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L'ARMISTICE DU 11 NOVEMBRE 1918 L'ARMÉE DES FLANDRES

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FRAGMENTS D E MÉMOIRES

L'ARMISTICE DU 11 NOVEMBRE 1918

A

L'ARMÉE DES FLANDRES

Samedi 2 novembre. — C'est à l'armée des Flandres (1) que je suis nommé. L'initiative a dû venir de Weygand, non de Pétain qui m'eût envoyé à l'armée Mangin, ou plutôt Gouraud plus discipliné.

Mon congé n'expirait que le 28 novembre. J'ai demandé mon rappel. Je pars dès ce soir. Hier à Chambéry mon optimisme étonnait tout le monde : « L'Allemagne est encore puissante. Elle nous joue avec sa demande d'armistice. Rien ne sera conclu avant l'an prochain. » Un vieux fonds de défaitisme que j'ai toujours combattu.

Dernière promenade avec mes filles sur la colline en face d u ' Maupas, dernière belle journée pour moi de l'automne en Savoie.

B e a u t é mourante des arbres dont les feuilles tiennent à peine aux branches, commenoent à se détacher.

Je vais voir le dénouement de la grande pièce en cinq actes : 1914, 1915, 1916, 1917, 1918, et avec combien de morts! Mais un dénouement heureux malgré tous les deuils et les sacrifices.

Mon départ est moins triste que les autres fois.

Mardi 5 novembre, -i- Reçu enfin au ministère par le général Mordacq, chef du cabinet militaire de Clemenceau : un petit homme rond qui se cambre. Aimable d'ailleurs, désireux de jouer un rôle et de le bien jouer.

(1) Malade, à la fin de la guerre 1914-1918, pour avoir été gazé, J'avais été mis en congé six semaines et J'ai demandé mon rappel avant la fin de novembre.

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On me prépare mes ordres : je partirai demain ou après-demain.

Manqué la rencontre du maréchal Foch qui a arrêté hier à Versailles, paraît-il, les conditions de l'armistice qu'on imposerait à l'Allemagne et qu'elle ne pourra vraisemblablement pas accepter.

Devant le ministère croisé le général Mangin qui regagne sa voiture. Je l'aborde : il est resplendissant et déjà la foule s'amasse sur le trottoir. C'est la popularité. Il redescend de Laon, est au repos à Chantilly : son armée, dit-on, serait envoyé en Bavière : déjà 1 II me prend à part et me raconte son entrée dans Laon :

— On m'attendait. Déjà l'on m'attendait en avril 1917 et les Allemands avaient évacué la ville. Quelques jours plus tard il3 revenaient et apprenaient aux habitants qu'on m'avait mis à pied.

Quand les habitants ont su de nouveau que c'était moi qui atta- quais, ils n'ont plus douté de leur délivrance.

Mangin d'ailleurs n'était pas tout seul et il y eut une manoeuvre d'encerclement par nos armées pour s'emparer de Laon. C'est égal : je suis heureux de le retrouver triomphant quand j'étais allé le voir, presque seul, dans sa disgrâce.

Mardi 5 novembre (suite). — A la Chambre des députés pour la séance où Clemenceau lira les conditions de l'armistice autrichien.

Certes, M . Deschanel avait parlé avec une éloquence vibrante et noble et il y avait eu une minute de grande émotion quand la Chambre s'était tournée vers la loge diplomatique pour applaudir .les ambassadeurs d'Italie et de Serbie. Certes, M . Pichon avait

lu une note substantielle et forte qui résumait l'action heureuse de nos Alliés et célébré la résurrection intégrale de la Serbie. Mais Clemenceau se leva et gagna la tribune. Il apparut alors que ce petit vieillard au teint de cire, aux moustaches tombantes, à la t ê t e de Mongol et aux mains gantées de blanc incarnait cette victoire si lente à venir, si meurtrière, mais si complète et la Chambre l'acclama. Pendant quelques instants il ne put parler. E t il agitait les bras, ce qui signifiait clairement : « A quoi bon ? pourquoi cette manifestation ? Un homme est si peu de chose dans l'immense drame collectif. » Pendant une accalmie, deux ou trois voix le huèrent, lui jetèrent Salonique à la tête. E t il eut le m ê m e geste, identiquement le même. Non pas le geste de celui qui demeure indifférent ou qui méprise, mais le geste de celui qui a traversé les régions des honneurs et des haines, comme l'oiseau ou l'avion les nuages et qui plane dans l'azur libre.

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Qu'est-ce que tout cela qui n'est pas éternel ? disait Leconte de Lisle. E t le vieillard, d'une voix restée claire, préluda sur un ton familier, presque un ton d'enfant qui s'excuse d'une faute :

— Ce que j'ai pu faire, c'est la France qui l'a fait.

Il donna lecture, d'une voix calme, assurée, mesurée, des condi- tions de l'armistice autrichien. Ayant terminé, il plia le papier qu'il venait de lire, il parut réfléchir, puis du m ê m e ton simple il annonça qu'il avait encore quelque chose à dire :

— Je suis, commença-t-il, le dernier survivant des protestataires de l'Assemblée de Bordeaux contre le démembrement de l'Alsace- Lorraine...

Et tout à coup, dans le silence solennel, ce fut une vision d'ombre, celle d'une autre séance de la Chambre, celle où l'on dépeçait la patrie. Chacun, dans l'assistance, sentit la revanche lui couler dans le corps comme un sang généreux.

