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Formes et fonctions du théâtre dans le théâtre dans l'oeuvre dramatique de Dario Fo et Franca Rame

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(1)

Brigitte URBANI

Université de Provence

Formes et fonctions du théâtre dans le théâtre dans l’œuvre dramatique de Dario Fo et Franca Rame

Si l’on considère que le théâtre dans le théâtre est la mise en scène d’acteurs-spectateurs regardant eux-mêmes une pièce de théâtre ou occupés à la réalisation d’un spectacle, à la manière des trois plus célèbres pièces métathéâtrales de Pirandello

1

, dans la production de Dario Fo et de Franca Rame trois œuvres dramatiques seulement semblent répondre à cette définition : Isabella, tre caravelle e un cacciaballe (1963), Il funerale del padrone (1969) et L’anomalo bicefalo (2003). Mais si l’on élargit cette idée pour considérer comme métathéâtrale toute pièce contenant une petite comédie ou une forme de spectacle à laquelle assistent des personnages, le corpus s’agrandit quelque peu. Si l’on englobe sous cette appellation les comédies où un mince cadre enchâsse une action principale développée selon l’expédient du rêve, il s’étend encore. Si l’on prend également en considération les nombreux spectacles à l’intérieur desquels les personnages jouent la comédie pour en éduquer ou, plus fréquemment, pour en tromper d’autres, la vague devient déferlante. Si enfin, comme il se doit, la distanciation telle que l’a théorisée B. Brecht a pour fonction entre autres de rompre l’illusion et de souligner au public que le théâtre est fiction, l’usage systématique qu’en a fait le couple Fo-Rame nous porte à penser que toute leur œuvre dramatique est une vaste gamme des formes diverses que peut revêtir le théâtre dans le théâtre

3

. Nul excès dans les non limites posées à notre corpus : l’histoire même du théâtre, de l’Antiquité à nos jours, nous y autorise.

La vision réduite que toute une génération d’entre nous peut en avoir résulte des parcours scolaires effectuées jusqu’aux années 60 et de la conception aristotélicienne qui a gouverné le théâtre classique pendant des siècles, malgré les discussions autour du genre théâtral qui ont scandé l’histoire de la littérature européenne.

Dès l’Antiquité, en effet, la présence du chœur annonçant ou commentant le spectacle au public et l’usage des masques sont des formes de distanciation visant à présenter le spectacle comme la reconstitution fictionnelle d’une réalité. Au Moyen Âge, la présence d’un commentateur ou les adresses au public, telles que les pratiquera Dario Fo jongleur, sont pratique courante. Shakespeare, l’une des principales références de Fo, a abondamment pratiqué la métathéâtralité

4

. Dans le sillage de l’Hamlet shakespearien, le XVII

e

européen est le siècle métathéâtral par excellence, illustré, sur la scène française, par la célèbre Illusion comique de Corneille et, non moins célèbres, L’impromptu de Versailles et La critique de l’école des femmes de Molière, autre grand modèle de notre auteur

5

. Si le XIX

e

siècle, avec le Romantisme d’abord, puis le Naturalisme, a au contraire privilégié la représentation

1

Sei personaggi in cerca d’autore (1921), Ciascuno a suo modo (1924), Questa sera si recita a soggetto 1930).

3

Notre corpus correspond à la série des comédies publiées par les soins de Franca Rame dans la série « Le commedie di Dario Fo » publiée chez Einaudi. Toutefois, pour simplifier la consultation des œuvres, chaque fois que la comédie aura été republiée dans le volume Teatro (Torino, Einaudi, 2000, 1242 p.), qui rassemble les comédies les plus représentatives de la production théâtrale du couple, c’est à cette édition que nous nous référerons. Pour alléger l’appareil de notes, les numéros des pages seront souvent indiqués en fin de citation.

4

Hamlet offre un exemple complexe de théâtre dans le théâtre à double niveau puisque un spectateur (Hamlet) regarde d’autres spectateurs (le roi et la reine) qui regardent un spectacle mettant en scène un meurtre (III, 2).

Douze des trente-sept pièces de Shakespeare contiennent au moins un élément de métathéâtralité. Cf. Tadeusz Kowzan, Théâtre miroir. Métathéâtre de l’Antiquité au XXI

e

siècle, Paris, L’Harmattan, 2006, 344 p.

5

Cf. Georges Forestier, Le théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVII

e

siècle, Genève, Droz, 1996,

385 p.

(2)

émotionnelle des passions, l’identification des spectateurs aux personnages, la figuration aussi mimétique que possible de la réalité sur une scène située derrière le « quatrième mur », le XX

e

est celui du grand retour de la métathéâtralité et de la rupture de l’illusion théâtrale, tant – pour ne citer que les auteurs les plus célèbres – avec les pièces sur le théâtre de Pirandello ou de Ionesco qu’avec le théâtre épique promu par Brecht

6

.

Les multiples formes de théâtre dans le théâtre présentes dans l’œuvre dramatique de Dario Fo et Franca Rame expliquent le titre volontairement imprécis assigné à cette étude, où nous considérerons aussi bien le théâtre dans le théâtre au sens strict du terme (pièce à l’intérieur de la pièce) que les éléments de métathéâtralité (discours sur le théâtre), la distanciation, la mise en abyme, voire les jeux de rôle : autant de termes que les puristes seraient fâché de trouver mêlés, mais autant de techniques au service du théâtre et de sa fonction tels que les entend notre couple d’auteurs-acteurs.

Théâtre dans le théâtre ou “la pièce dans la pièce”

Comme nous venons rapidement de l’énoncer, le terme “théâtre dans le théâtre” indique que sur la scène de théâtre, pendant tout ou partie du spectacle, est installée ou figurée une scène de théâtre interne, que des acteurs jouent le rôle d’acteurs interprétant des personnages, et que le public de la salle est conscient de cet emboîtement ou en a connaissance. Trois pièces correspondent à cette définition puisque le théâtre dans le théâtre y occupe quasiment tout l’espace diégétique : Isabella, tre caravelle e un cacciaballe (1963), Il funerale del padrone (1969) et L’anomalo bicefalo (2003).

Considérée comme « la plus brechtienne de toutes les comédies de Fo »

7

, Isabella (1963) offre le premier exemple de “pièce dans la pièce” de la production de notre auteur et nous plonge dans l’atmosphère de l’Espagne du XVI

e

siècle

8

. Rappelons-en brièvement le cadre : un acteur-chef de troupe, condamné pour avoir joué une comédie de Rojas, va être exécuté – pendu et brûlé comme hérétique – sur la place publique où l’échafaud est déjà dressé. Mais voici qu’arrive un messager : l’acteur avait demandé la grâce de jouer une dernière comédie avant de mourir, et comme nous sommes en temps de carnaval cette grâce lui est accordée. Le condamné est stupéfait : il n’a rien demandé ! Une femme de l’assistance lui conseille de jouer pour gagner du temps : quelqu’un est en train d’intervenir pour obtenir sa grâce. Ses comédiens, mêlés aux badauds, montent sur l’échafaud devenu scène de théâtre, et la petite troupe joue l’histoire de Christophe Colomb, transportant l’assistance un demi-siècle en arrière. Quand s’achève la comédie, on apprend que la grâce a été refusée ; la seule faveur dont bénéficiera le condamné sera d’être tout simplement décapité.

Effectivement, Isabella offre un bel exemple d’application des techniques brechtiennes de distanciation, et le fait que Strehler ait monté peu auparavant au Piccolo Teatro la Vie de Galilée du dramaturge allemand n’y est sans doute pas étranger. Fo a ménagé nombre de passerelles entre l’intra-spectacle qui se déroule sur l’échafaud et le public-cadre qui y assiste : questions posées, remarques des badauds, qui ont aussi pour fonction d’exposer la situation au public de la salle

9

, dialogue métathéâtral entre l’acteur protagoniste et

6

Signalons que « Le théâtre dans le théâtre » est le thème fédérateur du n°19 de la revue « Théâtres du Monde » (2009) qui en offre une série d’exemples de la Renaissance à nos jours.

7

Chiara Valentini, La storia di Dario Fo, Milano, Feltrinelli, 1977, p. 85.

