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Freud et le régicide : éléments d’une réflexion

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Revue germanique internationale

14  (2000) Sigmund Freud

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Elisabeth Roudinesco

Freud et le régicide : éléments d’une réflexion

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Elisabeth Roudinesco, « Freud et le régicide : éléments d’une réflexion », Revue germanique internationale [En ligne], 14 | 2000, mis en ligne le 30 août 2011, consulté le 16 octobre 2012. URL : http://rgi.revues.org/809 ; DOI : 10.4000/rgi.809

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Document accessible en ligne sur : http://rgi.revues.org/809 Ce document est le fac-similé de l'édition papier.

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F r e u d e t le r é g i c i d e : é l é m e n t s d ' u n e r é f l e x i o n *

E L I S A B E T H R O U D I N E S C O

Freud a consacré deux livres seulement à la question du meurtre du père, Totem et tabou et le Moïse

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. En revanche, il n'a jamais rédigé le moindre ouvrage sur Œdipe, alors même que la tragédie de Sophocle sert de pivot à sa doctrine, au point que l'on peut en déduire que s'il était resté tributaire d'un modèle neurophysiologique, il n'aurait jamais pu ni créer une nouvelle discipline, ni actualiser les grands mythes fondateurs de l'histoire humaine. Autrement dit, sans la réinterprétation freudienne des mythes grecs, Œdipe serait resté un personnage de fiction et non un modèle universel du fonctionnement psychique.

À travers Œdipe, Freud impose une vision tragique de l'humanité.

Coupable des deux pires crimes, l'inceste, qui dérange l'ordre des généa- logies, et le parricide, qui introduit la barbarie à la place du droit, l'homme œdipien inventé par Freud est donc déterminé par son destin, c'est-à-dire par son inconscient. Il est le creuset de la conscience moderne. Assumant sa culpabilité, il se punit lui-même, et ne projette pas sa faute sur une quelconque altérité. Et pourtant, je le répète, point de livre sur le personnage d'Œdipe pourtant présent partout depuis la fameuse lettre à Wilhelm Fliess (du 15 octobre 1897) dans laquelle Freud énonce : « Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe. »

2

* J'ai conservé à cette conférence son style parlé.

1. Sigmund Freud, Totem et tabou. Quelques concordances entre la vie des sauvages et celle des névrosés (1913), Paris, Gallimard, 1993 ; L'Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), Paris, Gallimard, 1986.

2. Sigmund Freud, La naissance de la psychanalyse (Londres, 1950 ; Paris, 1956), Paris, PUF, 1991, p. 198.

Revue germanique internationale, 14/2000, 113 à 126

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Chez Freud, la figure d'Œdipe est sans cesse associée à celle d'Hamlet : d'un côté l'inconscient déguisé en destin, de l'autre la nais- sance d'une subjectivité coupable. Au contraire d'Œdipe, Hamlet ne tue pas le père mais se trouve contraint d'être l'instrument de la vengeance du père. Seul à détenir une vérité dont personne ne se rend compte - l'assassinat de son père par Claudius - il est confronté à des spectres et il hésite. Hamlet c'est la tragédie d'un sujet mélancolique, hanté par ses fantasmes ou ses fantômes

1

, alors qu'Œdipe c'est la tragédie de la logique inconsciente. Le héros de Shakespeare ne parvient pas à accomplir son acte alors que le personnage de Sophocle va logiquement au bout de son destin. Autrement dit, la conscience coupable se trompe sans cesse alors que l'inconscient ne rate jamais son but. Le destin est toujours impla- cable : il tue à coup sûr en imposant au sujet une histoire qui le déter- mine à son insu. Par obéissance inconsciente au terrible fatum, Jocaste se suicide, Œdipe se crève les yeux.

Au contraire, Hamlet commet des actes manques. Il tue par erreur Polonius, le père d'Ophélie, en croyant tuer Claudius, lequel a assassiné son père pour épouser sa mère (Gertrude) et régner sur le royaume du Danemark. Par la suite, Laërtes, frère d'Ophélie, revient au Danemark pour venger son père. Claudius organise alors un duel entre Laërtes et Hamlet mais les dés sont pipés : la pointe de l'épée de Laërtes est empoi- sonnée. Il tue donc Hamlet qui le tue puis il retourne son épée contre Claudius. Quant à Gertrude, elle s'empoisonne par accident en buvant le contenu d'une coupe destinée à son fils.

Dans le cas d'Hamlet, les meurtres sont toujours accomplis dans des mises en scène, dans des combats réels ou simulés. Le théâtre du crime est alors un théâtre dans le théâtre, un jeu dans le jeu à l'intérieur duquel le fantasme criminel rejoint la réalité de l'acte à accomplir. Ainsi se produit un mélange permanent entre le rêve d'une mise à mort et le meurtre, entre le meurtre et le crime, entre le crime et l'assassinat et finalement entre le meurtre et l'acte manqué du meurtre. Pour venger un assassinat qui est à la fois un parricide et un régicide, Hamlet doit commettre un tyrannicide (tuer Claudius) et un parricide (tuer sa mère).

En 1927, Freud ajoute un troisième volet à cette affaire de meurtre du père : celui du parricide

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tiré du roman de Dostoievski, Les Frères Karama- zov. Il s'intéresse alors à la nature pulsionnelle du désir de meurtre. Selon lui, chacun des frères est habité par le désir de tuer réellement le père, mais un seul d'entre eux accomplit l'acte. Le parricide est ici un assassinat, un meurtre concerté, prémédité, qui a pour objectif de valoriser la

1. Au sujet des spectres et des fantasmes d'Hamlet, voir Ernest Jones, Hamlet et Œdipe (1949), Paris, Gallimard, 1967, précédé de « Hamlet et Freud » par J e a n Starobinski. Et Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.