Cependant le vieillard, faisant les honneurs de Strasbourg délivré à Gambetta, Chanzy, Scheurer-Kestner, au maire Kiirss, disait à ces ombres : « Passez devant. »

N'allait-il pas descendre de la tribune sur cette évocation pathétique ? Pourquoi restait-il à sa place ? Le singulier bonhomme allait se dépasser encore. Il semblait, comme un vieux guide hallu- ciné, gravir une montagne pour y chercher plus de lumière, car il n'avait pas encore atteint le sommet. Il respirait sur le plateau supérieur où il s'était arrêté ; la cime l'appelait.

Il entreprit cette dernière ascension. Il rappela que l'union seule, que la solidarité seule des Alliés avait forcé la victoire, que chacun d'eux isolément n'aurait pu la contraindre. Cette soli- darité devait survivre à la lutte. Surtout nous avions besoin d'une solidarité française. Il nous faudrait autant de courage et d'esprit de sacrifice dans la paix que dans la guerre. Les partis devraient tous se subordonner à l'œuvre française. L'avenir était à ce prix...

Et, transformant l'ancien cri collectif des Français des Croisades et de Jeanne d'Arc : Dieu le veut, il agita ses bras comme des ailes en finissant sur ces mots : La France le veut, la France le veut...

Cette fois il avait atteint la cime. Comme une plaine immense il montrait, de son bras levé, la France encore toute meurtrie et bouleversée réclamant le travail en commun, l'amitié commune, la paix. E t il descendit les marches de la tribune, la t ê t e baissée, avec recueillement, n'entendant peut-être m ê m e pas les acclama-

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tions, comme l'officiant qui a tenu un instant dans ses mains l'hostie consacrée — le pain et la paix de la France...

Mercredi 6 novembre. — Enfin départ de Paris. U n train qui n'en finit plus, encombré de réfugiés qui rentrent dans la région de Dunkerque.

Jeudi 7 novembre. — A Calais, départ dans l'auto qui m'attend avec un major belge et un officier du 4e B. C. P. Un ciel gris, bas, écrasant sur ce pays plat et triste. Nous traversons Dunkerque qui ne me paraît pas plus atteint qu'il y a quelques mois. Nous prenons la route de Fumes : voici l'Hôtel de Ville où Foch eut son entrevue avec le roi Albert en 1914 et le retint sur le sol belge.

Nous franchissons après Ramscapelle les anciennes lignes de l'Yser : l'eau, les roseaux, le fleuve, vision' sinistre. Puis, c'est la route de Bruges et enfin le chemin qui conduit à Lophem où est le G.Q.G.

du Roi et celui du général Dégoutte, chef d'état-major du groupe d'armées des Flandres sous le commandement du roi Albert.

Avant l'arrivée, le pays sourit un peu : des bois dorés, des châteaux avec des pièces d'eau.

Croisé le Roi et le général Dégoutte en voiture. Dans la soirée visite au général Dégoutte. Il est sérieux, grave sans arrêt, le parfait professionnel. E t il me dit ce beau mot : « L'armistice me laissera-t-il le temps ? » Car il a une opération prête pour le 11, franchissement de l'Escaut, poursuite, avec des masses de cavalerie, des armées allemandes en retraite et prise de Gand et de Bruxelles. Des milliers de prisonniers et des centaines de canons.

Cependant on suit par la radio les parlementaires allemands.

Ils ont déjeuné à Spa, ils doivent arriver vers quatre heures par la route d'Hirson à Guise. L a mission a, à sa tête, Erzberger, le général von Winterfeld, e t c . , dix personnes en tout, plus les chauffeurs.

Dîner chez le général D é g o u t t e avec des amiraux anglais.

Mon voisin ignorait la mort de Guynemer. L a gloire est courte.

Vendredi 8 novembre. — Le groupe d'armées des Flandres comprend l'armée belge, une armée anglaise, une armée française (général de Boissoudy) et deux divisions américaines.

Les parlementaires n'ont pu arriver qu'à 10 heures du soir.

On se battait en avant de Guise. Foch a d û les recevoir ce matin.

Cependant Sedan est pris, Avesnes aussi, partout l'on avance.

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A Roulers, assez atteint, où est le Q. G. de l'armée Boissoudy, trouvé comme chef du 3e bureau mon ami le lieutenant-colonel Pineau. Je vais voir le général Serrigny à Ruysselede. Toujours beau joueur et si intelligent I II me résume les opérations de sa division les 14 et 28 octobre, le passage de la Lys. Mais tout le monde attend l'armistice. Des hommes n'ont plus la moindre envie de se faire casser la figure. E t il y a toujours de braves gens prêts au devoir et qui entraînent les autres.

Je pousse vers l'Escaut. Bien des villages détruits ou abîmés.

On y est sous le feu ennemi, mais les civils ne s'en préoccupent guère. Quelques obus ont l'air de s'enfoncer dans la nuit qui tombe comme dans de la ouate. Un drapeau noir, jaune et rouge, sur une maison détruite : signe symbolique.

Partout des relèves, des convois d'artillerie. Pas moyen d'aller plus avant. Retour. Il a plu tout le jour. Ce soir, le ciel s'éclaircit et le ciel rose se reflète dans toutes les flaques.

Samedi 9 novembre. — J'habite une mauvaise chambre dans le pavillon de l'hôpital Saint-Joseph à Lophem. Ses carreaux ont é t é brisés par un obus et remplacés par du papier noir. Je ne voyais pas clair en me levant et il m'a fallu me raser la fenêtre ouverte.

Mais il fait un beau soleil, charmant sur ce pays plat qui reçoit la lumière avec volupté.

Le Roi occupe une villa peu éloignée. Des allées et venues de civils à cette villa. Il paraît que ce sont des gens de Bruxelles qu'on laisse passer. Si les Allemands les laissent passer, c'est dans une arrière-pensée.