8

Dario Fo, Isabella, tre caravelle e un cacciaballe, in Le commedie di Dario Fo, a cura di Franca Rame, Torino, Einaudi, vol. II, 1976 [1966], pp. 1-86.

9

« U

NO DEL PUBBLICO

: Ma chi è quella che fa il bagno ? U

N ALTRO

: Isabella. U

NO DEL PUBBLICO

: Isabella ?

Ma non era una che si lavava ad ogni morte di vescovo ? » (Ibid., p. 11).

(3)

l’accompagnateur du condamné qui saisit l’occasion de jouer lui aussi

10

, présence de narrateurs qui résument au public les événements intervenus entre une séquence et une autre, présence de chansons commentant l’action ou exprimant une morale, changements de décors à vue, etc.

Le titre correspond à l’intrigue de la comédie interne, non à la pièce cadre, ce qui signifie d’une part que le spectacle que le vrai public est venu voir est celui de l’intra-pièce, et d’autre part que ce vrai public est invité, selon une double perspective, à s’identifier d’abord non point aux personnages de l’intra-pièce mais aux spectateurs disposés sur la scène autour de l’échafaud-théâtre ; et qu’il y a donc forcément une corrélation entre intra-pièce et pièce- cadre, et entre intra-pièce et réalité des vrais spectateurs, au-delà de la distance temporelle (XVI

e

) et spatiale (Espagne), comme l’indiquent par exemple, selon un procédé que Fo reprendra souvent, les clins d’œil où l’anachronie est soulignée, telles les allusions à la dictature franquiste

11

ou aux malversations italiennes

12

. Le protagoniste de la pièce interne – tout comme le Galilée de Brecht – n’est pas le héros de la tradition scolaire ou hagiographique. Il est le « cacciaballe » du titre, un aventurier dont le but était de conquérir une position de pouvoir en devenant vice-roi des Indes, un intrigant qui n’a pas hésité à tromper pour obtenir ses caravelles, qui a fait preuve de sauvagerie avec les indigènes, un individu « sul mare gran capitano, in terra cortigiano » qui a voulu jouer avec les puissants ; mais « alla sua prima svista te l’hanno incastrato »

14

, comme le souligne la morale exprimée par la chanson qui clôt la pièce interne. L’histoire est une leçon donnée au public (« Infatti il vero furbo è sempre l’uomo onesto, / non l’opportunista ») en relation avec la politique italienne de l’époque. La morale est soulignée par la correspondance de dénouement entre intra-pièce et pièce cadre : de même que, pour avoir voulu jouer au malin, Colombo a été

« incastrato », de même l’acteur, qui attendait passivement l’arrivée de la grâce, est lui aussi

« incastrato ». La phrase finale du spectacle unit les deux pièces et surtout s’adresse au vrai public, celui de la salle, l’invitant à ne pas rester passif à attendre que les autres agissent à sa place, pour lui

15

:

C ONDANNATO (ride sgangheratamente) : Ah, ah !... E io che me ne stavo qui ad aspettare l’arrivo dei nostri, e solo adesso mi rendo conto che i nostri siamo noi, noi ! E che se rimaniamo sempre qui seduti tranquilli, abbioccati, ad aspettare che arrivi qualcuno a salvarci, a tirarci fuori, ci incastreranno sempre ! (p. 85)

Le deuxième exemple de véritable théâtre dans le théâtre, Il funerale del padrone, appartient à la période militante du couple Fo-Rame, celle où l’Associazione Nuova Scena

10

« A

CCOMPAGNATORE

(nelle vesti di dotto, a Colombo, sottovoce) : Ehi, di’, come ho recitato ? Sono stato bravo ? C

OLOMBO

: Sei il più bravo attore che abbia mai visto. A

CCOMPAGNATORE

: Poi mi fai fare l’amoroso ? » (Ibid., p. 30).

11

« I

SABELLA

: Senti, non cominciare a fare il generale. F

ERDINANDO

: Cosa vuoi dire con quel “generale” » ? (Ibid., p. 14). Ou encore : « A

RALDI

: Vittoria, vittoria ! Il franco è caduto, fuggito… G

IOVANNA

: Evviva ! Evviva ! La Spagna è libera, è libera ! C

OLOMBO

: Macché libera !? Che avete capito, principessa, di che Spagna state parlando ? G

IOVANNA

: Ah, non è… Eh, già, è vero, non può essere quel Franco : siamo nei primi anni del Cinquecento. » (p. 78).

12

« I

SABELLA

: […] Ad ogni modo qui c’è qualcuno che ruba, e più di uno : è una ruberia generale… Pare d’essere in Irlanda… F

ERDINANDO

: Irlanda ? Ma che c’entra ? I

SABELLA

: Beh, mica potevo dire Italia : troppo scontato » (Ibid., p. 40).

14

Ibid., p. 86.

15

Comme l’expose très clairement Manfred Schmeling (Métathéâtre et intertexte. Aspects du théâtre dans le

théâtre, Archives des Lettres modernes, n°204, Paris, Lettres Modernes, 1982, 105 p.), le théâtre dans le théâtre

n’est pas « simple répétition du rapport réel entre acteur et spectateur. Le rapport extérieur entre le public et la

pièce est ontologiquement différent du rapport intérieur entre l’acteur (en tant que spectateur, c’est-à-dire

personnage conscient du jeu) et le jeu intercalé » (p. 7).

(4)

travaille dans le circuit de l’ARCI. Il s’agit du second volet d’un diptyque au titre d’ensemble expressif : Legami pure che tanto io spacco tutto lo stesso (1969). Le spectacle démarre au milieu du public, où un commissaire muni d’un mégaphone ordonne aux derniers ouvriers grévistes qui occupent l’usine depuis plusieurs jours de quitter les lieux avant que n’interviennent les forces de l’ordre. Contraints d’obéir, ces derniers montent sur la scène. Il est très tôt, des gens commencent à passer : comment leur expliquer la situation, les convaincre du bien-fondé de leur action ? Parler ne sert à rien, mieux vaut mettre le discours en scène, la théâtralisation incitera les passants à s’arrêter et à écouter. D’où un spectacle improvisé avec les moyens du bord, par lequel Dario Fo nous fait assister d’abord à la préparation de la scène, recherche des costumes (dénichés dans la remise du théâtre paroissial) comprise. C’est le commissaire qui sert de passerelle et de médiateur entre le monde de la pièce interne et celui de la pièce cadre, jouant aussi le rôle du surveillant-censeur (« Beh, basta che non ci sia intenzione di minaccia palese… »

16

).

Comme pour Isabella, Il funerale del padrone (1969) est le titre de la pièce interne où, de manière caricaturale, les ouvriers jouent une comédie carnavalesque aux situations grotesquement renversées. Ils imaginent que le patron est mort d’une crise cardiaque, mais qu’une transplantation pourrait le sauver tant qu’il n’est pas tout à fait refroidi. Il suffit de trouver un donneur. D’où une première recherche parmi les inévitables accidentés du travail, puis, comme aucun cœur de défunt n’est utilisable, un chantage auprès des ouvriers présents afin que l’un d’eux accepte de se sacrifier pour le bien de la communauté. Par le biais de cette comédie interne sont dénoncées les conditions de travail des manœuvres, la morgue de la classe dirigeante, la complicité des patrons avec le clergé et la médecine libérale, la pollution de l’air générée par les usines, etc. : des thèmes d’actualité, en étroite relation avec les motifs pour lesquels les ouvriers occupent les usines en cet « automne chaud », des thèmes dramatiques traités d’une façon loufoque piquée de féroce humour noir. Et c’est précisément l’usage du théâtre dans le théâtre – de la technique qui consiste ici à présenter délibérément un spectacle comme étant une invraisemblable fiction – qui autorise les ouvriers-acteurs à offrir de la réalité un miroir ultra-déformant, comme le montre par exemple cette époustouflante liste des accidents de travail de la journée :

A MANTE : […] oggi ci sono stati molti incidenti, come al solito, ma tutta roba minuta ; ecco qua (legge) : dita mozzate, trentasei ; mani, otto ; piedi, undici ; occhi, tre ; orecchio, uno ; braccia rotte, uno e mezzo ; ustioni gravi, sei ; impazziti, dodici ; gluteo reciso, uno ; … è tutto !

