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C’est la plaine dans toute son immensité. Il est environ 16H30. Le soleil commence à décliner et un peu de fraîcheur s’installe. C’est le signal d’appel. De tous les points de l’horizon, je commence à repérer quelques ombres qui se dirigent vers le même endroit: «le terrain de foot». un bout de terre battue encerclé par l’herbe et 6 bâtons. Ces enfants et ces jeunes font partie de la communauté Sikuani. Un des groupes indigènes qui habitent dans le département du Meta. Un des groupes survivants.

Cette rencontre autour du foot se déroule chaque jour de la semaine. Après avoir quitté l’école ils rentrent chez eux, ils se débarrassent de l’uniforme et des chaussures qu’ils sont obligés de porter. Hors de l’école, ils mettent un short et se déplacent pieds nus. Quelques uns le font dès la fin des cours. L’uniforme, les chaussures, les files, l’apprentissage de l’espagnol et de l’anglais, le lever du drapeau et le chant quotidien de l’hymne national caractérisent le projet d’ethno-éducation dirigé pendant une longue période par des sœurs d’une communauté religieuse. L’objectif de ce projet éducatif est bien entendu, celui de protéger les mœurs, les valeurs et la façon de vivre des communautés indigènes. Aujourd’hui, dans la plupart des familles Sikuani se trouvent quelques membres qui sont devenus des évangélistes. Dans quelques maisons j’ai repéré des petites brochures promotionnant la parole d’un tel «Jésus». Le Dieu des «blancs» était venu prendre la place de Kuwei et d’autres déités Sikuani.

Un des leaders de la communauté m’a parlé des difficultés qu’ils avaient avec les jeunes Sikuani car certains parmi eux n’espèrent que le passage des groupes paramilitaires ou de l’armée pour s’enrôler. Selon lui, l’ar- rivée de l’électricité et de quelques téléviseurs au sein de la communauté avait accentué chez les plus jeunes l’idée de porter des armes et idéalisé le style de vie des hommes armés. Il me décrivait quelques situations récentes du passé concernant le rapport de leurs jeunes et de leurs enfants avec les acteurs armés.

J’ai été témoin d’une certaine manière de la portée de ses paroles. Un des jeunes interviewés me disait qu’il voulait bien être Président du pays pour ainsi aider la communauté et particulièrement les plus pauvres.

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autre de ces amateurs du foot fait remarquer que s’il veut trouver un emploi dans l’avenir il est nécessaire d’avoir la carte du service militaire. Alors il faut d’abord aller chez les militaires.

Militaires, paramilitaires et guérillas ont une présence physique et sociale assez remarquable dans cette région, parmi d’autres. A quelques kilomètres de la communauté est placé un bataillon de l’armée mais, selon les gens la région, elle est «réellement» contrôlé par «Cuchillo» ou «couteau», un des chefs des groupes paramilitaires (au moins dans les jours de notre enquête).

Un des hommes qui suivait de près notre travail avec les jeunes avait fait partie d’un des premiers groupes des jeunes enrôlés chez les paramilitaires. Attiré par le statut des guerriers, il les avait rejoints étant encore un gosse. A ce moment là, il avait signé son premier contrat formalisant ainsi son lien pendant quatre ans dans les rangs des paramilitaires. Puis, il a été obligé de renouveler son engagement à deux occasions. La première à cause d’une faute qu’il a dû payer en renouvelant son engagement et la seconde pour éviter l’enrôlement de son petit frère. En fait, il a pris sa place.

2824 cas de mineurs enrôlés chez les paramilitaires apparaissent dans les registres de l’Unité de Justice et Paix de la Fiscalia (28 février 2010). On calcule que les cas non-enregistrés sont aussi nombreux. Mais l’enrô- lement de mineurs ne concerne pas exclusivement les groupes paramilitaires, tous les acteurs armés sont impliqués dans l’utilisation de jeunes et d’enfants au profit de leurs propres intérêts.

Tous ces hommes armés et organisés justifient leur présence par des discours focalisés sur la «protection de la population». Le résultat de cet esprit bienveillant de protection peut se résumer dans quelques chiffres:

environ 4 millions de personnes déplacées, 1 627 massacres commis entre 1993 et septembre 2009 qui ont laissé 8 927 morts, 30 000 personnes disparues et un bilan de 165 000 homicides liés au intérêts véhiculés par le conflit armé dans les derniers 20 ans.