2. Sigmund Freud, « Dostoïevski et la mise à mort du père » (1928), in OC, XVIII, Paris,

PUF, 1994, p . 206-225.

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rédemption, alors que dans le cas d'Œdipe, le meurtre a lieu par hasard, au détour d'un chemin, à la suite d'une querelle

1

.

Le parricide est celui qui porte atteinte à la vie d'un parent (liens du sang), par un meurtre ou un assassinat. Mais, par extension, le parricide est aussi un régicide, c'est-à-dire le plus infâme des criminels : celui qui, en assassinant le roi, met en péril la patrie tout entière. Le parricide est donc le pire des crimes, car il est l'équivalent d'une mise à mort de l'origine

« patriarcale » des sociétés, d'un effacement des traces et donc d'une dislo- cation du corps de la nation. Il faudra attendre le milieu du XVI

e

siècle pour que le terme de « régicide » s'impose dans la langue anglaise, à côté de celui de « parricide », puis un siècle encore pour qu'il se généralise en langue française. Sans doute cette séparation entre les deux mots est-elle consécutive de l'accomplissement de deux régicides « légaux » (Charles I

e r

et Louis X V I ) , issus d'une décision collective, et non plus individuelle, poli- tique et non plus terroriste, d'exécuter un roi et donc de mettre à mort, à travers lui, l'ancien ordre féodal ?

Dans ce cas, le régicide est préconisé comme l'équivalent d'un tyranni- cide. D'où la référence à l'Antiquité gréco-latine, et donc à une époque païenne où il était méritoire d'attenter à la vie des tyrans, soit qu'ils aient accédé au pouvoir par usurpation, soit qu'ils le fussent devenus pour avoir abusé de la légitimité conférée par un droit. A cet égard, le tyrannicide n'est pas de même nature que le régicide et, par voie de conséquence, la décision légale, qu'elle soit collective ou individuelle, n'est pas identique à une pulsion subjective. Autrement dit, plus l'acte meurtrier est solitaire et plus il est assimilé à une folie. Au contraire, plus il est collectif et plus il tend vers le symbolique, vers une sorte de rétablissement de la Loi bafouée. Si les régicides sont souvent des fous, des marginaux ou des mys- tiques, plus proches des parricides que des rebelles, les tyrannicides incar- nent au contraire une nouvelle rationalité face à la barbarie présente. Et d'ailleurs, ils sont en général alliés au pouvoir, unis au dictateur par des liens de parenté, mais spectateurs d'une tyrannie dont ils s'écartent et contre laquelle ils décident alors de se révolter

2

.

1. À cet égard, il faut distinguer la terminologie allemande de la terminologie française (et anglaise). En français, on distingue le mot « meurtre » (qui peut désigner un acte réel, ou une

« mise à mort » symbolique ou imaginaire), du mot « crime » (qui renvoie à la désignation juri- dique de l'acte de tuer) et du mot « assassinat » (ou crime prémédité). A cela s'ajoute, depuis le X I I

e

siècle, une série de termes désignant l'action de tuer une personne spécifique. Ces termes sont utilisés tantôt comme adjectifs, tantôt comme substantifs : « homicide » (tuer un être humain),

« parricide » (tuer les parents), « régicide » (tuer le roi), « tyrannicide » (tuer le tyran), etc. En alle- mand, les distinctions ne sont pas aussi tranchées. O n emploie Tötung (du verbe töten = tuer) pour

« meurtre » ou pour « mise à mort », Mord (du verbe morden = assassiner, tuer) pour « meurtre » et

« assassinat » (actes criminels), Verbrechen (du verbe brechen = rompre) pour « crime », au sens juri- dique. Freud emploie indifféremment Tötung des Vater, Vatermord, Vatertötung p o u r désigner aussi bien la notion de mise à mort du père (au sens symbolique ou imaginaire) que le meurtre réelle- m e n t accompli. Aucun substantif allemand n ' a été inventé p o u r désigner l'action de tuer réelle- ment une personne spécifique. O n emploie donc la série Vatermord, Königsmord, Vatermörder, Königsmörder pour désigner l'acte parricide ou régicide et la personne qui commet un tel acte.

2. Voir Pierre Chevallier, Les régicides, Paris, Fayard, 1989.

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Dans la tradition judaïque, l'acte de tuer le tyran n'est prohibé que si celui qui le commet n'est pas investi de la parole de Dieu. Le commande- ment veut qu'on ne tue pas. Mais, quand Dieu ordonne le meurtre, la loi peut être transgressée.

Avec l'avènement du christianisme, toutes les formes de meurtres, y compris celles qui se justifient, sont prohibées. Au « Tu ne tueras point » des Tables de la Loi, s'ajoute le « Rends à César ce qui est à César », selon la parole du Christ énoncée dans l'Évangile. Opposé aux tyrans, le Chrétien doit se résigner et accepter la tyrannie, quitte à en être le martyr.

Dans cette perspective chrétienne, les régicides seront punis et suppliciés pour avoir porté atteinte à la vie du roi, devenu l'incarnation de dieu et de l'immortalité

1

.

Comme je l'ai dit précédemment, Freud tente d'universaliser le modèle œdipien, et c'est pourquoi, dès 1898, il remarque que les névrosés idéali- sent leurs parents avant de les dévaloriser. D'où la thèse du roman familial avancée en 1909 dans un article spécialement rédigé pour le livre d'Otto Rank, Le mythe de la naissance du héros

2

. Selon les deux auteurs, le roman familial se définit comme une construction inconsciente par laquelle le sujet invente une famille et lui attribue tous les prestiges appartenant au souvenir des véritables parents idéalisés dans l'enfance.