V EDOVA : Ma come è tutto… morti niente ? Ma come è possibile : le statistiche dicono che c’è un morto sul lavoro ogni due ore…

A MANTE : Ci sono stati infatti… ma il primo della serie era un saldatore che è caduto da dodici metri d’altezza. L’hanno raccolto col cucchiaino da caffè ! Il secondo è caduto in un’impastatrice per la mortadella e siccome quello è un complesso a lavorazione completa, è uscito insaccato uniformemente distribuito in venticinque mortadelle da due chili l’una che sono state come d’uso consegnate alla vedova. Il terzo, che lavorava in un gasometro, è esploso. Il quarto…

V EDOVA : Basta così, andiamo… un po’ di buon gusto ! Siamo davanti ad un cadavere d’accordo, ma venirci a parlare di gente che muore in maniera così volgare. (p. 186)

qui n’est que le début d’une série de dénonciations où l’humour noir joue avec la scatologie, (et où la classe patronale, comme presque toujours chez Fo, n’est pas la seule à être agressée, les ouvriers le sont aussi).

16

Dario Fo, Il funerale del padrone, in Legami pure che tanto io spacco tutto lo stesso, in Le commedie di Dario

Fo, a cura di Franca Rame, Torino, Einaudi, vol. III, 1975, 3

a

ed., pp. 167-213 ; citation p. 182.

(5)

Comme pour Isabella, le finale du spectacle interne coïncide avec celui du spectacle cadre, mais avec une implication bien plus forte du public, contraint de réagir aux provocations des véritables comédiens (pour faire vrai et susciter l’émotion, Fo s’apprête à faire égorger un agneau sur scène à la place de l’ouvrier donneur, éliminant d’emblée la distanciation créée par le métathéâtre) et d’entamer un débat sur le thème de l’intra-pièce et sur ses relations avec la réalité, comme cela était l’usage dans les salles de spectacle de l’Associazione Nuova Scena au cours de cette période militante de la carrière des auteurs-acteurs.

La troisième pièce entièrement bâtie sur le théâtre dans le théâtre est L’anomalo bicefalo (2003), dernière comédie élaborée à ce jour par le couple, à la différence qu’il ne s’agit plus de préparer et jouer une pièce mais un film

17

. Comme pour Il funerale, l’expédient du métathéâtre autorise à mettre en scène des situations invraisemblables ; comme pour les deux précédents exemples, la fin du spectacle interne coïncide avec le dénouement du spectacle cadre. L’intra-spectacle est « un film di satira grottesca » justifié par le fait que les plus folles inventions théâtrales du couple sont aussitôt copiées par les acteurs de la politique italienne : d’où l’élaboration d’une intrigue plus folle encore (et donc, peut-être, incopiable ?), un Berlusconi affublé, suite à un attentat, de la moitié du cerveau de Poutine, et devenu un

« Abele smarrito » en raison de l’effet scientifiquement positif résultant du contact de deux charges négatives, fussent-elles logées dans le cerveau. Cet intra-spectacle est inséré à l’intérieur d’un spectacle cadre qui met en présence le metteur en scène et l’actrice, spectacle qui, commencé dans une relative sérénité, tourne vite au vinaigre et se termine en film d’espionnage, l’emboîtement des deux spectacles l’un dans l’autre permettant au couple d’opérer une double satire : celle du président du Conseil par le biais de l’intra-spectacle, celle de la population, tant de droite que de gauche, par le biais du spectacle cadre

18

. Une pièce où – nous y reviendrons – les niveaux de théâtre dans le théâtre sont multiples.

Outre ces trois pièces où la comédie interne occupe un large espace, où entre intra-pièce et pièce cadre existe une relation à la fois d’enchâssement et de dépendance, l’œuvre dramatique de Dario Fo et Franca Rame présente également quelques cas de théâtre dans le théâtre qui n’occupent qu’une petite partie de la diégèse, mais qui sont néanmoins des îlots de satire allégorique en relation avec l’ensemble de la pièce ou avec un point extérieur d’actualité.

C’est le cas, dans Settimo : ruba un po’ meno (1960) ou dans Zitti ! Stiamo precipitando ! (1990) – deux comédies où la totalité de l’un des deux actes se déroule dans un hôpital psychiatrique – des saynètes jouées par les pensionnaires de l’établissement. Pour les apprécier à leur juste valeur, il faut garder présent à l’esprit que dans l’œuvre de Fo le fou est porteur de vérité alors que le monde prétendument raisonnable est celui de la déraison

19

. Par les saynètes enchâssées dans ces deux pièces, les fous offrent un miroir grotesque de la réalité politique internationale. Dans Settimo nous assistons au « gioco delle nazioni » par lequel, à l’aide de masques, les malades reproduisent de manière grotesque les travers des différents pays du monde et le jeu des alliances ; l’Italie y est pointée du doigt car toujours prête à donner raison à celui qui vient de parler, notamment aux États-Unis, à tel point que la brave Enea, dont le cerveau commence à « spalancarsi », se sent obligée de la maltraiter un peu (« Senti, Italia, ubbidisci : vai di là anche tu, e piantala di fare la piaggiona. Accidenti, dài

17

Dario Fo e Franca Rame, L’anomalo bicefalo, a cura di Franca Rame, Milano, Fabbri, 2006, 63 p.

18

Pour une analyse plus étendue de cette pièce, nous nous permettons de renvoyer à notre étude De ‘Ubu Roi- Ubu Bas’ à ‘L’anomalo bicefalo’ : Dario Fo et Franca Rame mettent Berlusconi en scène, publiée dans

« Chroniques italiennes », n°19, série web, 2011, 25 pages.

19

Pour un rapide aperçu de cette thématique, nous renvoyons à notre article Matti e follia nel teatro di Dario Fo,

in Lingua e letteratura italiana dentro e fuori la penisola, Cracovie, Università Jagellonica, 2003, pp. 295-302.

(6)

sempre ragione a tutti ! Su, un po’ di coraggio, Italia ! »

20

). Le fait que chaque pays soit incarné par un « pazzo » est aussi une manière distanciée de traiter de « pazza » la politique extérieure, et de débiles les chefs d’États et leurs représentants. Dans Zitti ! Stiamo precipitando !, c’est sur une bagarre entre fous que s’ouvre le spectacle, bagarre au sujet de laquelle Fo déclare dans le prologue qu’il voulait exorciser la guerre du Golfe qui se dessinait (puis éclata) : « Poi abbiamo deciso : “Si entra anche noi in guerra ! Spariamo sghignazzi contro i bellicisti intenti a strapparsi i capelli, straziati per la perdita della pace” »

22

. Cette saynète d’ouverture, où les pays en guerre sont caricaturés, où les mobiles ne sont que des prétextes soumis au dieu pétrole, est comme un second prologue qui annonce le finale de la pièce – la pseudo légitimité des relations entre guerre et pétrole – et surtout la taxation de fou assénée à notre monde par la savante prétendument folle, Madame Curie, dont l’amant ingénieur voudrait détruire l’invention qu’elle est toute fière de lui présenter, un moteur fonctionnant sans essence : « Ma che discorsi di paranoia stai facendo ? E sarei io la matta ? » (p. 399). D’où son départ vers un autre monde, sur un ovni.

Enfin, dans une pièce comme Gli arcangeli non giocano a flipper (1959), du moins dans les toutes premières scènes, le théâtre dans le théâtre est bien présent, même s’il n’est pas vraiment déclaré comme tel. C’est même là-dessus que démarre la pièce, avec un Lungo qui, dès la fin de la chanson d’ouverture, tombe « rigido come un palo », première action de la comédie que le groupe de « balordi » s’apprête à jouer au pâtissier pour lui dérober argent et gâteaux. Commencée avec le prétendu évanouissement du protagoniste, la comédie de l’empoisonnement, puis de la consultation médicale avec le faux médecin, s’achève sur la didascalie « Lo steccato si richiude nascondendo il negozio », qui sanctionne la fin de ce premier intra-spectacle

23

. Une nouvelle chute du Lungo sera l’occasion, pour l’un des

« balordi », de raconter au faux docteur qui s’affaire autour du garçon inanimé (pour de bon) les comédies qu’eux-mêmes se sont amusés à lui faire jouer (celle de l’homme invisible, par exemple) et celle qu’ils s’apprêtent encore à lui faire jouer (et qu’il jouera effectivement à la fin de la comédie, une fois revenu à lui), celle du faux mariage de rite orthodoxe avec une prostituée – comédies dont il est l’acteur involontaire (croient-ils) et eux les spectateurs amusés, comédies grâce auxquelles le Lungo, qui n’est pas si naïf qu’il veut le faire croire, assure sa subsistance :

L UNGO : […] Quello di farmi sfottere è un po’ come il mio mestiere.

