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« L’escalier de l’expérience ». Passer par le dialogue pour prolonger l’expérience de lecture chez des élèves de 6e

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Texte intégral

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2019-n°2

P. Lojkine, G. Béhotéguy et N. Prince (dir.), Littérature de jeunesse et expérience

« L’escalier de l’expérience »

Passer par le dialogue pour prolonger l’expérience de lecture chez des élèves de 6

e

Laëtitia OBERT (Master LIJE – Le Mans Université)

Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 4.0 International

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Résumé

Cet article retrace la conduite de deux dispositifs dialogiques dans deux classes de sixième : les journaux dialogués et les cercles de lecture. Dans la veine des recherches sur le sujet lecteur et sur les nouvelles réflexions en matière de compréhension de lecture, nous nous proposons de réfléchir et de faire réfléchir les élèves sur leurs propres expériences de lecture, confrontées à autrui, c’est-à-dire, la manière dont ils en parlent et réagissent aux expériences de leurs pairs. Nous avons ensuite analysé les productions écrites et orales des élèves en nous intéressant à la manière dont ils arrivaient à transformer leurs lectures en expériences créatives et à faire l’expérience d’autrui en s’intéressant à différentes subjectivités.

Mots clés

Sujet lecteur, empathie, écriture d’un journal dialogué, cercle de lecture, créativité, élève de collège (6e)

Abstract :

This article traces the conduct of two dialogic experiments with high school student (first grade), in two classes at the end of the “cycle 3”: the dialogue journal and the reading circles. Following research on the subject reader and new reflections in reading comprehension, we suggest reflecting and allowing pupils to reflect on their own reading experiences, as they are confronted with others, that is to say as they talk about reading and react to the experiences of their peers. We then analyze the written and oral productions of the students by focusing on how they managed to transform their reading into creative experiences and to experience another person by focusing on different subjectivities.

Key words

Subject reader, empathy, dialogue journal writing, reading circle, creativity, high school student (first grade)

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Bien souvent, la lecture des enfants reste une expérience solitaire. En tête à tête avec le livre, qu’ils s’ennuient ou soient captivés, les enfants restent seuls avec leur expérience de lecteur. La dernière page tournée reste le point final de la lecture. Pour prolonger cette lecture et permettre une verbalisation de cette expérience, sans pour autant tomber dans les questionnaires de lecture très encadrants, nous avons proposé aux élèves de deux classes de sixième des activités dialogiques, écrite et orale, autour d’un livre lu : les journaux dialogués et les cercles de lecture. Il s’agit ainsi d’observer dans quelle mesure ces dernières favorisaient l’épanouissement du sujet lecteur, confrontés à la subjectivité de ses pairs, et permettaient le prolongement de l’expérience de lecture, non plus intérieure, mais tournée vers autrui.

L’émergence du sujet lecteur, propice à l’expérimentation du jeune lecteur

La notion de « sujet lecteur » est apparue en 2004, théorisée par l’ouvrage d’A. Rouxel et Langlade : Le Sujet lecteur, Lecture subjective et enseignement de la littérature1 et elle permet de

prendre en compte la subjectivité du lecteur dans la lecture et l’interprétation du texte. Elle s’oppose à une lecture plus distanciée, voire techniciste des textes et suppose d’impliquer davantage le lecteur dans ce qu’il lit.

Lecture distanciée et lecture sensible

Les réflexions didactiques sur l’apprentissage du français ont été partagées, au cours du XXe

siècle, entre deux pôles antagonistes quant aux modes d’appropriation du texte littéraire : une approche distanciée, techniciste, voire scientifique du texte, apportée par une autorité savante et une approche plus sensible, guidée par la subjectivité du lecteur. Le premier type de lecture porte une attention presque exclusive à la forme du texte, puise sa légitimité dans un discours qui vise le consensus et l’objectivité. La recherche à tout prix de la figure de style, du procédé littéraire, ce que les didacticiens ont pu qualifier de « petite technique pédagogique […] desséchante2 », pose le problème

d’un effacement du lecteur, et donc d’un empêchement de toutes formes d’expérience possible chez le jeune lecteur qui ne peut se construire en tant que sujet. Cette dichotomie entre lecture distanciée et lecture sensible se retrouve métaphorisée dans un récit de L. Tieck, Le Superflu de la vie3 évoqué par Agamben, dans lequel l’escalier de l’expérience est sacrifié au profit des « flammes de la connaissance pure », et conduit à « une philosophie de la pauvreté que le destin […] a imposé4 ». Selon nous,

l’élaboration d’un escalier de l’expérience chez l’enfant qui lit, impliquant une progression, un

1 ROUXEL A. et LANGLADE G. (dir.), Le Sujet lecteur, Lecture subjective et enseignement de la littérature, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Didact Français », 2004.

2 COMPAGNON A., Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, 1998, 352 p. Cité par : DUFAYS J.-L., Enseigner et apprendre la littérature

aujourd’hui, pour quoi faire ?, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, coll. « Recherches en formation des enseignants et en didactique », 2007, p. 48.

3 TIECK L., Des Lebens Überfluß, Berlin, Reimer, 1839 : Un couple désargenté finit par détruire leur escalier en bois pour en faire un feu et se chauffer, et s’isolent complètement du monde extérieur.

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tâtonnement et des errances permet, du moins en partie, la construction de réflexions et la formation d’un esprit critique, plus efficaces que la flamme de la connaissance pure. Aussi semble-t-il nécessaire, pour la formation d’un lecteur en devenir, de laisser émerger le sujet lecteur : l’expérience, pour être bénéfique, doit venir du lecteur même.