L'idée que le meurtre réel du père soit à l'origine des sociétés et des religions est développée dans Totem et tabou. Parmi les multiples interpréta- tions qu'a suscitées ce livre, je retiendrai celle du meurtre du père de la horde primitive, empruntée par Freud à Charles Darwin et à George Fra- zer

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et issue des grands mythes helléniques.

À l'origine de l'univers, Ouranos enfanté par Gaia devient l'époux de celle-ci. Étouffant ses enfants par souci de ne pas les laisser exister, il est ensuite châtré par son fils Chronos, lui-même sauvé par sa mère qui l'incite à commettre cet acte. Une fois son règne assuré, Chronos redoute de subir le même sort que son père. Aussi dévore-t-il ses enfants avant d'être vaincu à son tour par Zeus, son fils, lui-même poussé à la rébellion par sa mère. Zeus oblige Chronos à vomir les enfants avalés puis il ins- taure une royauté distincte de la tyrannie originelle

4

.

Quand Freud reprend cette thématique du père primitif, il la tire tout autant de l'œuvre de Darwin que des mythes grecs et de la fameuse his- toire de Frazer sur le prêtre-roi de l'Antiquité romaine. Celui-ci, on le sait, tient son pouvoir du meurtre de son prédécesseur, et à son tour il sera tué par son successeur. Dans Totem et tabou, publié en 1912-1913, Freud tente de donner un fondement historique et anthropologique à sa théorie œdi-

1. Voir infra.

2. Otto Rank, Le mythe de la naissance du héros (1909), Paris, Payot, 1983.

3. Charles Darwin, La descendance de l'homme (1871), Bruxelles, Complexe, 1981. J a m e s George Frazer, Le cycle du rameau d'or (Londres, 1911 -1916 ; Paris, 1925-1935), Paris, Laffont, coll.

« B o u q u i n s » , 4 vol., 1981-1984.

4. Voir Jean-Pierre Vernant, L'univers, les dieux, les hommes, Paris, Seuil, 1999.

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pienne, répondant ainsi à Cari Gustav Jung, lequel soutient que c'est le père qui interdit l'inceste. Or, Freud va beaucoup plus loin. En s'appuyant sur Darwin, il préconise l'idée qu'une loi (la loi des fils), opérant par muta- tion, transforme en culture la tyrannie originelle du père. Ainsi passe-t-on de la barbarie à la civilisation.

Rappelons ici le fameux passage sur le meurtre du père : en un temps primitif impossible à saisir, les hommes vécurent dans de petites hordes, chacune soumise au pouvoir despotique d'un mâle qui s'appropriait les femelles. Un jour, les fils de la tribu, en rébellion contre le père, mirent fin au règne de la horde sauvage. Dans un acte de violence collective, ils le tuèrent et mangèrent son cadavre. Cependant, après le meurtre, ils éprou- vèrent du repentir, renièrent leur forfait, puis inventèrent un nouvel ordre social en instaurant simultanément l'exogamie (ou renoncement à la pos- session des femmes du clan du totem) et le totémisme, fondé sur l'interdit du meurtre du substitut du père (le totem). Totémisme, exogamie, interdit de l'inceste : tel fut le modèle commun à toutes les religions, et notamment au monothéisme. Dans le Moïse Freud reprend mot pour mot cette thèse.

À cet égard, il abandonne l'idée, propre à Frazer, que le totémisme serait un mode de pensée magique moins élaboré que le spiritualisme. À ses yeux au contraire, le totémisme explique la religion, et notamment le monothéisme en tant que religion du père fondée sur le meurtre du père.

Dans la perspective freudienne, il n'existe donc pas d'infériorisation d'une phase dite antérieure par rapport à une phase dite postérieure, et supé- rieure quant à son degré de civilisation. Le civilisé n'est pas, selon Freud, supérieur à l'homme primitif, et de même l'animisme n'est pas inférieur au spiritualisme.

Mais les choses ne sont pas si simples. Freud conserve le principe de l'évolution qui nourrira sa thèse de la transmission inconsciente dans le Moïse. Cependant, s'il maintient l'idée des trois stades de l'évolution des religions et des sociétés, c'est pour montrer que chaque stade survit en chaque sujet. À la période animiste, l'homme s'attribue la toute-puissance et il s'agit donc d'un stade narcissique ; à la phase religieuse, il délègue la puissance aux dieux comme à ses parents dans le complexe d'Œdipe ; enfin, à l'époque scientifique ou spirituelle, il projette la puissance sur la raison, détachant ainsi la spiritualité de tout objet fétiche. L'entrée dans cette étape signifie que l'homme acquiert la liberté et la capacité à s'ouvrir au monde extérieur.

Freud applique ce schéma à l'invention du monothéisme. Aussi fait-il

de celui-ci une religion hautement spiritualisée, semblable à la grande

pensée philosophique inventée par les Grecs. Capable de renoncer à la fois

à l'animisme et aux dieux multiples du paganisme au profit d'un Dieu

unique et invisible, ce monothéisme se veut détenteur de la loi et porteur

d'une parole. Moïse devient le législateur de ce monothéisme, mais,

comme son peuple ne supporte pas le poids de cette spiritualité nouvelle-

ment acquise, il met à mort le prophète puis refoule l'acte meurtrier. Le

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refoulement se transmet ensuite de génération en génération tandis que le monothéisme, instauré dans et par le judaïsme, revendique le principe de l'élection en tant que religion divinisée du père primitif.

Dans le christianisme qui lui fait suite, le meurtre du père ne peut alors être expié que par la mise à mort du fils mais aussi par l'abandon du signe visible de l'élection : la circoncision.

Selon Freud, par cette perte, le christianisme devient une religion uni- verselle et transforme donc le judaïsme en un « fossile ». Mais, par rapport au judaïsme, la nouvelle religion du fils est une régression culturelle.

