• Aucun résultat trouvé

Les trois dimensions de l'espace et les quatre dimensionsde l'espace-temps

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Les trois dimensions de l'espace et les quatre dimensionsde l'espace-temps"

Copied!
33
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: halshs-00167263

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00167263

Submitted on 17 Aug 2007

HAL is a multi-disciplinary open access

archive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

dimensionsde l’espace-temps

Michel Paty

To cite this version:

Michel Paty. Les trois dimensions de l’espace et les quatre dimensionsde l’espace-temps. Flament, Dominique. Dimension, dimensions I., Fondation Maison des Sciences de l’Homme, Paris., p. 87-112., 1998, Série Documents de travail. �halshs-00167263�

(2)

travail, Fondation Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 1998, p. 87-112.

Les trois dimensions de l'espace

et les quatre dimensions

de l'espace-temps

#

par

Michel

P

ATY *

CONTENU ET RESUME

Ce travail présente le problème de la dimensionalité de l'espace, du temps et de l'espace-temps, du point de vue des mathématiques, de la physique et de l'épistémologie dans une perspective historique, qui le fait voir dans sa relation générale et particulière à la question de l'abstraction des grandeurs d'expression mathématique et de leur rapport au monde physique. Il comprend les aspects suivants. 1. Remarques introductives. Naturalité et abstraction - 2. Les trois dimensions de l'espace. Nombres - Grandeurs - Relations et abstractions -

Courbures physiques - Physiologie des trois dimensions - Topologie - Continu mathématique et coupures. 3. Les quatre dimensions de l'espace-temps. Des étrangers parallèles - Espace simultané, temps sans extension - Une quatrième dimension possible - Variétés continues et différentiables - La quatrième dimension nécessaire. L'espace entre dans le temps - Espace-temps physique : dimensions courbes - Spécificité de la quatrième dimension. 4. Remarques

terminales : physique et dimensionalité. Le texte est accompagné d'une bibliographie détaillée.

CONTENTS AND ABSTRACT

The three dimensions of space and the four dimensions of space-time

The present work deals with the problem of dimensionality of space, time and space-time, from the points of view of mathematics, physics and epistemology in historical perspective, that show it in its relationships -general as

# Exposé aux Journées d'Etude Dimension, Dimensions, Equipe F2DS et Equipe REHSEIS

(CNRS, Université Paris-7 Denis Diderot), Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 2-4 juin 1997 (le 4 juin).

* Directeur de recherche au CNRS. Equipe REHSEIS (CNRS et Université Paris 7 Denis Diderot,

(3)

well as particular- with the question of the abstraction of mathematically expressed magnitudes and of their link with the physical world. The following aspects are considered. 1. Introductive remarks: naturality and abstraction. 2. The three dimensions of space. Numbers - Magnitudes - Relations and abstractions -

Physical curvatures - Physiology of the three dimensions - Topology- Mathematical continuum and cuts. 3. The four dimensions of space-time. Parallel foreigners - Simultaneous space, unextended time - A possible fourth dimension - Continuous and differenciable manifolds - The necessary fourth dimension. Space enters into time - Physical space-time : curved dimensions - Specificity of the fourth dimension. 4. Terminal remarks : physics and dimensionality. A

detailed bibliography is provided.

1

INTRODUCTION

NATURALITE ET ABSTRACTION

L'espace et le temps sont des concepts abstraits constitués à partir de l'expérience des sens et de celle du raisonnement scientifique. Qu'il s'agisse de notions très naturelles et qui n'ont pas besoin de définition, comme le pensait Newton, qui éprouva cependant le besoin d'en proposer une “clarification”, nous n'en croyons rien. Kant lui-même s'estimait en mesure d'en faire la matrice ou les éléments directeurs de l'expérience sensible (les “formes a priori de la sensibilité”), tout en les construisant en tant que grandeurs suivant l'“intension” et l'extension conçues au moule des quantités continues et différentiables.

Mais la conscience de l'origine physiologique des connaissances et de leurs notions de référence, jointe à l'examen critique, historique et épistémologique, de ces notions épurées en concepts scientifiques, qui s'affirmèrent au XIXè siècle, mirent en évidence leur caractère de constructions

rationnelles, historiquement constituées. Les trois dimensions de l'espace et l'unidimensionalité du temps, conçues par la raison, avaient semblé s'accorder à une sorte d'évidence naturelle. tout en correspondant à des “réalités” de natures fondamentalement différentes. Leur rapprochement, occasionné avec l'entrée en scène du temps comme variable physique, s'était imposé par la rencontre de la géométrie et de la mécanique et l'“analytisation” de la mécanique à la suite de celle de la géométrie. Pour cette pensée géométrique et analytique de la mécanique, le rapprochement et la comparaison de l'espace et du temps comme grandeurs revenaient à la juxtaposition de leurs 3+1 dimensions (comme d'Alembert et Lagrange le formulèrent très explicitement).

Le caractère “volontariste” de ce rapprochement d'un espace et d'un temps ontologiquement différents sembla disparaître avec la physique du XXè siècle, puisqu'avec les théories de la relativité la rencontre et la fusion de l'espace et du temps en une seule entité se présente comme un trait structurel nécessaire pour la formulation de théories physiques, directement lié à l'expression mathématique constitutive de ces dernières. Construite abstraitement par la raison

(4)

en forçant apparemment l'intuition commune, la pensée conjointe de l'espace et du temps comme entité à quatre dimensions semblait dès lors correspondre à un caractère fondamental de la nature du monde physique, et retrouver par là un caractère de “naturalité”.

C'est au point que l'espace-temps à quatre dimensions (trois pour l'espace, une pour le temps) représentait pour Minkowski la réalité fondamentale sous-jacente à tous les phénomènes physiques. Il récupérait, dans cette conception, la naturalité antérieure supposée de l'espace et du temps pris séparément avec leur caractère absolu : l'espace-temps absolu ou univers de

Minkowski serait en quelque sorte la notion naturelle fondamentale, comme

l'espace et le temps absolus de Newton étaient pour ce dernier l'espace et le temps

naturels, qui s'imposaient à l'esprit parce qu'ils étaient ceux du monde (vrais et mathématiques). Cependant cette nouvelle ontologie mathématique du monde

physique ne réussit pas vraiment à s'imposer (au contraire de l'ancienne, qui domina durant deux siècles), même si l'espace-temps à quatre dimensions reste aujourd'hui un cadre privilégié pour les représentations théoriques.

Le caractère naturel et absolu de ce cadre fut en effet très tôt mis en doute, de plusieurs manières : tant par Einstein lui-même, qui lia sa forme (la métrique, ou la structure, de l'espace-temps) à celle de la matière qui y est contenue (les champs de gravitation et leurs sources), que par d'autres chercheurs qui proposèrent, de la théorie de Kaluza-Klein jusqu'aujourd'hui (par exemple, les théories de cordes), de considérer l'éventualité d'un nombre supérieur de dimensions pour l'espace ou l'espace-temps, voire pour le temps lui-même (tentatives d'un “temps complexe”), ces dimensions étant repliées à notre échelle où seules sont rendues manifestes les quatre que nous savons.

Le caractère résolument abstrait des théories physiques actuelles, exigé par la nécessité même de les mettre en correspondance avec le monde physique et ses phénomènes (très concrets), nous invite à nous interroger sans relâche sur la nature des concepts qu'elles mettent en œuvre et auxquels ce sont elles qui donnent, en fait, un contenu. Mais il ne suffit pas que des grandeurs portant ces noms (espace, temps, espace-temps, dimensions…) apparaissent dans des formes théoriques destinées à représenter des aspects du monde physique pour qu'elles soient identifiées immédiatement aux notions correspondantes figurant dans les théories précédemment acquises, et à plus forte raison à celles de l'expérience commune. Le contenu, ou l'interprétation, physique des grandeurs exprimées mathématiquement est donnée par la théorie (dans ses relations de structure), si celle-ci est une théorie physique légitime, corrélée de manière satisfaisante aux données d'expérience, et la pensée physique est normalement à même d'en juger directement1. Cette assurance est confirmée ou étayée par

l'examen critique, historique et épistémologique, de ces grandeurs et des concepts qu'elles expriment : cet examen en explore les significations et précise leur rapport aux grandeurs et notions antérieures.

