant dans l'article IV, Section 1 de la Constitution, c’est-à-dire du pacte social constitutif du peuple américain lui-même. Et il est seulement l'expression de la

confiance que ce peuple américain témoigne aux autorités des États de la Fédération en enjoignant à chacun d’eux de respecter les actes et décisions émanant des autres, sans pour autant les dispenser de la protection qu'ils doivent à leurs propres ressortissants : aux États-Unis, les jugements rendus par les tribunaux des États fédérés ne sont pas exécutoires de plein

droit dans les autres États de la Fédération !

Ainsi, les conséquences attachées au principe de la confiance mutuelle y sont beaucoup moins radicales que celles que la Commission voudrait lui faire produire en Europe. Et cependant, c'est par son origine qu'il s'oppose le plus évidemment à celui dont se prévalent les

technocrates européens. Car si la formation d'un peuple européen est sans doute l'ambition ultime de la construction européenne, elle n'a, pour l'instant, jamais été proposée par aucun des traités relatifs à celle-ci, pas même par celui auquel le titre de « constitution » avait été donné : c'est toujours « aux peuples européens » que les textes se réfèrent. Par conséquent, la simple violation des dispositions de ces derniers qui définissent les attributions des

institutions communautaires ne pourrait pas suffire à fonder la soumission de chacun des peuples européens aux décisions d'autorités qui, en l'état, leur demeurent totalement étrangères.

4) Pourtant, c’est bien ce résultat que poursuit en l'occurrence la Commission : plutôt que de

confiance, c’est d’obéissance qu’il s’agit. Car si les justiciables sont en toute hypothèse tenus de s'incliner devant les décisions, quelles qu'elles soient, de n'importe quelle juridiction en

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Europe, c'est parce qu'ils auraient le devoir d'obéir, et non pas d'accorder leur confiance aux juges qui les auront rendues. En d'autres termes, évoquer le principe de confiance mutuelle à l'appui d'une proposition de suppression de l'exequatur, c'est pour la Commission, non pas fournir une explication, mais « soigner sa communication ». Comme chaque fois désormais que les textes d'origine communautaire se réfèrent à « la démocratie », à « l'État de droit », à « la sécurité juridique » ou à « la justice », la notion de confiance n'a été invoquée ici que pour son effet anesthésiant sur l'esprit critique, et donc l'utilité de son sens usuel pour l'image rassurante que les institutions de l'Union européenne souhaitent donner à leur action.

On ne comprend que mieux alors la principale limite que la Commission fixe à sa proposition : la procédure d'exequatur devrait être conservée pour les décisions concernant « les affaires en diffamation dans lesquelles un particulier accuse les médias d'avoir porté atteinte à sa vie privée ou aux droits de sa personnalité » (exposé des motifs, § 3.1.1). Comme dans le règlement Rome II sur la loi applicable aux obligations non contractuelles, qui exclut

pareillement de son domaine les mêmes « affaires », c'est donc pour ne pas prendre le risque de mécontenter ceux dont dépend la diffusion de la propagande de l'Union qu'est maintenu à leur profit le mécanisme de protection dont on souhaite priver tous les autres.

Cette approche clientéliste a au moins le mérite de contredire radicalement le principe avancé au soutien de la réforme envisagée : la confiance mutuelle ne peut jamais suffire à empêcher les justices nationales de mutuellement se reprocher l'injustice de leurs expressions.

5) À la mi-octobre 2008, la Bulgarie a eu par deux fois les honneurs de la « une » de

l'International Herald Tribune. Les titres en gras qui en barraient la première page étaient parfaitement éloquents : « Bulgarie, l'État le plus corrompu d'Europe » (14/10/2008) ; « Tous les pays ont leur mafia ; en Bulgarie, la mafia a le pays » (15/10).