Comme on le voit, Freud valorise et dévalorise à la fois le judaïsme. Le christianisme constitue à ses yeux un progrès dans l'ordre de l'universel et de la levée du refoulement, tandis que le judaïsme reste plus élitiste et por- teur d'un plus haut degré de spiritualisation

1

. Cependant, dans l'ordre du monothéisme, le judéo-christianisme est un tout, et pour cette raison il est devenu la cible de l'antisémitisme moderne et notamment du national- socialisme : « Tous les peuples qui s'adonnent aujourd'hui à l'anti- sémitisme, écrit Freud, ne sont devenus que tardivement chrétiens. Ils y furent souvent obligés par une contrainte sanglante. On pourrait dire qu'ils sont tous "mal baptisés" (...). Ils n'ont pas surmonté leur aversion contre la religion nouvelle (...) mais ils l'ont déplacée sur la source d'où leur est venu le christianisme (...). Leur antisémitisme est au fond de l'antichristianisme, et il n'est pas étonnant que dans la révolution natio- nale-socialiste allemande cette relation intime des deux religions trouve si nettement son expression dans le traitement hostile dont l'une et l'autre sont l'objet. »

2

Entre le christianisme universalisé et le judaïsme « fossile », il ne reste plus à la judéité qu'une seule voie : celle de l'éternité, de la solitude, du déracinement. Ainsi Freud sépare-t-il l'appartenance à une religion du sen- timent d'appartenance (la judéité) qui fait qu'un Juif se sent juif, en ayant cessé d'être religieux. Selon Freud, ce sentiment serait une sorte d'héritage inconscient transmis de toute éternité comme signe d'une appartenance renouvelée. La psychanalyse, dira-t-on, serait alors le prolongement de cette judéité, de ce judaïsme sans dieu, et c'est sans doute la raison pour laquelle elle fut traitée de « science juive » par les nazis : il fallait bien pro- jeter son extermination en tant que telle, en tant que porte-parole d'une

solitude déracinée, au moment même où l'on commençait à imaginer les moyens techniques de liquider la « race » juive.

Il faut comparer la thèse freudienne des liens entre la religion du père et la religion du fils à celle de l'abaissement du patriarcat. Contrairement à d'autres penseurs de son époque, inspirés par Johann Jakob Bachofen

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, Freud ne redoutait pas une féminisation de la société ou une décadence

1. Sigmund Freud, L'Homme Moïse, op. cit., p . 180-181.

2. Ibid., p. 184-185.

3. J o h a n n J a k o b Bachofen, Le droit maternel. Recherches sur la gynécocratie de l'Antiquité dans sa

nature religieuse et juridique (1861), Lausanne, L'Âge d ' h o m m e , 1996.

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des idées viriles. Il savait inéluctable le déclin de la monarchie et de l'autorité patriarcale, et l'on peut même supposer qu'il eut conscience que la psychanalyse était née de ce déclin et qu'il fallait lui donner pour tâche de revaloriser symboliquement la fonction paternelle, perdue quant à son autorité réelle. Et c'est bien pourquoi Freud pense que toute société est fondée à l'origine sur la religion du père et sur la transmission de l'institution en tant que principe masculin « défaillant », c'est-à-dire en tant que principe rationnel.

La raison (le logos) est identifiée par lui à un principe masculin dont l'homme aurait perdu la maîtrise en tant que personne concrète (patriarche, héros ou guerrier) mais dont il serait réinvesti en tant qu'incarnation abstraite d'une humanité universelle, arrachée au sacré par la mort de Dieu. En conséquence, si l'ancien système patriarcal n'a plus d'avenir, s'il est devenu une aporie, il ne faut ni l'abolir, comme le souhai- tent les adeptes d'un matriarcat fantasmatique, ni le restaurer par une revalorisation de la plénitude du mâle, comme le proposent les antifémi- nistes. Il faut en quelque sorte y introduire une faille, une castration. Pour être freudien, il faut en finir avec les religions patriarcales autoritaires.

D'où la nécessité du meurtre du père comme condition d'accès à un nou- veau lien social, c'est-à-dire à une société conflictuelle dans laquelle les fils pourraient librement rivaliser sans se détruire entre eux ni être tués par le père.

D'un point de vue freudien, l'instauration d'un matriarcat serait aussi dangereux que la conservation d'une tyrannie patriarcale. En fait, Freud ne redoute jamais, comme nombre de ses contemporains, que l'émancipation des femmes puisse être un danger pour la société. Il ne craint pas que le modernisme conduise à une abolition de la différence des sexes ou à une généralisation de l'androgynie. De même, il ne voit pas dans le meurtre la conséquence d'une crise sacrificielle

1

dans laquelle la victime serait choisie pour conjurer la peur ou déguiser la terreur que lui inspire sa propre violence. À la thématique du transfert de la violence hors de la communauté, Freud préfère l'idée que la crise traumatique puisse se résoudre par l'intériorisation de la violence dans le sujet lui-même.

Il y aurait donc à l'origine de toute religion et de toute société un acte réel qui ferait événement : un meurtre, un meurtre nécessaire. D'où le danger (et Jung le lui dit à propos de Totem et tabou) de renouveler les erreurs de la théorie de la séduction en laissant croire à l'univocité origi- nelle du trauma comme source du trouble social ou psychique. Ce danger, Freud le connaît et il en prend le risque en proposant de raturer, non pas l'acte traumatique lui-même, mais l'idée d'une possible origine assignée à l'acte. Chez lui, l'origine en tant qu'ontologie explicative disparaît au pro- fit d'un acte qui fait événement parce qu'il se répète. L'événement, au sens

1. Voir R e n é Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972. Commentaire par Lynn

H u n t , Le roman familial de la Révolution française (1992), Paris, Albin Michel, 1995.

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freudien, est ainsi la répétition d'un acte dont l'origine serait toujours repoussée, refoulée, raturée.