Ayant ainsi rappelé le sens, considéré en toute généralité, d'un tel examen, en relation aux recherches contemporaines, je me cantonnerai dans ce qui suit à la question de l'espace et de sa tridimensionalité, à celle du temps et de son

(5)

unidimensionalité, et à celle de leur “fusion” quadridimensionnelle, telles que ces questions apparaissent proposées et débattues au long de l'histoire des idées scientifiques. Nous voudrions ainsi baliser un terrain conceptuel ferme sur lequel il soit possible de s'appuyer avec quelque sécurité pour l'examen d'autres élaborations, récentes ou futures.

2

LES TROIS DIMENSIONS DE L'ESPACE

Si l'on effectue un parcours à grands pas à travers les textes de grands auteurs sur les mathématiques, la physique et la cosmologie de l'Antiquité jusqu'à nous, on y trouve mentionnée la tridimensionalité de l'espace comme un fait acquis dont les justifications sont cependant très diverses, d'une époque à l'autre. J'en livrerai quelques éléments significatifs, commençant avec les Pythagoriciens pour parvenir aux conceptions contemporaines, sans, bien entendu, aucune prétention à l'exhaustivité, d'autant que je n'entrerai pas dans les détails des conceptions les plus connues. Cette diversité même est instructive des conceptions respectives de ces auteurs, mathématiciens, physiciens ou philosophes, sur la légitimation d'un état de fait qui semble unanimement constaté. Constatation unanime (réserve faite de la représentation précise des notions ou grandeurs correspondantes) qui renvoie sans doute à l'universalité d'une expérience du monde naturel due à des dispositions physiologiques, cérébrales et sociales communes à tous les humains. De cette base commune partent des représentations dont la diversité contribue à signaler le caractère d'abstraction.

Nombres

Les Pythagoriciens, dont Aristote reprend les considérations dans le

Traité du Ciel, professaient que “le monde et tout ce qu'il contient est déterminé

par le nombre trois, puisque la fin, le milieu et le commencement forment le nombre de ce qui est un tout, et que le nombre donné est la triade”2. Cette reprise

aristotélicienne de la justification de la dimension par une mystique du nombre trois paraît cependant loin d'être absolue, puisque dans la Métaphysique, c'est au nombre dix qu'Aristote paraît donner une valeur prééminente : , la décade (dix), est le nombre parfait, qui contient de manière symbolique tout ce qui est. En effet, dix est la somme des quatre premiers entiers (101234), dont

chacun représente une propriété significative : 1, le nombre (et le point) ; 2, le premier nombre pair, et la ligne (définie par deux points) ; 3, le premier impair, et la surface (une ligne et un autre point) ; 4, le premier carré, et le solide (une

(6)

surface et encore un autre point)3.

Et cependant, c'est bien le nombre trois qui règle l'attribution des dimensions des corps, du mouvement, ainsi que des lieux, telles qu'Aristote l'énonce dans le Traité du ciel. Les dimensions y sont définies par l'arithmétique et la géométrie en même temps : une dimension, c'est la ligne ; deux, la surface ; trois, le volume ; et les corps ont trois dimensions en tout. En ayant les trois dimensions, le corps constitue un tout : c'est la seule grandeur parfaite (dans ses propres limites)4. Rappelons que ce sont les dimensions des corps, non de

l'espace, lequel n'a de sens physique chez Aristote que par les lieux5.

Le mouvement, lié aux corps, est également conçu selon trois dimensions : “De même que le corps trouve son achèvement en trois dimensions, ainsi en est-il de son mouvement”6. Mais ces dimensions ne sont pas équivalentes,

étant tributaires de la doctrine des lieux et de celle du mouvement parfait. Le mouvement s'effectue selon donc trois dimensions (c'est seulement la direction qui définit, semble-t-il, la nature du mouvement) ; il existe deux mouvements simples, le mouvement rectiligne (dirigé soit vers le haut, c'est-à-dire s'éloignant du centre, soit vers le bas, allant vers le centre) et le mouvement circulaire (qui tourne autour du centre). Seul, cependant, le mouvement circulaire est parfait, non le mouvement rectiligne, puisque la ligne droite n'a pas de limite ou de fin7, la

perfection du mouvement circulaire (exprimée par son aséité) étant rapportée à une substance corporelle non terrestre, plus divine que tous les corps.

Quant aux lieux des éléments, ils sont également au nombre de trois, comme ces derniers, si du moins l'on considère ensemble l'eau et l'air qui se trouvent dans le lieu intermédiaire, et ne comptent alors que pour un : les autres sont “la région autour du centre” (lieu de la terre), et “la région extrème” (lieu du feu, qui est le “lieu du corps mû par le mouvement circulaire”)8.

Grandeurs

Dans les Règles pour la direction de l'esprit, Descartes définit la dimension d'une manière plus générale que les seules dimensions des corps ou de l'espace (règle 14) : il se sert, en fait, de la notion de dimension spatiale de la géométrie (que l'imagination peut se représenter de manière simple et distincte) pour définir la grandeur en général, relative à tout objet9. L'étendue aide à

raisonner sur les grandeurs : elle est elle-même une abstraction par l'entendement qui ne garde des propriétés d'un corps que sa figure, selon la règle 12, qui prône, pour la pleine compréhension d'une question, sa réduction à la plus grande simplicité et l'abstraction des concepts superflus10. Les dimensions des corps

3 Aristote [Métaphys.], livres M et N. Les parenthèses correspondent à mes gloses (M.P.). 4 Aristote [Ciel], I, 1, p. 1-2.

5 Sur les dimensions, la divisibilité et la continuité, cf Aristote [Ciel], I, 1, p. 3. 6 Aristote [Ciel], II, 2, p. 5.

7 Aristote [Ciel], II, 2, p. 7. 8 Aristote [Ciel], I, 8, p. 40.

9 Descartes [1728]. Regulæ, 14 et 16.

10 Par étendue, Descartes considère une caractérisation abstraite, mais qui est toujours pensée en

(7)

étendus se rapportent aux figures que l'on en étudie : considéré sous son volume, le corps est conçu “en tant qu'il est long, large et profond” ; par sa surface, “nous le concevrons comme long et large, en laissant de coté sa profondeur, sans la nier” ; “si nous traitons de la ligne, ce sera en tant qu'il est long seulement ; si nous traitons du point, ce sera en laissant de coté tout le reste, sauf qu'il est un être”.

On remarquera que l'abstraction par l'entendement permet d'envisager, parmi les figures, une variété sans dimension, le point. La ligne elle-même, et la surface, sont envisagées sans épaisseur, pour la même raison. Ces abstractions sont explicitement produites, par Descartes, pour définir un “objet (…) conçu pour démontrer à son égard le plus facilement possible tout ce qu'il y a de vrai en matière d'Arithmétique et de Géométrie”, fournissant ainsi les conditions de tout traitement mathématique sur des grandeurs, par l'étude des proportions. L'étendue comporte trois aspects qui relèvent de considérations de proportions : “la dimension, l'unité et la figure”. L'unité est le terme de la comparaison, tandis que la figure, par laquelle nous nous formons les idées des choses, peut être de deux sortes : de celui d'arrangements de points, singuliers, dénombrables, pour représenter les pluralités, et compter ; ou de celle des figures “continues et

indivises, comme un triangle, un carré, etc)”, qui “font connaître les grandeurs”.