A Bruges libérée, toute pavoisée et colorée au soleil. Bruges- la-morte a toujours été un mensonge. Devant l'Hôtel de Ville gothique aux belles pierres noires arrivent le Roi et M . Poincaré : l'un immense avec son air sage d'étudiant d'Heidelberg, l'autre sérieux, un peu banal, sans flamme intérieure. Un Vive le Roi et aussi Vive la France. Les chapeaux s'agitent, les mains applau- dissent, c'est un spectacle émouvant. Le duc de Brabant, en tenue de soldat belge, est agrippé au passage et embrassé, en sorte qu'il arrive toujours en retard aux cérémonies officielles, avec des joues humides et dévorées.

Divers achats dans les magasins. Déjà l'on se dénonce d'une boutique à l'autre : celui-ci est vendu, ou il a vendu aux Boches.

A Ostende, la grande mer bleue sous le ciel bleu. Un vent

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salubre. Je monte au phare pour mieux voir le port : entre les estacades le bâtiment anglais coulé qui bouchait la sortie. Sur la jetée, les défenses, les trous, les fils de fer. Peu de dégâts en ville et les magasins regorgent de tabac et d'objets de toute sorte.

Déjeuné au Panier doré encombré. Un plat de bœuf bouilli, cinq francs. Mais le pain blanc est exquis et l'on a café et sucre à discrétion. Arrivent le général Michel avec sa plaque de grand officier de la Légion d'honneur, un autre avec une cravate de commandeur mal nouée, c'est familier.

Revu en hâte Bruges, ses places, ses halles, Saint-Savin et Notre-Dame avec leurs briques rouges, les quais tout roses, le Lac d'amour, les béguinages, les Memling ramenés de la veille à l'hôpital Saint-Jean.

Retour. Un parlementaire est parti en avion pour Spa. Guillaume abdique, annonce un rescrit du prince Max de Bade, un conseil de régence s'est réuni, des élections prochaines désigneront les pays qui resteront dans l'Empire. C'est l'écroulement d'un monde et Sedan a été pris hier. Sedan coïncide avec la chute des Empires.

Dimanche 10 novembre. — A la messe, ce matin, dans la petite église de Lophem, le roi Albert est devant moi, d é v o t e m e n t , avec un officier d'ordonnance. A la sortie nous le saluons. Mais personne dans le village ne le salue. Dans chaque maison il y a son portrait et les gens ne le reconnaissent pas.

Allé à la 28e division chez le général Segonne qui a remplacé Riberpray t u é . A u château d'Eigenem, entre Neateghem et Cruyshautem. De là, je pousse jusqu'à l'Escaut. Me voici à Aude- narde qui est une jolie ville dans une boucle du fleuve. Les abords de l'Escaut sont plus vallonnés que le pays de Bruges, c'est déjà la Wallonnie qui commence. Le fleuve s'étale, large, élargi par l'inondation. U n beau ciel bleu anime les eaux. Des bouquets d'arbres élancés et clairsemés. Je transporte des Belges qui regagnent leurs patelins. Tout le long de la route ils implorent l'arrêt de ma voiture : « On peut monter avec ? » Je ramène ainsi à Bevers, qui est un faubourg d'Audenarde, des enfants et des femmes avec des paquets. Bevers est très démoli ; et de même Audenarde dont l'Hôtel de ville est, avec sa dentelle de pierre, aussi beau que celui de Bruxelles et n'a reçu que deux obus dans sa façade qui n'en est pas défigurée. Mais la cathédrale est très abîmée. Des civils me

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racontent le bombardement du 2 novembre : de nombreux morts et blessés.

Audenarde est remplie de soldats américains et d'auto-mitrail- leuses. Les ponts ne sont pas rétablis encore, mais on y travaille ferme. Je trouve une passerelle pour traverser le fleuve. Sur l'autre rive déjà des cavaliers. D'une hauteur je les vois se profiler en face de moi, venant de la rive gauche et se rapprochant. Vision magnifique, celle de tous ces cavaliers s'avançant vers l'Escaut déjà traversé par l'infanterie, avec leurs lances et leurs fourniments qui brillent au soleil. Pas un coup de canon : si, en voici un, très lointain, qui paraît déjà une anomalie.

Retour dans la nuit étoilée. Dîné à la mission française près l'armée belge : général Rouquerol, avec mon ami le capitaine Gillet. Là, j'apprends la nouvelle : l'Empereur est parti pour la Hollande avec le Kronprinz, le maréchal Hindenburg et un flot de voitures. A la porte de Maëstricht il attend le laissez-passer des gendarmes. Les parlementaires sont autorisés à signer l'armistice.

Vers Lophem des fusées montent en l'air. L a joie commence.

Lundi 11 novembre. — A cinq heures la nouvelle est arrivée : l'armistice a été signé hier soir, les hostilités cesseront aujourd'hui à 11 heures. Déjà le bruit en a couru, car toute la nuit les cloches sonnaient à intervalles irréguliers et des fusées déchiraient les ténèbres.

Je vais avec mon camarade, le lieutenant Franc-Nohain que j'ai retrouvé ici, rendre visite à son ancienne infanterie divisionnaire (colonel de Combarieu) de la 164e division (général Garches).

Une dernière fois je désire ce voisinage des troupes que j'ai vues à la bataille de Berry-au-Bac, au bois Le Prêtre, à Verdun, à la Malmaison, etc.. Car ce sera leur joie après la douleur. Or leur joie sera du m ê m e ordre : calme, grave et simple.