L’implication du lecteur dans l’acte de lire : émergence du sujet lecteur

Les théoriciens de la réception, tels que W. Iser5 ou U. Eco6, ont ouvert la voie à la notion de

sujet lecteur, qui se concentre sur les réactions, les émotions ou l’interprétation d’un lecteur en particulier. La notion philosophique de « sujet » désigne l’être pensant, le siège de la connaissance et permet de penser le « moi » comme espace réflexif ayant sa propre subjectivité. Cette notion permet de remettre en question un mode d’appropriation du texte littéraire objectif et normé par l’école. En effet, toute expérience de lecture s’accompagne d’émotions, de sensations, d’associations d’idées, de résonances intimes : « la présence ténue, parfois l’irruption incongrue de ses échos subjectifs […] font cortège à la lecture d’une œuvre littéraire7 ».

Nombre d’écrivains, qui relatent leurs expériences de lecture d’enfance, laissent aller leur subjectivité. Pensons notamment à N. Sarraute, qui se plonge dans Rocambole malgré les sarcasmes de son père quant à ce type de littérature peu académique :

Dès que j’ai un moment de libre, je me dépêche de retrouver ces grandes pages gondolées, comme encore un peu humides, parsemées de tâches verdâtres, d’où émane quelque chose d’intime, de secret… une douceur qui ressemble un peu à celle qui plus tard, m’enveloppait dans une maison de province, vétuste, mal aérée, où il y avait partout des petits escaliers, des portes

dérobées, des passages, des recoins sombres…8

L’écrivain envisage ici un dialogue avec un livre dont il ne reste plus le contenu même, mais les circonstances de lecture et les associations d’idées, c’est-à-dire, des éléments purement subjectifs et propres à un lecteur particulier. Ainsi, dans l’acte de lire, ce décentrement du contenu du livre vers son retentissement subjectif remet en question les modalités d’appréhension scolaire du texte littéraire.

La lecture comme lieu d’expérience et de rencontre

Nous considérons que la lecture, chez l’enfant comme chez l’adulte, est un lieu riche de rencontres permettant l’acquisition de connaissances et de compétences. Lire est d’abord « un lieu de croisement entre deux mondes : le monde du texte et le monde du lecteur9 », et la lecture peut avoir le

pouvoir de reconfigurer le monde du lecteur, voire de le transformer.

5 ISER W., L’acte de lecture, théorie de l’effet esthétique, trad. fr. E. Sznycer, Bruxelles, Mardaga, 1976. 6 ECO U., Lector in fabula, trad. fr. M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1979.

7 LANGLADE D., « Le sujet lecteur : auteur de la singularité de l’œuvre » dans : ROUXEL A. et LANGLADE G., Le sujet lecteur,

lecture subjective et enseignement de la littérature, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Didact Français », 2004, p. 82.

8 SARRAUTE N., Enfance, Paris, Gallimard, 1983, p. 236-237.

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Les dispositifs dialogiques propices à l’expérimentation de soi et d’autrui

Lire est une rencontre avec soi-même et sa propre imagination, laquelle, depuis l’Antiquité, est source privilégiée d’expérience, « en tant que médiatrice entre sens et intellect, permettant dans le fantasme l’union entre la forme sensible et l’intellect possible10 ». La vie d’un personnage, par exemple,

son comportement, ses aventures, permet au lecteur de questionner en retour sa propre vie et d’entamer ainsi une démarche de réflexion impliquant la formation d’un système de valeur et d’une posture critique.

Nous avons également souhaité que la lecture, dans le cadre d’un projet reposant sur un dialogue écrit, le journal dialogué, et un dialogue oral, le cercle de lecture, soit un lieu de rencontre entre pairs et d’échanges d’expériences de lecture. Ainsi, nous avons supposé que la rencontre avec autrui peut compléter et enrichir cette rencontre avec soi-même.

C’est effectivement au sein d’une réflexion sur le sujet lecteur que se place l’expérimentation du journal dialogué dont il est question pour la première fois aux Etats-Unis en 1960. Il s’agit pour l’élève d’écrire une lettre à un pair, à son professeur, à un parent… pour lui communiquer ses impressions sur le livre qu’il vient de lire. S’ensuit un échange épistolaire qui permet de construire un discours sur un texte « où le rédacteur se prend, en tant que lecteur, comme sujet d’observation11 ».

En outre, le journal dialogué est un « lieu de métacognition12 » qui permet de considérer la lecture

comme un « processus cyclique13 » : l’échange épistolaire permet d’approfondir la compréhension et

l’interprétation en procédant « par vérification et par amplifications successives », et requiert l’apprentissage de différentes compétences de lecteur, en même temps qu’elle les institue. Argumenter, donner son avis, interagir avec la communauté de lecteurs, tenir compte de l’avis d’autrui, s’impliquer personnellement dans le livre lu : ce sont autant d’aspects de la lecture qui donnent une belle image de « l’escalier de l’expérience » jusqu’à atteindre la dernière marche, la formation d’un lecteur critique et autonome.