En janvier 2011, la Bulgarie et la Roumanie ont été empêchées d'adhérer à l'espace Schengen. Le motif en a été tout aussi éloquent : la corruption de leur police et de leur système

judiciaire. Et il ne paraît malheureusement pas injustifié. À en croire le dernier rapport de

Transparency international, le niveau de la corruption qui règne dans ces deux pays est

extrêmement préoccupant, même s'il n'est guère différent de celui qu'elle atteint en Grèce, en Italie, en Slovaquie ou en Lettonie.

Comment, dans ces conditions, ne pas s'émouvoir des dangers que présente la proposition de la Commission ? Car la mafia ne tardera évidemment pas à exploiter les magnifiques

perspectives qu'elle lui ouvre : pourquoi s'en retiendrait-elle si elle est assurée de pouvoir compter sur le concours inconditionnel de la force publique de tous les États membres pour l'exécution des décisions rendues par un juge corrompu, ou seulement conscient de ne pouvoir attendre aucune protection des autorités de son pays ? Comme il deviendra alors facile, par l’allégation fantaisiste d’actes de concurrence déloyale ou la production de documents plus ou moins grossièrement falsifiés, d’organiser partout en Europe le rançonnement des entreprises les plus prospères ou la spoliation des assureurs, des associés ou des créanciers des sociétés !

Mais parce que les technocrates européens ne se sentent pas personnellement exposés à ce risque, il ne représente pour eux que celui d’un « dommage collatéral », négligeable au regard des bienfaits devant résulter de l’adoption de leur proposition pour la gestion de masse des « produits de l’activité judiciaire » et leur « libre circulation ». Encore convient-il de s’entendre sur la nature exacte de ces « bienfaits ».

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II. LA SOUMISSION A UN UTILITARISME OBSCUR.

L'indifférence de la Commission envers les fondements juridiques de son action contraste avec sa révérence à l'égard des considérations utilitaires : ce sont des avantages concrets qu'elle invoque pour justifier sa proposition. À l'en croire, « la procédure de reconnaissance et d'exécution d'une décision dans un autre État membre (« exequatur ») demeure un obstacle à la libre circulation des décisions judiciaires qui entraîne des coûts inutiles et des retards pour les parties intéressées » (exposé des motifs, §1.2). Voilà ce à quoi il conviendrait de remédier. Mais l'allégation étonne. Car « ce n'est pas tout de mentir. On doit mentir efficacement. On doit mentir aussi élégamment »7. Le motif avancé est tellement inconsistant que l'on ne peut pas croire que les « experts » de qui ce projet émane sont réellement inconscients des véritables enjeux pratiques de son adoption.

A) Les progrès allégués.

Aujourd’hui, la procédure d’exequatur qu’organise le Règlement Bruxelles I est à ce point légère qu’il est déjà permis de contester sa compatibilité avec les exigences de la justice. À strictement parler, elle se réduit à la vérification purement formelle de la seule existence du jugement étranger et de son caractère exécutoire dans le pays où il a été rendu (cf. art. 53 du Règlement) pour aboutir à une simple « déclaration constatant la force exécutoire » (art. 42) dans l'État membre où ce jugement étranger est invoqué. Il s'agit donc d'une procédure non contradictoire, à l'occasion de laquelle il est fait interdiction au juge saisi de porter la moindre appréciation sur les conditions dans lesquelles le tribunal de qui ce jugement émane a statué ou sur les solutions qu'il a retenues (art. 41). Autrement dit, il s'agit d'une procédure sur requête (art. 38), totalement gratuite (art. 52), et dont la durée, qui peut varier selon les États membres de quelques jours à quelques semaines ne peut causer aucun préjudice au demandeur puisque l'article 47 prévoit expressément qu'aussi longtemps qu'elle n'a pas abouti, « rien n'empêche le requérant de demander qu'il soit procédé à des mesures provisoires ou

conservatoires prévues par la loi de l'État membre requis ». Sa suppression ne peut donc pas être celle de « coûts inutiles » puisqu'il n'y en a pas ; et les retards qu'elle empêcherait sont à tous égards négligeables. C'est toutefois l'unique avantage qui peut être attendu de la

proposition de la Commission, laquelle manifeste dans le même temps une totale indifférence pour des causes de retards infiniment plus considérables et dommageables : celles qui

résultent des règles de la « compétence internationale » du Règlement Bruxelles I.