Quant à la dimension, Descartes n'entend par là “pas autre chose que le mode et la manière selon laquelle un sujet est considéré comme mesurable : de la sorte, non seulement la longueur, la largeur et la profondeur sont les dimensions des corps, mais encore la pesanteur est la dimension suivant laquelle les sujets [subjecta] sont pesés, la vitesse est la dimension du mouvement, et infinité d'autres choses de la sorte”. Dimension signifie donc, de manière très générale, grandeur, en tant que mesurable (“la division elle-même en plusieurs parties égales, qu'elle soit réelle ou intellectuelle seulement, est proprement la dimension selon laquelle nous comptons les choses”), et il y a une sorte de réciprocité entre mesurer et compter11.

L'intelligence de la dimension comme grandeur mesurable s'appuie sur celle des trois dimensions des corps, selon l'étendue, qui ont, en fait, exactement les mêmes propriétés, lesquelles sont celles de la grandeur dans sa généralité (accessibles par l'unité et la figure, dénombrable ou continue) : “Il faut noter en passant que les trois dimensions des corps, la longueur, la largeur et la profondeur, ne diffèrent entre elles que par les mots”, puisqu'on peut les interchanger. La dimensionalité est, en vérité, ce qui caractérise la mesure pour la détermination d'un objer réel : un triangle demande trois éléments, un trapèze, cinq, etc. . “Tout cela peut s'appeler des dimensions”. On peut en former une infinité par l'entendement, à partir des choses.

Chez Descartes, les dimensions (spatiales) ne possèdent pas de

ce qui est étendu” à cause de sa généralité qui dépasse les êtres spécifiques, “alors même qu'elle ne doive pas (…) être conçue autrement que ce qui est étendu” (commentaire de la règle 14). Dans les Principes de la philosophie, Descartes indique que la même extension “en longueur, largeur et profondeur” qui constitue l'espace constitue aussi le corps, l'extension (avec ses dimensions) étant une propriété générique de l'espace qui n'est pas liée à un corps particulier (Descartes [1644], Principe 10).

11 “Si nous considérons les parties par rapport au tout, on dit alors que nous comptons ; si au

(8)

privilège particulier sur les autres grandeurs : leur équivalence permet de considérer une dimension selon l'étendue comme l'archétype de toute grandeur accessible à l'ordre et à la mesure.

Il est utile de faire, à ce propos, une remarque sur la notion de mesure chez Descartes. Dans le commentaire de la Règle 14, il est écrit que “tous les rapports qui peuvent exister entre des êtres de même genre doivent se rapporter à deux points essentiels, qui sont l'ordre et la mesure”. L'ordre de termes résulte d'une comparaison directe entre eux, tandis que la mesure demande la considération d'un troisième terme, “qui est l'unité servant de commune mesure aux deux autres”. Les grandeurs continues peuvent être, “grâce à une unité d'emprunt” ramenées à une pluralité, c'est-à-dire à une quantité dénombrable. Et “la pluralité des unités peut ensuite être disposée dans un tel ordre que la difficulté, qui se rapportait à la connaissance de la mesure, dépende finalement de l'ordre seul”. Tel est, en particulier, l'intérêt de l'algèbre (“c'est dans ce progrès que l'art nous est du plus grand secours”).

L'écriture symbolique de l'algèbre montre bien que la mesure dépasse la détermination du nombre (voir le développement de la Règle 14). Quand on écrit a2 b2 au lieu de la racine numérique de la somme des carrés, les “deux

parties a2 et b2 resteront distinctes, alors qu'elles sont confondues si l'on se sert

d'un nombre”. Entendons que c'est la forme générale de la relation qui compte, dans les rapports entre les grandeurs, et non le résultat numérique particulier. D'ailleurs, est-il dit plus loin, les nombres rendent “un double service” : “ils expliquent tantôt l'ordre, tantôt la mesure”. (Et, dans l'exemple ci-dessus, l'application numérique nous fait connaître la commensurabilité des nombres qui mesurent l'hypothénuse et les côtés du triangle rectangle). L'important, c'est la relation dans laquelle s'exprime la grandeur en fonction des données : elle “est le seul point où réside proprement la science”. D'une manière générale, quand Descartes parle de la mesure, il faut l'entendre dans le sens “qualitatif” (malgré l'ambiguïté du terme, je l'emploie ici par opposition à quantitatif) qui désigne avant tout ce que la grandeur a de “relationnel” : le contenu conceptuel, même mathématisé, ne s'évanouit pas sous la détermination précise du nombre. (Le langage actuel entend au contraire le plus souvent par mesure la détermination numérique, conception bien plus récente et plus étroite, à l'aune de laquelle on ne pourrait que déformer et trahir la pensée de Descartes comme celle d'autres auteurs postérieurs).

Relations et abstractions

Sur Newton, il y a peu à dire concernant les dimensions de l'espace, prises comme données ; mais beaucoup concernant l'espace lui-même : cela est assez bien connu. Ses conceptions sur l'espace absolu sensorium Dei furent l'objet d'une controverse avec Leibniz par Clarke (son disciple) interposé12. Leibniz

affirme l'homogénéité de l'espace, et propose que ce dernier n'est que l'ordre ou la

(9)

relation13, et n'est rien sans les corps : il n'est que la possibilité de les placer les

uns par rapport aux autres. L'espace est donc relatif. Nous reprendrons ses idées à propos du temps, conçu de la même façon.

M. Guénault, un auteur du XVIIIè siècle dont nous reparlerons à

propos du rapport du temps et de l'espace, émet sur l'étendue en tant que grandeur continue des considérations qui paraissent très originales pour l'époque, dans l'article “Etendue” de l'Encyclopédie de d'Alembert et Diderot14 : il la conçoit

d'emblée par rapport aux idées de dimension et de limite (ou d'absence de limites). “L'étendue abstraite est l'idée des dimensions de la matière [entendons le volume occupé, dans les trois directions de l'espace], séparées par une abstraction métaphysique de toutes les qualités sensibles des corps et par conséquent de toute idée de limites, puisque l'étendue ne peut être limitée en effet que par des qualités sensibles”.

Une autre idée du même auteur sur l'étendue, qui se présente comme conventionnaliste avant la lettre, est relative à sa divisibilité à l'infini : cette dernière n'a de sens que si l'on parle de l'“étendue abstraite”, qui comporte de l'arbitraire comme il en entre dans la formation de toutes nos idées abstraites,.et dont la définition même doit inclure l'infinie divisibilité (autrement dit le continu). "Si l'on veut que toute partie intelligible de l'étendue soit de l'étendue, la divisibilité à l'infini aura lieu”, car les opérations de divisibilité successive peuvent être représentées par une suite infinie de nombres, et l'on ne pourra pas plus “assigner le dernier terme de la division” que l'on ne peut assigner le dernier terme de la suite numérique (mais “une autre définition de l'étendue abstraite aurait conduit à une autre solution”).

En ce qui concerne l'étendue physique sensible, la question est dénuée de sens, car “à partir d'un certain nombre de divisions, le phénomène de l'étendue

s'évanouit, et tombe dans le néant relativement à nos organes”. (Notons la

modernité de la conception qui rapporte expressément l'intelligible à l'abstraction, en dépassant les impressions des sens, et qui fait de l'étendue spatiale une notion liée aux corps “macroscopiques”.). Remarquons encore la conclusion de Guénault sur l'étendue (et les dimensions sont donc concernées) en tant que propriété des corps (elle est presque prémonitoire des modifications conceptuelles requises par la physique atomique du xxè siècle) : “L'étendue n'est pas plus essentielle à la matière que ses autres qualités15 : elles dépendent toutes, ainsi que l'étendue, de

certaines conditions pour agir sur nous”.

Quant à d'Alembert, il définit la dimension, à l'article sous ce nom de l'Encyclopédie, comme “l'étendue d'un corps considéré en tant qu'il est mesurable, ou susceptible de mesure” (renvoyant aux articles “Extension”, de Guénault, que nous venons d'évoquer, et “Mesure”), et précise que les trois directions de

13 Ce qu'il expose aussi dans les Nouveaux essais sur l'entendement humain (Leibniz [1703],

chapitres 13 à 15). Leibniz y définit l'étendue comme “l'abstraction de l'étendu”, et ce dernier comme “un continu dont les parties sont coexistantes ou existent à la fois”. L''espace est “un rapport, un ordre, non seulement entre les existants, mais encore entre les possibles comme s'ils existaient. Mais sa vérité et réalité est fondée en Dieu comme toutes les vérités éternelles”. “L'espace est un ordre dont Dieu est la source”.