Pour le deuxième dispositif dialogique que nous avons mis en place – les cercles de lecture – nous avons constitué des groupes d’élèves qui, à la suite de leur journal dialogué, échangent leurs impressions à propos d’un livre lu à l’oral. Selon les besoins des élèves ou la tournure que prend la conversation, l’enseignant peut relancer, voire orienter les échanges, en ayant principalement une fonction d’étayage. L’avantage de ce dispositif peut être la multiplicité des points de vue, et donc la richesse des interprétations. S. Terwagne dans son ouvrage Les Cercles de lecture. Interagir pour développer ensemble des compétences de lecteurs, propose la rédaction par les élèves de « semences14 »

en guise de travail préparatoire, terme qui permet d’insister sur la promesse d’idées florissantes qui

10 AGAMBEN G., op. cit., p. 42.

11 LEBRUN M., « Le journal dialogué : pour faire aimer la lecture », Québec français, n° 94, 1994, p. 34.

12 De CROIX S., « Du journal de lecture, écrit de travail personnel, à l’échange autour des textes : quels usages didactiques pour favoriser le développement des lecteurs en difficulté au début du secondaire ? », Cahier/journal de lecteur/lecture : quels usages pour quels enjeux de l’école à l’université ?, Namur, Presses Universitaires de Namur, coll. « Diptyque », 2013, p. 106.

13 Ibid., p. 106.

14 TERWAGNE S., Les Cercles de lecture. Interagir pour développer ensemble des compétences de lecteurs, De Boeck, Bruxelles, 2004, p. 61.

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« fructifieront à l’occasion de discussions, au gré des rédactions des différents participants15 ». Ce

dispositif de la semence est réfléchi pour que les élèves puissent réagir de manière beaucoup plus libre et ouverte à propos du livre, à la différence des questionnaires des manuels scolaires. De même, l’échange oral permet de construire une « lecture transactionnelle », notion que S. Terwagne emprunte à L. Rosenblatt pour forger la notion de transaction. Les cercles de lecture permettent de remettre au cœur de la lecture la dimension dialogique de tout texte. Ils sont à même de valoriser les deux positions qui caractérisent le processus transactionnel selon L. Rosenblatt : la position esthétique, qui se définit par « le flux des impressions fugaces, des réminiscences, des instants de jubilation, d’étonnement ou d’agacement, des moments de fusion ou de conflit avec le texte et ce qu’il alimente dans la conscience du lecteur16 », c’est-à-dire le dialogue intime qui se crée entre le texte et son

lecteur ; et la position efférente, qui permet de « transmettre une information, un résumé à autrui, agir selon des instructions contenues dans le texte17 », un dialogue tourné vers l’échange avec autrui et

l’extériorité. La combinaison de ces deux pôles pourrait être le signe d’une expérience de lecture réussie et aboutie.

Nous avons donc fait l’hypothèse que les activités dialogiques favorisent le développement de compétences métacognitives et critiques. Nous supposons que la confrontation écrite et orale permet l’effort de verbalisation d’une réflexion, le développement d’une capacité de jugement nécessaire à la compétence du lecteur. Ces dispositifs dialogiques favorisent donc la transformation d’une lecture en expérience de lecture, laquelle permettrait l’émergence et l’épanouissement du sujet lecteur au cœur d’une communauté de lecteur. Les résultats nous permettent d’analyser quels types d’expériences ces activités dialogiques permettent de susciter chez les élèves.

Expériences initiales de lecture des élèves et conduite du dispositif

Il convient de préciser que la plupart de ces élèves n’avaient que peu, voire pas du tout, d’expérience en matière de lecture. Nous leur avons soumis un questionnaire avant la conduite du dispositif sur leurs habitudes de lecture. À la question « Pensez-vous que la lecture est utile ? », la plupart des élèves répondent « oui », mais leurs justifications laissent à penser qu’elle est avant tout considérée comme les élèves comme un simple outil scolaire sur lequel on doit travailler, et non un tremplin à un enrichissement personnel. Nous entendons beaucoup, derrière les mots qu’ils invoquent, la présence de discours extérieurs (ceux de l’école et des parents notamment) qui montre qu’ils n’ont pas ou peu d’expérience personnelle de la lecture. Ils semblent la considérer comme un outil propice à « améliorer l’orthographe et les accords » (Morgane), pour « connaître le sens des mots » (Alice) ou encore « enrichir notre vocabulaire » (Leïla). Il résonne, derrière ces justifications, le discours scolaire très souvent répété. Certes, la lecture aide bien à l’enrichissement lexical, mais l’enrichissement personnel, l’épanouissement, la construction de soi par la lecture, ce qui constitue à

15 Ibid., p. 61. 16 Ibid, p. 18. 17 Ibid, p. 18.

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notre sens, la condition d’une expérience de lecteur réussie, sont occultés par les élèves. Yassine avance d’ailleurs la justification suivante : « Oui ça m’a aidé pour le français, mais personnellement, ça ne m’a pas aidé ». Cette réaction montre bien la dichotomie existante entre la lecture considérée comme scolaire, utilitaire, et la lecture grâce à laquelle l’élève peut s’éveiller et se construire « personnellement ». À travers un discours centré sur les apprentissages scolaires, peu d’élèves voient la littérature comme une ouverture à l’imaginaire, à la réflexion et à la construction de soi. C’est ce point que nous chercherons à développer à travers la réalisation de ce dispositif dialogique.

Nous avons mené ce dispositif auprès de deux classes de 6e d’un collège REP de l’académie de Créteil. Cette expérience a été menée pendant vingt semaines environ, pendant lesquelles les élèves ont lu quatre livres18. La lecture de ces quatre livres a donné lieu à un échange écrit dans le journal

dialogué par binôme, puis à un échange oral par petits groupes.