1) Le plus souvent, la procédure d'exequatur qui vient d'être décrite ne se heurte à aucune

contestation aujourd'hui, si bien que l'ordonnance sur laquelle elle débouche peut être mise à exécution à l'expiration d'un délai dont l'étendue varie d'un ou de deux mois selon le lieu où est domiciliée la partie contre laquelle l'exécution est demandée (art. 43.5). Dans certains cas cependant, relativement peu nombreux en pratique, cette partie contre laquelle l'exécution est demandée use de la faculté qui lui est ouverte par l'article 43 du Règlement Bruxelles I d'exercer un recours contre ladite ordonnance afin de faire juger que la décision rendue à l'étranger bafoue l'idée de justice, telle que se la représente l'État où elle doit être exécutée. Il n'est pas contestable que la procédure, pleinement contradictoire, qui s'ensuit peut alors retarder de quelques mois l'exécution (si celle-ci doit finalement être autorisée) et être l'occasion pour les parties de frais, principalement d'avocats, pouvant parfois atteindre plusieurs milliers d'euro. Mais ce qu'il importe de remarquer est qu'à cette cause là de retards

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et de frais, la réforme envisagée par la Commission ne remédie en rien. Car si sa proposition vise à supprimer le recours de l'article 43, elle en ouvre un autre qui produira, de ce double point de vue, exactement les mêmes conséquences.

En effet, pour tenir compte de la jurisprudence de la CJCE ayant considéré, sous l'empire du texte actuel, que l'exequatur devait être refusé à des décisions rendues en application de règles nationales de procédure interdisant à la personne condamnée de faire valoir ses moyens de défense8, l'article 46 du projet défendu par la Commission prévoit le droit de saisir le juge de l'État où l'exécution est poursuivie afin qu'il s'oppose à celle-ci « en vertu des principes fondamentaux qui sous-tendent le droit à un procès équitable ». Ce recours étant également sujet à un débat contradictoire, il ne peut qu'entraîner des « retards » et des frais identiques à ceux que provoque aujourd'hui la procédure de l'article 43. Et il n’est aucune raison de croire qu’il sera moins fréquent. En effet, le droit à un procès équitable ne peut pas être seulement celui, purement formel, d'être « entendu » : il est bien davantage celui d'être « écouté », et de l'être de façon loyale et impartiale. Si les justiciables n’ont plus d’autres moyens de contester les injustices dont, à tort ou à raison, ils s’estiment victimes de la part des juges étrangers, c’est évidemment sur ce terrain qu’ils engageront systématiquement la discussion.

Autrement dit, la voie de recours offerte par l’article 46 du projet vise seulement à interdire

certains des contrôles auxquels sont aujourd’hui soumises les décisions étrangères : parce que

demeure permise la vérification de la régularité de la procédure suivie par le juge étranger, il s’agit uniquement d’empêcher les critiques dirigées contre la solution même qu’il a retenue, bien plutôt que de remédier aux retards et frais qu’elles impliquent. En réalité, si la

Commission avait sincèrement le souci des intérêts des justiciables, ce n'est donc pas la procédure d'exequatur des jugements étrangers qu'elle proposerait de supprimer dans le Règlement Bruxelles I : ce sont les règles de « compétence internationale » qu'il comporte.

2) On sait que, par le Règlement Bruxelles I, les autorités communautaires se sont attribuées

le droit, que les textes leur refusent pourtant, de fixer l'étendue du pouvoir de juridiction des États membres dans l'espace. Les règles de « compétence internationale » retenues à cet effet présentent toutefois deux défauts majeurs, parfaitement identifiés et régulièrement dénoncés.