B IONDA : Il mestiere di farsi sfottere ?

L UNGO : Sì, hai in mente i giullari ? (Accende la sigaretta).

B IONDA : E… certo che ce li ho in mente. (Erudita, enciclopedica) I giullari erano quelli che facevano ridere i monarchici… È giusto ?

L UNGO (ridendo) : Giustissimo. E anche per me è la stessa cosa… Con la sola differenza che non essendoci più i monarchici (preme sullo svarione), faccio ridere gli amici del caffè. Sono il Rigoletto dei poveri, insomma… Ma l’importante è che mi guadagno anch’io il mio stipendio. (p. 27)

En somme, une fois partis les prétendus amis, le Lungo admettra avoir joué (pour gagner sa vie) le rôle que ses amis veulent qu’il joue (pour leur agrément). Le Lungo, « Rigoletto dei poveri », figure ce que sera Dario Fo lui-même dans une bonne partie de son théâtre, et

20

Dario Fo, Settimo : ruba un po’ meno, in Dario Fo, Teatro, a cura di Franca Rame, Torino, Einaudi, 2000, pp.

91-210 ; citation p. 176.

22

Dario Fo, Zitti ! Stiamo precipitando !, in Le commedie di Dario Fo, a cura di Franca Rame, Torino, Einaudi, vol. XII, 1998, pp. 325-401 ; citation p. 329.

23

Dario Fo, Gli arcangeli non giocano a flipper, in Dario Fo, Teatro, a cura di Franca Rame, cit., pp. 3-90 ;

citations p. 8 et 16.

(7)

surtout anticipe les multiples formes de théâtre dans le théâtre qui parsèmeront la production de notre couple d’auteurs-acteurs.

En 1970, avec Morte accidentale di un anarchico, c’est une autre forme de théâtre dans le théâtre que nous offre Dario Fo, en relation avec la thèse développée dans cette pièce

24

. Nous avons là à la fois une pièce cadre et une intra-pièce dont le meneur de jeu est le fou : un fou qui se déguise en puisant dans son sac à malices, revêtant trois personnalités représentatives des trois catégories complices dans la tragédie de Piazza Fontana, la justice (le juge Marco Maria Malipiero de la cour de cassation), l’armée (le capitaine Marcantonio Banzi Piccinnini) et l’Église (l’évêque). La première scène de la pièce – le dialogue entre le commissaire et le fou maniaque de travestissements – exerce la fonction de prologue, informant le public du travers du personnage et lui permettant de ce fait d’apprécier ensuite le déroulement de la comédie dont ce personnage va se divertir à être le meneur de jeu. Le théâtre dans le théâtre commence aussitôt après, quand, de retour dans le bureau du commissaire où il a oublié ses papiers, le fou s’autorise à répondre au téléphone et à mettre le nez dans les dossiers entassés sur la table, entamant le premier acte d’une comédie en trois temps. Non seulement lui-même, tout au long du spectacle, va jouer trois rôles, s’amusant de la représentation qu’il se donne à lui-même, mais il va obliger le « commissario » et le « questore » à jouer la comédie, utilisant expressément, dans son insistance à leur faire reconstituer la scène à l’origine de la mort de Pinelli, le vocabulaire du théâtre :

M ATTO : Allora vediamo… chi, che cosa ha procurato quest’ansia, quest’angoscia ? Non ci resta che ricostruire l’azione : tocca a lei entrare in scena, signor questore.

Q UESTORE : Io ?

M ATTO : Sì, avanti : le spiace recitarmi il suo famoso ingresso ? Su, si riabiliti e reciti la parte. […] E lei dottore, prego, mi reciti quest’entrata, in prima persona. […] No, no, per favore… attenersi al copione (Mostra i verbali) Qui non c’è censura… non ha detto così […] Forza commissario, reciti la sua battuta… (pp. 566-569).

Et en bon metteur en scène, il arrive jusqu’à les faire grimper sur le bord de la fenêtre, et même à leur faire chanter l’hymne des anarchistes.

Le but de cette mise en scène est bien connu : développant par le biais du théâtre une magistrale « stratégie de la tension »

25

, le fou va les contraindre à avouer la vérité. Et Dario Fo, par cet expédient métathéâtral, aura lui-même clamé sa vérité, démystifiant la version officielle de la mort de l’anarchiste, opposant à l’information diffusée par les médias une contre-information soigneusement argumentée qui confond les coupables et convainc journaliste et public… jusqu’au moment où le commissaire Bertozzo reconnaît le « Matto », qui, à partir de là, ne peut plus être crédible. Tout porteur de la vérité qu’il soit, le fou dans le théâtre de Fo est condamné à demeurer non écouté. L’expédient du théâtre dans le théâtre aura néanmoins permis le dévoilement – même provisoire – de la vérité.

Du théâtre dans le théâtre proprement dit et matériellement représenté sur scène comme tel (Isabella), nous sommes passés, avec la pièce emblématique qu’est Morte accidentale, à un théâtre dans le théâtre implicite où est frôlé le jeu de rôles. Dans tous les cas que nous avons examinés, y compris quand l’intra-pièce n’était qu’une toute petite cellule de l’ensemble, nous avons vu que la fonction de cet expédient était le dévoilement ou la dénonciation ouverte de

24

Dario Fo, Morte accidentale d’un anarchico, in Dario Fo, Teatro, a cura di Franca Rame, cit., pp. 543-611.

25

L’expression appliquée au théâtre est d’Anna Barsotti : « Così, manovrando il suo trasformista pazzo, [Fo]

può realizzare una teatrale strategia della tensione : abbindolati e beffati i funzionari di polizia […] li costringe a

recitare la verità » (Eduardo, Fo e l’attore-autore del Novecento, Roma, Bulzoni, 2007, p. 118).

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vérités par le biais – entre autres – de la distanciation et du trait appuyé lié à cette forme de représentation. Mais dans le théâtre du couple Fo-Rame il existe bien d’autres formes de distanciation métathéâtrale, lesquelles, si elles ne mettent pas en œuvre l’arsenal des estrades, des costumes et du métier d’acteur, constituent néanmoins une série de variantes favorisant mises en abyme, jeux de miroir et… coups de théâtre, au service – encore et toujours – de dénonciations et de messages à l’adresse du public.

L’illusion théâtrale : le rêve comme variante du théâtre dans le théâtre

Une variante efficace du théâtre dans le théâtre proprement dit consiste à enchâsser, à l’intérieur de la pièce cadre, un rêve effectué par le ou la protagoniste, rêve qui va occuper la quasi totalité de la diègèse tout en conservant un rapport étroit avec le cadre dans lequel il s’insère. Le rêve devient alors la structure portante de la pièce

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.

Cet expédient revient de manière ponctuelle dans l’œuvre dramatique de Dario Fo et Franca Rame car il la scande et en marque de façon nette à la fois la continuité et l’évolution.

Nous le trouvons dans quatre pièces qui s’échelonnent depuis le tout début de leur production jusqu’au début des années 90. Il s’agit de Gli arcangeli… (1959), Il telaio (premier volet du spectacle Legami pure che tanto io spacco tutto lo stesso, 1969), Fanfani rapito (1976) et L’eroina (premier volet du spectacle Parliamo di donne, 1991). Rien d’onirique dans ces quatre pièces, et il n’y a pas lieu, pour les analyser, de déranger Freud ou Bachelard. Le rêve est un expédient riche et commode avec lequel les auteurs s’amusent, car il autorise la création d’un monde étrange où le rythme des actions peut être effréné. Mais ils s’en servent aussi sur la base de ce qu’enseigne la tradition populaire, si chère à Fo, à savoir que le rêve peut être canal de communication avec l’au-delà, moyen d’enseignement, expérience divinatoire… – et donc, aussi, moyen d’exprimer une vérité

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.