Faire l’expérience de la littérature de jeunesse par le dialogue : analyse de

productions d’élèves

Ce dispositif dialogique, alternant les dialogues écrits et oraux, a permis aux élèves de s’impliquer davantage dans leurs lectures et de verbaliser ce qu’ils en ont retiré. Nous analyserons les différents types d’expériences de lecture à la lumière des travaux des élèves.

Quelles expériences de lecteur ?

Le journal dialogué couplé au cercle de lecture, a pu amener les élèves à développer des compétences métacognitives par rapport à leur manière de lire, mais également à approfondir leurs interprétations.

Le développement de compétences métacognitives

Les élèves peu habitués à la lecture sont souvent confrontés à des difficultés de compréhension du texte, qui provoquent un découragement face à un livre, et empêchent de vivre toute forme d’expérience à travers la lecture. Le journal dialogué s’est à plusieurs reprises avéré être un outil métacognitif, qui visait à pallier dans une certaine mesure les difficultés de compréhension des élèves. Voyons l’exemple du journal dialogué d’Alice et Maïssa sur Verte. Maïssa est une élève dont la lecture est plutôt laborieuse, tandis qu’Alice lit avec plus de facilité.

18 Tous les élèves n’ont pas lu les mêmes livres, en fonction des séries et du nombre de livres disponibles au collège. Le corpus était composé des livres suivants : DESPLECHIN M., Verte, Ecole des loisirs, 1996 ; DONNER C., Les Lettres de mon petit frère, Ecole des loisirs, 1991 ; PIUMINI R., La Verluisette, Le livre de poche jeunesse, 1987 ; PLACE F., Le Vieux fou de dessin, Gallimard, Folio junior, 1997 ; HINCKEL F., Les copains, le soleil et Nabila, Gallimard, Folio Junior, 2009 ; WALBECG H., Histoires du chien qui avait une ombre d’enfant, Ecole des loisirs, 2015 ; LACOMBE B., Les Amants papillons, Broché, 2007.

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Figures 1 et 2 : Journal dialogué de Maïssa et Alice

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Nous sommes face à un échange intéressant, parce que Maïssa sait formuler les éléments qu’elle ne comprend pas (« il y a d’autre personne oui ou non »), et Alice s’exprime de manière claire. Lorsque Maïssa lui dit qu’elle ne comprend pas ce qu’elle écrit, Alice réécrit plus lisiblement et (presque) sans faute d’orthographe sa réplique précédente. Cela permet de mettre en lumière un autre aspect du journal dialogué : les élèves peuvent prendre conscience qu’ils écrivent directement pour un pair, en vue de se faire comprendre. Cette nécessité de se faire comprendre est gage d’une communication réussie entre pairs. Le fait qu’Alice réécrive de manière beaucoup plus lisible et sans faute d’orthographe lorsque Maïssa lui dit qu’elle n’a pas compris ce qu’elle écrivait, montre qu’elle a à cœur de se faire comprendre et est capable de faire un effort de verbalisation pour autrui.

L’échange reproduit se déroule en deux temps : une fois les difficultés de compréhension « résolues », les deux élèves passent au jugement critique de ce livre. Celui de Maïssa est finalement assez incohérent : elle le trouve « un peu facile » alors qu’elle disait plus haut qu’elle n’avait « pas compris le reste du livre ». Cet exemple permet de pointer une difficulté de l’exercice du journal dialogué dans la construction d’une posture de lectrice : si la compréhension du texte n’est pas acquise, il sera difficile à l’élève de construire une posture critique. Toutefois, il n’est pas non plus vain pour l’élève de faire l’effort de proposer un jugement malgré ses difficultés de compréhension : Maïssa peut quand même donner une qualification générique à ce livre : « on va dire que c’est fantastique », parce qu’elle fait référence aux sorcières. Alice complètera par un terme plus juste : « il est fantastique et merveilleux », faisant référence à l’univers du conte duquel s’inspire Verte. De plus, elle pointe la construction narrative inhabituelle, celle de la variation des points de vue : « à peu près tout le monde raconte son histoire ». Il est dommage que cette remarque ne trouve pas d’écho chez Maïssa. Les deux élèves sont chacune dans une étape différente du processus de la construction de la posture critique : l’une est empêchée par ses difficultés de compréhension, l’autre est déjà dans l’observation et l’interprétation de sa lecture.

De la compréhension à l’interprétation

Les cercles de lecture ont plus souvent offert des discussions autour de l’interprétation du livre lu. Nous pouvons nous pencher sur l’exemple du cercle de lecture sur Les Lettres de mon petit frère. Roxane avait déjà mentionné dans son journal dialogué « le langage caché des pâtes19 », qui l’avait

interpelée tout au long de l’histoire. Nous profitons de cette formule pour continuer le travail d’interprétation amorcé dans le journal en proposant aux élèves de travailler sur « le langage caché du mur20 ».

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En effet, les pâtes reviennent régulièrement au cours de l’histoire. La cuisson de pâtes peut se lire comme métaphore de la bonne entente, ou non, de la famille.

20 Métaphore, quant à elle, de la colère des parents lorsqu’ils apprennent l’homosexualité de leur fils aîné, lesquels refusant désormais tout contact avec lui. Métaphore à la fin également de la famille ressoudée et réunies, lorsque le fils aîné revient avec son amoureux pour réparer le mur du jardin de la maison.