D'abord, elles sont pour la plupart facultatives en ce qu'elles offrent le plus souvent au

demandeur la possibilité de porter son action devant les tribunaux de plusieurs États membres différents. Cette situation, qui peut étonner ceux pour qui le principe de confiance mutuelle devrait être autre chose qu'une simple formule de rhétorique, négligeable chaque fois qu'il contredit les desseins des autorités communautaires – si toutes les justices sont (a priori) dignes d’une égale confiance, pourquoi en laisser le choix à l'une des parties9

? – a pour conséquence de conférer à celui qui prend l'initiative du procès un avantage considérable autant qu'incompatible avec toute idée de justice : le choix du tribunal étant celui du système de valeurs par application duquel le litige sera tranché, il ne peut évidemment qu'être

déterminé par une comparaison des solutions concrètes auxquelles conduit chacun des systèmes entre lesquelles ce choix est autorisé (« forum shopping »).

8 CJCE, 28 mars 2000, Krombach : Rev. crit. DIP, 200.481, note Muir Watt ; JCP G 2001, II, 10607, note

Nourissat ; Gaz. Pal. Rec. 2000, 1731, chron. M.-L. Niboyet ; CJCE, 2 avril 2009 : Rev. crit. DIP, 2009. 785, et chron. Cuniberti ; Gaz. Pal. Rec. 2009, jur. 3799, note M. Nioche et L. Sinopoli.

(11)

Mais ensuite, ces règles de « compétence » sont totalement ineptes, en ce que les critères qu'elles retiennent sont rationnellement inexplicables10. La conséquence en est que leurs conditions d'application sont la cause d'un contentieux, non seulement très abondant, mais également inépuisable : chacune des prises de positions auxquelles elles obligent la CJCE, dont relèvent leur interprétation, soit suscite de nouvelles interrogations qui imposent de la saisir à nouveau11, soit débouche sur une casuistique byzantine reposant sur des distinctions de fait aussi bien que de droit qui dépendent, chaque fois, des appréciations des juges saisis12. Autrement dit, alors que la question posée est seulement de savoir à quel tribunal le

demandeur doit s'adresser, la réponse implique des débats, renouvelés devant pas moins de

quatre degrés de juridiction parfois. C'est donc alors plusieurs années de combats judiciaires qu'il faut perdre avant d'obtenir que le litige soit enfin examiné au fond.

Or, à ces causes de retards et de frais de justice aussi considérables qu’injustifiables, la réforme proposée par la Commission n'envisage à aucun moment de porter remède. Au contraire, elle vise à en créer de nouvelles13. En effet, elle prévoit qu’à l'article 5 serait ajouté un paragraphe 3 permettant de saisir « en matière de droits réels ou de possession de biens mobiliers, le tribunal du lieu où le bien est situé ». Comme toutes les autres règles de compétence optionnelle du règlement, celle-ci est rigoureusement indéfendable14 : en quoi, par exemple, la simple présence d'un camion en France justifie-t-elle que le juge français se mêle de trancher le litige relatif à la clause de réserve de propriété convenue à son propos ou à celui des marchandises transportées, entre un vendeur allemand et un acheteur espagnol, voire également allemand15 ? Mais au surplus la règle est en l'état radicalement incompréhensible puisque la notion de droits réels mobiliers n'a strictement aucun sens en droit communautaire aussi bien que d'après celui de plusieurs États membres, tandis que ce qu'il recouvre

exactement fait l'objet de très nombreuses discussions dans les pays qui la connaissent.

Combien d’arrêts de la CJCE seront-ils nécessaires avant qu’il soit permis de se faire une idée de sa signification16 ? Et de combien d’années sera en conséquence retardé le règlement de chacun des litiges qui en seront l’occasion17

?