Une panne d'auto nous arrête devant une petite maison sur laquelle est cette indication : commandant Raymond. C'est un chanoine de Besançon qui commande le bataillon de mitrailleurs du corps d'armée. Il nous dit le plaisir de ses hommes : « Ils en ont la bouche fendue jusqu'aux oreilles. Il y en a qui ne veulent pas le croire... » (1) De là au château d'Ausghem où est le général Garches, grand, superbe, qui nous assure qu'il faut plusieurs

(1) Aujourd'hui Msr Raymond, êvéque de Nice.

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heures pour atteindre l'infanterie divisionnaire de l'autre côté de l'Escaut. Nous n'en croyons rien. Nous attrapons la route qui longe le fleuve. Dernière vision de guerre : un cadavre de soldat américain, presque au bord du chemin, et deux chevaux morts dont l'un a la tête posée sur le cou de l'autre comme s'il s'appuyait encore à lui. Nous traversons encore l'Escaut. Déjà un pont pour les camions. E n cherchant un peu parmi les voies coupées, nous parvenons au village de Maercke-Kerkhem où est le colonel de Combarieu. Une belle tête fine et fatiguée. Il me parle de ses régi- ments. Les chasseurs, en apprenant la nouvelle, ont chanté la Sidi-Brahim. Peu de cris : on est gai, surtout en dedans. Les Anglais à côté ont fait beaucoup plus de bruit. Voici un prisonnier allemand capturé à 11 heures moins 5 exactement, un dernier coup de canon et un dernier coup de fusil, âu nord. Puis silence. Déjà hier on obser- vait de part et d'autre un silence presque religieux. C'est donc fini et l'on a peine à le croire.

Dîné chez le général Dégoutte. Il est dans le cas d'un avocat dont l'adversaire abandonne sa cause au dernier moment, le laissant avec une plaidoirie rentrée. Il croyait tenir l'ennemi, l'écraser dans la plaine de Bruxelles, et tout est fini. Ses masses de cavalerie avaient passé l'Escaut et ce devait être la déroute complète des Allemands.

Aux bureaux d'état-major, on apprend que l'Empereur est à Harlem. Il y cultivera les tulipes. C'est le roman feuilleton qui continue, un roman feuilleton à la Shakespeare.

Arrivent les officiers de liaison qui sont allés porter cette nuit les ordres au 2e C. C. pour arrêter l'action qui devait se déclencher ce matin à 5 heures. Ils nous disent que la nuit est pleine de fusées, de chants, de sonneries de clairons. Les Boches aussi joyeux que nos hommes. E u x - m ê m e s ont poussé, au-delà des cavaliers, jus- qu'aux lignes ennemies. Des Allemands voulaient se rendre. E t l'enthousiasme dans les villages qu'ils ont traversés : on criait partout Vive la France.

B e a u t é de ce jour comparable au jour de la mobilisation : grave et fort.

Mardi 12 novembre. — V u le lieutenant-colonel belge Mennskaert que j'ai connu au G. Q. et qui assure la liaison du gouvernement belge avec Bacon (P. C. Foch). Il revient de Senlis et il me raconte l'entrevue des parlementaires allemands avec le maréchal telle qu'il l'a recueillie de la bouche du général Weygand.

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Les parlementaires ont été reçus par le commandant de Busset- Bourbon de la l re armée qui les a fait conduire dans leurs autos à Tergnier près de Saint-Quentin où les attendait un train spécial.

Avec Erzberger il y avait le général von Winterfeld, Aberndorff et le capitaine Venselow. Ce train les a amenés en forêt de Com- piègne, près de Rethondes où ils ont trouvé le train du maréchal.

Celui-ci les a reçus aussitôt dans son salon ; il était une heure du matin. Erzberger a pris la parole :

— Monsieur le Maréchal, nous venons connaître vos propositions.

Le Maréchal n'avait avec lui que le général Weygand, son bras droit, et l'amiral Weymiss. Il avait son plus grand air. Une sorte de majesté le nimbait.

— Je n'ai, a-t-il répondu, aucune proposition à vous faire.

Erzberger s'est repris :

— Nous venons vous demander vos conditions.

— Pourquoi mes conditions ?

Alors Erzberger s'est décidé à boire le calice :

— Nous venons solliciter de vous un armistice et vous demander à quelles conditions vous l'accorderiez.

Le Maréchal a enfin répondu :

— Voici nos conditions.

Il a lu les principales clauses, puis il a passé le papier à Weygand qui a achevé la lecture.

Les parlementaires étaient atterrés. Ils ont demandé à réfléchir et ont é t é ramenés à leur train. Winterfeld pleurait.

Le lendemain, Winterfeld a demandé une audience au général Weygand :

— J'ai é t é , lui a-t-il dit, attaché militaire à Paris et j'y ai reçu le meilleur accueil. A u cours des m a n œ u v r e s , j'ai été victime d'un grand accident d'automobile et j'ai été soigné à merveille.

J'en ai é t é profondément reconnaissant. Je sais que l'on a fait courir le bruit en France qu'ayant à peine quitté Paris en août 1914 j'aurais organisé une agence d'espionnage à Saint-Sébastien. Je vous donne ma parole de soldat que c'est absolument faux.

— Est-ce tout ce que vous avez à me dire ? a dit Weygand.

— C'est tout.

— Bien.

Winterfeld, qui a été élève de Foch à l'Ecole de guerre, dans toutes les entrevues implorait un regard ou une poignée de main du Maréchal et ne recueillait rien.

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Pendant ces journées, les parlementaires ont é t é traités avec courtoisie et distance.

A Roulers, la nuit tout étoilée de fusées. Partout le grand contentement, mais la m ê m e joie grave.

Mercredi 13 novembre. — A Gand pour l'entrée des souverains.

Départ de Lophem par un beau temps encore recouvert de quelques brumes qui s'étirent comme des voiles devant le soleil.