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1. E21 – Et Roxane a parlé du langage caché des pâtes...

2. Noémie – Ah oui ça c’était trop drôle !

3. E – Est-ce qu’on pourrait pas parler dans le livre d’un langage caché du mur ? Le mur que construisent les parents pour se protéger des gens de la plage. Le mur, à un moment dans le livre, s’effondre... et qui aide à le reconstruire à la fin ?

4. Rafael – personne.

5. Roxane – Ah si, le frère ! enfin... le copain du frère.

6. E – Alors essayez un petit peu de découvrir ce langage caché du mur...

7. Roxane – C’est la famille qui était détruite, donc le mur s’est effondré. Et quand la mère a compris que... enfin... a accepté qu’il aimait les garçons, il l’a aidé à reconstruire.

8. Eniola – Ah, le mur c’est un peu la famille ! Elle va se détruire et se reconstruire. 9. Noémie – Oui, tu as trouvé.

10. Rafaël – quand les gens du village s’assoient sur le mur, c’est comme si que les gens de la plage étaient supérieurs à sa famille, et ils sont dessus mais ensuite, c’est l’inverse après. 11. Roxane – Non, moi j’ai compris plus que... j’aurais plus dit comme si tout s’abattait sur eux

et que tout le monde était contre que Florian et la mère se disputent.

12. E – Donc finalement, quel message ferait passer l’auteur sur ce livre ? Sur quoi on peut réfléchir ?

13. Noémie – euh... une famille, c’est donc : le mur c’est comme la famille, euh... la mère, elle cherchait à rejeter euh... le copain d’un de ses fils. Donc ça a fait une sorte de brèche, enfin... ça a un peu cassé la famille, et après, tout le monde est venu sur le mur, donc sur la famille, pour les embêter. Finalement, la famille, elle en pouvait plus, elle a été détruite, jusqu’à ce que la mère elle comprenne et depuis, le fils et son copain sont venus, ils ont aidé à reconstruire la famille. Pis voilà.

Au cours de cet échange, les élèves réfléchissent sur la portée métaphorique de ce mur, progressent jusqu’à parvenir à une interprétation assez juste et développée, formulée par Noémie (13). Le cercle de lecture a également invalidé l’hypothèse interprétative de Rafaël (10). Les dispositifs dialogiques permettent donc un travail sur les compétences de lecteurs qui reposent sur la compréhension et l’interprétation.

De la lecture à la recréation : réflexions des élèves autour de l’expérience

esthétique

Créer à partir de la lecture

Les journaux dialogués ont été l’opportunité pour les élèves de décrire leur expérience de lecture à travers différents moyens artistiques. L’illustration était très souvent utilisée par les élèves. Observons celle de Morgane sur La Verluisette22.

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Figure 4 : Journal dialoguée de Morgane et Assia

Figure 5 : Journal dialoguée de Morgane et Assia

À travers cette illustration, l’élève recrée puis verbalise l’atmosphère du livre telle qu’elle l’a ressentie : « elle représente bien le livre par son calme, sa liberté, sa nature ». Effectivement les motifs essentiels du livre ont bien été cernés. Morgane emploie deux fois le terme « poétique », qui est très judicieux pour parler de ce livre. Si la plupart des élèves l’ayant lu trouvent les descriptions des paysages assez ennuyeuses parce qu’il n’y a pas assez d’actions, Morgane propose un autre discours, davantage attaché au caractère littéraire des descriptions.

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Deux élèves se sont aussi attachées, dans leur journal dialogué, à recréer Les Lettres de mon petit frère sous forme d’un poème.

Figure 6 : Journal dialogué de Roxane et Noémie

Ce poème, précédé d’un « mini débat » sur le livre selon leurs termes, est particulièrement intéressant : les deux élèves montrent à travers cet exercice, leur compréhension du livre, mais également la critique qu’elles en font comme en témoignent les premiers vers : « Drôle, intéressant / Ce livre est captivant / Monter sur le mur « interdit » / Et le langage caché des spaghettis ». Les trois premiers adjectifs leur permettent de formuler un jugement de goût à propos du livre, mais nous donnent également des informations à propos de leurs réactions de lectrices. De plus, l’attention portée au « langage caché des spaghettis », motif récurrent du livre et révélateur de l’ambiance familiale, montre qu’elles ont bien compris la métaphore. La deuxième partie du poème consiste en une reformulation du contenu du livre et des actions principales. Elles réutilisent le même point de vue narratif : « Tu me manques Christophe, mon frère ». Ainsi, ce poème fait office de synthèse de leurs réflexions communes. Il est révélateur de leur appropriation du livre lu.

La prise de conscience du processus de création littéraire

Si les journaux dialogués ont souvent été l’occasion de créations artistiques, les cercles de lecture se sont plus spontanément tournés vers le processus même de création du livre, à travers de nombreuses réflexions métalittéraires. À propos de La Verluisette, les élèves discutent autour de l’intérêt des longues descriptions dans l’économie du roman. Roxane et Noémie, contre tous,

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reconnaissent que « c’est quand même un énorme travail d’imagination » (1) et que ce sont les descriptions qui « faisai[ent] tout ce livre » (6) : « c’était le fait que Sakoumat peint, donc évidemment qu’il fallait décrire les peintures et les dessins ». Elles cernent correctement l’enjeu du livre, qui n’était pas les actions, mais les descriptions. Par cette remarque, les élèves en viennent à se mettre à la place de l’auteur, en l’imaginant à sa table d’écriture :