Derrière ces discours des acteurs armés il y a bien évidement des intérêts moins bienfaisants: conquête de territoires, exploitation de ressources naturelles et d’autres sources de revenus. Dans le cas de la région où les Sikuani vivent, les sources de revenu sont associées au pétrole, à l’élevage extensif de vaches et à l’agro-industrie. Ceci sans laisser de côté la production de la pâte de coca. Dans les dernières années, la culture de palmiers destinés à produire du biocombustible, qui est devenu, s’il on peut dire, un des princi- paux «combustibles» du conflit qui affecte cette région. L’huile de palme est souvent associée aux «affaires»

des paramilitaires. Cette réalité n’empêche pas que la production issue de la culture de la palme arrive à bon port: Anvers et/ou Rotterdam. Sa course meurtrière termine là-bas où cette matière primaire aura un nouveau statut entouré d’ «intentions écologiques». Un ami placé à Bruxelles m’offre une information issue de son intérêt pour le commerce de l’huile de palme: «la production de l’industrie de la palme d’huile est déjà totalement vendue pour les 10 ans qui viennent».

Que ce soit un jeune Sikuani ou un jeune «blanc» l’enchantement produit par la figure du «corps armé» les fait rêver. Néanmoins dans ce «merveilleux» monde des armes et des uniformes des contraintes meurtrières se font aussi entendre.

Un des chefs paramilitaires de cette région avoue qu’en janvier 2004 deux mineurs de leurs troupes avaient été tués pour «insurrection et désertion». Ils avaient fui avec leurs fusils (R-15 et AK-47) lors d’une dispute avec leur chef. Ils ont été retrouvés et exécutés car «le point numéro cinq des statuts punit de cette manière la désertion avec l’arme». Un des jeunes a été tué près d’un petit fleuve et son corps a été démembré et jeté dans le fleuve. L’autre mineur était emmené ailleurs et il a été exécuté d’une balle. Son corps a également été démembré et jété dans une petite fosse pas très profonde.

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Introduction

Au sein des pays troublés par des conflits armés, une partie des efforts réalisés par la société civile pour prévenir l’utilisation des enfants et des jeunes par les acteurs armés ainsi que pour réintégrer à la vie civile ceux qui sont sortis des groupes armés concerne leur encouragement à s’impliquer dans la pratique d’activités artistiques et/ou sportives. Il s’agit d’une initiative généralisée et promue notamment par des organismes nationaux et internationaux.

Nous repérons dans la mise en avant de ces initiatives la présence d’un discours couramment répandu selon lequel la mise en place de ce type d’activités contribuerait favorablement à éloigner les jeunes des contextes marqués par les différentes expressions de la violence et notamment par l’utilisation de celle-ci dans la médiation des rapports sociaux. La prémisse sous-jacente est que la pratique d’activités sportives ou artis- tiques influence les individus dans leurs pensées, sentiments et comportements et que les résultats d’une telle influence sont incompatibles ou au moins concurrents avec les dispositions et les attentes véhiculées dans des contextes configurés par la violence armée. La façon dont la pratique sportive semble s’opposer aux contextes dans lesquels la violence s’exerce systématiquement repose particulièrement sur les implica- tions liées au développement physique, mental et social des individus.

Dans cette perspective, les arguments exprimés à l’égard des effets de l’implication des jeunes dans la pratique des activités sportives ou artistiques sur l’appréhension de la violence suggèrent également que ces pratiques contribuent à la réconciliation et de ce fait, à la pacification des rapports sociaux. La promotion de la pratique sportive se justifie ainsi par des valeurs et des bénéfices qui lui semblent consubstantiels. Dans cette mesure, elles sont fréquemment associées au bien-être individuel et collectif atteint par une commu- nauté et plus particulièrement, à l’épanouissement de la dimension corporelle des individus.