Le thème cadre de Gli arcangeli, développé dans la première et la dernière scène de cette comédie en trois actes, est la farce que les amis du Lungo jouent à celui qu’ils considèrent comme leur tête de turc : le faux mariage avec une jeune femme dont il ne découvrira le visage qu’après la cérémonie. Tout le reste, une foule de péripéties rocambolesques, appartient au rêve, dont on ne découvre qu’il s’agit d’un rêve que dans les dernières minutes du spectacle. Rappelons en effet que, après la visite du groupe de « balordi » à la pâtisserie, le Lungo, devant encore feindre d’être à moitié mort, a violemment cogné la tête contre le sol et a perdu connaissance. Il se réveille (croit-on) à coups de gifles énergiques de ses camarades.

D’où la série d’aventures invraisemblables qui s’en suit : le faux mariage, l’enregistrement comme chien à l’état civil, la mise au chenil, le séjour forcé chez le prestidigitateur, la fuite sans pantalon, le vol du pantalon du ministre, etc. Puis la scène s’obscurcit, les voix se font lointaines et, une fois la lumière revenue, nous revoilà au point de départ ou presque : le Lungo est inanimé, ses copains le giflent… Cette fois-ci il revient à lui pour de bon… Ces aventures folles n’étaient qu’un rêve… qui recommence ! … et qui finit bien puisque les deux amoureux partent en courant, main dans la main.

Contrairement à la forme du théâtre dans le théâtre proprement dit, où le jeu est explicite, le spectateur ne comprend qu’à la fin, en même temps que le protagoniste, que cette série d’aventures extravagantes était virtuelle, la fin du rêve – le Lungo qui se réveille et revient à

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Nous ne considérons pas le cas de scènes où le rêve a une pure fonction anecdotique comique, comme par exemple le récit du rêve de l’ivrogne qui vient de raconter les noces de Cana, dans Mistero buffo (il a rêvé qu’il était mort et que dans l’autre monde – en fait au paradis – on l’avait plongé dans un tonneau de vin : il n’avait qu’à ouvrir la bouche !...).

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À ce sujet, nous renvoyons à notre article : Les “rêves énormes” de Dario Fo, in « Théâtres du Monde »,

Revue de l’A.R.I.A.S., n°12, Rêves et cauchemars au théâtre, 2002, pp. 295-302

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lui – relevant du « coup de théâtre ». Toutefois, Fo a subtilement marqué le passage de la réalité au songe par l’introduction d’un terme appartenant au vocabulaire théâtral : « Tela, ragazzi ! », s’écrie le Lungo avant de se laisser tomber raide pour la troisième fois (p. 17).

Revenu à lui, il empruntera ses images au cinéma, d’abord avec dépit (« Porcaccia la miseria schifa !... […] Quando non si sa come andare avanti, si tira fuori che è tutto un sogno, e chi si è visto si è visto. », p. 83), puis plein d’espoir (« Ma non avete ancora capito ? Stiamo tornando da capo… È come al cinema che dopo il “prossimamente” ti rifanno vedere tutto da principio… “Spettacolo continuato” », p. 84).

L’utilité de l’expédient du rêve a été de rendre théâtrables des situations folles où est poussée à l’extrême la satire de plaies de notre société moderne, telles la bureaucratie et ses inconcevables lourdeurs, le culte des papiers timbrés ou même, visant l’Italie mais pas seulement, les pots de vin ou l’argent sottement dépensé (ici les millions pour un monument à

« l’ami de l’homme », le chien). Comme le théâtre dans le théâtre au sens propre du terme, l’expédient du rêve crée une distanciation, présente la réalité dans un miroir déformant, autorise les invraisemblances et introduit de plaisantes (ici) critiques de société.

Dix-sept ans plus tard, en 1976, Dario Fo offre au public une autre comédie en boucle, tout aussi riche en rebondissements mais politiquement très virulente, Fanfani rapito

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. Le seul titre d’ailleurs, imité d’un célèbre poème héroï-comique du XVII

e

siècle, La secchia rapita d’Alessandro Tassoni

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, annonce d’emblée une épopée grotesque.

La pièce est étroitement liée aux événements qui marquèrent les « années de plomb », notamment les attentats terroristes et les enlèvements. Quand la lumière vient éclairer la scène, trois hommes déposent à terre un sac d’où surgit le sénateur Fanfani, secrétaire de la Dc, célèbre entre autres pour sa petite taille, ici réduit à l’aspect de nain difforme, furieux et bavard

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. Il vient d’être enlevé et apprend que ce rapt a été organisé par Andreotti lui-même, pour le bien du parti démocrate chrétien, dans la perspective des très prochaines élections.

Pour émouvoir davantage l’opinion publique, on lui coupe une oreille, mais à défaut d’anesthésiant, on lui fait boire une bouteille de Sambuca. Il la supporte mal, son ventre enfle, se remplit de gaz. Où le cacher ? Dans une clinique de luxe spécialisée en avortements clandestins : le voilà déguisé en jeune fille enceinte. On l’étend sur la table d’opération pour lui faire évacuer ce gaz par césarienne. Mais du ventre incisé, dans une nuée pestilentielle, jaillit un bébé fascisme à tête de mort, aussi bavard que son géniteur qu’il finit par étouffer.

Le défunt Fanfani est conduit devant un tribunal divin où Dieu ne fait plus la loi, évincé par une Madone sicilienne enragée et un Christ mi-paysan mi-étudiant. Un chaudron d’eau bouillante l’oblige à avouer bien des péchés politiques… lorsque soudain la lumière s’éteint.

Quand la scène s’éclaire à nouveau, Fanfani est dans son bureau, sa secrétaire vient d’entrer, alertée par ses cris. Ce n’était qu’un cauchemar, dû à un repas trop copieux. Mais surgissent deux hommes qui l’obligent à le suivre : ce sont des ravisseurs, aux ordres de… Giulio Andreotti !… Ils le fourrent dans un sac… et l’histoire recommence…

La pièce est représentée pour la première fois en mai 1975, un mois à peine avant les élections régionales qui marquèrent une forte avancée du Pci (33% des voix) et un notable progrès du Ps. Elle se situe donc sur le fond des préoccupations immédiates de la Démocratie chrétienne, soucieuse de rassembler un maximum de suffrages. D’où, dans un contexte de terrorisme et d’anti-terrorisme, le rêve “divinatoire” d’Amintore Fanfani : une histoire si

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Dario Fo, Fanfani rapito, in Dario Fo, Il Papa e la Strega e altre commedie, a cura di Franca Rame, Torino, Einaudi, 1994, pp. 3-56.

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De même que, dans l’Iliade d’Homère, Grecs et Troyens se déchirent depuis dix ans à cause de l’enlèvement d’Hélène, dans le poème parodique de Tassoni, les habitants de Bologne et de Modène luttent des années pour une histoire de seau volé par les habitants de Modène aux Bolonais.

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« Pare un pappagallo impazzito » dit l’un des ravisseurs (p. 10). Le rôle était joué par Dario Fo lui-même.

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délirante (mais pourtant si plausible, s’amuse à insinuer Dario Fo – et le proche futur lui donnera raison puisqu’Aldo Moro sera enlevé en 1978) que seul l’expédient du cauchemar peut en justifier la mise en scène.

Le rêve justifie les “confessions” de Fanfani : d’abord devant ses ravisseurs à qui, par crainte de sévices, il déballe honteusement ses turpitudes et celles de son parti :

F ANFANI : […] Siete le brigate rosse, eh ? Volete farmi parlare, ho capito, volete sputtanarci, volete far sapere alla gente fino a che punto siamo dentro ai tentati colpi di Stato… alle stragi…

come manovriamo il Sid, i giudici al nostro servizio. […] Va bene, parlo… dico tutto […] (pp.

8-9)

puis devant le tribunal divin. Le rêve permet de caricaturer l’usage de la corruption chez un parti lié au Vatican. À la clinique, par exemple, Fanfani se confesse à l’aumônier ; inquiet d’apprendre que dans le grand livre de saint Michel tous ses péchés sont consignés et qu’il devra en rendre compte, il demande : « Ma non si potrebbe farglielo sparire ’sto gran libro ? Correggerlo un po’… riempirglielo di omissis e poi restituirglielo senza farsi accorgere ? » (p.