1. Roxane – c’est quand même un énorme travail d’imagination. 2. Leïla – ouais mais bon…

3. Nidhal - par exemple tu demandes à un enfant de CP de créer une maladie très grave… 4. Noémie – euh… je vous rappelle que c’est des adultes qui ont créé ça

5. Leïla – je pense pas que l’auteur il se soit creusé la tête pour trouver le sujet de cette histoire parce qu’il a inventé une maladie, ça se fait rapidement. Et aussi, à un moment, je pense qu’il n’a plus eu d’inspirations, et qu’ensuite il a fait 7 chapitres en parlant des murs. 6. Noémie – mais c’est ça qui est très beau, qui fait tout ce livre : réussir à décrire à chaque

fois, sans que le lecteur se lasse forcément, c’est très beau.

7. Roxane – dans le livre, en fait, l’auteur on dit qu’il est diplômé en pédagogie, donc peut-être que ça parle de la pédagogie du peintre, ou alors on a aussi dit qu’il travaillait dans l’enseignement, donc les enfants ça le connaît.

8. Noémie – donc l’auteur a dû avoir une vie et différentes étapes qui sont en lien avec la verluisette : les enfants, la pédagogie… réussir à mettre ça dans un livre, c’est très compliqué.

9. Leïla – c’est vrai que ça peut être beau, ça va et en plus, la maladie de Madurer fait réfléchir parce que même si c’est une maladie qui n’existe pas, ça peut faire réfléchir sur la maladie. Cet extrait met en évidence des considérations sur la manière d’écrire de l’auteur. Roxane et Noémie défendent avec justesse son travail d’imagination et son effort d’écriture en ayant recours à la bibliographie à la fin du roman, jusqu’à ce que Leïla fasse une concession et revienne sur ses positions, avant de trouver un intérêt réflexif au roman : « C’est vrai que ça peut être beau ça va et en plus, la maladie de Madurer fait réfléchir » (9). Noémie et Roxane offrent ainsi un jugement de valeur argumenté sur le livre et sont capables de nuance : même si elles l’ont trouvé assez long et répétitif, elles lui reconnaissent une certaine qualité littéraire dans les descriptions poétiques, qui convainc Leïla. Contrairement aux cercles de lecture, les journaux dialogués n’offraient pas d’exemples sur le recul qu’avaient les élèves quant au processus littéraire et à la figure de l’auteur.

Cette réflexion autour du processus de création littéraire a pu amener les élèves à passer d’une posture de lecteur à une posture d’auteur. Cela se manifeste par exemple dans les questions que pose Leïla à son groupe à propos de Verte, récit qui se caractérise par une multiplication des points de vue :

1. Leïla – J’aimerais savoir... puisque la plupart des personnes disent que le point de vue des personnages fait repasser l’histoire et c’est un peu ennuyant etc... Mais qu’est-ce que vous auriez imaginé ?

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2. Noa – Ben moi, j’ai imaginé qu’on aurait pu faire chacun une partie. Par exemple, il y a

Verte qui raconte le début de l’histoire, quand elle était petite, ensuite, il y a sa mère qui raconte quand elle va dans l’adolescence, mais on aimerait bien la voir aussi grandir. 3. Leïla – Moi je trouve ça un peu dommage parce que ben... euh... Verte et sa mère elles ont

pas le même point de vue. C’est-à-dire que Verte, par exemple, elle grandit. Sa mère peut-être qu’elle va la voir comme un grand changement, et Verte, peut-peut-être qu’elle va le voir d’une autre manière.

Ici, il s’instaure une discussion sur la multiplicité des points de vue, et Noa reconfigure ainsi l’histoire telle qu’il l’aurait voulu. Il en va de même pour Roxane, qui souhaite écrire Les Lettres de Verte, mélange des spécificités narratives de chacun des deux romans. Noémie déplore même le travail de créativité et d’imagination que demande la fin d’un livre à propos des Lettres de mon petit frère : « J’aime pas quand la fin, elle veut nous faire réfléchir parce qu’il y a trop de possibilités, il faut toutes les inventer et en fait t’arriveras jamais à toutes les inventer et c’est très frustrant ».

Appréhender le livre par les sentiments

L’évocation des émotions ressenties au fil de la lecture est le signe de l’appréhension subjective de l’œuvre, et donc de la manifestation du sujet lecteur. L’expression des émotions lors de la lecture témoigne d’une lecture sensible et non plus techniciste. Cette appréhension subjective de l’œuvre permet, dans sa forme la plus aboutie, de faire l’expérience de soi-même.

Vivre l’expérience d’autrui pour développer son empathie

La littérature de jeunesse offre un panel de situations propices que l’enfant peut véritablement expérimenter à travers sa lecture. Voici un extrait du journal dialogué de Célia et Eniola sur La Verluisette.

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Figures 7 et 8 : Journal dialogué de Célia et Eniola

Ces deux élèves utilisent le lexique des émotions pour décrire leurs impressions de lecture : « émouvant », « touchant », « pleurer ». Il est intéressant de remarquer que ce lexique s’accompagne d’émoticônes, moyen de communication en vogue permettant d’associer un sentiment à une expression de visage. Ces émoticônes viennent renchérir la verbalisation des émotions, comme si celle-ci seule n’était pas à la hauteur de ce qu’elles veulent exprimer. De même, nous voyons par cet exemple que les émotions peuvent être un tremplin à la réflexion, aux associations d’idées, plus précisément ici sur l’amour paternel, comme le souligne Célia, qui le qualifie d’ « émouvant ». C’est effectivement l’un des enjeux importants du livre. Les deux élèves sont ici en accord sur les émotions qu’elles mettent en avant pour décrire ce livre. Voyons maintenant un exemple intéressant où deux élèves écrivent à propos du Vieux fou de dessin : l’une axe sa lecture autour de l’émotion, tandis que l’autre n’a pas été touchée par ce livre.