14 Guénault [1756].

15 Elle n'est pas l'essence de la matière, puisqu'elle ne peut rendre compte de propriétés comme

(10)

l'extension des corps (longueur, largeur et profondeur) correspondent aux dimensions de la matière en général : la ligne, la surface, le solide (renvoyant à ces termes). Comme dimension signifie aussi puissance des racines d'une

équation (renvoi à ces mots), ce terme étant transposé de la géométrie à l'algèbre

(la dimension de la racine est égale au degré de l'équation), d'Alembert commente cette extension de sens, considérant qu'on ne peut concevoir au sens propre (de la géométrie) plus de trois dimensions, en donnant une interprétation des nombres de dimensions supérieures à trois “qu'on employe dans l'application de l'Algèbre à la Géométrie”16.

On peut les considérer du simple point de vue arithmétique comme la puissance d'un nombre (et la question ne se pose pas), ou du point de vue géométrique, en divisant l'équation de la courbe “par une certaine ligne à volonté qui réduise le nombre des dimensions à 3”, ce qui est toujours possible, “car dans la Géométrie tout se réduit toujours à des équations”17.

Les dimensions de l'espace (et celle du temps) sont présentes dans la pensée kantienne, dans la mesure où nous les connaissons comme des grandeurs (continues et infinies). Dans la Critique de la raison pure, dans l'“Esthétique transcendantale”, “science de tous les principes de la sensibilité a priori”, Kant établit, aux “Anticipations de la perception”, ou représentations a priori de ce qui peut toujours être donné a posteriori dans l'expérience, l'espace et le temps comme formes pures de l'intuition sensible, permettant la formation par l'entendement d'une connaissance synthétique a priori (comme celle de la géométrie), et l'appréhension des phénomènes18. Or, “dans tous les phénomènes,

le réel, qui est un objet de la sensation, a une grandeur intensive, c'est-à-dire un degré” : les dimensions attribuées à l'espace et au temps sont de telles grandeurs, données dans la perception. Pour déceler cette grandeur intensive, Kant imagine un changement graduel de la conscience empirique en conscience pure par la diminution progressive et continue de la sensation, de telle façon que le réel disparaît complètement et “qu'il ne reste qu'une conscience purement formelle (a

priori) du divers dans l'espace et dans le temps”.

On peut produire aussi une sensation avec une grandeur quelconque, non extensive, mais appréhendée par la conscience. “Tous les objets de la sensation ont une grandeur intensive, c'est-à-dire un degré d'influence sur les sens”. Ces grandeurs sont continues, c'est-à-dire “fluentes”, la continuité étant exprimée par la fluxion. La pensée des grandeurs différentielles pénètre ainsi, chez Kant, l'énoncé des conditions de possibilité de la connaissance à partiir de l'expérience du monde sensible.

Courbures physiques

La question des dimensions de l'espace apparaît reliée de plus en plus

16 L'idée de dimension était encore liée à celle de degré d'une équation. Jean-Jacques Szceziniarz a

bien mis en évidence comment c'est à Descartes que l'on doit la distinction des dimensions de l'espace et du degré de l'équation des courbes, qui lui permit de développer la théorie des équations algébriques (de degré quelconque) : cf. Szceziniarz [1998].

17 D'Alembert [1754]. Voir plus loin, sur le temps comme quatrième dimension. 18 Kant [1781, 1787], p. 906-909. Souligné par moi, M. P.

(11)

étroitement à celle du rapport entre la géométrie et la physique, de Gauss à Riemann et à Clifford, du coté des mathématiques, avant que ce rapport ne se voie explicité en une imbrication étroite par la théorie physique elle-même, avec la Relativité générale d'Einstein.

Pour Gauss, qui étudia les surfaces selon leurs deux dimensions seules, comme, à sa suite, pour Riemann, qui en étendit la considération à celle de variétés (ou multiplicités) à n dimensions, la géométrie porte sur l'espace physique qui a naturellement trois dimensions. Pour les évoquer, le raccourci le plus parlant est la vue synthétique de leurs contributions telle que la voyait Einstein, situant son propre aboutissement dans leur lignée directe. Il rappelait, dans un de ses derniers écrits19, que Gauss, dans sa théorie des surfaces où il étudiait “les

propriétés métriques d'une surface plongée dans l'espace euclidien à trois dimensions”, avaiit montré “que ces propriétés peuvent être décrites par des concepts qui se rapportent seulement à la surface elle-même et non pas à sa relation avec l'espace dans lequel elle est plongée". Cette recherche conduisit à utiliser des coordonnées générales. Quant à Riemann, il étendit cette théorie bi-dimensionnelle des surfaces à des espaces ayant un nombre arbitraire de dimensions, trouvant l'expression générale pour la courbure de ces espaces. Riemann identifiait l'espace physique à une variété à trois dimensions, dont la métrique devait à ses yeux être donnée par la théorie physique, ce que l'on a pu ensuite voir, rétrospectivement, comme un appel à la théorie de la relativité générale.

Clifford, pour qui les axiomes sont, en géométrie comme en physique, le résultat de l'expérience, évoquait, pour sa part, dans le texte posthume “The common sense of exact science” (écrit vers 1870), la possibilité que l'espace ne soit pas partout tel que nous le connaissons dans notre environnement local, voire même qu'il ne soit pas plat localement, ses petites variations de courbure étant rapportées à des effets de variations physiques. La courbure de l'espace pourrait varier avec le temps, ce qui apparaitrait comme une succession de changements physiques apparents.

Physiologie des trois dimensions

Parallèlement (ou conjointement) à ces conceptions mathématiques, la préoccupation pour les origines physiologiques de la connaissance à travers l'expérience des sens se portait sur l'espace et sur ses dimensions avec, notoirement, Helmholtz, Mach, Poincaré20.

Dans les textes de Mach repris dans son ouvrage Space and

Geometry21, les trois dimensions ont leur origine dans le fait que le corps de

l'homme (comme celui des animaux) est orienté dans trois directions cardinales : les directions haut-bas (due à la pesanteur), avant-arrière (qui se marque dans la locomotion), gauche-droite (malgré une symétrie architecturale, mécanique et géométrique, il existe une asymétrie anatomique et physiologique, comme celle

19 Einstein [1954]. Cf. Paty [1993], p. 291.

20 Nous ne mentionnerons pas ici les considérations postérieures des philosophes positivistes

logiques qui se réclameront d'eux (cf. p. ex., Carnap [1924]).

(12)

des organes internes, du visage, de tels organes externes comme les pinces des crabes, etc.)22.. Ayant ainsi “les trois directions cardinales très distinctement

marquées sur leurs corps”, les animaux et l'homme ont sans doute en gros le même “espace physiologique”, c'est-à-dire le même genre d'expérience de l'espace à partir des sensations, sur lesquelles l'homme forme cette notion. Pour Mach, ces trois directions cardinales constituent “la base physiologique de notre familiarité avec les trois dimensions de l'espace géométrique”23.

On peut, ceci posé, considérer l'origine expérimentale des trois dimensions de la géométrie24. Ayant admis l'existence de corps rigides, on

considère le mouvement en traçant à partir d'un point trois lignes quelconques non situées dans un même plan. On peut atteindre par trois mouvement le long de ces lignes parallèles un point quelconque à partir de n'importe quel autre. D'un point de vue physiologique comme d'un point de vue géométrique, trois mesures ou dimensions constituent le moyen suffisant le plus simple de toute détermination spatiale25 : ce qui est une justification physiologique des systèmes de coordonnées

spatiales.