10 Voy. V. Heuzé, Joly Contrats internationaux, Livre IX.

11 Pour se faire une idée de l'ampleur de ce problème, il n’est besoin que de compter, dans l'ouvrage de Mme

GaudemetTallon, qui constitue la référence en la matière (Compétence et exécution des jugements en Europe, LGDJ, 2010), le nombre de fois où l'éminent auteur, après avoir décrit chacune des questions auxquelles la CJCE a déjà répondu, achève ses développements par l'expression de son espoir d'une nouvelle prise de position de celle-ci. C'est que le droit communautaire n'étant en rien une oeuvre de raison, il ne peut devoir sa précision qu'à une simple accumulation d'actes d'autorité, fatalement arbitraire. Sur l'explication de ce phénomène, voy. V. Heuzé « De quelques infirmités congénitales du droit uniforme : l'exemple de l'article 5.1 de la Convention de Bruxelles » : Rev. crit. DIP, 2000, 595.

12 Pour se limiter à ce simple exemple – ils sont innombrables – voy. le dernier arrêt rendu par la CJCE à propos

du règlement Bruxelles I, relatif aux conditions d’application des règles de compétence propres au contentieux provoqué par les contrats conclus par les consommateurs : CJCE, 7 décembre 2010, aff. C-585/08 et C-144/09.

13 Elle les généralise également puisqu'au mépris du principe de subsidiarité, elle prétend rendre les règles de «

compétence internationale » du Règlement applicable à tous les litiges dont seront saisis les tribunaux des États membres, même lorsqu'ils ne concernent en rien les relations intracommunautaires. La difficulté de définir celles-ci ne peut certainement pas être invoquée en guise d'excuse : cette difficulté n'existerait pas si, plutôt que d'uniformiser les règles de compétence internationale, les autorités communautaires se limitaient à en « assurer la compatibilité » comme elles en ont seulement le pouvoir.

14 Dans l'exposé des motifs, la Commission ne se donne pas même la peine d'ailleurs d'une explication. 15 On rappelle que, si ce qu’il s'agit d'obtenir du juge français dans cet exemple est seulement une mesure

conservatoire, la possibilité de l'ordonner est déjà prévue par l'article 31 du Règlement aujourd'hui.

16 Ou de la localisation des meubles qu'ils concernent si d'aventure la CJCE déclare la règle applicable en matière

de biens incorporels.

17

La main sur le coeur, la Commission ne manque pourtant pas de rappeler combien elle est consciente que « les règles de compétence devraient présenter un haut degré de prévisibilité » (considérant n° 11).

(12)

Mais cette règle de compétence nouvelle ne révèle pas seulement la valeur réelle que la Commission accorde aux préoccupations qu'elle invoque à l’appui de sa proposition de suppression de l’exequatur. Elle est surtout propice aux effets délétères que produirait l'adoption de celle-ci.

B) Les résultats attendus.

Le Règlement Bruxelles I, applicable « en matière civile et commerciale », concerne principalement le contentieux contractuel. Or on sait que, dans ce domaine, le Règlement Rome I sur la loi applicable aux obligations contractuelles ne permet aux tribunaux des États membres d'imposer le respect que de leur propre système de valeurs18. Lorsqu'il est de l'intérêt de l'une, voire des deux parties, de se soustraire à l'application des règles impératives d'un État, il suffit donc, en cas de litige, d'en saisir les tribunaux d'un autre pays. Cette manoeuvre, que le Règlement Rome I autorise, porte évidemment une très grave atteinte au principe de l’État de droit. Aujourd'hui, elle n'est cependant pas dommageable, lorsque les décisions rendues par ces tribunaux doivent être exécutées dans le pays dont les règles impératives ont ainsi été fraudées, c'est-à-dire, en réalité, dans la plupart des cas où cette fraude est manifeste : il suffit, à l'occasion de la procédure d'exequatur à laquelle est subordonnée cette exécution, de leur opposer l'ordre public pour neutraliser les effets de la fraude en question.