Pour illustrer le rapport établi entre la pratique des activités sportives et le rejet des contextes marqués par l’exercice de la violence nous présentons quelques exemples. Dans un des principaux accords1 conclus à l’Unicef à propos de la problématique des enfants associés aux acteurs armés, on voit que la pratique spor- tive est proposée parmi les stratégies conseillées aux responsables de la conception et de l’exécution des initiatives de prévention de l’enrôlement. L’Unicef remarque que dans des communautés caractérisées par la polarisation hostile de leurs rapports sociaux «le sport, la musique ou le théâtre, les activités de résolution des conflits ou les études sur la paix fournissent aux enfants une option plus positive que celle consistant à prendre les armes et peuvent par ailleurs favoriser la réconciliation»2. De plus, l’Unicef propose que «les programmes (d’accueil d’enfants soldats) doivent prévoir des activités de loisirs afin de favoriser le dévelop- pement et le bien-être, permettre le rétablissement et remplacer la mentalité militaire par l’esprit commu- nautaire nécessaire pour relever les communautés et soutenir la réconciliation»3.

Un autre exemple, mais d’ordre local, est celui des programmes diffusés par l’ «Instituto de Deportes y Recréa- tion (INDER)» de Medellín. Étant donné que cette ville4 est particulièrement touchée par la dynamique du conflit armé colombien et par conséquent, par l’expression fréquente et exacerbée de la violence meur- trière, cet institut a renforcé une approche d’intervention sociale recourant à la promotion de la pratique sportive. Parmi ses buts, on peut relever celui de «garantir à la population en situation de vulnérabilité, entre

1 L’Unicef, Les principes de Paris. Principes directeurs relatifs aux enfants associées aux forces armées et aux groupes armés, février, 2007.

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Introduction

autres, des conditions de vie dignes au travers du sport et des activités de loisir»5. Son approche suit la ligne des recommandations de l’agence interne Task Force des Nations Unies pour lesquelles «le sport doit être incorporé comme un outil utile dans les programmes pour le développement et la paix»6.

Néanmoins, dans les pays en conflit, nous pouvons confirmer de façon plus explicite que le sens attribué aux pratiques sportives et leurs rôles à l’égard de la communauté est défini en fonction de la position et de la finalité de ceux qui les utilisent. On constate, par exemple, que dans les sociétés atteintes par la confrontation armée, les différents acteurs armés (les guérillas, les paramilitaires, les forces armées, de même que d’autres groupes qui exercent la violence armée organisée) font aussi recours à ces types d’activités pour attirer l’atten- tion des jeunes, les enrôler et les instruire en fonction de leurs intérêts. En outre, on relève aussi que d’autres significations attribuées aux activités sportives et artistiques émergent selon les situations et les contextes dans lesquels elles se manifestent. Par exemple, dans les récits des victimes des massacres commis dans le cadre de la confrontation armée, on voit que des expressions propres à la sphère des sports et des activités artistiques ont été utilisées et associées aux manifestations de mépris et d’humiliation des victimes. Dans ce même cadre, ces expressions servent également à banaliser ou à sublimer les actes meurtriers et les comportements déme- surés des membres des groupes armés. Au fond, le sens et l’utilisation des activités sportives et artistiques de la part des acteurs armés sont associés à l’acceptation de la violence qu’ils exercent.

Quelques cas de l’usage fait de ces activités du côté des acteurs armés révèlent le sens qu’ils leurs attribuent.

Ainsi, par exemple, nous trouvons le cas du «cirque militaire colombien». Celle-ci est une activité que les forces armées colombiennes font circuler depuis 16 ans dans tous les coins du pays. Dans ce spectacle, les soldats en uniforme jouent les rôles des artistes de cirque. Selon son directeur, un Sergent, un des buts de l’activité est de transmettre un message de paix à la communauté7 et de susciter la confiance entre la popu- lation civile et les soldats colombiens8 en soulignant la priorité de leurs obligations militaires sur celles d’un artiste classique du cirque.

Suivant cette même orientation, le site web de la cinquième division de l’armée permet de relever qu’à travers cette activité l’armée cherche à montrer «l’image héroïque des soldats» en persuadant9 le public

«par des actes, des messages et des réflexions sur le travail de nos soldats aux quatre coins du pays tout en montrant, de cette manière, la cruauté des groupes illégaux»10. De façon encore plus précise, le texte révèle que les effets du cirque dans les «opérations psychologiques» ont marqué l’avis des habitants sous leur juri- diction. Ainsi, l’armée parvient à faire qu’un enfant voit dans le soldat «un héros capable de faire des sauts acrobatiques» et que les jeunes les voient comme «un exemple à suivre, raison pour laquelle ils viennent demander des informations concernant tous les aspects du service militaire»11.