Topologie

Analysant, lui aussi, la formation de la notion d'espace, et d'abord son origine dans les sens, Poincaré examine ses propriétés dimensionnelles26 : l'espace

physiologique est à n dimensions ; sur lui, l'entendement forme l'espace à trois dimensions. En l'absence de considération (et d'instrument) de mesure, cet espace n'est ni métrique ni projectif, et n'a que des propriétés topologiques (dont l'étude est l'objet de l'Analysis situs, ou topologie, créée par Riemann et développée par Poincaré : sa propriété fondamentale étant que l'espace continu a trois dimensions27).

Poincaré, dans son article intitulé “Pourquoi l'espace a trois dimensions”, montre comment, pour lui, l'Analysis situs, c'est-à-dire la topologie, est “le véritable domaine de l'intuition géométrique”28. En particulier les

“axiomes de l'ordre” de la construction axiomatique de la géométrie, qui “sont de véritables propositions géométriques, se rattachent à l'Analysis situs”, écrit Poincaré, poursuivant : “Nous voyons que le fait pour un point C d'être entre deux autres points d'une ligne, se rattache à la façon de découper un continu à une dimension à l'aide de coupures formées de points infranchissables”29. De telles

propriétés nous sont révélées “par l'intuition”. Cela peut vouloir dire soit l'intuition de l'espace, soit l'intuition du continu mathématique ou physique : ce serait à première vue plutôt la première. Car, écrit-il, “nous raisonnons facilement

22 Mach [1906], p. 14-15. 23 Mach [1906], p. 18. 24 Ibid., p. 82. 25 Ibid., p.84.

26 Voir les trois textes des années 1890 repris dans La science et l'hypothèse (Poincaré [1902]). 27 Poincaré [1912], p. 135-136. Sur le lien avec le théorème d'Euler (en vérité, de Descartes

retrouvé par Euler) sur les solides, voir p. 134.

28 Poincaré [1912], p. 155-157. 29 Ibid. Souligné par H.P.

(13)

sur l'espace et beaucoup plus difficilement sur des continus plus compliqués, sur des continus à plus de trois dimensions non susceptibles d'être représentés dans l'espace”. Dans ce cas, “nous attribuerions à l'espace trois dimensions tout simplement parce que le continu à trois dimensions serait le seul dont nous aurions une intuition nette”.

Poincaré remarque cependant qu'il existe une Analysis situs à plus de trois dimensions, plus difficile, mais qui ne repose pas exclusivement sur l'analyse, et qui fait constamment appel à l'intuition30. Il voit d'ailleurs dans la

construction d'une telle Analysis situs à plus de trois dimensions l'une des tâches de la mathématique à venir.

Dans sa conférence sur “L'Avenir des mathématiques”31, Poincaré

rappelle le caractère intuitif de la géométrie (“les sens y peuvent venir au secours de l'intelligence et aident à deviner la route à suivre”), tout en remarquant que les sens ne sont plus utiles “en dehors des trois dimensions classiques”. Mais l'on s'est pourtant familiarisé avec des géométries à plus de trois dimensions, qui aident à se représenter plus imédiatement des propositions analytiques. Le langage de la géométrie reste le même, et la représentation intuitive s'aide de l'analogie (“l'analogie avec ce qui est simple qui nous permet de comprendre ce qui est complexe”), en s'appuyant sur l'espace à trois dimensions pour nous diriger dans un espace “trop grand pour nous et que nous ne pouvons voir”32. Cette géométrie

à plus de trois dimensions n'est pas simplement analytique, ou quantitative, “elle est aussi qualitative”. Or c'est aspect sous laquelle l'Analysis situs, “qui a pour objet l'étude des relations de position des divers éléments d'une figure, abstraction faite de leurs grandeurs”, considère la géométrie. Le programme que Poincaré dessine est de poursuivre l'extension de l'Analys situs aux espaces à plus de trois dimensions : “Il faut qu'on arrive à la construire complètement dans les espaces supérieurs ; on aura alors un instrument qui permettra de voir réellement dans l'hyperespace et de suppléer à nos sens”33.

La plus ou moins grande intuition des continus à plus de trois dimensions est une “affaire d'habitude”, de même qu'on s'habitue à raisonner dans trois dimensions : “Nous avons tous en nous l'intuition d'un nombre quelconque de dimensions, parce que nous avons la faculté de construire un continu physique

et mathématique34. Cette faculté “préexiste en nous à toute expérience”, parce

qu'elle conditionnne l'organisation en nous de cette expérience, et “cette intuition n'est que la conscience que nous avons de cette faculté” ; elle nous conduirait aussi bien à construire un espace à quatre dimensions si le monde extérieur, par l'expérience, nous déterminait à le faire.

Continu mathématique et coupures

Poincaré définit la dimensionalité d'un continu mathématique en

30 Ibid.

31 Poincaré [1908b], in [1908], éd. 1918, p. 38-40. 32 Ibid.

33 Ibid.

(14)

introduisant la notion de coupure pour diviser le continu35. Si la division d'un

continu demande des éléments tous discernables les uns des autres (singuliers), ce continu est à une dimension. S'il y faut des éléments appartenant à plusieurs (n) continus, le continu considéré est à plusieurs (n) dimensions. Si les coupures forment un ou des continus à une dimension, le continu considéré est à deux dimensions ; si elles forment un ou des continus à deux dimensions, le continu est à trois dimensions, et ainsi de suite. On peut aussi le dire d'une manière plus intuitive (géométrique) : pour diviser l'espace (volume), il faut des coupures qui sont des surfaces, pour diviser des surfaces, les coupures sont des lignes, pour les lignes ce sont des points. Les points ne sont pas des continus, les lignes sont des continus à une dimension, les surfaces à deux dimensions et les volumes sont à trois dimensions. Une telle définition ne s'applique pas seulement à l'espace.

Reprenant ses analyses de l'espace sensoriel36, Poincaré les aborde

cette fois avec ses notions de continus à n dimensions définies par des coupures, rapportées cette fois à des sensations37. Il montre comment l'espace visuel a trois

dimensions, par l'expérience interprétée simplement, commodément (on pourrait compliquer, en rajoutant, par exemple, des lunettes) : cela reste un choix de convention. Il en va de même pour l'espace moteur. Poincaré poursuit ces analyses38 en considérant le groupe des déplacements correspondant aux

changements internes qui corrigent les changements externes des exemples précédents. Il lui trouve six dimensions, qui se réduisent cependant à trois si l'on veut coordonner les sensations visuelles et motrices, de telle façon qu'un point des premières soit un point des secondes (identifiant les différents espaces sensoriels).

La conclusion ne sera pas pour nous étonner : “L'expérience ne nous prouve pas que l'espace a trois dimensions ; elle nous prouve qu'il est commode de lui en attribuer trois…” Notons encore la différence que Poincaré voit entre l'espace représentatif, qui est un continu physique, et l'espace géométrique, qui est un continu mathématique39.

Peut-on concevoir les phénomènes physiques, se demande Poincaré, autrement que dans l'espace à trois dimensions ? par exemple, dans un espace à 3n coordonnées, pour n points matériels, dans la mécanique de Hertz. Un point de cet espace représente un système de n points matériels ; les liaisons font qu'il est assujetti à rester sur une surface de nombre de dimensions n' inférieur à 3n. La loi de la mécanique serait de lui faire parcourir le chemin le plus court sur cette surface.

3

LES QUATRE DIMENSIONS DE L'ESPACE-TEMPS

35 Poincaré [1903], in Poincaré [1905a], chapitre 3. 36 Voir Poincaré [1895]. Cf. Paty [1993], chapitre 6. 37 Poincaré [1903], in Poincaré [1905a], chapitre 3. 38 Poincaré [1903], in Poincaré [1905a], chapitre 4. 39 Ibid., p. 94.