Mais cette possibilité n'existera plus si la procédure d'exequatur est elle-même supprimée : voilà le véritable enjeu pratique de la proposition de la Commission. Pour en apprécier la pleine signification, il convient d'en mesurer l'exacte portée.

1) La fraude à la loi, dont la Commission souhaite ainsi garantir l'efficacité, est en l'état

grandement facilité par le large éventail des « compétences optionnelles » qu'ouvre aux parties le Règlement Bruxelles I. Et l’on aura compris qu'elle sera davantage encore favorisée par la nouvelle règle de compétence optionnelle qu'il est envisagé d'ajouter dans l’article 5 de celui-ci à propos des actions réelles mobilières.

Mais la Commission considère même indispensable de l'encourager : transposant

unilatéralement les solutions de la très inquiétante Convention de la Haye du 30 juin 2005 qu'elle s'est crue autorisée à conclure au nom de l'ensemble des États membres de l'Union, elle propose de supprimer toutes les restrictions que pose aujourd'hui le Règlement à l'efficacité des accords d'élection de for19, c'est-à-dire des conventions par lesquelles les parties

désignent, par avance, le tribunal chargé de trancher leurs éventuels différends20. Ainsi, les parties pourraient toujours convenir d'attribuer « compétence » aux juges d'un État membre n'ayant pourtant aucun lien avec leurs litiges, afin d'obtenir qu'ils réalisent leur désir

d'échapper aux règles impératives qui se fussent sinon imposées à elles. Et pour rendre parfaitement clair ce qui, dans la Convention de la Haye, est seulement implicite, la

18

Telle est, en effet, la conséquence, non seulement de la définition très restrictive qu'il donne des « lois de police », mais des conditions irréalisables auxquelles il subordonne l'application de celles qui émanent d'un État étranger à celui au nom duquel le juge saisi statue.

19 La seule justification qu'en donnent les considérants introductifs (n° 19) est qu'il « y a lieu d'accroître

l'effectivité des accords d'élection de for afin de donner pleinement effet à la volonté des parties ». On admirera la distance qui sépare ici le pléonasme de l'explication.

20 Dans le même but, la Commission propose de garantir l’efficacité des clauses d’arbitrage, quelle que soit la

nature du contentieux en cause, et donc même lorsqu’elles sont opposées à des plaideurs que le Règlement prétend pourtant vouloir protéger, tels que les salariés, les victimes d’accident exerçant une action directe contre l’assureur du responsable ou les assurés.

(13)

Commission en tire expressément la conséquence dans l'article 22 que « en matière de conventions concernant la location de locaux à usage professionnel, les parties peuvent convenir qu'une juridiction ou que les juridictions d'un État membre sont compétentes conformément à l'article 23 »21. Voilà comment réduire à néant le statut protecteur que, par exemple en France, garantit le régime des baux ruraux ou commerciaux. Et voilà par quel moyen libérer la spéculation immobilière de toute entrave, et grossir ses profits de la confiscation des plus-values que, par leur travail, les agriculteurs ou les commerçants apportent à leurs fonds22.

On perçoit peut-être mieux, à la lumière de ce simple exemple – on pourrait les multiplier à l'envi – ce que recouvre exactement la notion « d'espace de liberté, de sécurité et de justice » dont les services de la communication de l'Union ont imaginé d'intituler le cadre dans lequel s'inscrit en l'occurrence l'action de celle-ci.

2) À les envisager séparément, ainsi qu’y invite l'exposé des motifs de la proposition de la

Commission, chacune des innovations que celle-ci cherche à introduire paraît n'être que l'une de ses très régulières contributions à ce que, par euphémisme, Alain Finkielkraut appelle La

défaite de la pensée. Lorsqu'on relie entre elles les conséquences inéluctables qui résulteront

de leur très probable adoption, on ne peut au contraire qu'être impressionné par la magnifique cohérence de l'ensemble.