La façon d’utiliser les activités sportives et artistiques de la part des groupes illégaux, ne montre pas de grandes différences. Les Farc (forces armées révolutionnaires de la Colombie), par exemple, incitent leurs milices à attirer les jeunes des villages à l’aide de «rabatteurs» de la culture et du sport12. Dans le même but, ce groupe fait appel à des artistes (chanteurs) pour composer des chansons modernes «qui plaisent aux

5 Instituto de Deportes y Recreación INDER – Medellín, Dimensión social del deporte y la recreación públicos.

Un enfoque de derechos, diciembre de 2005.

6 http://www.onucolombia.org/infomexanoxdeporte.html 7 http://es.euronews.net/2010/05/04/el-circo-militar-colombiano/

8 http://www.youtube.com/watch?v=20wBIxLJAxI&feature=related

9 Sur le texte en espagnol ils utilisent l’expression: «se absorbe a la comunidad»

10 http://www.quintadivision.mil.co/index.php?idcategoria=89394 11 Ibid.

12 Jorge Botero, “Simón Trinidad. El hombre de hierro”, Randon House Mondadori S.A., Bogotá, 2008.

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Introduction

gens et surtout qui les attirent vers leur organisation»13. Ce type de manifestation est repéré chez la plupart des acteurs armés en Colombie.

D’ailleurs, les groupes paramilitaires ont recours à des expressions de la pratique sportive et artistique dans des actes meurtriers comme moyen, d’une part, d’humiliation de leurs victimes et d’autre part, de banali- sation de leurs actes. Par exemple, lors du massacre du Salado14, où 66 personnes ont été assassinées, les paramilitaires utilisèrent des instruments de musique appartenant aux groupes de musique du village et jouèrent un morceau de musique après chaque exécution pour fêter leur exploit. Ils avaient ainsi réussi à créer une «ambiance de corraleja15 dans laquelle les fauves avaient tout l’avantage»16. D’autres manifes- tations telles que jouer «au foot» avec la tête du leader d’une communauté ou faire de la compétition au chronométrage pour découper les corps de victimes ont été également repérées dans leur façon d’agir.

Nous avons ainsi affaire à un scénario dans lequel agissent tant des acteurs civils qu’armés auprès des enfants et des jeunes. Egalement, nous constatons que dans un tel scénario l’utilisation des éléments courants au domaine de la pratique sportive ou des activités artistiques répondent à des intérêts opposés par rapport à la représentation et le statut de l’exercice de la violence. Pour les uns, le but est le contrôle des expressions de la violence pendant que, pour les autres, l’intérêt est lié aux enjeux de l’exercice de celle-ci. Ce cadre problé- matise évidement le rôle, la représentation et la façon dont ces activités participent dans les processus de pacification de rapports sociaux dans un contexte déterminé par la présence d’un conflit armé et par l’exer- cice systématique de la violence armée.

Un des faits historiques les plus éloquents en ce qui concerne cette ambigüité du rôle et de la contribution de la pratique sportive dans l’expérience sociale est celui du projet national-socialiste. Les résultats en termes de «paix» ou de «pacification des rapports sociaux» sont déjà pour tous connus. Cependant, il faut souligner la valeur donnée dans ce projet de société aux activités sportives et à leur utilisation dans la constitution de la nation et, plus particulièrement, dans la formation de la jeunesse hitlérienne. Ce fait historique, parmi d’autres, ne suffit pas à remettre en question le rapport entre la pratique sportive et l’aboutissement d’une cohabitation pacifique, mais il souligne au moins les précautions nécessaires face à cette association et l’importance de l’établissement de nuances, des conditions et des limites nécessaires pour établir un tel lien.

Dans ce scénario, nous repérons la présence saillante de la figure du «corps armé» comme agent et facteur commun de toutes les formes dans lesquelles s’exerce collectivement la violence armée. Cette figure appa- raît liée, d’une part, à la sphère de la réalisation personnelle et de la reconnaissance sociale et, d’autre part, à une réalité de dépossession de biens, d’absence de droits et de pratiques de mépris.

Ainsi, sans tourner le dos aux facteurs déterminants du conflit armé et ses effets, surtout auprès des enfants et des jeunes, il s’agit de savoir comment se positionnent les enfants et les jeunes impliqués dans la pratique des activités sportives face à la violence et à la possibilité de l’exercer. Et plus précisément, à quel point les jeunes qui font du sport se montrent adverses au fait d’armer leur corps voire devenir «corps armé». La réponse ou les possibles réponses à ces questions devraient mettre en avant le rapport qui dans un tel scénario, s’établit entre la pratique sportive et l’expression de la violence, mais surtout, avec les dispositions nécessaires pour l’exercer systématiquement.