(15)

A l'espace, s'adjoint le temps. Dès qu'il est question de la nature, l'un ne va pas longtemps sans l'autre, les deux s'appellent, si différents fussent-ils. L'astronomie les reliait, mais non la physique, jusqu'à Galilée du moins, qui fit entrer le temps comme la variable selon laquelle s'expriment les lois. Il n'est pas possible de retracer ici les histoires parallèles de ces deux notions, voire l'histoire de leurs rapports lointains jusqu'à l'époque moderne. Le temps y aurait une importance très spécifique, étant donné ses implications dans tous les ordres, et qui ne touchaient à la physique qu'accessoirement. Mis à part les années et les jours, on ne se souciait pas de le connaître plus exactement que par sabliers et clepsydres : l'horloge de précision ne vit le jour qu'au XVIIIè siècle, après Galilée

qui en posa les prémisses par ses observations sur le pendule, avec Huygens, qui en trouva la solution théorique et la construisit.

Disons cependant que, dès Aristote, le temps était pour ainsi dire pourvu d'une dimension sans avoir besoin d'être considéré comme linéaire, puisqu'il était un nombre, étant défini comme le nombre du mouvement. Les dimensions de l'espace étaient mesurées par des segments de lignes droites et le temps par le mouvement circulaire. Le temps était périodes et fractions de périodes.

Les étrangers parallèles

Le traitement en parallèle de l'espace et du temps ne commence vraiment que lorsque le temps, comme l'espace, est considéré comme linéaire et infini. Alors, il devient peu à peu rapprochement, dans la forme et dans le contenu, les deux se liant dans l'étude quantitative de la mécanique.

Avec la loi de la chute des corps de Galilée, le temps est pris comme variable physique pour la dynamique. Aussitôt, peut-on dire, le temps entre dans l'espace, comme on le voit à la transformation de changement de repère,

x'xvt, qui assure la relativité du mouvement et de l'espace. Dès lors le temps

et l'espace ne cesseront plus leur marche de concert dans l'histoire des idées. Isaac Barrow, dans ses Lectiones geometricæ40, fait valoir que le

mouvement des corps apte à la détermination du temps est celui qui “at least constantly keeps an equal impetus with regard to the periods of its motion, and run thro' an equal space” : c'est le mouvement des étoiles, du Soleil et de la Lune. Il envisage plus loin la ligne droite ou circulaire, considérant qu'entre ceux-ci et le temps “il se trouve y avoir beaucoup de similitude et d'analogie”. Et, écrit-il, “comme le temps est fait de parties semblables, il est raisonnable de le considérer comme une quantité ayant une seule dimension”. On peut l'imaginer soit comme une simple addition de “moments naissants” (“rising moments”), soit comme un

flux continuel d'un moment, et “la raison lui octroie la longueur, et détermine sa

quantité par la longueur de la ligne qui a passé” (“the length of the line passed

out”). On exprimera donc toujours le temps par une ligne droite, et les instants

seront comme les points de cette droite. Ces conceptions de Barrow, plus peut-être

(16)

qu'aucune autre du même auteur, eurent de toute évidence une grande influence sur la pensée de son disciple et successeur à l'Université de Cambridge, Newton.

Dans les Principia, Newton veut clarifier la notion de temps (comme celle d'espace), qui parait si évidente par ailleurs “qu'elle n'a pas besoin de définition”. Rien cependant ne ressemblait plus à une fausse évidence que la notion de temps. Le temps nous est connu par la durée, qui est, selon Newton, sa définition même (“le temps, qu'on appelle aussi durée”), et qui ne nous fait connaître, en vérité, que des temps relatifs : Newton se met en devoir de dégager l'idée de “temps absolu”, et de mouvement absolu, contre celle (galiléenne et cartésienne) de mouvement relatif pour des espaces relatifs, voire des temps (au sens de durées) relatifs. Telle est, pour lui, la condition de la mathématisation du temps (c'est-à-dire de sa saisie dans sa vraie nature : “le temps vrai et mathématique”), nécessaire pour mathématiser le mouvement.

Il lui faut, en outre, concevoir cette mathématisation sur le mode de celle de l'espace pour exprimer la continuité. Par propriété aussi bien que par définition, le temps “coule uniformément”. Une définition implicite, liée à la mathématisation du mouvement et du temps, pose la nécessité de concevoir en même temps la durée et l'instant, d'où résulte, en fait, la mise en place de la “méthode des premières et des dernières raisons des grandeurs” qui interviennent dans la géométrisation quantitative du mouvement effectuée dès les premières pages des Principia. Ce qui correspond, de fait, à la conceptualisation infinitésimale (pour ne pas dire encore différentielle) à l'aide d'une forme géométrique du calcul des fluxions.

A y bien réfléchir, la définition du temps par son uniformité naturelle, sous son apparence de tautologie (qui sera d'ailleurs remise en cause ultérieurement, avec la non linéarité du temps dans l'espace-temps de la Relativité générale), exprime la condition requise pour traiter le temps comme la variable de la fluente, par rapport à laquelle se définit la fluxion (c'est-à-dire comme grandeur différentielle) : c'est une condition d'homogénéité (qui revient à poser l'égalité des

dt à tout instant, en notation leibnizienne). Mais, on le sait, l'explicitation de cette

formulation ne serait pas immédiate (l'élément différentiel dt ne serait conçu sans ambiguïté, sur le même pied qu'une différentielle de variable d'espace, que plus de cinquante années après)41.

Espace simultané, temps sans extension

John Locke, dans son Essay concerning human understanding, compare d'emblée la durée comme extension de temps à l'extension qui est naturelle à l'espace, posant en même temps la différence irréductible du temps et de l'espace, et leur analogie en tant que grandeurs42. La différence est exprimée en

termes d'une opposition ontologique : l'espace est simultané ou, plutôt, dans les termes de Locke, permanent, situé en dehors du temps, tandis que le temps (sans correspondance à de l'extension dans le sens spatial donné alors à ce terme) est impalpable, mouvant, sans cesse disparaissant, toujours, pour ainsi dire, sur la

41 Paty [1994 et en prép.].

42 Locke [1690], Livre 2, chap. 14 et 15. Dans les citations qui suivent, les italiques sont de moi,

(17)

crête de l'onde. “Il existe, écrit Locke, une autre sorte de distance ou de longueur, dont nous avons l'idée, non à partir des parties permanentes de l'espace, mais des

parties mouvantes et perpétuellement en état de disparition [perpetually perishing] de la succession. (…). Nous l'appelons durée”. L'idée du temps nous

vient, selon Locke, de la réflexion sur le train de nos idées, et cette genèse psychologique de l'idée de temps lui paraît plus importante que la perception du temps par le mouvement, puisque l'on peut, précisément, concevoir le temps en l'absence de mouvement, en observant en soi-même le train de nos idées. D'un autre côté, pour Locke, de même que pour Barrow et Newton, la meilleure mesure du temps est fournie par les révolutions du Soleil et de la Lune.

Quant à l'analogie avec l'espace, si Locke l'exprime, comme Barrow, par le problème du continu (“Time to duration is as place to extension”), elle se tient fondamentalement dans leur statut de grandeurs mesurables : “all parts of extension, are extension ; and all the parts of duration, are duration”. Mais “la durée est une ligne” (à une dimension), tandis que “l'étendue [est] un solide” (à trois dimensions). En tant que grandeur, le temps peut être rapporté aux grandeurs géométriques, tout en étant une grandeur non extensive et non figurée : “La durée n'est rien de plus que si elle était une ligne droite étendue à l'infini, non capable de multiplicité, de variation ou de figure. Mais elle est une mesure commune de toute existence, que toutes les choses, si elles existent, partagent également”. L'on retrouve ici deux idées relativement anciennes : l'une, que l'on peut voir comme “existentielle”, que le temps est commun à toutes choses (les choses existantes ont ce commun destin d'être dans le temps), et l'autre, ontologique, qui définit l'être comme persévérance dans le temps, idée que Descartes affirmait aussi. Locke ajoute que “toutes les choses existent au même moment du temps”, ce qui est affirmer une co-temporalité (ou simultanéité) universelle impliquant l'idée du caractère absolu du temps.