34). Arrivé dans l’autre monde : « Ah, lei è il famoso san Michele, che pesa i peccati ? […]

Senta, le piacerebbe diventare il presidente delle Opere Pie vaticane ? Io potrei metterci una buona parola » (p. 47).

Le cauchemar justifie aussi les énormités : non seulement l’oreille coupée de Fanfani, mais aussi – mise en avant grotesque et féroce des rivalités au sein de la Dc – la déclaration d’automutilations chez Andreotti, lequel, craignant un excès de popularité de Fanfani, s’est fait couper à la fois une oreille et sa bosse… Cauchemar très fortement dénonciateur, donc, mais aussi rêve divinatoire : faux enlèvements et oreilles coupées n’empêcheront pas la victoire du Pci aux élections : Fanfani l’apprend dans l’autre Monde.

Comme pour Gli arcangeli, rien ne permet de supposer au départ qu’il s’agit d’un rêve, sinon l’obscurité du bureau à l’ouverture du spectacle et l’enchaînement loufoque d’aventures invraisemblables. Si bien que le retour à la réalité arrive comme un coup de théâtre. Comme le Lungo, Fanfani, en rêve, a vécu par anticipation son proche avenir ; il a eu en plus la révélation du proche avenir politique, tant, chez Dario Fo, le théâtre colle à la vie et la vie au théâtre.

Dans l’intervalle des dix-sept années qui séparent ces deux comédies, un autre spectacle, de 1969, Il telaio, a fait intervenir un rêve, qui toutefois, à la différence des deux pièces examinées ci-dessus, ne constitue pas l’ossature d’ensemble de l’intrigue

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. Nous sommes dans un village d’Émilie-Romagne ou de Toscane où les habitants travaillent à domicile pour le compte d’une usine textile. Croyant faire une bonne affaire ils se sont endettés jusqu’au cou pour acheter “leur” métier à tisser. Il en résulte que pour amortir cet achat ils sont contraints de travailler comme des esclaves. La scène se déroule dans une pièce où tissent le Père et la Mère. La tension nerveuse monte : quand le Père apprend les aventures amoureuses de sa fille, il a d’abord une attaque puis devient fou et casse son métier à tisser. L’épouse, après un moment de désespoir (pour le métier cassé), s’acharne violemment contre la contremaîtresse de l’usine venue retirer la marchandise et, dans un accès de folie, se sent mal à son tour et s’écroule. Sur ces entrefaites entre un « commissaire politique » soviétique (dont les traits sont ceux du simplet du village), qui entame un procès, d’abord contre la contremaîtresse – laquelle, en tant que déléguée du Pci a trahi sa mission –, puis contre les adhérents au parti, qui dorment et se laissent tondre. La purge va commencer : tous trois sont expulsés ! Après un moment de stupeur, la Mère approuve chaleureusement la leçon pendant que la lumière baisse

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Dario Fo, Il telaio, in Legami pure che tanto io spacco tutto lo stesso, in Le commedie di Dario Fo, a cura di

Franca Rame, vol. III, cit., pp. 133-165.

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et fait place à l’obscurité. Quand la scène s’éclaire à nouveau, la Mère est toujours par terre : le beau procès auquel elle a assisté n’était qu’un rêve. Et malgré une “bonne nouvelle” – le prêtre du village (dont la fonction désormais est celle de réparer les métiers à tisser de ses paroissiens en détresse) a remis la machine en état – elle meurt. Bien entendu, les voisins ne viendront pas à l’enterrement, leur travail à domicile ne le leur permet pas, et les enfants de chœur remplaceront le Père et la Fille à la machine, pendant la cérémonie.

Dans ce spectacle, encore, le passage de la réalité au rêve a été imperceptible, ménagée par le seul malaise du rêveur, car l’atmosphère est hallucinante, à la mesure de la tension qui favorise l’enchaînement de plus en plus frénétique des scènes. Le seul à ne pas être fou est l’idiot du village, et c’est à lui, au sein du rêve, qu’est dévolu le rôle de justicier et de voix de la raison, sous son uniforme soviétique. En effet, si toute la pièce est une violente condamnation du travail à domicile comme raffinement suprême de l’exploitation des travailleurs et gigantesque escroquerie au profit des patrons, c’est aussi une violente condamnation de l’attitude du Parti Communiste italien, qui a pactisé avec le capitalisme et soit y trouve son compte (la contremaîtresse, qui touche un salaire confortable pour un travail léger, est aussi secrétaire de la section locale du Pci), soit est coupable de passivité (le Père, la Mère et tous les autres – ce n’est pas un hasard s’ils n’ont pas de nom)

33

.

Plus dramatiques encore sont l’histoire et le finale de la dernière pièce structurée par un rêve, L’eroina (1991), dont le titre évoque à la fois la drogue et l’héroïsme de la protagoniste, ex-enseignante désireuse de sauver sa fille à tout prix

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. Peu après le début du spectacle, épuisée par sa journée, Carla s’est endormie un instant sur son banc quand elle est réveillée par un passant qui a cru à un malaise : c’est là que commence le rêve (une didascalie annonce un « léger changement de lumière »). Dans ce rêve se succèdent des personnages étranges : un muet amateur de préservatifs aux formes bizarres, la Vierge Marie vêtue comme un moine bouddhiste, un bandit assassiné, et surtout une colossale somme d’argent miraculeusement remise à Carla par un jeune drogué-dealer. Grâce à cette somme Anna sera sauvée, pense Carla. Mais elle passe de la joie à l’épouvante quand elle apprend par Marie qu’elle n’est plus sur terre, qu’elle est morte, qu’elle est même au paradis… Que va devenir Anna ? À ce moment précis un passant la réveille. Des bandits occupés à régler leurs comptes traversent alors la scène : coups de feu, l’un d’eux lâche son sac. Carla s’en saisit : il est plein de billets ! Au même moment une balle perdue l’atteint mortellement. Nouveau passage d’un bandit qui lui arrache le sac et disparaît.

L’expédient du rêve donne à Franca Rame l’occasion de faire converser Carla avec des personnages étranges et de nous raconter sa vie dans ses détails les plus scabreux. Grâce aux faits paranormaux qui surviennent, il permet aussi de dénoncer l’ampleur du marché des stupéfiants et – si les rêves traduisent aussi nos espoirs – d’imaginer qu’une justice immanente pourrait peut-être intervenir un jour. Les jeunes dealers qui remettent les millions à Carla l’assurent que cet argent est à elle, qu’il ne font que le lui rendre :

R AGAZZA : Sono i denari che hanno speso i tuoi figli in tutti questi anni…

C ARLA : (violenta) Che sciocchezze stai dicendo ! […] Dio mio, quanti soldi ! Io lo sapevo che ce ne volevano tanti… ma così tanti non avrei mai… (Allibita) Non ho fatto mai i conti… Dio quanti soldi ! Dove li hanno trovati, i miei figli ?!... Cosa hanno fatto ? Avranno spacciato…

corrotto, rovinato altra gente… si saranno prostitituiti… avranno rubato, scippato… (pp. 1192- 93)

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Bien sûr il convient de replacer cette pièce dans le contexte de l’Italie de la fin des années ’60, car au niveau du message délivré en rêve elle a bien vieilli.

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Franca Rame, L’eroina, in Dario Fo, Teatro, a cura di Franca Rame, cit., pp. 1171-1202.

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Un monde étrange qui, dans la fiction du rêve, est celui de l’au-delà (où tout nous sera révélé, dirait Dante), puisque Carla, peu après, apprend par Marie qu’elle est morte.

Si le théâtre dans le théâtre tel que Shakespeare l’a utilisé est un moyen de dévoiler la vérité, le rêve aussi, par le voyage qu’il permet d’entreprendre dans un monde paranormal, fait référence à l’autre Monde, celui du jugement, de la révélation de la vérité. Comme le théâtre dans le théâtre mis en œuvre par Fo et Rame dans des pièces grotesques déformantes telles que Il funerale del padrone ou L’anomalo bicefalo, l’expédient du rêve permet de proposer au public un miroir de la réalité à la fois ultra-déformant et tout à fait acceptable.