En conséquence — et là est la différence avec l'évolutionnisme darwi- nien — Freud choisit le modèle œdipien, c'est-à-dire le mythe grec : l'état originel de la société n'existe nulle part, car cet état à été intériorisé par l'histoire collective des hommes qui se répète dans l'histoire individuelle du sujet. Elle fait partie du psychisme. Pour que la tragédie d'Œdipe puisse répéter celle de la horde, pour que l'aveu de la culpabilité puisse se trans- mettre à la religion du fils, il faut donc que l'origine soit impossible à cer- ner. En conséquence, l'acte réel disparaît au profit de l'acte symbolique.

Le meurtre du père devient ainsi une métaphore de la castration et non plus exactement un crime. À cet égard, il y a bien une différence entre

Totem et tabou et L'Homme Moïse : dans le premier ouvrage, Freud pose l'existence d'un acte réel, tandis que dans le second, il reconstruit l'origine supposée d'un acte dont nul n'a besoin de savoir s'il a réellement eu heu, puisque seule compte sa puissance symbolique.

Et d'ailleurs, pour imaginer la nécessité du meurtre de Moïse, Freud ne juge pas utile de la poser comme un acte réel : « Il en va de la défor- mation d'un texte comme d'un meurtre, dit-il. Le difficile n'est pas de l'exécuter mais d'en effacer les traces. » 1 Autrement dit, la tâche de l'historien — Ernst Sellin en l'occurrence — et celle de la méthode freu- dienne doit être de reconstruire la trace, de la retrouver, de l'interpréter, afin que le meurtre, qui visait à l'effacer, soit avoué puis sanctionné.

Pour donner une assise scientifique à son modèle œdipien et à sa thèse de la reconstruction nécessaire de l'acte raturé, Freud apporte à l'anthropologie et à l'histoire (des religions et des sociétés) une théorie poli- tique fondée sur deux éléments majeurs : la culpabilité et la loi morale 2 . Il formule en quelque sorte une théorie des conditions possibles de la société et de la liberté. Si la religiosité est de l'ordre d'une névrose, l'accès à la spiritualité — et donc à la rationalité - est un progrès pour l'humanité.

En conséquence, l'exercice de la liberté ne se confond pas avec l'épanouissement de la jouissance ou des pulsions. Elle suppose non seule- ment une contrainte mais la nécessité d'un interdit. Dans Totem et tabou, Freud montre ainsi que toute société repose sur le primat d'une dialectique conflictuelle. Pas de société sans conflit, pas de liberté sans conscience de la nécessité d'une relation conflictuelle avec autrui. Le meurtre du père n'est pensable que s'il est suivi de la reconnaissance de l'acte et donc d'une réconciliation des fils entre eux et avec l'image du père. En d'autres ter- mes, avec cette théorie, Freud se montre partisan de l'avènement des sociétés de droit, c'est-à-dire de sociétés reposant sur l'abolition du crime.

À condition toutefois que cette abolition soit fondée sur l'intériorisation symbolique de la nécessité du meurtre et de sa sanction.

1. Ibid., p. 115.

2. Voir Eugène Enriquez, De la horde à l'Etat, Paris, Gallimard, 1983.

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Avec L'Homme Moïse, Freud ajoute une pierre à cet édifice en suppo- sant que l'appartenance identitaire - incarnée par la judéité - puisse se transmettre sans référence à un quelconque enracinement national ou eth- nique. Aussi se détourne-t-il de la notion de terre promise comme forme messianique de l'accomplissement de soi pour la situer à l'intérieur du sujet lui-même. Habité par la mort de Dieu, le sujet freudien est définitive- ment livré à l'exil intérieur et à l'absence de ses racines. Du même coup, il est condamné à la quête d'une généalogie inconsciente qu'il doit sans cesse reconstruire pour que la trace ne s'efface pas.

On peut maintenant se demander si Freud, avec sa théorie du meurtre nécessaire du père, valorise ou non la nécessité du régicide comme acte fondateur des sociétés. S'intéressant à des fils rebelles qui mettent fin à la tyrannie patriarcale, Freud fait d'Œdipe, meurtrier malgré lui et non pas criminel, le héros principal d'un nouveau modèle du psychisme humain.

Deux régicides retiennent toutefois son attention : Brutus et Cromwell.

Pure figure de rébellion, Brutus tue son père adoptif, César, quand celui-ci en vient à incarner l'image de la tyrannie. Il se punit ensuite de son acte en se donnant la mort. Si Œdipe tue par erreur pour obéir à un destin et si Hamlet accomplit une mission, Brutus exécute un empereur pour abolir la tyrannie et restaurer la Loi de la République. En fait, Bru- tus est moins un régicide qu'un tyrannicide.

On sait que dans son enfance, lors d'un jeu avec son cousin John, Freud avait interprété le rôle du Brutus de Schiller puis s'était ensuite sou- venu de cet épisode lors de l'analyse d'un rêve concernant sa relation avec Ernst Brücke

1

. Citant la pièce de Shakespeare, il souligne l'analogie entre la construction de son rêve et les propos de Brutus : « Parce qu'il (Brücke) a rendu des services à la science, je lui érige un monument, et parce qu'il s'est rendu coupable d'un souhait méchant, exprimé à la fin du rêve, je l'anéantis (...). Il n'y a qu'un texte semblable : le discours saisissant où Bru- tus se justifie dans le Jules César de Shakespeare : « Parce ce que César m'aimait, je le pleure ; parce qu'il était heureux, je me suis réjoui ; parce qu'il était brave, je l'honore, mais parce qu'il était brave, je l'ai tué. Je joue donc dans le rêve le rôle de Brutus. »

Si l'identification de Freud à Brutus est évidente, elle ne le conduit à aucune réflexion particulière sur la nature du régicide ou du tyrannicide.