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Figure 9 : Journal dialogué de Linda et Léana 1

Figures 10 et 11 : Journal dialogué de Linda et Léana 2 et 3

Léana fait un bel effort pour justifier ses émotions face à Linda qui n’a visiblement rien ressenti à la lecture du livre. Elle commence par qualifier l’histoire de « touchante » et espère trouver chez son interlocutrice la même émotion : « Est-ce que pour toi ce livre t’a touché ? ». La réponse de Linda (« Non c’est normal je trouve ça normal, c’est pas touchant. Et sinon t’as bien aimé le livre ? ») réoriente le dialogue qui tourne en rond puisque Léana a déjà répondu à cette question. Il revient donc

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à des questions mécaniques (« quel est ton personnage préféré ? », « quel est ton passage préféré ? », « Est-ce que pour toi il y avait de l’action ? »), avant de revenir sur les émotions, justifiées pertinemment par Léana (« parce qu’il vit avec son oncle qui est dur avec lui, il est obligé de vendre des gâteaux de riz dans les rues pour de l’argent. Voilà ce que j’ai trouvé de touchant »), et qui suscitent cette fois l’intérêt de Linda, comme en témoignent les questions qu’elle lui pose : « mais en fait, qu’est-ce que t’a trouvé de touchant de l’histoire ? » ; « Ahhh d’accord et genre t’a pleuré ? ». Léana offre à Linda une vision du livre appréhendée grâce aux émotions. Face à son incompréhension, elle se trouve obligée de justifier, et le fait finalement de manière plus développée qu’Eniola et Célia. Nous voyons à travers cet exemple que la rencontre de deux subjectivités, quand elles ne sont pas en accord, permet l’effort de développement et de justification. L’évocation des émotions est le signe d’une appropriation subjective du texte littéraire et a parfois permis un véritable travail de projection de soi dans la situation d’un personnage, notamment dans les cercles de lecture.

Se projeter dans le livre pour faire l’expérience de soi

En effet, nous avons à plusieurs reprises expérimenté cette rencontre entre « monde du texte » et « monde du lecteur » chez les élèves. Nous en avons un exemple lors du cercle de lecture sur Verte, lorsque la discussion tourne autour des retrouvailles de Verte avec son père :

1. Leïla – En parlant du père, j’aimerais savoir : qu’avez-vous pensé des retrouvailles Anastabotte, Ursule, Verte, Soufi et le père ? Je laisse la parole à Roxane.

2. Roxane – ben... moi j’ai trouvé que c’était... comment dire ? on sentait que c’était un peu froid, c’est-à-dire qu’ils se connaissent pas vraiment, donc c’est normal. Mais il y a peut-être pas assez d’émotions.

3. Leïla – ben si on connaissait pas son père et qu’on le retrouvait pour la première fois ben... 4. Rafaël – ben moi je sais pas si je serais content ou si je dirais rien.

5. Célia – En fait ce que j’ai trouvé bizarre, c’est qu’il a refondé sa vie entre guillemets. Donc elles arrivent comme ça, en plein milieu, après quand même très longtemps.

6. Roxane – non mais il a essayé quand même de les retrouver, c’est la mère qui voulait pas. 7. Célia – Mais c’est comme si on débarquait comme ça dans sa vie alors qu’on a commencé à

essayer de récréer une vie, donc ça fait bizarre. C’est assez un peu... je dirais un peu malpoli...

8. Leïla – Mais c’est un enfant qui a neuf ans c’est ça ? Non, onze ans. En plus une sorcière ! tu crois vraiment que ça va la déranger ? Et c’est la faute de son père aussi...

9. Noémie – Non non non, c’est la faute d’Ursule qui...

10. Leïla – Oui mais c’est une enfant... C’est normal de vouloir retrouver son père, c’est son enfant.

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12. Noémie – Je trouve ça assez normal que ça a été assez froid parce que tu retrouves ton père que t’as jamais vu de toute ta vie, c’est waouh, ben tu sais pas trop comment te comporter. Genre... tu sais pas si tu dois lui sauter dans les bras, tu le connais pas, tu sais pas ce qui lui ferait plaisir...

Cette situation issue du roman offre un panel de réactions assez important de la part des élèves, et des interrogations quant aux émotions qu’elle pourrait susciter chez eux. L’extrait du cercle de lecture montre une navigation entre le monde du texte (« c’est la faute de Ursule », 9) et le monde du lecteur (« si tu es la fille qui retrouve son père, tu es quand même émue », 11), pour mieux saisir la complexité émotionnelle de la situation, et l’interprétation que l’on peut en faire. Les projections personnelles et subjectives des élèves ainsi que le phénomène d’empathie ont permis d’interpréter le comportement assez distant de Verte lors de ce moment.

Faire l’expérience de soi lecteur

L’expérience de lecture aboutie est révélée dans les journaux dialogués et les cercles de lecture à travers des remarques qui placent explicitement les élèves dans une posture de lecteur. Ils semblent esquisser leur « autobiographie de lecteur23 ».