Une comparaison entre la première et la dernière de ces quatre pièces permet néanmoins de mesurer à l’aulne du rêve, d’une part l’évolution de la production du couple en lien avec l’évolution de la société, d’autre part la différence de ton entre l’écriture de Dario Fo (Gli arcangeli) et celle de son épouse – L’eroina est entièrement de la main de Franca Rame. Les deux pièces, en effet, sont reliées par un jeu intertextuel qui ne peut être dû au hasard. Toutes deux sont structurées par le rêve de leurs protagonistes. Dans les deux cas durant le rêve une grosse somme d’argent leur est remise, dans les deux cas ils dialoguent avec l’au-delà – le Lungo s’en prend aux archanges qui jouent au flipper avec lui, Carla s’en prend à Dieu,

« grande sceneggiatore » qui joue à lui donner des illusions puis à les lui enlever. Mais tandis que dans Gli arcangeli se produit un miracle – l’argent du rêve est encore dans la poche du Lungo – dans L’eroina le miracle (l’argent des bandits) est un mirage qui s’évanouit aussitôt.

Le couple Angela-Lungo quitte les planches en se tenant par la main, Carla meurt sur scène.

Si en 1959, dans l’Italie du miracle économique, le miracle était possible au théâtre, dans la société de la fin du siècle, il ne l’est plus.

Outre le monde paranormal du rêve ou du cauchemar, il est des lieux propres à l’illusion qui sont propres aussi à la révélation de la vérité. Ce sont les lieux extrêmes – où personne n’aime s’attarder – que sont l’hôpital psychiatrique et le cimetière. Toute l’action de Settimo se déroule au cimetière, puis à l’asile, et se termine sur un retour de Enea désillusionnée vers le cimetière où, dit-elle, elle reverra un jour les escrocs qu’elle a côtoyés. Situer une grande partie d’une comédie dans un asile, c’est encore offrir à la société une image distanciée, déformante, révélatrice d’elle-même. Enfin, mettre en scène des malades mentaux dans leur cadre clinique de vie – ou même insérer un fou parmi les prétendus sains d’esprit qui peuplent le monde – n’est-ce pas proposer un théâtre au second degré – ou insérer un acteur “straniato”

et “straniante” dans la représentation d’une société “normale” ?

À moins que, plus pirandelliennement que shakespeariennement, chacun, dans notre société ne fasse rien d’autre que jouer des rôles, et que Dario Fo et Franca Rame ne s’amusent à renchérir la dose…

Jeux de rôle et « ribaltoni »

User sans le dire de l’expédient théâtral pour convaincre un public ou apporter un enseignement, et, de la part d’un auteur, porter ce stratagème sur scène, n’est-ce pas au final du théâtre dans le théâtre ? Deux spectacles du couple correspondent à cette définition, ce sont La marijuana della mamma è la più bella (1976) et Lu santo jullàre Françesco (1999).

La marijuana est une comédie édifiante dont le but clairement didactique n’est dévoilé qu’à la fin, si bien que le public en a connaissance en même temps que les personnages pour qui elle est mise en scène

35

. Ayant découvert que leur fils et petit-fils avait commencé à se

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Dario Fo, La marijuana della mamma è la più bella, in Le commedie di Dario Fo, a cura di Franca Rame, vol.

XII, cit., pp. 83-155.

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droguer, sa mère et son grand-père jouent une comédie : ils font croire au jeune homme – effaré de l’apprendre – qu’ils ont découvert les plaisirs de la drogue et en savent long sur les stupéfiants. Une comédie loufoque où Dario Fo et Franca Rame, selon leur habitude, en rajoutent afin de grossir le trait à l’excès et, non seulement rendre grotesquement infantiles deux respectables adultes, mais aussi et surtout montrer du doigt l’énorme trafic d’argent tapi derrière la marchandise – un trafic impliquant le clergé, la mafia, la CIA et l’armée – dénoncer la stigmatisation dont sont victimes les jeunes toxicomanes, et viser une société où la drogue est devenue un antidote à l’aliénation et à la crise. Mais avant de dévoiler la vérité au garçon et à son ami, la mère joue jusqu’au bout l’édifiante comédie à thèse qu’elle a préparée, récitant le rôle de celle qui se comportait mal (se droguait) et soudain comprend son erreur :

R OSETTA : Be’, forse ti sembrerà un’altra cretinata… ma tutti ’sti casini mi hanno aperto la testa in una maniera…

L UIGI (speranzoso) : Mamma, non mi dirai che hai deciso di smettere di fumare ? (p. 153) La phrase de Rosetta – l’idée du cerveau qui soudain s’ouvre (« si spalanca ») – est une reprise (entre autres) de celle d’Enea de Settimo qui, à la fin de la pièce, ouvre les yeux et, de naïve qu’elle était, prend conscience de l’affligeante réalité du monde (« In un colpo solo, mi avete spalancato il cervello ! » p. 209) et retourne travailler au cimetière. Reprise également, entre autres passages, d’une affirmation du Giovanni de Non si paga ! Non si paga ! qui avoue : « Arriva il momento che anche i coglioni si svegliano ! Via, andiamo » (s’englobant parmi les « coglioni »)

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. Une idée réitérée, donc, au fil de la production, et qui souligne bien la conviction, de la part du couple Fo-Rame, que le théâtre a une valeur éducative, qu’il éveille et invite à la réflexion : le programme envisagé par Rosetta et son père pour

« spalancare il cervello » de Luigi coïncide avec celui des auteurs durant toute leur carrière.

Le théâtre dans le théâtre mis en place incognito dans la pièce souligne la fonction du théâtre dans l’analyse des problèmes de société. La fin de la pièce, d’ailleurs, par le biais de l’ami du jeune homme, qui, lui, reste obstinément fermé et se moque de ce spectacle “édifiant” permet aussi aux auteurs de reconnaître que rien n’est simple (et de tourner en dérision les spectacles cathartiques à l’eau de rose auxquels ils ont toujours été contraires

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), mais aussi, comme toujours, d’agresser la partie bornée du public dont le cerveau résisterait à l’ouverture : « E allora ti dico un’altra cosa : che la droga non risolve niente di serio. Né con quella pesante, né con quella leggera. Se uno è stronzo prima del viaggio, dopo il viaggio sempre stronzo è » (p.

155).

Dans le prologue au Santu jullàre Françesco Dario Fo, s’appuyant sur la définition que le saint avait donnée de lui-même (« giullare di Dio »), attribue à Francesco les traits d’un jongleur du Moyen Âge et évoque ses discours au peuple comme autant de spectacles de théâtre de foire

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. Le ton est donné dès le premier chapitre, celui de La concione di Bologna, où il met en scène un prédicateur jouant doublement la comédie : d’abord en faisant croire à son public qu’il s’est trompé de ville (il se croyait à Naples, il est à Bologne !), puis en lui attribuant, au lieu d’un vigoureux sermon contre la violence, un effarant éloge de la guerre où il complimente chaleureusement les Bolonais pour leur ardeur à s’entretuer d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, voire entre familles, dans l’enceinte de la ville ! De même la réponse donnée par Francesco à la provocation du pape Innocent III – aller prêcher aux

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Dario Fo, Non si paga ! Non si paga !, in Dario Fo, Teatro, a cura di Franca Rame, cit., pp. 613-689 ; citation p. 664.

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« Oh, no, che mi fate piangere ! Oh, che bel finale da commedia didattico-morale ! Davvero patetico ! » se moque l’ami de Luigi. (La marijuana..., p. 153).

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Dario Fo, Lu santo jullàre Françesco, in Dario Fo, Teatro, a cura di Franca Rame, cit., pp. 877-953.

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cochons – est une leçon didactico-théâtrale que le saint, forçant le trait à l’excès (à l’image de Dario Fo), impartit à son tour au pape, lequel, souillé d’excréments, est contraint de lui demander pardon.