A part un village un peu démoli et quelques ponts détruits, toute cette campagne entre Bruges et Gand est intacte. Nous traversons la ville pavoisée, toute grouillante de la foule qui attend les souve- rains et nous sommes très acclamés. Les femmes nous tendent les mains, nous envoient des baisers : Vive la France, Vivent les Français, nous donnent des bouquets de ces magnifiques orchidées cultivées dans les célèbres serres de la ville. Nous allons à la place d'Armes qui est sans caractère : c'est là qu'aura lieu le défilé parce qu'il y a plus d'espace que devant Saint-Bavon ou Saint-Nicolas.

Nous parvenons à occuper une fenêtre du premier étage du Cercle des Nobles, avec une dame américaine de la Croix-Rouge, qui s'est costumée en soldat belge et qui a l'air d'un jeune garçon, et le capitaine Cresson représentant de Pershing auprès du gouvernement belge. On ne saurait être mieux placé.

Voici le cortège. D'abord une automobile découverte remplie de fleurs splendides. Puis le Roi, ayant à sa droite le prince héritier Léopold et à sa gauche la Reine, tous trois à cheval.

Le Roi monte un grand cheval bai, la Reine un cheval brun foncé, le prince un cheval blanc. Une immense acclamation : Vive le Roi, Vive la Reine, emplit toute la place qui est noire de monde.

Il y en a partout, à toutes les fenêtres, au kiosque à musique, sur les arbres, sur les toits. Les Flamands que l'on disait froids se sont échauffés. Le Roi et son fils sont en tenue de guerre et saluent en portant la main à leur casque. L a Reine est en amazone beige : elle incline gravement la tête. Les femmes pleurent. Chrysanthèmes, orchidées, roses jonchent le sol, sous le pas des chevaux. Des enfants tendent des bouquets à la Reine qui, se penchant, les fait hisser jusqu'à elle pour les embrasser. Derrière eux le général Dégoutte, les généraux belges, l'état-major belge et sur deux rangs huit officiers de l'E.-M. Dégoutte (j'étais désigné, mais je n'ai pas voulu prendre la place de l'un de mes camarades) en bleu horizon, képi rouge et brassard blanc et rouge. Le général en uniforme kaki n'avait

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pa3 été remarqué, tandis que le bleu horizon est salué de hourras qui font plaisir à l'E.-M. belge. A l'extrémité de la place le cortège revient et se place sous nps fenêtres pour assister au défilé des troupes. Les souverains sont là, tout près et je puis les contempler à loisir ; Albert Ie r immense, raide, le prince Léopold bien campé sur sa monture, élégant et indifférent, la Reine, enfin, menue, mince et gracieuse. Elle est coiffée d'un petit chapeau mou beige clair, relevé sur le front en forme de tricorne et sous le chapeau ses cheveux blonds roux frisent un peu. Elle est pâle, le profil droit, attachante et semble une petite chose fragile et précieuse, incarnant la résistance et la noblesse de la Belgique. A la main elle tient un petit bouquet d'orchidées mauves.

Le défilé a commencé aux sons de la musique militaire rangée en face de notre fenêtre. Toute la division Bernheim : trois régiments d'infanterie, puis l'artillerie de campagne, l'artillerie lourde, le génie, les lanciers. C'est beau, mais long. L a musique, après toutes sortes d'hymnes patriotiques, joue des airs de guinguette et c'est drôle de voir défiler l'artillerie lourde sous des valses. De temps à autre le Roi se penche vers la Reine.

Réception par l'échevin dans une salle gothique de l'Hôtel de ville. Discours. Puis cérémonie plus intime à Saint-Bavon. Le Roi et la Reine sont reçus par l'évêque de Gand et son clergé en man- teaux de cérémonie, rochets d'hermine, etc.. L a foule des fidèles les regarde avec attendrissement : « Comme il a l'air jeune 1 — Il n'a pas vieilli. — On nous avait dit qu'il avait les cheveux blancs. — Il paraît qu'elle allait dans les tranchées. — Elle y est allée la veille de l'assaut du 28 septembre, etc.. » Dans l'église, c'est moins officiel. Plus cordial, plus émouvant.

Retour à la nuit. Traversé Bruges au clair de lune.

Jeudi 14 novembre. — Allé avec le commandant Greppo (ban- quier à New-York, né en Amérique d'un père français, d'origine italienne et d'une mère anglaise), officier de liaison aux deux divisions américaines (la 91e et la 37e) qui font partie de l'armée des Flandres. L'une est à Audenarde (91e, général Johnston), l'autre au château d'Huysse près de Cruyshanten (général Farnss- worter, 37e). Une journée splendide : beauté de la lumière dans ce pays humide et que de belles habitations entourées d'arbres et de pièces d'eau ! Audenarde semble déjà prendre tournure et les ruines se cachent, s'effacent, veulent disparaître dans la victoire.

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Dans le parc d'Huysse, le général Farnssworter essaie un cheval des écuries du général Gallieni qu'il voudrait monter pour l'entrée à Bruxelles. Cependant autour du Roi des Belges on intrigue pour que l'armée belge entre seule dans la capitale. Ce serait bien fâcheux.

Tous ces jeunes officiers américains, contents de tout, font une bonne impression. Leurs généraux, plus âgés, presque trop, ont un aspect important.

Retour par un couchant doré de toute beauté.

Samedi 16 novembre. — Venu à Paris par l'auto qui fait la liaison avec le maréchal Foch. Traversé de nuit toute la région écrasée d'Arras, sinistre sous la lune.