Il serait certainement vain de se demander jusqu’à quel point les auteurs de ce texte sont dupes du machiavélisme de ceux qui les manipulent23. De toute façon, leurs intérêts sont évidemment convergents. Car la meilleure façon d'épargner aux peuples européens le regret de la démocratie n'est-il pas, pour les technocrates de Bruxelles, d’achever d’en discréditer les institutions ? On ne saurait donc s’étonner que la soif de justice dont les démocraties

européennes sont encore en droit de se préoccuper soit exclusivement celle qui s'exprime de l'autre côté de la Méditerranée.

***** ***

S’il n'est jamais difficile, une fois que les historiens ont dressé la liste des circonstances qui ont conduit aux pires des catastrophes, de dénoncer l'aveuglement, l’égoïsme borné ou la lâcheté de ceux qui auraient pu s’y opposer, il serait en revanche très hasardeux de chercher aujourd’hui à prédire sur quoi débouchera finalement l’acharnement que mettent les autorités

21 L'exposé des motifs est une fois de plus muet à propos de cette règle nouvelle, dont l'explication ne peut pas

être recherchée dans la Convention de la Haye puisque celle-ci, faute d'avoir été ratifiée, n'est pas encore en vigueur.

22 Il n'est peut-être pas inutile de rappeler qu'aujourd'hui, la « compétence » que l'article 22 attribue aux

tribunaux de l'État de la situation de l'immeuble est, en la matière, à la fois impérative et exclusive. Les clauses de « règlement des différends » dont la plupart des commerçants et des agriculteurs sont incapables d'apprécier l'exacte portée sont donc impuissantes à empêcher l'application de la législation française des baux commerciaux ou ruraux, puisque nul ne disconvient qu'elle présente les caractères d'une « loi de police » ou « d'ordre public dans les rapports internationaux » chaque fois que les contrats concernent des biens immobiliers situés en France.

23

La suppression de l'exequatur, comme l'encouragement du forum shopping, ne présentent absolument aucune utilité pour l'Union européenne elle-même. La proposition de la Commission est donc exclusivement au service d’intérêts particuliers qui sont en l'occurrence si aisément identifiables qu'elle démontre de manière éclatante l'utilité des fortunes qui s'engloutissent dans l'entretien des armées de lobbyistes chargés de « chambrer » les agents aussi bien que les membres de la Commission et du Parlement européen.

(14)

communautaires à substituer à la souveraineté populaire celle de l’argent. Le fait qu’elles en soient réduites, pour y parvenir, à ne plus pouvoir user que de la forfaiture et du mensonge est cependant révélatrice de leur propre ignorance de ce à quoi tend réellement cette

substitution : c’est seulement parce qu’il n’est plus aucun rêve qu’elles puissent encore défendre, qu’elles n’hésitent pas, pour survivre, à trahir la confiance de tous ceux qui veulent encore rêver.

Leur ralliement à l'idéologie qui les inspire se limite donc à un emprunt de ses méthodes : il s'agit seulement de se livrer à une déréglementation frénétique autant que furieuse, sans aucun égard non plus même que simple curiosité pour ce qui est ainsi bouleversé. Quelle que soit la raison d'être de chacune des règles impératives dont, sous la pression de l'expérience, les démocraties européennes ont éprouvé le besoin de se doter, il faudrait toujours les contrarier, au moins en les rendant purement facultatives. Comme si construire l'Europe ne consistait plus désormais qu'à la détruire, en réduisant à néant chacun des systèmes de valeurs qui fondent son organisation.

L'Union européenne aujourd'hui n'a plus le moindre projet. Alors que lui importe l'avenir ? Elle existe et cela lui suffit. Mais puisque, pour continuer à exister, il lui faut agir, que lui importe ce qu'elle fait ? Lorsque c'est de l'action que dépend la raison d'être, alors, toujours, « un remords vaut mieux qu'une hésitation qui se prolonge »24.

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