En revanche, à propos de Cromwell, il propose un commentaire nette- ment plus politique : «J'aspire douloureusement à l'indépendance pour pouvoir enfin réaliser mes désirs, écrit-il à Martha le 7 août 1882. L'image de l'Angleterre surgit devant moi. Je pense à son sérieux labeur, à son généreux dévouement au bien public, au sentiment de la justice persistant et raisonnable que nourrissent ses habitants, à l'enthousiasme ardent que suscite l'intérêt général et qui fait jaillir des étincelles dans les journaux ; toutes les impressions ineffaçables recueillies au cours du voyage que j ' y fis

1. Sigmund Freud, L'interprétation des rêves (1900, Paris, 1926), Paris, PUF, 1967, p . 362.

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il y a sept ans et qui eut sur ma vie une influence décisive, tout cela m'est revenu à l'esprit avec une grande intensité. Je repense à l'histoire de l'île, aux œuvres des hommes qui furent mes maîtres véritables, Anglais et Écossais, et je songe à la période historique qui est à mes yeux la plus inté- ressante, à savoir le règne des Puritains et de Cromwell, ainsi qu'à un fier monument de cette époque Le paradis perdu où, tout récemment encore, à un moment où je ne me sentais pas sûr de ton amour, j'ai trouvé consola- tion et réconfort. »

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Cette lettre indique combien Freud admire la monarchie anglaise. Il vante son honnêteté, son goût du travail, sa tolérance, etc. Mais il l'aime aussi pour ce qu'elle a produit de plus violent : Cromwell et les Puritains.

Aussi est-ce bien à l'expression littéraire la plus sublime produite à cette époque qu'il rend hommage : Le paradis perdu, poème en prose de John Mil- ton, publié en 1667, qui exalte le pouvoir dévolu à l'homme de sombrer dans le péché puis de se racheter. Chute en enfer et apologie d'une rébellion nécessaire, telle est la dialectique que Freud prend ici à son compte.

Bien qu'il n'en dise rien, on peut supposer qu'il assimile le régicide au crime commis par Smerdiakov (l'épileptique). Assassin de son père, celui-ci a été poussé au meurtre par son demi-frère, Ivan Karamazov (le cynique sceptique), théoricien du tout est permis, et qui, après avoir tramé le parri- cide pour que son frère de sang Dimitri (jouisseur mû par ses pulsions) en soit accusé, devient le porte-parole de la légende du Grand Inquisiteur puis sombre dans la folie.

Il y a dans le roman de Dostoïevski une volonté, non pas de démontrer la nécessité d'un meurtre permettant à des fils de se libérer de la tyrannie du père, mais celle d'exprimer l'anéantissement de toute forme possible de réconciliation avec le père. Dans cette histoire, contraire à celle d'Œdipe, d'Hamlet ou de Brutus, la violence pulsionnelle ne se répare ni par la sanction, ni par la culpabilité, ni par la loi morale, mais par la perpétua- tion d'une terreur rituelle, seule capable de conduire à une rédemption.

Car le principal responsable du crime, c'est le père lui-même, Fedor Kara- mazov, débauché, violeur, véritable instigateur d'une généalogie de la folie criminelle, sortie tout droit de la théorie freudienne du meurtre à l'état pur, du meurtre instinctuel, sans possibilité de sanction libératrice : « Il n'y a en nous, écrit Freud, aucune répugnance instinctive à verser le sang.

Nous sommes les descendants d'une immense chaîne de générations de meurtriers. Nous avons le plaisir du meurtre dans le sang et peut-être le détecterons-nous bientôt à d'autres endroits encore. » Et : « Notre incons- cient pratique le meurtre même pour des vétilles (...). Il ne connaît pour les crimes aucun autre châtiment que la mort. »

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1. Citée par Ernest Jones, La vie et l'œuvre de Sigmund Freud, vol. 1 (Londres, 1953), Paris, PUF, 1958, p. 197. Freud a donné le prénom d'Oliver à l'un de ses fils, en hommage à Cromwell.

2. Sigmund Freud, « Actuelles sur la guerre et la mort » (1915), version originale retrouvée

et commentée par Jacques Le Rider, in Revue internationale d'histoire de la psychanalyse, 5, PUF, 1992,

p . 607. Et « Actuelles sur la guerre et la mort » (1915), OC, XIII, Paris, PUF, 1988, p . 37.

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Dostoïevski attaque donc 1' « homme éthique » en son essence, non pas celui qui reconnaît la faute et accepte la punition, mais celui pour qui la pénitence rend possible le meurtre : « Ivan le terrible ne se conduit pas autrement, affirme Freud, et à vrai dire cet accommodement avec la moralité est un trait russe. » Contre le droit, et plus encore contre le pré- tendu savoir scientifique d'un tribunal qui s'érige en garant du droit au nom d'une vérité interprétative appuyée sur la psychologie et toujours vouée à l'erreur, le criminel devient alors, pour Dostoïevski, le rédempteur, c'est-à-dire celui qui accomplit la vérité pulsionnelle de l'acte que les autres voulaient commettre sans y parvenir.

A cet égard, Cromwell, plus que Brutus, ressemble à un personnage de Dostoïevski et c'est sans doute pourquoi il fascine Freud autant que la monarchie anglaise. Il introduit en effet une sorte de désordre dyonisiaque à l'intérieur de l'ordre monarchique. Il est la déraison même immergée au cœur de la raison. Personnage très freudien, Cromwell fait partie de la famille des héros admirés par Freud : aventurier comme Christophe Col- lomb, général rebelle comme Hannibal et Bonaparte, fondateur de reli- gion comme Moïse. Mais par son régicide, il est aussi un personnage chargé de négativité. Il commet le crime que d'autres auraient voulu accomplir à sa place. En fait, Cromwell ne se donne pas pour mission de mettre à mort le roi mais d'incarner la possible rédemption de tout un peuple en abolissant la fameuse conception féodale des deux corps du roi.