La question posée s’inscrit dans un cadre de réflexion plus large dans lequel nous nous interrogeons sur les formes et les conditions par lesquelles les sens, les contenus et les usages de l’expérience corporelle

13 El Tiempo, «el merengue de las Farc», 22 de febrero de 2010.

14 Le Salado est un petit village au nord de la Colombie. Ce massacre a eu lieu en février 2000.

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Introduction

et sociale qui émergent de la pratique sportive pourraient renforcer les fondements des rapports sociaux pacifiques. De manière plus précise, le centre d’intérêt se rapporte à l’exploration des effets de la pratique sportive par rapport à la disposition des formes de relations sociales dénuées de toute modalité d’instru- mentalisation du corps en vue de produire, reproduire ou justifier le recours à la violence dans la résolution des conflits. C’est dans le cadre de ces intérêts que nous plaçons la problématisation du sens et de la façon d’utiliser de la pratique sportive dans la prévention de l’enrôlement et dans les programmes d’accueil et d’accompagnement du passage de «jeunes guerriers» vers la vie civile.

Pour cette raison, nous avons entrepris une enquête auprès des jeunes17 inscrits dans la pratique des activités sportives et/ou artistiques ainsi que des jeunes sortis des groupes armés afin d’explorer leur attitude face à la possibilité de s’engager dans des activités leur demandant une disposition à exercer la violence armée.

Le rapport entre la pratique sportive et l’attitude face à la possibilité d’exercer la violence armée est évalué au sein de la société colombienne qui subit les conséquences d’un long et interminable conflit armé. La durée de ce conflit a engendré une multiplicité de formes par lesquelles s’exerce le contrôle de la population et du territoire à travers la violence armée et organisée. Dans ce contexte on relève la présence d’un marché d’op- portunités pour s’en sortir liées à l’exercice de la violence armée qui développe toute une mobilisation des individus, et notamment des plus jeunes, vers les acteurs armés. L’ampleur de ce marché et de cette mobili- sation est devenue la source d’une dynamique sociale dans laquelle la valeur de la vie humaine est soumise à d’autres considérations et qui corrélativement, déterminent le sens attribué au corps. Une conjoncture qui d’ailleurs, a rendu très complexe la permanence des jeunes au sein de la vie civile.

Les jeunes interviewés ont été classés en quatre groupes selon leur implication dans la pratique des activités sportives ou artistiques gérées par des acteurs civils. Ainsi, nous comptons un groupe de jeunes sportifs de haut niveau, un groupe de jeunes artistes (danseurs, comédiens, joueurs d’un instrument de musique), un groupe de jeunes engagés dans la pratique sportive mais au niveau de loisir et un groupe de jeunes sortis des groupes armés inscrits dans les programmes d’accueil et d’accompagnement au passage à la vie civile. Ce regroupement suggère que dans le cadre de socialisation de ces jeunes la pratique sportive ou la pratique d’activités artistiques ou encore le maniement d’armes a joué pour eux un rôle important.

En général, ces jeunes habitent dans des quartiers ou des régions défavorisés dans lesquels existe une certaine proximité physique et sociale avec les acteurs armés. Ces deux caractéristiques sont déterminantes dans le processus de mobilisation des jeunes vers le champ de la confrontation armée. En considérant de telles conditions nous avons évalué si les cadres de socialisation associés à la pratique sportive et gérés par des acteurs civils contribuent à forger chez les jeunes pratiquants une attitude18 qui les mène au rejet de la possibilité de devenir un acteur armé.

L’information concernant le positionnement des jeunes face à la violence et à la possibilité de devenir acteur armé a été récoltée à partir d’un outil d’enquête que nous avons construit en fonction des caractéristiques des jeunes et de la problématique. Cet outil est composé d’un ensemble de cartes représentant différentes catégories d’activités socioprofessionnelles, d’une échelle pour classer les activités en fonction du niveau d’appréciation ressenti et d’un ensemble d’attributs à partir desquels les activités devaient être évaluées.