Le rapport entre la durée et la succession s'établit, pour Locke, autour de la notion de distance, selon une image inspirée visiblement de la géométrie des limites de Newton, à savoir le passage d'une corde sur la trajectoire à la tangente. En effet, “la durée, écrit-il, et le temps qui en est une partie, est l'idée que nous avons de la distance évanouissante (perishing distance), dont deux parties ne peuvent co-exister mais se suivent en succession ; de même que l'étendue est l'idée de la distance qui perdure (lasting), dont toutes les parties existent ensemble et ne sont pas capables de succession”.

Il s'agit donc entre les deux d'une différence de nature quant aux parties (infinitésimales) : “Le temps n'a jamais deux paries ensemble mais l'étendue les a toutes ensemble”. En quelque sorte, l'idée d'instantanéité du temps est ici opposée comme une sorte d'inverse à celle de simultanéité de l'étendue. On retrouve toutefois une symétrie entre la durée et l'étendue, en ceci que “l'étendue et la durée s'embrassent et se contiennent mutuellement ; chaque partie de l'espace se trouvant dans chaque partie de la durée, et chaque partie de la durée dans chaque partie de l'extension”. Ces considérations résultent de l'analyse des idées distinctes de durée et d'étendue, informées cependant de la physique newtonienne.

Quant à Leibniz, il considère que “l'espace est quelque chose de relatif, comme le temps ; il est un ordre de coexistences, comme le temps est un

(18)

ordre de succession”43. Ce ne sont que des ordres de relations. Leibniz prouve, par

le principe de raison suffisante, que “l'espace est quelque chose d'absolument uniforme” dans le sens de l'équivalence de tous ses points, en l'absence d'bjet. Mais les instants, en l'absence de choses, “ne sont rien du tout” : ils ne sont que l'ordre successif des choses. A cela, Clarke objecte que “l'espace et le temps sont des quantités, ce que la situation et l'ordre ne sont pas”, en fondant ses arguments sur l'infinité de Dieu. Leibniz lui réplique que l'espace (qui est souvent commensurable aux corps) et l'immensité de Dieu ne sont pas identifiables, que chaque chose a sa propre extension et sa durée propre, mais non Dieu, et refuse ainsi d'admettre que le temps et l'espace soient des substances.

La quatrième dimension possible

M. Guénault, éditeur, au XVIIIè siècle, de la Collection Académique,

est l'auteur d'un article fort intéressant de l'Encyclopédie de d'Alembert et Diderot intitulé “Etendue”44. Les idées d'espace et de temps, écrit-il, “qui semblent à

certains égards d'une nature entièrement opposée, ont plus de rapports entr'elles qu'on ne le croirait au premier coup d'œil”. Les parties de l'“étendue abstraite”, identifiée à “l'espace comme un tout”, “sont supposées coexister à la fois dans une éternelle immobilité”, tandis que “toutes les parties du temps semblent s'anéantir et se reproduire sans cesse”, et notre représentation du temps est celle d'“une chaîne infinie, dont il ne peut exister à la fois qu'un seul point indivisible, lequel se lie avec celui qui n'est déjà plus, et celui qui n'est pas encore”.

Et cependant, il existe un moyen terme entre ces idées si différentes, qui les met en relation, et les fait s'interpénétrer : c'est le mouvement. On peut “concevoir de la succession” entre les parties de l'espace supposées permanentes, “lorsqu'elles sont parcourues par un corps en mouvement ; symétriquement, l'espace ainsi parcouru “fixe, pour ainsi dire, la trace du temps”, et “l'abstraction légère et fugitive” qu'est ce dernier semble ainsi acquérir “une sorte de consistance”, de telle sorte que le mouvement “est le seul phénomène qui puisse donner quelque réalité à [l'idée] de temps”.

On ne rencontre, à ma connaissance, chez aucun auteur jusqu'à la théorie de la relativité, l'idée aussi fortement exprimée d'une symétrie et d'une

interpénétration réciproque entre l'espace et le temps : par le mouvement, l'espace

est temporalisé et le temps est spatialisé. (Les transformations galiléennes indiquaient seulement la pénétration de l'espace par le temps, celle du temps par l'espace n'interviendrait qu'avec les transformations de Lorentz de la Relativité restreinte). L'auteur, cependant, envisage cette réciprocité seulement pour les idées que nous nous faisons de l'espace et du temps, sans entrer dans la considération des grandeurs physiques correspondant à ces idées, et de leur forme. Ces deux idées, qui expriment la co-existentialité pour l'une, et la succession, pour l'autre, sont purement abstraites, indépendantes des existences réelles (des corps), elles servent de mesure du mouvement, et on les choisit pour cela “uniformes”

43 Leibniz et Clarke [1715-1716]. Voir aussi les Nouveaux essais (Leibniz [1703], chapitres 14 et

15) : on peut comprendre l'instant par analogie avec le point ; ce ne sont pas des parties du temps et de l'espace, mais “des extrémités seulement”.

(19)

(identiques en tous leurs points). Elles sont indéterminées, et seuls les êtres physiques leur donnent une détermination.

D'Alembert expose, dans ses “Eclaircissements sur l'espace et le temps”45, une idée voisine, selon laquelle l'espace et le temps sont conçus

indépendamment des corps tout en ne pouvant être l'être que par les corps. Le rattachement l'une à l'autre de ces idées si différentes s'effectue également à travers le mouvement, en tant qu'elles sont des grandeurs. Leur différence de nature fait directement la différence des deux sciences dont elles sont l'objet. L'espace, sans le temps, concerne la géométrie, tandis que la mécanique, qui s'occupe du mouvement des corps, est la science des objets dans l'espace et dans le temps : la mécanique peut être vue comme géométrie dans le temps. D'un autre côté, les lois du mouvement, et les équations qui les expriment, lient étroitement les grandeurs d'espace et la grandeur temps, au point que l'on peut considérer le temps sur le même plan que les trois coordonnées d'espace.

Arrêtons-nous quelque peu à ces aspects des conceptions de d'Alembert sur le temps dans son rapport à l'espace en tant que grandeurs. Je ne m'appesantirai pas, ici, sur d'autres aspects de la notion de temps tels qu'il la considère, comme son aspect génétique, abordé dans la lignée de Locke : nous n'accédons à la notion de temps que par la succession de nos idées46. D'Alembert

insiste beaucoup plus sur son caractère physique : ce n'est pas la succession des idées qui fait le temps, et sa mesure est fournie par le mouvement des corps47. Le

mouvement se manifeste à nous par des espaces (des distances) parcourus pendant des intervalles de temps (durées), qu'il s'agit de quantifier, par exemple par des lois de vitesses. Le temps et l'espace sont de natures différentes48, et on ne peut les

comparer qu'en comparant le rapport de leurs parties49. La vitesse n'est pas, à

strictement parler, de l'espace divisé par du temps : elle exprime le rapport de deux nombres dont l'un est un rapport de parties d'espace et le second un rapport de parties de temps : entendons que ces nombres sont rapportés à la grandeur unité pour chacune de ces grandeurs.

L'intervention du temps en physique, et d'abord en mécanique, fait pour d'Alembert l'une des raisons fondamentales de distinguer la mécanique de la géométrie : la géométrie considère l'espace, la mécanique se préoccupe conjointement de l'espace et du temps mis à le parcourir. “Il y a, écrit-il dans la préface au Traité de dynamique, entre la mécanique et la géométrie cette différence (…) que la géométrie ne considère dans le mouvement que l'espace parcouru, au lieu que dans la mécanique on a égard de plus au temps que le mobile emploie à parcourir cet espace”50.

Le rapport des parties du temps nous est inconnu en lui-même. Il faut donc le comparer à un autre rapport de parties, mieux connu, comme la ligne droite, ce qui est possible par l'intermédiaire du mouvement uniforme, promu au

45 D'Alembert [1765], p. 402 et suiv. 46 Cf. Paty [1977].

47 D'Alembert [1765], p. 402 et suiv.

48 Cette différence de nature peut être illustrée par l'absence de sens d'une expression comme :

“Combien de fois une heure est contenue dans une lieue”. D'Alembert [1758], p. 371-372.

