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CRÉATIONS D'ENVELOPPES SENSORIELLES PARADOXALES ET THÉORIES FANTASTIQUES DE L'ADOLESCENCE

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CRÉATIONS D’ENVELOPPES SENSORIELLES PARADOXALES ET THÉORIES FANTASTIQUES DE L’ADOLESCENCE

SYLVIE LE POULICHET

La relation du corps à tout ce qui intervient par voie sensorielle ne constitue pas un élément marginal au regard de l’expérience psychanalytique, notamment à travers les cures d’adolescents. La propriété qu’ont les appareils de captation sensoriels de recevoir des messages, de les traiter et de les transformer se trouve modelée en fonction des terreurs et des fantasmes infantiles, ainsi que des conflits intrapsychiques. En effet, ce qui se passe dans la petite enfance par les voies sensorielles creuse les sillons profonds en lesquels l’activité fantasmatique et les formations de symptômes puiseront leurs formes et leurs matières. Et l’adolescence sera souvent le lieu d’une éclosion privilégiée de leurs expressions, en un temps logique d’« après coup » précipité par la sexualisation propre à l’événement pubertaire. Les sillons creusés par les voies sensorielles surinvesties et/ou effractées sont alors gorgés d’une force pulsionnelle accrue, tandis que resurgissent en bien des cas les pointes acérées d’impacts traumatiques précoces. Ces dernières ne manqueront pas d’être aiguisées encore pendant l’adolescence à l’occasion d’événements déclenchant le déplacement et la condensation de traces mnésiques souvent associées à la sensorialité.Lors de l’adolescence, les verbes actifs et passifs qui conjuguent les sens aux pulsions et aux fantasmes (voir/être vu, toucher/être touché, entendre/être entendu,…) sont plus que jamais capables de s’incarner et de cristalliser d’étranges mises en scène ou mises en péril du corps bouleversé par l’énigme du sexuel et de la mort.

Attaques du corps propre ou passages d’alluredélirante emporteront parfois les sujets adolescents en des théories fantastiques qui auront tout autant le statut de stratégies défensives que de réalisations de désirs inconscients. Ou encore, ces théories fantastiques - élevant les sens à la puissance d’interprètes – auront la mission d’inventer un nouveau rapport au monde qui met à l’épreuve les limites entre le vrai et le faux, le vivant et le mort, le sexuel et la destruction.

À la manière des phénomènes hypnagogiques1 – entre veille et sommeil – qui déforment, rétrécissent ou agrandissent démesurément certaines zones corporelles, des manifestations sensorielles peuvent à l’adolescence déployer des transformations ou des excroissances considérables à l’occasion de rencontres prenant un caractère traumatique dans l’après coup. C’est alors que des théories fantastiques relatives à l’énigme du sexuel et de la mort peuvent voir le jour ou se trouver fortement réactivées. Précisément, ce que je nomme ici théorie fantastique de

l’adolescence résulte tout à la fois de l’impact d’événements traumatiques (précoces et ultérieurs)

rendant fragile un sentiment de « continuité d’être »2, de l’activité fantasmatique qui s’élabore au dessus de l’abîme de sens créé par ces impacts, et de la nouvelle dimension que prend le rapport au sexuel et à la mort à partir de l’adolescence. Ces théories ont de multiples points communs avec ce que j’ai appelé « les théories infantiles de l’informe »3 qui tentent d’apprivoiser les « terreurs de l’informe » et les condamnations dictées par un surmoi féroce. Les « théories infantiles de

1 Isakower O. (1972). Contribution à la psychopathologie des phénomènes associés à l’endormissement. In : L’espace du rêve. Nouvelle Revue de Psychanalyse, 5 : 197-210. 2 Winnicott D.W. (1974). La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques. Paris : Gallimard, 2000, p. 213.