Amplement commentée par Ernst Kantorowicz

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, cette conception sup- pose que le roi possède deux corps, l'un naturel et soumis aux passions et à la mort, l'autre politique. Les membres de ce corps sont les sujets du royaume, incorporés à ce corps politique dont le roi est la tête. Immortel, ce deuxième corps du roi, le corps politique, se prolonge bien au-delà de la mort réelle du souverain.

Jugé devant une cour fabriquée de toutes pièces, Charles I

e r

est déca- pité le 30 janvier 1649 et la République (ou Commenwealth) est alors pro- clamée. Durant le procès, Cromwell exerce les fonctions de juge avec la volonté consciente et affirmée de « couper à la fois la couronne et la tête du roi ». Devenu dictateur, il renverse la dynastie pour rénover l'ancienne religion protestante et en faire une religion épurée. Il se prend alors pour un roi et, bien qu'il ne se fasse pas sacrer, il se pare, au cours d'une céré- monie solennelle, des attributs sacrés de la royauté : manteau, sceptre, épée, titre d'altesse. En 1658, après avoir régné à la manière d'un monarque, il meurt de sa belle mort, puis est enterré avec les rois à l'Abbaye de Westminster.

Charles II reprend alors le pouvoir et fait exhumer, pendre et décapi- ter le cadavre de l'usurpateur dont les ossements sont ensuite dispersés.

Cromwell subit donc la punition infligé au régicide : par le supplice de son

1. Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age, Paris,

Gallimard, 1989.

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corps, et même si ce corps n'est plus qu'un corps mort, il doit payer le fait d'avoir désincorporé le roi et détruit l'équilibre des deux corps du roi.

Dans un tel régicide, et dans le châtiment qui lui fait suite, aucune inté- riorisation de la faute n'est possible. L'acte meurtrier s'apparente alors à un réel sans symbolisation mais aussi à un crime ayant l'allure d'une rédemp- tion. Car, Cromwell le régicide est une sorte de figure inversée du Christ, un messie surgi de l'enfer et auréolé de la puissance que lui confère son hétérogénéité, sa part maudite. Parce qu'il ne parvient pas à abolir la monarchie anglaise, qui renaît de ses cendres, il est égaré par ses actes man- qués. Et c'est bien ce qui fascine Freud : un héros dont l'acte régicide est un acte manqué, un acte qui conduit à la restauration de la monarchie.

Quant à l'intériorisation de la faute, elle n'est pas produite par le régi- cide mais par une œuvre poétique, Le paradis perdu, qui met en scène la possible rédemption de l'homme. Véritable bible pour Freud, l'ouvrage le renvoie à sa position de conservateur rebelle, adepte de l'idée que les rois sont aussi nécessaires à l'histoire humaine que les meurtriers des rois.

Cromwell échoue à abolir la royauté parce qu'en imitant les rois, il réinstitue la possibilité de la royauté. On peut supposer que c'est la réins- tauration de la figure abolie du souverain sous la forme d'une royauté affaiblie mais éternelle qui intéresse Freud dans cette affaire. Elle renvoie en effet à la théorie freudienne de la nécessaire mise à mort des illusions du moi et de la revalorisation symbolique de la fonction paternelle. Si l'inconscient ne connaît pour ses crimes nul autre châtiment que la peine de mort (ou la loi du talion), parce que « tout endommagement de notre moi souverain ne serait qu'un crimen laesae majestatis »

1

, cela veut dire que la tâche civilisatrice de la psychanalyse est bien d'imposer des limites à la toute-puissance destructrice de l'inconscient. D'où la fameuse thèse freu- dienne des blessures narcissique infligées à l'homme par les grandes décou- vertes de la science, laquelle conduit à l'idée que le « moi n'est plus maître dans sa propre maison »

2

. Les blessures ont une valeur rédemptrice, elles sont l'équivalent d'une loi morale, opposée à la loi du talion, et évitant que le meurtre ne soit expié par le sacrifice d'une autre vie.

Freud n'a guère abordé la question du régicide et pourtant l'histoire d'Œdipe aurait pu être comprise par lui en ces termes. Figurant d'abord l'immortalité, le roi de Thèbes devient le négatif de ce qu'il a été : un cri- minel souillé par son acte et contraint de s'exclure de la cité puis de s'infliger un supplice comme il le ferait s'il devait l'infliger à un régicide. À cette interprétation de la tragédie, Freud préfère celle mettant en scène la résolution de l'énigme, puis la logique d'un destin qui se révèle progressi- vement au sujet.

Et s'il délaisse le régicide, il reste étranger autant à la problématique de la Révolution française qu'à celle de la constitution d'un idéal républi-

1. Sigmund Freud, « Actuelles », op. cit., p . 152.

2. Sigmund Freud, « U n e difficulté de la psychanalyse » (1917), in L'inquiétante étrangeté et

autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p . 186.

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cain. Adepte de la monarchie anglaise, il regarde l'épopée révolutionnaire française comme une sorte de pathologie mentale, à la manière d'Hyppolite Taine et des conservateurs de la fin du siècle, hantés par le souvenir de la Commune

1

.

À deux reprises, lors de son séjour à Paris (1885-1886), il manifeste son hostilité à la Révolution et à la République, en comparant Paris à un Sphinx gigantesque et son peuple à une foule malade de ses épidémies psy- chiques. Il n'hésite pas d'ailleurs à s'identifier à un Œdipe des temps modernes contraint d'affronter un monstre : « J'ai une vue d'ensemble de Paris, écrit-il à Martha, et je pourrais devenir très politique, la comparer à un Sphinx gigantesque et pimpant qui dévore tous les étrangers incapables de résoudre ses énigmes et que sais-je encore ? (...). Qu'il me suffise de te dire que cette ville et ses habitants n'ont vraiment rien qui me rassure, les gens m'ont tout l'air d'appartenir à une tout autre espèce que nous, je les crois tous possédés par mille démons et je les entends crier "A la lan- terne !" et "A bas un tel !" au lieu de "Monsieur" et "voilà L'Écho de Paris".