49 D'Alembert [1743, 2è éd. 1758], Discours préliminaire, p. vii-viii. 50 D'Alembert [1743], 1ère éd., p. vii.

(20)

rang de “mouvement naturel” grâce au principe d'inertie (le rapport des parties du temps y est égal à celui des parties correspondantes de la ligne droite parcourue)51. A cause de cette représentation par une ligne droite, on peut

comparer “les rapports des parties du temps à celui des parties de l'espace parcouru, comme on compare en géométrie le rapport des parties d'une ligne à celui des parties d'une autre ligne”52. C'est ainsi que l'on obtient l'équation du

mouvement par la géométrie et de calcul, comme on a, en géométrie, l'équation d'une courbe. Cependant, la raison de la loi particulière échappe à la géométrie seule et appartient en propre à la physique. Cette représentation du mouvement par une courbe s'effectue en portant le temps en abscisse, et les espaces en ordonnée53 : l'équation du mouvement est une représentation géométrique du

temps avec l'espace.

Le fait de considérer le diagramme de la variation d'espace en fonction du temps correspond à une sorte d'homogénéisation mathématique de ces grandeurs, traitées comme des coordonnées (surtout si l'on considère que les trois coordonnées d'espace sont résumées dans l'ordonnée du diagramme, comme si celle-ci était elle-même représentative d'un espace de trois coordonnées). D'Alembert n'a pas employé à ce propos le mot “quatrième dimension”, même si cette idée s'y trouve en fait présente, mais il a proposé explicitement par ailleurs cette idée avec le mot, dans un autre contexte.

A l'article “Dimension” précédemment cité, après avoir discuté de la signification purement algébrique des dimensions supérieures à trois des racines d'une équation de même degré, d'Alembert complète sa remarque qui revient à laisser optionnelle la traduction en termes géométrique de ces notions, en émettant l'idée que le temps pourrait être considéré comme une quatrième dimension, dans un sens géométrique semblable à celui des trois dimensions de l'étendue. Pour celles-ci, “la longueur toute seule s'appelle ligne ; la longueur combinée avec la largeur prend le nom de surface ; enfin la longueur, la largeur, et la profondeur ou l'épaisseur, combinées ensemble produisent ce que l'on nomme un solide”. Le temps considéré comme quatrième dimension, combiné aux trois dimensions spatiales, donnerait une sorte de volume de quatre dimensions.

Ce qui se lit, dans ses propres termes : “J'ai dit plus haut qu'il n'était pas possible de concevoir plus de trois dimensions. Un homme d'esprit de ma connaissance [sans doute s'agit-il de d'Alembert lui-même], croit qu'on pourrait cependant regarder la durée comme une quatrième dimension, et que le produit du temps par la solidité serait en quelque manière un produit de quatre dimensions ; cette idée peut être contestée, mais elle a, ce me semble, quelque mérite, quand ce ne serait que celui de la nouveauté”54. Cette remarque n'a pas été ignorée par les

successeurs de d'Alembert

Les dimensions de l'espace sont pensées en termes de l'espace

51 D'Alembert [1743, 2è éd. 1758], p. 11. Voir d'Alembert [1758, 1765]. 52 D'Alembert [1758], p. 371.

53 D'Alembert [1743, 2è éd. 1758], Discours préliminaire, p. viii.

54 D'Alembert [1754]. Emile Meyerson mentionne, dans La déduction relativiste, dans sa

recherche des antécédents classiques de la relativité einsteinienne, cette première idée du temps comme quatrième dimension, ainsi que sa reprise ultérieure par Lagrange (Meyerson [1925], p. 97-110).

(21)

physique, toujours identifié à l'espace de la géométrie. L'extension de sens juste imaginée revient à composer l'évolution temporelle des objets physiques avec leur géométrie, de même que la mécanique est une extension de la géométrie à la considération du temps, remarque fréquente chez d'Alembert.

Lagrange devait reprendre l'idée du temps comme quatrième dimension spatiale et de la mécanique comme géométrie à quatre dimensions : “La mécanique peut être regardée comme une géométrie à quatre dimensions et l'analyse mécanique comme une extension de l'analyse géométrique”55. Ce rappel

serait repris par Mach (voir plus bas), et influerait peut-être sur Poincaré, qui eût le premier l'idée de faire du temps une coordonnée imaginaire pour obtenir la distance invariante dans les translations et rotations d'un tel espace.

Variétés continues et différentiables

Il reviendrait à la physique des champs (et d'abord avec le champ électro-magnétique), à vitesse de propagation finie, de fournir la relation des unités de ces dimensions (celle du temps et celles des espaces), et cette relation les lierait plus encore l'un à l'autre. La vitesse de la lumière dans le vide apparaitraît progressivement comme le lien structurel entre l'espace et le temps, que la relativité restreinte mettrait très nettement en évidence. Ces modifications seraient suscitées, comme on le sait, par la théorie électromagnétique de Maxwell, qui fixa son assise sur l'universalité de cette constante. Liée à la propagation des champs, elle sert à exprimer exactement la loi de causalité à laquelle il manquait une détermination dans la loi de Newton (le sens du cours du temps n'était pas donné dans la loi, mais pris par convention)56.

On doit d'ailleurs à Maxwell, dans son ouvrage Matter and motion57,

d'importantes précisions sur l'homogénéité du temps et de l'espace (qu'il pensait absolus) en rapport à la causalité. “Les différences entre un événement et un autre ne dépendent pas de la simple différence des temps et des lieux où ils se produisent, mais seulement de différences dans la nature, la configuration, ou le mouvement des corps concernés”, écrit-il, poursuivant : “Il suit de cela que, si un événemment s'est produit en un temps et en un lieu donnés, il est possible pour un événement exactement semblable de se produire en n'importe quel autre temps et lieu donnés”. Maxwell donne cette proposition comme un équivalent, plus précis en ce qui concerne les lois physiques, de la maxime “les mêmes causes produisent les mêmes effets”. De fait, l'homogénéité du temps et de l'espace (considérés ensemble) est liée à la loi fondamentale de la mécanique, dès Newton, explicitée ensuite en termes d'une relation différentielle, qui est l'expression de la causalité classique.

Mach, soucieux du rapport de nos concepts à leurs origines sensorielles, s'interroge (dans les textes repris dans Space and geometry), sur le bien fondé, à cet égard, du rapprochement admis en physique entre les deux grandeurs si différentes que sont l'espace et le temps. Les analogies comportent

55 Lagrange [1867-1892], vol. 9, p. 337. Voir aussi la Mécanique Analytique, Lagrange [1788]. 56 Paty [1994].

Références

Documents relatifs

Si nous supposons espace et temps individualisés d'une manière quel- conque, à un point substantiel en repos correspond comme ligne de l'univers une parallèle à l'axe des t, à un

Biens privés, le foncier acquis par les conservatoires d’espaces naturels reste un bien privé, qui contribue à une ac- tion publique, l’article L414-11 du code de

Qu’il s’agisse des images géographiques et urbaines globales (cartographie, aménagement), des images bidimensionnelles (peintures murales, graffitis, panneaux

Dans cette représentation, si le vide est physique, il est nécessairement matière : où l'on retrouve l'intuition profonde de Descartes, non plus formulée en termes ontologiques,

Hurtderivative work: Roberto Segnali all'Indiano — Milky_Way_2005.jpg, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=10765485.. Voisinage galactique original

On reprend l’espace métrique (E, N ∞ ) = (C([0, 1], IR), N ∞ ) de l’exercice précédent et on souhaite montrer que le sous espace F ⊂ E des fonctions définies continues

Pour éviter les erreurs qui pourraient résulter de ces confusions, on parlera d’ouverts et fermés relatifs (à F), et on reviendra à la définition et à la proposition

— 2017 : Il est important de ne pas concentrer la leçon sur la compacité en général (confusion entre utilisation de la notion compacité et notion de compacité), et de se concentrer