3 Le Poulichet S. (2003). Psychanalyse de l’informe. Dépersonnalisations, addictions,

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l’informe » interviennent en effet au titre de constructions défensives qui tentent de donner une signification à la terreur d’être sans forme ou inconsistant,et de donner une significationà la fragilité du lien à l’autre et de l’ancrage dans le monde. Elles mettent en jeu les doutes relatifs à l’inscription et à la permanence d’une forme corporelle, ainsi que les doutes concernant un pacte établi avec autre primordial qui reconnaît4. C’est pourquoi ces théories expriment d’une fondamentale relation de persécution et mettent souvent en scène un autre tout puissant, malin génie ou grand metteur en scène supposé décider de la consistance et de l’ancrage du corps de l’enfant dans le monde. Ces théories reconduisent du même coup les terreurs d’être informe, de disparaître ou d’être abandonné, maiselles inventent aussi d’étranges fictions face à la violence que semblent impliquer les liens aux autres primordiaux, violence relayée inconsciemment par de réelles atteintes ou d’imaginaires déformations du corps propre. L’identification inconsciente à une partie mortifiée, déformée ou décomposée d’un ou de deux parents joue ici un rôle considérable dans la construction singulière du motif d’une « théorie de l’informe ». Les théories

fantastiques de l’adolescence reprennent toutes ces caractéristiques et tentent de donner au corps

des formes engagées dans une continuité grâce à des croyances insolites, mais elles ajoutent à ces enjeux toute une dimension érotique associée à des conflits oedipiens particulièrement vifs. Du même coup, elles mettent en scène à la fois des désirs de type incestueux et leur interdit.

Chez certains adolescents, les « théories infantiles de l’informe » relayées par des « théories fantastiques » s’exprimeront notamment sous la forme de constructions d’alluredélirante ou de troubles corporels qui, bien souvent, ne prendront fin qu’au cours d’une prise en charge psychothérapeutique. En ce passage adolescent, l’activité fantasmatique se trouve alors engagée dans des formations mettant en jeu de possibles réversibilités entre sexualité et meurtre, entre réalité et scénario fantastique.

De nombreux adolescents présentent d’étranges manifestations sensorielles associées à des théories fantastiques, car les théories fantastiques de l’adolescence s’élaborent sur fond de

créations sensorielles paradoxales. Un cas clinique - prenant ici une valeur paradigmatique pour

ces manifestations - permettra d’interroger les conséquences de la rencontre entre les modifications corporelles résultant de la puberté et des expériences traumatiques, ces rencontres précipitant des croyances d’allure délirante et des créations mettant en jeu la sensorialité.La clinique nous amène en effet à donner une portée théorique aux créations d’enveloppes

sensorielles paradoxales – à la fois protectrices et persécutantes – qui interviennent en de

nombreux passages adolescents, ainsi qu’aux théories fantastiques de l’adolescence qui leur sont associées. Quelle serait finalement leur véritable fonction ? Et quels repérages livrent-elles concernant l’organisation psychique et la nature des troubles mis en jeu ?

COMPOSITIONS DU VISUEL, DU SONORE ET DU TACTILE : PREUVES D’EXISTENCE ET DE DÉSIR

« Je suis née trop tard, après le bonheur, trois mois après le décès de ma grand-mère maternelle » annonce Laura. « Ma naissance était associée à sa mort. Et ma mère, inconsolable, s’est collée à moi corporellement sans presque jamais me parler. Même lorsque je veux lui parler de moi aujourd’hui, elle interpose entre nous son écran d’ordinateur. Elle n’est pas vraiment là et dit que je n’y arriverai pas. Elle a déversé ses angoisses sur moi » ajoute-t-elle. Cependant, Laura réclamait elle-même ce « peau à peau », comme seul recours face à la terreur d’être effacée, sans

4 À titre d’exemple, cette « théorie infantile de l’informe » pouvant se ramasser en une formule : « Mon visage a été bâclé et les traits ne sont pas bien fixés. À chaque fois que je regarde mon visage dans le miroir, ce n’est plus pareil. Peut-être qu’un matin je me réveillerai avec mon vrai visage que l’on m’aura rendu ».