Mais à côté de ces formes quasiment explicites de théâtre dans le théâtre, dont le but est didactique – apporter un enseignement au public réel, lequel doit s’identifier au public fictif visé par les acteurs – il y a les innombrables cas où, à l’intérieur de la diégèse, les personnages jouent la comédie sous des formes et dans des buts les plus variés. L’usage du sosie en est un exemple et se vérifie au moins deux fois. Dans Aveva due pistole con gli occhi bianchi e neri (1960)

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, la ressemblance physique entre le bandit ex « ardito » Giovanni et le curé amnésique don Filippo, dont l’identité n’est découverte que tout à la fin, outre les confusions d’identité qu’elle implique, est un moyen de dénoncer la faible ligne de partage entre malavita et Église, puisqu’il apparaît au final que l’ex-prêtre, profitant de cette ressemblance, a assassiné le bandit et pris sa place. Dans Claxon trombette e pernacchi (1981), le jeu de rôles concerne encore deux personnages antithétiques, le patron de la Fiat, Giovanni Agnelli, et l’un de ses ouvriers, Antonio, Agnelli se servant du quiproquo à la suite duquel il s’est retrouvé affublé des traits de son ouvrier pour jouer la comédie et faire chanter le gouvernement, l’obligeant – en rejouant lui-même le rôle d’Aldo Moro dont il recopie les lettres – à jouer la comédie, se délectant de posséder un pouvoir plus fort que tous les autres, le pouvoir économique.

Dans la société peinte par le couple Fo-Rame, chacun essaie de tromper l’autre en jouant la comédie, et tous les degrés de tromperie sont présents. Dans Settimo les fossoyeurs jouent à Enea la comédie du cimetière bientôt transféré à l’extérieur de la ville au profit d’une spéculation immobilière et grossissent théâtralement le trait à l’aide de détails ahurissants tel le « cadaverodotto », de même qu’ils lui font jouer la comédie de la communication avec l’au- delà ; dans cette pièce, le prétendu « feretrofobo » et son épouse se jouent mutuellement la comédie de la crise cardiaque ou de l’accident pour se débarrasser l’un de l’autre. Dans Isabella, pour obtenir ses caravelles Colombo joue la comédie devant Padre Diego et la lui fait jouer devant Isabelle ; dans Non si paga ! Non si paga ! Antonia fait jouer à Margherita la comédie de la femme enceinte ; Contrasto per una voce sola est une comédie jouée par la jeune fille à son amoureux, lequel, ignorant la situation réelle, est forcé de jouer lui aussi ; dans Una giornata qualunque Carla est contrainte, suite à une erreur de numéro de téléphone, de jouer le rôle de l’analyste et finit par en tirer profit ; dans Zitti ! Stiamo precipitando !, alors que l’ingénieur sexomane joue à Madame Curie la comédie du mécène, il fait jouer à ses acolytes la comédie de la faillite bancaire pour toucher la belle savante, puis les acolytes lui jouent à leur tour la même comédie pour avoir la place libre, etc. ; dans Mamma ! I Sanculotti, les deux femmes policiers envoyées pour veiller à la sécurité du juge jouent en fait la comédie, étant en réalité agents de services secrets ; dans Coppia aperta, quasi spalancata le mari joue à Antonia la comédie du (faux) suicide et se trouve pris à son propre piège ; dans Grasso è bello, Mattea trompe sa solitude en enregistrant des mots de tendresse sur son réveil enregistreur etc. etc.

La série des comédies que les uns jouent aux autres pour les raisons les plus diverses trouve son apothéose dans L’anomalo bicefalo, superbe mélange de toutes formes de théâtre dans le théâtre. L’actrice Anastasia, en effet, embauchée pour jouer un rôle ridiculisant Berlusconi, finit, à la fin de l’acte I, par jeter le voile et avouer avec colère que ce rôle ne lui plaît pas, qu’elle est berlusconienne dans l’âme, alors que jusque là elle a feint le contraire.

Elle découvrira à la fin (en même temps que le public) qu’elle a joué le rôle d’actrice d’elle- même tout au long du spectacle, que le metteur en scène était en fait un acteur, que le vrai

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Dario Fo, Aveva due pistole con gli occhi bianchi e neri, in Le commedie di Dario Fo, a cura di Franca Rame,

Torino, Einaudi, vol. 1, 1977 [1966], pp. 93-179.

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metteur en scène a tout dirigé depuis les coulisses. Un emboîtement de niveaux de théâtre dans le théâtre pour ridiculiser non seulement le président du Conseil (niveau central de l’emboîtement), mais aussi ses supporters (en la personne de l’actrice Anastasia), de même que les opposants apathiques et inefficaces (en la personne du metteur en scène-acteur), et pour mettre grotesquement la censure en scène, L’anomalo bicefalo (du moins dans sa forme initiale) ayant été censuré lors de sa première transmission télévisée. Une censure qui fut ensuite levée, la technique du théâtre dans le théâtre, unie à la résistance obstinée du couple, ayant permis à la fois de triompher de l’obstacle et de le tourner en dérision.

La multiplicité des jeux de rôles (théâtre dans le théâtre implicite), qui, une fois découverts, renversent la situation et surprennent le spectateur en même temps que les personnages leurrés, et d’autre part l’usage explicite du théâtre dans le théâtre, qui introduit une distanciation de l’action centrale, sont deux techniques qui à première vue semblent s’opposer. En fait elles sont complémentaires car elles contribuent à la fêlure, voire à la rupture de l’illusion théâtrale, et donc à une prise de distance critique chez le spectateur, dans le sillage de l’enseignement de Brecht.

Distanciation et rupture de l’illusion théâtrale

Brecht a théorisé la notion de théâtre épique, prônant la rupture de l’illusion dramatique.

Non seulement il s’est exprimé contre la conception aristotélicienne de la mimésis et de la catharsis, selon laquelle le théâtre doit imiter la réalité et opérer chez le spectateur une purification des passions, mais encore il a théorisé sa conception du jeu de l’acteur

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et pris le contrepied de la « méthode Stanislavski », mise au point entre la fin du XIX

e

siècle et le début du XX

e

. Selon lui l’illusion doit être rompue en ce sens que le spectateur ne doit pas croire à la réalité des événements se déroulant sur scène ni s’identifier aux personnages. De même, les acteurs ne doivent pas se fondre aux personnages qu’ils interprètent mais conserver une distance critique vis-à-vis de leur rôle. Ceci implique une mise en scène où pourront intervenir des incidents, où les changements de décor pourront se faire à vue, où des récitants commenteront les faits ou résumeront les événements intervenus entre deux épisodes, etc.

Une telle manière d’écrire, puis de mettre en scène et de jouer a pour but de désaliéner le spectateur, de le politiser, de le pousser à la réflexion

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.

Dario Fo commence à suivre la leçon de Brecht dès les années 60, comme le démontre de façon éclatante Isabella, tre caravelle e un cacciaballe, et même avant

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, ne serait-ce que par l’introduction de chansons qui, loin d’avoir un but seulement décoratif, commentent et enrichissent le texte théâtral

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. Intéressante, pour sa forte dérivation brechtienne, est la

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Pour un résumé synthétique et clair de la conception brechtienne du théâtre et du jeu de l’acteur, voir Brecht, Petit organon pour le théâtre, in Écrits sur le théâtre, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2000, pp. 351-390.

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Pour un résumé concis et très clair de la théorie du théâtre épique de Brecht, voir Marie-Claude Hubert, Le théâtre, Paris, Colin, 1988, pp. 150-152.

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Sur le caractère de plus en plus « épique » du théâtre de Fo, cf. Simone Soriani, Dario Fo : dalla commedia al monologo (1959-1969), Corazzano (Pisa), Titivillus, 2007, 469 p. En conclusion de son analyse d’Isabella, il écrit (p. 128) : « Insomma, nella storia drammaturgica di Dario Fo, l’Isabella segna senz’altro una profonda evoluzione nella direzione di un teatro epico che sappia svolgere una funzione sempre più politica : la dimensione satirico-polemica tende infatti a rivolgersi all’intero sistema sociale. […] l’autore-attore ricorre con maggiore consapevolezza e frequenza ad espedienti epici, popolari o brechtiani, che non solo contribuiscono a palesare la finzione scenica così da impedire allo spettatore l’illusione di realtà, ma tentano […] una prima sistematica introduzione del punto di vista del destinatore all’interno della forma commedia […] risponde anche alla volontà autoriale di tenere desta, cosciente e vigile l’attenzione dello spettatore […] ».

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Même si on peut aussi les relier à la faveur dont jouissait encore le théâtre de variété.

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