Je crois qu'ils ignorent pudeur et peur ; les femmes comme les hommes se pressent autour des nudités comme autour des cadavres de la Morgue ou des horribles affiches dans les rues, annonçant un nouveau roman dans tel ou tel journal et donnant en même temps un échantillon de son contenu.

C'est le peuple des épidémies psychiques, des convulsions historiques de masses et il n'a pas changé depuis Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. » Et : « Place de la République, j'ai vu une statue gigantesque de la Répu- blique portant les dates : 1789, 1792, 1830, 1848, 1870. Cela donne une idée de l'existence discontinue de cette pauvre République. »

2

La Révolution amorcée en 1789, et sur laquelle Freud porte un juge- ment aussi négatif, est pourtant la seule à avoir mené à son terme un acte meurtrier qui ressemble à une scène freudienne. Véritable « désordre fon- dateur »

3

, le régicide légal voté par les Conventionnels est comparable à la fois à un crime passionnel et à un meurtre nécessaire suivi d'une intériori- sation de la loi. En effet, l'exécution de Louis XVI, le 21 janvier 1793, conduit à l'instauration d'une nation en tant qu'elle incarnerait le nouveau corps du peuple né de l'abolition des deux corps du roi.

Ce régicide-là est à la fois une désincorporation, un parricide, un

1. Hippolyte Taine, Les origines de la Révolution française, Paris, Laffont, coll. «Bouquins », 1986. L'ouvrage commence à être publié en 1875. O n retrouve la thèse des foules pathologiques et de la peur qu'elles inspirent dans Gustave Le Bon, La psychologie des foules (1895), Paris, PUF, 1963. O n sait que Freud s'appuiera sur cet ouvrage pour élaborer sa psychologie collective sans toutefois reprendre à son compte le thème de l'inégalitarisme et de l'inconscient héréditaire « à la française ». Voir Elisabeth Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France, vol. 1 (1982), Paris, Fayard, 1994, et Michel Pion, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1997, spécialement l'article sur la psychologie de masse.

2. Sigmund Freud, Correspondance 1873-1939 (Londres, 1960), Paris, Gallimard, 1966, p . 186 et 300.

3. C o m m e le souligne Myriam Revault d'Allones dans son excellente étude D'une mort à

l'autre, Paris, Seuil, 1989.

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tyrannicide et une exécution : « En coupant la tête de Louis XVI, la Révo- lution française a coupé la tête de tous les pères de famille », écrit Balzac

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, comme en écho au fameux jugement de l'abbé Grégoire : « Les rois sont dans l'ordre moral ce que les monstres sont dans l'ordre physique. Les cours sont l'atelier du crime, le foyer de la corruption et la tanière des tyrans. L'histoire des rois est le martyrologue des nations. »

En conséquence, le roi ne peut pas être jugé mais exécuté, non pas supplicié mais mis à mort dans les formes de la loi. Aussi la Convention doit-elle s'ériger en tribunal, moins pour juger un homme ou un roi, cou- pable ou innocent, que pour commettre un régicide. Quant au roi lui- même, il participe à la destruction de la thèse des deux corps du roi en se présentant devant la Convention non pas comme un roi mais comme un homme (Louis Capet). Par son exécution, il est alors transfiguré en roi au moment même où il conduit la monarchie à sa chute. Cependant, en tant qu'homme il s'élève vers la sainteté en acceptant le martyr qu'on lui impose pour que vive la nation.

Au-delà de la personne royale, les Jacobins réussissent là où Cromwell a échoué : ils mettent à mort, comme le souligne Michelet, le « mystère de l'incarnation symbolique » et font donc advenir par la Terreur une nou- velle société conforme aux principes des droits de l'homme, c'est-à-dire à un droit qui inclut la condamnation de l'essence même de la Terreur.

Mais, ils ont aussi conscience qu'en exécutant le roi, puis en instituant la Terreur, ils sont obligés par le destin d'en payer le prix. Aussi pressentent- ils que leur destinée sera de mourir sur le même échafaud que le roi et sous le couperet de la même guillotine. Par le vote de la mort du roi, les Conventionnels deviennent ainsi les acteurs d'un scénario qui illustre à merveille la thèse freudienne du meurtre nécessaire.

D'où le célèbre commentaire de Cambon : « Nous venons d'aborder dans l'île de la liberté et nous avons brûlé le vaisseau qui nous y a conduit. » Image incandescente d'une trajectoire œdipienne, cette phrase signifie bien qu'en réduisant en cendres la théorie chrétienne et médiévale des deux corps du roi, la France transformée en nation par la décapitation de Louis Capet, se sépare radicalement de l'Europe restée monarchique.

L'entrée en guerre est dès lors inévitable pour qu'advienne une Europe des nations succédant à l'ancienne Europe des rois.

Comment ne pas voir qu'il existe une continuité entre ce régicide et l'avènement de la psychanalyse ? Née du déclin de la puissance patriarcale, la nouvelle discipline ne peut se fonder que sur la nécessité du meurtre du père primitif et sur l'affirmation que le moi, qui en est l'héritier, ne saurait lui succéder sous la forme d'un tyran devenu le maître en sa demeure.

Psychanalyste, historienne, directeur de recherches à l'Université de Paris VII - Denis-Diderot (GHSS),

89, avenue Denfert-Rochereau, 75014 Paris.

1. Honoré de Balzac, Scènes de la vie privée, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », vol. 1, p . 242.

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