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véritable existence, abandonnée par cette mère qui fut elle-même abandonnée durant un an par sa propre mère lorsqu’elle était bébé. Dès le début de sa cure,un rêve de Laura semble faire appel et faire opposition face à cette menace : « Ma mère accouche d’un autre bébé qu’elle veut aussi appeler Laura. Je lui dis que c’est impossible, que c’est moi ». De plus, un autre « collage de peau » doublé d’un risque d’abandon semble la menacer depuis la séparation de ses parents : une trop grande proximité avec son père qui la surinvestit en tant que double de la mère ( Laura dit être « le portrait craché » de sa propre mère).

Laura évoque alors certains phénomènes qui l’empêchent de vivre normalement depuis le début de son adolescence. Le premier n’est autre que sa conviction d’être sans cesse surveillée par une caméra, aussi bien dans la rue que lorsqu’elle se trouve seule chez elle. Presque toute son énergie est alors employée à faire bonne figure, à adopter des postures séduisantes, avantageuses. Parallèlement, elle redoute tant le silence et la solitude qu’elle doit presqu’en permanence écouter de la musique ou regarder la télévision. Tout cela l’angoisse, l’épuise et l’absorbe au point qu’elle se trouve en échec scolaire. De surcroît, elle se plaint d’une transpiration excessive qui l’empêche de toucher ou d’être touchée, tant elle éprouve la honte de cette peau si moite qui suinte en permanence.

Laura peut repérer trois événements ayant précipité ces manifestations : le début de sa puberté, le divorce de ses parents et l’impression très forte laissée par le film intitulé « The Truman Show »5. Elle pense que - tout comme le héros de ce film dont les faits et gestes sont à son insu chaque jour filmés depuis sa naissance, retransmis à la télévision et visionnés par la majorité des habitants de son pays – elle se trouve enfermée dans un décor et ne vit que ce qui se trouve prévu par l’auteur qui écrit chaque jour le scénario du feuilleton. Connaissant moi-même ce film, je lui en relate la dernière partie qu’elle dit justement avoir tout à fait oubliée :le héros sans cesse filmé, acteur malgré lui, découvre la supercherie et tente de s’évader du gigantesque plateau de tournage qu’il prenait auparavant pour son environnement personnel ; le réalisateur du feuilleton de télé-réalité à grand succès ne pouvant se résoudre à un tel échec de sa création et à l’échappée de sa créature -décide de provoquer sa mort qui représentera la fin du feuilleton national. Le réalisateurdéclenche alors une violente tempête sur la vaste étendue d’eau entourant le studio géant au moment où le héros traverse ce barrage liquide à l’aide d’un voilier. Malgré son naufrage, le héros parvient à rejoindre une extrémité de l’enceinte du studio et s’échappe définitivement par une porte.

Se disant soulagée par mon récit, Laura commence à prendre un certain recul par rapport à ces croyances et les associe à une autre conviction qui avait surgi au cours de son enfance : elle avait imaginé être en permanence accompagnée par une petite soucoupe volante placée près de son oreille. Cette dernière commentait régulièrement ses propres pensées, essentiellement sous la forme de critiques, par exemple : « Non, ce n’est pas bien de penser cela… ». Puis, à partir de l’adolescence, cette croyance a été relayée par une terreur qui surgit tous les soirs lorsqu’elle va se coucher et qui la réveille parfois au cours de la nuit : « un homme masqué au regard pervers rampe dans l’obscurité sur le sol » de sa chambre pour atteindre son lit et la poignarder.

Dans un premier temps, je commenterai le mode de mon intervention concernant « The Truman Show » : au lieu de critiquer, de questionner ou d’interpréter sa croyance, j’entrais dans la fiction et choisissais de relater la fin du film, par elle oubliée. En quelque sorte, je nous situais ainsi toutes les deux en place de spectatrices d’une fiction, lui indiquant de surcroît la porte de sortie désignée à l’intérieur même du film, sans préjuger du fait qu’elle pourrait se saisir ou non de cette porte de sortie : sortie de l’enceinte du studio, sortie de sa croyance. Je me situais donc à ce moment précis comme une récitante et comme une autre semblable, capable de partager avec elle la mémoire de

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cette fiction qui pouvait retourner du même coup vers un « lieu commun ». Il se trouve que cette intervention fut aussitôt opérante, ce qui révéla le caractère labile et peu résistant de la construction d’allure paranoïaque chez la patiente.