Foch et Clemenceau vont être élus par l'Académie. Ce sera très bien, le pendant de Jofîre-Barthou, en mieux, tout au moins pour le civil. Si l'un d'eux se présente au fauteuil Lemaitre o ù je suis candidat, je me retirerai purement et simplement, et j'attendrai une autre occasion : je ne veux pas courir d'un fauteuil à l'autre comme un écureuil de branche en branche.

Reçu par le général Mordacq au sujet de Plessis-de-Roye.

Il voudrait que je parle de lui comme de l'homme qui a sauvé Arras. Je croyais que c'était le général Barbot. E t je continue à le croire.

Dimanche 17 novembre. — Regardé les ordres du jour de Pétain et de Pershing. Tous deux recommandent aux troupes qui vont passer le Rhin la dignité et la discipline. De Pétain : « ... Nous allons, demain, pour mieux dicter la paix, porter nos armées jusqu'au Rhin.

Sur cette terre d'Alsace-Lorraine qui nous est chère, vous péné- trerez en libérateurs. Vous irez plus loin, en pays allemand, occuper des territoires qui sont le gage nécessaire de justes réparations.

« ... Après avoir battu votre adversaire par les armes, vous lui en imposerez encore par la dignité de votre attitude et le monde ne saura ce qu'il doit le plus admirer, de votre tenue dans le succès ou de votre héroïsme dans les combats. »

Sur quoi, il évoque les morts et salue les familles éprouvées.

De m ê m e Pershing : « Vous vous souviendrez que chaque officier et chaque homme de troupe représente en Europe notre nation et que, célèbre depuis hier, il ne peut plus rien faire aujourd'hui qui échappe à l'attention de ses alliés ou de ses ennemis... »

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Mercredi 20 novembre. — Le général Pétain, promu Maréchal de France, est entré hier dans Metz. Mangin, blessé d'une chute de cheval, n'a pu commander les troupes. Quelle fureur dut être la sienne, et quelle injustice du sort !

Retour en Belgique pour l'entrée à Bruxelles : le train est rempli de Belges importants.

Jeudi 21 novembre. — A Calais pas d'auto. Les communications téléphoniques sont coupées. Je file à Dunkerque, où je trouve un train minable et lent pour Ingelmunster. On y gèle. Tant qu'il fait jour, je lis La Cour de Marcel Boulenger. L a Cour, c'est le G. Q. G. à Chantilly. Le roman commence bien, mais, tout de suite, il s'effile en mince anecdote.

On traverse le paysage désertique d'Ypres. Puis la végétation revient, et la nuit aussi. A Ingelmunster pas d'auto non plus. Un jeune aviateur me recueille en souvenir de Guynemer et m'emmène dans une baraque où je trouve ses camarades jouant au bridge en buvant force liqueurs. Le capitaine Dollenger, qui commande l'escadrille, me fait dîner et coucher. Il frétera demain une auto pour Bruxelles : nous arrivons à temps.

Vendredi 22 novembre. — Nous voici quelques-uns entassés dans l'auto, filant par Audenarde vers le quartier général de Ninove.

Le temps est beau, mais froid. Les routes sont mauvaises : beaucoup de camions culbutés. On se rend compte des difficultés du ravitaille- ment. Le jour se lève, rose, or, radieux. Les arbres se détachent nus, sur ce fond doré. Arrivés à Ninove à 9 h. 1 /2. Tout de suite, on m'offre une auto. Le défilé doit avoir lieu à Bruxelles à 10 heures : arriverai-je assez t ô t ? L a route est encombrée de convois. Cent fois on risque l'accident, l'enlisement, la rencontre. Enfin, à 11 heures, nous arrivons place de la Nation après avoir laissé l'auto place Royale et traversé la foule qui nous fait des ovations.

L a place de la Nation fait une encoche dans le Palais Royal, en face de la grille des jardins. Je me place à l'un des angles : impossible d'être mieux placé pour bien voir. Voici le Roi sur un cheval blanc : toujours grave, toujours son air d'étudiant d'Heidel- berg. A sa droite le prince Albert d'Angleterre ; à sa gauche la Reine. Puis, de front, les trois princes, Léopold en soldat belge, le second en collégien, la princesse Marie-José, treize ou quatorze ans, gentille et sérieuse, bien campée sur son cheval, n'osant guère

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remuer et d'ailleurs gardée à vue par un écuyer, de beaux cheveux blonds bouffants et un petit bout de nez.

Ensuite, le général Pershing, lourd et solide sur un grand cheval (c'est lui, paraît-il, qui a exigé la présence des contingents étrangers), le général Byng, le général de Boissoudy superbe en bleu horizon, redressé et portant beau, représentant fort bien, et à peu près seul, car le général Dégoutte n'est pas rentré de permission. Beaucoup de généraux anglais, un seul général français mais frétillant et pimpant, aucun général américain sauf Pershing. Chefs et états- majors se rangent devant le Palais et le défilé commence.

Chaque contingent étranger a fourni la valeur d'un bataillon et une batterie. Les Américains passent les premiers, sans baïon- nettes, en manteaux, sobres, propres, impassibles, si graves qu'ils glacent les applaudissements et paraissent les dédaigner. On applaudit surtout le drapeau étoile. Les artilleurs sur les affûts ont les bras croisés. On dirait qu'ils prennent part à une cérémonie religieuse.

Voici les Français. Avant m ê m e de les avoir aperçus, j'ai deviné à un mouvement de sympathie populaire que c'était eux. Musique alerte, gaie, rapide. Ce sont des compagnies du 152e régiment à la fourragère rouge, et du 74e. Les hommes ont fixé de petits drapeaux belges dans le canon de leur fusil. Ils ont presque tous des fleurs. E t ce bleu horizon — le bleu Joffre comme on dit ici — a séduit tous les yeux parce qu'il diffère de l'éternel et morose kaki.