Parmi les activités proposées se trouvent, bien entendu, celles dans lesquelles l’exercice de la violence est un élément constitutif ainsi que d’autres propres aux champs des arts, des sports, des professions classiques et des métiers.

17 Nous utilisons le mot «jeunes» en faisant référence tant aux filles qu’aux garçons entre 12 et 18 ans qui ont été enquêtés. Dans la mesure où les garçons se mobilisent plus que les filles vers les acteurs armés, nous comptons avec un nombre plus élevé de garçons que de filles dans notre échantillon.

18 Nous pensons notamment aux considérations de type conceptuel, aux représentations du corps de soi et des autres, aux schémas de perception des rapports sociaux, etc. qui influencent l’action.

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Introduction

A l’aide de cet outil, nous avons d’abord interrogé les jeunes sur le type d’activités socioprofessionnelles dans lesquelles ils voudraient bien s’engager pour leur avenir. Ensuite, nous leur avons demandé de justifier leur choix et enfin, nous explorons ce que certaines activités représentent pour eux en fonction de quelques caractéristiques propres aux enjeux de l’exercice collectif de la violence armée (rapports d’autorité et de respect, sens du corps, etc.).

L’analyse de l’information récoltée est faite en fonction de l’hypothèse sous-jacente aux discours des organi- sations telles que l’Unicef qui abordent la problématique des jeunes associés aux groupes armés. Selon cette hypothèse, dans une société atteinte par un conflit armé, la pratique sportive aide à contrecarrer l’attitude des jeunes face à la possibilité de devenir acteur armé. Il sera question alors de mettre en lumière la place occupée par les activités où armer leur corps est requis et ceci en fonction du rapport des jeunes avec la pratique sportive. Parallèlement, on cherchera à identifier les motivations associées à leur choix et la façon dont ils évaluent ces activités.

Dans le premier chapitre, nous identifions les forces sociales qui rentrent en jeu dans la problématisation de l’utilisation des enfants et des jeunes dans les contextes de la confrontation armée: l’exercice de la violence armée et organisée, le statut du «corps armé» et ses formes de relation et enfin, les rapports entre ceux-ci et la pratique sportive. Le deuxième chapitre rend compte des aspects méthodologiques généraux. Dans celui-ci, nous présentons notre outil d’enquête et la façon dont nous avons procédé dans la récolte des données et leur analyse.

Dans les chapitres suivants nous présentons les résultats obtenus suivant les mêmes étapes de la procédure d’enquête. Ainsi, dans le troisième chapitre nous montrons et comparons l’ordre d’appréciation des activités que les différents groupes de jeunes ont établi en soulignant la catégorie des activités privilégiées.

En fonction des attentes des jeunes au plan de l’avenir et de ce qui constitue leur représentation d’une vie réussie, l’ordre d’appréciation établi entre les activités montrent à quel point certains types d’activités facilitent ou, au contraire, contraignent l’accomplissement de leurs buts et corrélativement, de la réalisation de soi.

Ensuite, quatrième chapitre, nous relevons les motivations exprimées par les jeunes dans le choix des activités et nous les comparons entre les groupes. La caractérisation de leurs motivations est le résultat d’une analyse de contenu effectuée sur la base des arguments avec lesquels ils ont justifié leur choix. Nous évaluons si à l’origine de leurs motivations se révèlent les manques auxquels leur vie sociale est exposée et de ce fait, elles mettent en évidence la portée du conflit social et ses liens avec le passage au champ de la lutte armée. Dans cette évaluation nous avons pris en compte la perspective des «motivations sociales de base» défendue par Susan T. Fiske19 et le cadre conceptuel concernant «la recherche de reconnaissance»

élaboré par Axel Honneth20.

Dans le cinquième chapitre, nous montrons comment les jeunes se positionnent face à certaines modalités de respect ou d’autorité ou bien d’utilisation du corps présentes dans la façon dont les individus interagissent et communiquent entre eux. En effet, leur appréhension de ces modalités est évaluée en lien avec leur représen- tation des formes de relation qui caractérisent le développement des activités sportives, artistiques et celles qui demandent le maniement d’armes. Nous regardons de manière plus précise leur interprétation et association des modalités prédominantes dans le cadre des interactions sociales propres au «corps armé».