Concernant maintenant toute la dimension sensorielle et perceptive imprégnant l’expérience intime de Laura, il apparut de plus en plus clairement au cours de la cure que le défaut partiel d’un

regard parental identifiant durant l’enfance, ainsi que l’absence de limites situant les places de

chacun, faisaient retour à l’adolescence sous la forme d’expériences sensorielles associées à des théories d’allure délirante.

Laura - pouvant s’appréhender comme un substitut de sa grand-mère morte ou comme un double de sa mère auquel on se « colle » sans parler – se trouve en quelque sorte contrainte de fabriquer des enveloppes sensorielles susceptibles de prouver ou de protéger son existence : ne pas cesser d’être vue (filmée) afin de ne pas être effacée, se trouver sans cesse enrobée en une « enveloppe sonore » afin de ne pas rompre une « continuité d’existence », ne pas cesser de sécréter de la sueur afin de donner consistance à une peau personnelle. Cependant, ces formations se révèlent encore plus complexes car elles se trouvent pénétrées par des conflits intrapsychiques : notamment, la sécrétion excessive de sueur a aussi pour fonction – comme le montrent les associations de Laura – de tenter de fabriquer un « interdit du toucher »6, visant tout autant ses parents que, d’une autre manière, ses potentiels « amoureux ». Mais cette nécessité de fabriquer un « interdit du toucher »communique avec son propre contraire, à savoir l’impérieux désir d’être touchée sans cesse comme autrefois, à la fois pour vérifier sa propre existence au sein d’un contenant ou d’un lien, et pour assouvir des désirs de type incestueux (tout comme à travers la nécessité d’être vue sans cesse comme séduisante, en des poses avantageuses sous l’objectif de la caméra).

Autrement dit, les créations d’enveloppes sensorielles paradoxaleset les théories fantastiques de

l’adolescence s’intriquent ici à des processus caractéristiques de la formation de symptôme

névrotique : il s’agit de mettre en scène à la fois le désir sexuel inconscient et son interdit7. La constellation d’expériences sensorielles et perceptives, tirant ses premiers motifs de terreurs infantiles de disparition, d’abandon ou d’effacement, se trouveen effet surdéterminée du fait de son association avec des conflits oedipiens puissants relayés par un surmoi sévère, notamment incarné par la petite soucoupe volante qui proférait des jugements près de l’oreille de Laura. À ce titre, les angoisses nocturnes liées à l’homme qui la guette sans cesse et qui rampe sur le sol pour venir la poignarder furent très rapidement associées par Laura à un couteau de son père et à ses rêveries érotiques le concernant. L’interprétation que je lui donnais concernant son désir d’être sexuellement pénétrée/poignardée par le père ne la déstabilisa pas outre mesure et l’amena à y associer de nombreux souvenirs. Néanmoins, la nécessité de se fabriquer des enveloppes sonore, cutanée et visuelle - garantissant une « continuité d’être » et le fait de n’être pas « perdue de vue » ni réduite au portrait « craché » de la mère –donnaient aux expressions des conflits oedipiens une allure insolite. Les terreurs de disparition semblaient sans cesse infiltrer les mises en scène du désir sexuel : en ce qui prenait l’allure d’un carnage adolescent, les pulsions sexuelles orientées par les investissements de type incestueux charriaient leurs parts de désirs de meurtres à travers l’angoisse de trouver sa mère ou bien son père assassinés en leurs domiciles respectifs, baignant dans leur sang, si jamais Laura ouvrait la porte de leurs chambres (partagées avec leurs nouveaux conjoints). Dans cette composition fantasmatique, la sexualité ne pouvait aller sans meurtre ou disparition. Parallèlement, les fabriques sensorielles et perceptives concernant son propre corps

6 Anzieu D. (1985). Le Moi-peau. Paris : Dunod, 1995, p.161.

7 Freud S. (1908). Les fantasmes hystériques et la bisexualité. In : Névrose, psychose et

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visaient à créer « l’illusion d’une continuité corporelle avec un être perpétuel »8 qui n’existe que pour elle, mais aussil’équivalent d’ « expériences sensorielles de la mort »9.