Certes, on peut défiler mieux — les Anglais défilent beaucoup mieux — mais nulle troupe n'est plus humaine, n'a les yeux aussi regardants, n'est moins impassible. C'est ici autre chose que les soldats des autres pays, c'est l'esprit, l'âme de toute une nation qui transparait. Nulle autre troupe n'a une telle diversité de visages et d'âges. On surprend des barbes grises, des airs vieux. Les autres, c'est tous des jeunes à côté de ceux-ci, et quand ils passent, les mouchoirs s'agitent, les mains se tendent, les applaudissements crépitent, et, quand ils ont passé, la foule entonne la Marseillaise.

Puis les Anglais au son d'une musique écossaise. Les cornemuses mélancoliques et sauvages évoquent les bruyères des highlands.

Cela rappelle un peu les marches africaines. Je regarde l'un des musiciens qui frappe de la grosse caisse : il est beau comme un Jupiter tonnant, il étend le bras de toute sa longueur avant de le rabattre avec une effroyable violence, ou bien il croise le bras pour frapper de l'autre côté. Cet hercule ne pense qu'à son

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rôle qu'il tient pour le premier. Son instrument roule comme l'ouragan.

Beaux Ecossais aux petites jupes et aux jambes velues, Cana- diens et Anglais défilent avec une majesté et une harmonie incompa- rables. Puis viennent les batteries luisantes et bien attelées.

Voici la 6e division belge, celle de Bruxelles. Elle défile beaucoup mieux que celle de Gand. Elle veut faire honneur à ses compatriotes.

A la fin, la cavalerie sur de beaux chevaux qui ont l'air tout neuf.

L a foule crie avec tendresse ? Vivent nos soldats.

Sur tout le parcours un soleil presque chaud, qui gêne le Roi et la Reine parce qu'ils lui font face. Quelle revanche pour la Reine dans toutes ces acclamations, sur cette journée du 4 août 1914 où elle fut accueillie à la Chambre des Représentants avec une froideur glaciale 1 On présente aux souverains les mutilés qu'on a pu rassembler, pas beaucoup. L a foule est résolue à la joie.

Au Parlement le discours du Roi. Il le prononce nettement de sa voix monotone et lourde. Il n'a pas d'élégance, mais il sait ce qu'il veut dire. C'est un véritable coup d'Etat, un peu surprenant : d'avance renonciation à la neutralité, promesse du suffrage universel, Université de Gand. Or la Belgique était protégée par le vote plural contre les excès du suffrage universel. Pourquoi l'abandonner ? Je m'explique maintenant les insolites visites de civils à la villa du Roi à Lophem. Ils venaient de Bruxelles pour effrayer le Roi par la menace de la Révolution. Mais ne suffisait-il pas au Roi de reparaître dans son pays délivré ?

Nous déjeunons comme nous pouvons, quelques camarades et moi, dans un hôtel encombré, où il faut aller chercher soi-même la vaisselle et les plats. On nous donne un Beaune excellent.

Puis,' sur la Grand'Place, cette merveille de Bruxelles qui a v é c u toute la vie flamande, qui a été bombardée par le maréchal de Villars à la fin du x v ne siècle, qui a été reconstruite et qui vit une nouvelle page d'histoire. Tout autour, des m â t s portent des guirlandes de sapin et de mousse. Partout des drapeaux, des étendards et des banderolles qui descendent du beffroi. Jadis, sur la Maison du Roi, cette inscription était posée qui n'existe plus : A pestis, famé et bello libera nos Maria pacis. On pourrait la réins- crire. Peu à peu la foule devient plus dense. Je cause avec nombre de gens. On se plaint ensemble des contraintes allemandes et de la cherté de la vie : le lait à 2 francs le litre, le pain à 15 francs le kilo, un œ u f 2 fr. 50, le café 50 francs le kilo, la viande 12 francs

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le kilo ; le charbon 300 francs la tonne, une paire de chaussures 240 francs, l'huile d'olive 80 francs le litre, etc... C'est cher, mais il y a de tout.

Je monte au balcon. L a foule grossit. Le jour descend. De là je découvre mieux cette foule aux cent mille visages et l'expression de tous ces visages dressés comme des torches blanches. Il n'y a plus de vie individuelle, il n'y a qu'une immense vie collective.

Les trompettes sonnent comme dans Lohengrin. C'est l'auto- mobile royale qui fend lentement la marée humaine. Les accla- mations l'accompagnent, puis on chante la Brabançonne. Le bourg- mestre Max dans la salle gothique apporte au Roi le salut de la ville. Le Roi rappelle sa vie de l'autre côté des lignes : chaque Belge eût voulu signer les affiches de Max où il évoque sa rencontre dans les tranchées avec les soldats de Bruxelles.

Je suis présenté au cardinal Mercier en soutane rouge, immense, mince, mais musclé et coloré. Il me dit son admiration pour l'endu- rance française.

Après toutes ces cérémonies officielles, nous circulons dans la foule et c'est charmant. On nous fête par d'innombrables Vice la France. Les petites filles, les jeunes filles nous embrassent.

Finalement nous allons dîner. A u boulevard Anspach nous sommes pris dans une farandole et sur la Grand'Place des jeunes filles, fort gracieuses, nous entraînent dans leur ronde : il leur faut des officiers français, anglais et américains et quand le compte y est, c'est la plus folle des farandoles ou le plus gai des galops. Nous grimpons tous sur un camion automobile puis nous déferlons dans le boulevard Anspach. Après quoi, la gorge sèche pour avoir crié et dansé, nous entrons tous dans un café. Là on fait connais- sance : ce sont gens de la meilleure compagnie, avocats, architectes, diplomates avec leurs femmes et leurs filles. Quelqu'un, Greppo, me nomme. On m'identifie et l'on me fête comme une vieille con- naissance, comme un grand ami. L'une de ces dames m'apprend que le Fort de Vaux a été publié clandestinement à Bruxelles, saisi par les Allemands, mis au pilon et republié. Elle m'en trouvera un exemplaire. E t l'on ne se quitte plus de la soirée. Peu à peu tout de m ê m e le groupe s'émiette, il faut rentrer les jeunes filles qui ne sont pas contentes, mais il se fait tard. L a kermesse, l'honnête kermesse est finie.