Pour terminer, dans le sixième chapitre nous articulons les résultats obtenus à travers ces différentes étapes et nous évaluons l’influence que la pratique sportive est censée exercer sur l’attitude des jeunes à l’égard de

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Introduction

la possibilité de devenir «corps armé». Cette évaluation relève plutôt de questions que nous nous posons au plan du rapport de cause à effet véhiculé par l’hypothèse. Nous révélons la présence de certaines caractéris- tiques qui doivent être considérées dans l’évaluation des effets de la pratique sportive dans la prévention de la transformation du corps en «corps armé» ainsi que dans sa déconstruction.

De cette manière, nous pensons qu’il est possible d’évaluer le rapport qui s’établit entre l’expérience vécue en tant que pratiquant d’une activité sportive et les significations attribuées au corps dans une société déterminée par les enjeux produits par un conflit armé. En conséquence, nous pourrons au moins reélaborer nos questionnements quant à la contribution de la pratique sportive dans la nature de ces attributions.

Alors que nous abordons le rapport entre la pratique sportive et la figure du «corps armé» sous l’angle du problème social, nous nous sommes à un certain moment trouvés confrontés au problème des idées, leur influence, leur inertie et leur dimension opérationnelle. A ce propos, nous revenons sur quelques remarques de la théorie du procès de la civilisation élaborée par Norbert Elias21 et notamment, sur les aspects concer- nant le rôle du sport dans la maîtrise de la violence. Sur cette base, nous allons esquisser ces autres considé- rations sur lesquelles il faut s’interroger.

Nous relevons, dans la caractérisation du phénomène de l’association des enfants et des jeunes au champ de la confrontation armée22, la présence de deux dimensions clés pour sa problématisation. La première est la dimension corporelle: ce qui pose problème, ce sont les dispositions et les schémas de perception imposés sur le corps au profit des formes de relation et d’organisation axées sur l’exercice de la violence.

La deuxième est la dimension sociale. Cette dimension comprend, d’une part, le rôle des conditions et des motivations par lesquelles s’explique la mobilisation des jeunes et des enfants vers les acteurs armés et, d’autre part, les types de rapports sociaux qui découlent à partir du fait d’avoir «armé le corps».

Aborder le problème de l’implication des jeunes dans les dynamiques guerrières sous l’angle de ces deux dimensions requiert l’identification préalable de l’ensemble des pratiques, des intérêts et des conditions concrètes et réelles qui le produisent et le multiplient. Il faut mettre en lumière la façon dont se construisent et se transforment les significations et les dispositions qui favorisent la transformation du corps en «corps armé». C’est la raison pour laquelle il nous faut interroger la pratique sportive et poser la question au sein du domaine de l’éducation physique.

Le rapport du corps avec l’espace, avec les objets et avec les autres est au cœur des préoccupations du domaine de l’éducation physique, bien entendu dans des situations spécifiques telles que la pratique spor- tive. Etant donné que leurs pratiques véhiculent des sens et des attributs qui s’inscrivent dans le corps et deviennent corps, nous considérons que les rôles attribués à la pratique sportive dans le cadre de l’impli- cation de jeunes dans la confrontation armée est un sujet qui interpelle nécessairement l’ensemble des savoirs et des pratiques propres à son domaine. Indubitablement, l’éducation physique doit rendre compte de l’orientation donnée à l’expérience corporelle et sociale qui émerge des pratiques qui ne lui sont pas étrangères. Dans le cadre de ses compétences, nous considérons nécessaire d’avancer dans la description, la comparaison et l’explication des aspects relationnels tels qu’ils sont encouragés par les modalités d’interac- tion (compétition, adversité, confrontation, triomphe, etc.) de leurs pratiques (jeu, sport, activité physique, etc.) en fonction du contexte et des individus qui y participent.

21 Nous nous référons notamment à l’œuvre qui aborde le rôle des pratiques sportives dans le procès de la civilisation: Norbert Elias et Eric Dunning, sport et civilisation: la violence maîtrisée, Fayard, 1994.

22 Pour cette caractérisation nous avons notamment consulté une des premières études sur cette problématique intitulé «guerreros sin som- bra», dirigé par Miguel Alvarez et Julian Aguirre. En outre, nous avons consulté les rapports de la Defensoria del Pueblo, l’Unicef et des ONG engagées dans le sujet. Egalement, nous avons révisé toute une série de publications traitant la problématique à partir des approches disciplinaires diverses (psychanalytique, thérapeutique, anthropologique, psychosociale, sociologique, économique, etc.)

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