LA CRÉATIVITÉ DES FORMATIONS SENSORIELLES ET DES THÉORIES FANTASTIQUES

Il est remarquable que tous les courants psychiques devaient ici se trouver éprouvés sensoriellement et figurés par des rêveries ou des théories fantastiques (même s’ils étaient renversés en leur contraire ou déguisés). La petite soucoupe volante qui parlait près de l’oreille de Laura est à cet égard exemplaire : donner une telle consistance sensorielle et figurative à l’instance du surmoi - à la fois compagnon, gardien et censeur - témoigne de la nécessiter d’externaliser, de figurer et de personnifier les courants psychiques. Là encore, il lui fallait être sensoriellement accompagnée et surveillée afin de garantir sa propre « continuité d’être ». En somme, elle fabriquait sans cesse le « dessin animé » de sa propre vie. Fallait-il soupçonner ici un « phénomène élémentaire »10 tel que l’hallucination verbale, où « ce qui est refusé dans l’ordre symbolique resurgit dans le réel »11 au cœur d’une confusion du plan imaginaire et du plan réel ?En fait, Laura n’entendait pas de voix. La soucoupe volante n’était pas dans le réel et n’était pas entendue dans le réel, mais dans une fiction investie et animée. La nécessité de créer des expériences sensorielles et imaginaires enveloppant le moi ne doit pas être confondue avec une pure manifestation psychotique. Il s’agit là d’un « processus limite »12, au même titre que les autres processus suscitant des théories fantastiques à l’adolescence. C’est la fragilité de l’enveloppe ou du contour du moi-corps, redoublée par l’ampleur des enjeux oedipiens, qui suscite des « processus limites » (rendant fragile toute limite entre le dehors et le dedans, l’être et le non être, le sexuel et la mort, le vrai et le faux) mettant alors en œuvre des théories fantastiques censées donner une signification à ces vacillements de limites.

La place et la fonction de la sensorialité viennent souvent compliquer mais aussi affiner l’appréhension de la clinique. La fameuse formule lacanienne – selon laquelle « ce qui refusé (ou forclos) dans le symbolique revient dans le réel » - pourrait trop rapidement être utilisée comme un « passe partout » là où surgissent des théories fantastiques, en gommant les nuances que la clinique apporte à la théorie psychanalytique. Plus précisément, le nouage de formations sensorielles et de théories fantastiques vise la formation de défenses contre des menaces d’effacement ou d’abandon et contre des désirs de type incestueux. Ces manifestations sont mouvantes et douées de plasticité dès lors qu’elles sortent de l’enceinte du secret et qu’un véritable interlocuteur se trouve investi, ici sous la forme d’une psychanalyste. En l’occurrence, Laura ne présentait plus aucun symptôme après deux ans de cure et elle pouvait se séparer des figures parentales tout en créant de nouveaux liens. L’expérience analytique avait tout d’abord créé un lien identifiant générant un sentiment de permanence à la faveur d’une alternance de présence et d’absence, ainsi qu’une fine capacité d’entendre le sens des formations psychiques et corporelles.

L’adolescence constitue souvent un passage privilégié pour tenter de reconstituer un tissu sensoriel, c’est-à-dire une ou plusieurs enveloppes sensorielles servant de défenses contre des terreurs précoces redoublées par des désirs de type incestueux. Il peut s’agir de donner forme,

8 Tustin F. (1986). Le trou noir de la psyché. Paris : Seuil, 1989, p.215. 9 Ibid., p.214.

10 Lacan J. (1955). Le Séminaire Livre III. Les Psychoses. Paris : Seuil, 1981, p.23 11 Ibid. p.22

12 Le Poulichet S. (2003). Psychanalyse de l’informe. Dépersonnalisations, addictions,

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animation et dimension sensorielle à des éléments rassemblés en théories, afin que le sujet ne soit pas menacé d’effacement (et à travers lui, un autre parental menacé auquel il s’identifiait inconsciemment).