Un de ces messieurs, en m'ofîrant un verre de Bourgogne, me disait avec une certaine tristesse :

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— Il n'y a plus guère de bonnes caves à Bruxelles où il y en avait tant !

— Les Allemands les ont bues ?

— Non, mais comme nous craignions qu'ils ne les vident, nous avons pris les devants et nous avons eu entre nous de grandes séances de Bourgogne et de Champagne, en commençant par les meilleurs crus.

J'imagine ces séances clandestines.

Un autre, me montrant les pneus, m'explique que pour les soustraire aux Allemands, on les entourait de lierre et on les mettait, comme des couronnes mortuaires, dans les caveaux de famille.

E t que d'autres histoires encore o ù les Allemands étaient bernés 1 Samedi 23 novembre. — Je suis logé chez le sculpteur Charlier, 16, boulevard des Arts, fastueusement. Je croyais que les Allemands avaient réquisitionné les matelas et les cuivres. L a maison regorge de cuivres et les lits sont excellents. Il y avait les cachettes. Nulle part on n'a l'impression de la misère. Des vexations plutôt, mais on achetait les Boches jusqu'au grade de général. E t le Boche avait le respect des titres, des situations sociales, des décorations, de l'argent. Il s'en prenait surtout aux petites gens qu'il molestait sans pitié. A u petit déjeuner du matin, viandes froides, confiture, beurre, chocolat, et l'on s'excuse ! Il est vrai qu'on fait des frais pour l'hôte. L a Belgique a le culte de l'hospitalité.

Visite à mon ami Henri Davignon, le bon romancier belge, qui me retient à déjeuner chez sa sœur. Pendant la guerre il a é t é chargé d'un office de propagande belge à Londres.

A Sainte-Gudule pour le Te Deum. Ma voiture suit lé cortège royal, ce qui me vaut des ovations enthousiastes. A l'entrée de la cathédrale, le cardinal Mercier, mitre et crosse, accompagné de tout son clergé, attend le Roi et la Reine. Il leur parle le plus noble langage : ce n'est pas le courage, ni l'endurance, ni la valeur militaire qui ont suffi dans la guerre, car les Allemands n'en ont pas manqué, mais il a fallu la main de Dieu parce que c'était la cause du droit qui donne à ceux qui la défendent une énergie particulière.

Le Roi répond, mais je ne l'entends pas. Il semble se rapetisser devant l'imposant cardinal qui représente Dieu au-dessus des rois.

Puis c'est le Te Deum accompagné par les grandes orgues.

Comme le cortège royal se met en marche, toujours conduit par le cardinal et tout son clergé — et quelle pompe revêtent les

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cérémonies religieuses ! — une immense acclamation retentit dans l'église : Vive le Roi, Vive la Reine, Vive la France, Vive VAngleterre.

L a foule chante la Brabançonne. Ce sont les Vive la France qui dominent. Le petit général Léman, le défenseur de Liège, a son ovation particulière dès qu'il est reconnu.

Dimanche 24 novembre. — Visite à mon ami Henry Carton de Wiart qui m'emmène déjeuner aux environs de Bruxelles chez ses soeurs, Mmes de Gerlache et de Coppens. L a jolie campagne sous le ciel bleu. Il m'a fait raconter la guerre à ces dames, qui n'en ont presque rien su, mais leur confiance n'a jamais é t é entamée.

Deux fois seulement peut-être : au début de Verdun à la fin de février 1916, et lors de la marche sur Amiens en mars 1918. On lisait le Fort de Vaux sous le manteau.

L a Belgique a été opprimée, v e x é e , offensée. Elle a tourné en dérision ses oppresseurs, comme une race plus fine joue une race grossière, comme ont fait les Alsaciens. E t tout de m ê m e l'Allemagne menacée de la faim n'a pas vidé ce grenier.

Chez les Braun dîner charmant. Thomas Braun, l'admirable poète des Bénédictions, avocat, me raconte ses procès devant les Conseils de guerre. L à , c'était grave, pénible, cruel. Des fusillades dans les prisons : à ne pas oublier. L à est la Belgique frappée, la Belgique douloureuse. Il me cite une femme du peuple, condamnée pour avoir écrit à son fils, lequel était mort depuis six mois et t e n t é de faire passer sa lettre, etc.. Braun devait défendre miss Cavell mais il a été interdit neuf mois pour la hardiesse de sa parole.

Les Allemands sont restés arrogants jusqu'au bout. Leur révolution est truquée : tout de suite l'ordre s'est rétabli. Il n'y a pas eu de débâcle et c'est le danger futur.

J'ai l'impression d'avoir é t é mis par Thomas Braun en face d'une réalité que les fêtes de la délivrance me cachaient.

Mardi 26 novembre. — Retour à Paris en auto. L a région de Lens est un épouvantable désert : pas une maison intacte. Il faudrait au moins déblayer et utiliser à cette besogne les prisonniers alle- mands sans retard. Il faudrait aussi organiser un voyage pour montrer ces ruines aux hommes d'Etat, aux diplomates chargés de conclure la paix et d'en fixer les conditions...

H E N R Y B O R D E A U X .

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