Dans le groupe A, la mise en scène de soi lecteur reprend également les remarques sur le temps de lecture, mais prend également d’autres formes. Le journal partagé de Raphaël et Catalin offre une mise en scène du je lecteur variée et intéressante. En effet, nous suivons les émotions des deux élèves avant, pendant et après la lecture. La lecture commence donc par l’observation du livre et les hypothèses qu’ils peuvent en déduire :

À propos de La Verluisette et de Verte, ces deux élèves font régulièrement le lien entre la lecture et leur monde extérieur :

« Lorsque j’ai regardé la couverture, ça m’avait donné un aspect assez intéressant car il y avait un beau paysage et moi j’aime bien la nature. » (Raphaël)

« Quand j’ai pris le livre en main, je pensais que ce serait un livre où l’histoire se passerait en extérieur et tout car j’aime la nature, l’espace, mais dans ce livre à part les 2 premiers chapitres, tout se passe au même endroit. » (Catalin)

« Je l’ai lu en une semaine : j’ai gâché une partie de mes vacances » (Raphaël)

« Le livre paraît long, surtout au début mais après, on plonge dans le livre jusqu’à ne plus compter les pages et ignorer tout notre entourage » (Catalin)

Ainsi, la rencontre entre le monde extérieur et le monde du livre, dont parle P. Ricœur semble opérer puisqu’elle est régulièrement mentionnée. Il est intéressant de constater que, si ces deux élèves se construisent en tant que lecteurs, en créant des liens entre le monde extérieur et le monde du livre, leur journal dialogué est peut-être celui qui ressemble le moins à un « dialogue » : concernant les trois premiers livres lus, il semble qu’ils juxtaposent leurs propres opinions et émotions sur le livre lu, sans

23 Notion expérimentée par A. Rouxel au lycée : ROUXEL A., « Autobiographies de lecteurs à l’entrée au lycée », Le Français

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s’accrocher aux propos précédents. Il y a en effet peu de marqueurs dialogiques. Comment interpréter cela ? Ils pourraient être tentés de rester focalisés sur leurs propres expériences de lecture, sans manifester l’envie, ni le besoin de les confronter à autrui. Pourtant, le dernier livre lu, Les Lettres de mon petit frère, donne lieu à un véritable dialogue. La présentation change : les deux élèves écrivent sur une même page, et les marqueurs dialogiques apparaissent (« Oui », « aussi », « moi aussi », « par contre »…). Cette évolution de l’expérience de lecture intérieure vers l’expérience de lecture d’autrui peut être la marque d’une construction de leur posture critique, alors qu’ils se confrontent réellement aux jugements de l’un et l’autre.

La mise en scène de soi en tant que lecteur trouve son expérience la plus réussie à travers une bande dessinée : Leïla fait son autoportrait de lectrice en mettant en scène ses questionnements, ses réactions et ses ressentis à propos du livre lu. À l’écrit, s’ajoute l’image : la représentation de soi est ainsi plus aboutie.

Figure 12 : Journal dialoguée de Leïla et Célia

En conclusion, les deux dispositifs dialogiques expérimentés avec ces deux classes de sixième ont permis aux élèves de prolonger leur lecture et de les confronter à celles d’autrui. Les interactions permettaient d’élaborer des séances dynamiques, placées sous le signe de la spontanéité de l’élève. Nous avons tenté d’amorcer chez les élèves une réflexion sur la manière dont il était possible de parler des livres lus et l’utilité de ces interactions pour leur propre construction, à la fois de lecteur et d’être humain.

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Nous avons pu observer que journaux dialogués et cercles de lecture semblaient complémentaires : dans les premiers, les élèves pouvaient laisser libre court à leur créativité, au moyen d’illustrations très souvent, et n’hésitaient pas à exposer à leur camarade les difficultés de compréhension. Ainsi, ces journaux se présentaient comme une sorte de préparation aux cercles de lecture, au cours desquels les élèves étaient plus facilement tournés vers l’interprétation et la confrontation de leur expérience subjective à la lecture du livre.

Si certaines de ces expériences ont été très réussies, nous avons néanmoins été confrontée à la difficulté de compréhension du livre qui subsistait chez certains élèves. Il aurait été nécessaire pour ceux-ci d’entamer un grand travail autour de la lecture même : quelques élèves que nous avons pu observer en classe tournaient machinalement les pages sans comprendre ce qu’ils lisaient, et avaient pourtant l’impression, de bonne foi, de lire, si bien que lorsqu’ils l’avaient terminé, ils avaient le sentiment d’avoir accompli le travail demandé alors qu’ils n’avaient que glané des informations de part et d’autre du livre. Il aurait fallu les faire davantage réfléchir sur ce que veut dire « lire » et comment on lit.

Il est possible de poursuivre ce travail en nous penchant sur les représentations de soi comme lecteur à travers l’élaboration d’autobiographies de lecteurs, dans la veine d’A. Rouxel, chez des élèves habitués à lire. Cela serait un prolongement abouti, non plus d’une expérience de lecture en particulier, mais d’une construction plus générale de soi en tant que sujet lecteur.

Figure

Figure 3 : Journal dialogué de Maïssa et Alice
Figure 4 : Journal dialoguée de Morgane et Assia
Figure 6 : Journal dialogué de Roxane et Noémie
Figure 9 : Journal dialogué de Linda et Léana 1
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