Il importe alors d’entendre la créativité des processus – notamment à l’adolescence – plutôt que de partir systématiquement à la recherche du « déficit », du « défaut de symbolisation », voire de « l’incapacité de penser ». En lui-même, l’investissement privilégié des voies sensorielles ne signe aucunement un déficit du côté des capacités de penser ou de fantasmer. En cette clinique, ces dernières se révèlent au contraire particulièrement riches, mais elles appellent en quelque sorte un nouvel interlocuteur susceptible d’entendre les messages que délivre le corps.

La capacité d’imaginer un moi-corps en extension permet aussi d’inventer les figures et les fictions d’appareils sensoriels et perceptifs prenant en charge les conflits internes. Les appareils sensoriels et perceptifs s’associent alors aux instances psychiques pour donner passagèrement au corps des prolongements dans le monde. L’investissement des voies sensorielles constitue ainsi une ressource, bien plus qu’un défaut, pour donner lieu à la créativité du symptôme. Et les patients perçoivent bien chez l’analyste l’accueil et la reconnaissance de leur créativité, ce qui n’est pas sans conséquence quant à la qualité du processus thérapeutique.

CONCLUSION : FORMATION TRANSFÉRENTIELLE D’UN CORPS EN EXTENSION Le repérage des créations d’enveloppes sensorielles paradoxales associées aux théories

fantastiques de l’adolescenceamène à différencier ces formations d’un temps d’entrée dans la

psychose chez les adolescents. Et un tel repérage ouvre parallèlement la perspective de modalités d’écoute et d’intervention particulières chez le thérapeute.

Parmi d’autres configurations possibles, le fait de ne pas cesser d’être vu afin de ne pas être effacé, de ne pas cesser de sécréter une pellicule de sueur afin se sentir la présence d’une peau (permettant de surcroît un « interdit du toucher »), et de ne pas cesser de s’envelopper dans un bain sonore afin d’éprouver une « continuité d’être » constituent bien des créations d’enveloppes sensorielles

paradoxales, enveloppes protectrices tout autant que contraintes à tonalité persécutive. Ces

créations permettent de sentir et/ou de figurer un moi-corps et elles tendent à prouver l’existence d’un moi-corps singulier lorsque ce dernier est livré à d’angoissants vacillements de limites. Ces créations apportent une étrange dimension temporelle à ce moi-corps, grâce à un tenant lieu de permanence passant par la mise en jeu de ce qui ne cesse pas. Le terme d’« enveloppe » n’est pas ici à entendre dans une dimension uniquement spatiale : c’est bien aussi d’une enveloppe temporelle dont il s’agit. De plus, elle n’a rien de statique, de figé : une création d’enveloppe sensorielle est une forme en mouvement, douée de mobilité et de plasticité, ces deux dernières caractéristiques se trouvant accentuées au cours du processus analytique. Elle ne peut être uniquement qualifiée de « psychique », tout comme elle ne peut être réduite à une enveloppe « corporelle », car les deux dimensions sont indissociables.La création d’enveloppes sensorielles

paradoxales associée aux théories fantastiques de l’adolescence est d’emblée corporelle et

psychique, tout comme le moi-corps freudien de 1923, le körperliches Ich :rappelons que selon la note ajoutée à la traduction anglaise de 1927 avec l’autorisation de Freud, « le moi est finalement dérivé de sensations corporelles »13.

Enfin, la dimension paradoxale de ces créations les rend tout à fait caractéristiques : leurs fonctions de « pare-excitations » (Freud,1920) et de « contenant » (Bion, 1962) peuvent sans cesse

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se retourner en leur contraire ou cohabiter avec leur propre contraire, notamment sous la forme de l’intrusion. Et cette dimension de l’intrusion, inconsciemment déployée par les sujets, met notamment en jeu la dimension du sexuel infantile inconscient.

Sensorialité ne rime pas nécessairement avec « archaïque ». À cet égard, une forme de préjugé semble s’être parfois installé dans une certaine littérature spécialisée proche d’une psychologie développementale pour laquelle le recours au sensoriel s’assimilerait à l’usage de mécanismes dits « archaïques ». Par définition, le moi-corps est sensoriel ou n’est pas, ce qui n’entrave en rien mais accompagne bien plutôt son élaboration à travers les représentations, les affects et les fantasmes. Loin d’une objectivation psychologique d’un « appareil psychique » appréhendé comme une succession de stades observables à dépasser, la créativité du moi-corps est à entendre comme un ensemble de mouvements, de forces et de formes qui s’exprimeront à la fois à travers des sensations, des émotions, des images et des représentations. In fine, ces notions n’ont plus à être hiérarchisées, mais c’est leurs articulations et leurs compositions singulières qui peuvent se trouver appréhendées. Et c’est d’ailleurs bien à travers ces compositions que la création artistique prend toute sa dimension. Il revient justement au psychanalyste – en suivant l’intuition freudienne – d’aiguiser en partie ses propres capacités d’écoute au contact du champ de la création artistique et de ses laboratoires de sensations. Les ressources créatrices de l’analyste – notamment au sein des cures avec les adolescents – sont appelées au cœur d’un dispositif de séance où ses gestes, sa voix et son regard déploient l’équivalent d’un volume sensoriel donnant lieu à une véritable présence. Dans le champ du transfert, l’analyste participe alors à une nouvelle création d’un corps en extension : indispensable passage par lequel il soutient la transformation des compositions corporelles.

BIBLIOGRAPHIE

ANZIEU D. (1985). Le Moi-peau. Paris : Dunod, 1995.

BION W.R (1962). Aux sources de l’expérience. Paris : P.U.F, 1979.

FREUD S. (1908). Les fantasmes hystériques et la bisexualité. In : Névrose, psychose et

perversion. Paris : P.U.F, 1973.

FREUD S. (1920). Au delà du principe de plaisir. In : Essais de psychanalyse. Paris : Payot, 1981. FREUD S. (1923). Le moi et le ça. In : Essais de psychanalyse. Paris : Payot, 1981.

ISAKOWER O. (1972). Contribution à la psychopathologie des phénomènes associés à l’endormissement. In : L’espace du rêve. Nouvelle Revue de Psychanalyse, 5.

LACAN J. (1955). Le Séminaire Livre III. Les Psychoses. Paris : Seuil, 1981.

LE POULICHET S. (2003). Psychanalyse de l’informe. Dépersonnalisations, addictions,

traumatismes. Paris : Aubier/Flammarion.

TUSTIN F. (1986). Le trou noir de la psyché. Paris : Seuil, 1989.

WINNICOTT D.W. (1974). La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques. Paris : Gallimard, 2000.

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Sylvie Le Poulichet

Équipe d’accueil CRPMS 3522 Université Paris 7 Denis Diderot Bâtiment Olympe de Gouges 11 rue Jean de Baïf

75013 Paris

lepoulichet.sylvie@neuf.fr . 4, rue Dareau 75014 Paris 01 75 57 20 37

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SYLVIE LE POULICHET : CRÉATIONS D’ENVELOPPES SENSORIELLES PARADOXALES ET THÉORIES FANTASTIQUES DE L’ADOLESCENCE

À partir d’étranges formations sensorielles et de théories d’allure délirante caractéristiques de certains passages adolescents, l’auteur présente les notions de « créations d’enveloppes sensorielles paradoxales » et de « théories fantastiques de l’adolescence ». Le recours à la sensorialité n’est pas ici envisagé sous la forme d’un déficit ni d’une régression, mais comme une création paradoxale – protectrice et persécutrice - qui permet d’élaborer dans le transfert les traces refoulées du sexuel infantile inconscient, traces articulées aux compositions corporelles et fantasmatiques propres à l’adolescence.

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