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Les conditions d'une écologie juste

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Academic year: 2022

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Les conditions d'une écologie juste

RAFFESTIN, Claude

RAFFESTIN, Claude. Les conditions d'une écologie juste. In: Incertaine planète. XXXV Rencontres internationales . Neuchâtel : Editions à la Baconnière, 1996. p. 43-77

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4514

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D'UNE ÉCOLOGIE JUSTE'

Né en 1936, docteur es sciences économiques, Genève, 1968, est dès 1971 professeur ordinaire de géographie humaine à

l'Université de Genève où il a également dirigé pendant plusieurs années le Centre universitaire d'Ecologie humaine.

CLAUDE RAFFESTIN

Il est l'auteur de plus de deux cents articles et d'une dizaine d'ouvrages dont Travail, espace, pouvoir (en collaboration avec M. Bresso), Lausanne, L'Age d'Homme, 1979; Pour une géographie du Pouvoir, Paris, Litec, 1980; Nouvelle Géographie de la Suisse et des Suisses, Lausanne, Payot, 1990 (en collaboration); Géopolitique et Histoire, Paris et Lau- sanne, Payot, 1955 (en collaboration avec Lopreno et Pasteur). Correspondant de la revue Espace géographique, Paris;

membre de l'Editorial Board de Politcal Geogrophy Quarterly, Londres.

Ses intérêts thématiques sont orientés vers la géographie de la territorialité, l'écologie humaine et l'histoire épistémolo- gique de la géographie.

Il est actuellement conseiller à la recherche au Fonds national suisse de la recherche scientifique dans la Division I (sciences humaines).

EXPOSE DE CLAUDE RAFFESTIN

Accoler au mot écologie l'adjectif «juste» peut sembler étrange à beaucoup d'égards et donc d'entrée de jeu une mise au point s'impose. Au sens habituel du terme, l'écologie est la science qui étu- die les conditions d'existence des êtres vivants et les interactions de toutes natures qui existent entre ces êtres vivants et leur milieu. On distinguera l'autoécologie, qui ne considère que les relations d'une espèce avec le milieu, de la synécologie qui prend en compte les rela-

1 Le 26 septembre 1995, avec la participation de Mmcs Mercedes Bresso, pro- fesseure au Politecnico de Turin et présidente de la Province de Turin; Yvonne Preis- werk, chargée de cours à l'Institut universitaire d'Etudes du développement, Genève, et professeure à l'Université de Fribourg; MM. Fabrizio Sabelli, professeur à l'Institut universitaire d'Etudes du développement, Genève; Alberto Magnaghi, professeur à la Faculté d'Architecture de l'Université de Florence.

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tions des espèces entre elles et avec le milieu. Si l'on ne considère que les espèces animales, on demeure dans l'écologie générale mais dès lors que l'on introduit l'homme, on a affaire à l'écologie humaine qui s'appuie évidemment sur l'écologie générale.

Parler d'une écologie juste à propos de l'écologie générale n'a évidemment pas de sens puisque, si tout ce qui n'est pas humain a un sens, ce sens n'a pas été posé par la pensée et est, par consé- quent, indépendant de l'homme. Comme l'a dit Merleau-Ponty, la nature n'a pas été instituée par l'homme: «La nature est un objet énigmatique, un objet qui n'est pas tout à fait objet; elle n'est pas tout à fait devant nous. Elle est notre sol, non pas ce qui est devant, mais ce qui nous porte.»2 Dès lors, comment pourrions-nous dire à propos d'une chose que nous n'avons pas instituée, que nous n'avons pas pensée, qu'elle est juste? Tout ce qui ressortit à l'écolo- gie générale, ce qui nous porte en somme, est antérieur à l'homme et n'est donc ni posé ni pensé par lui.

Cette nature énigmatique a commencé à se constituer avec la naissance de la terre il y a 4,5 milliards d'années et elle a vu se cons- tituer et disparaître des formes de vie multiples. L'histoire de la terre est donc une succession d'écosystèmes, c'est-à-dire de bioto- pes et de biocénoses, dont la nature et la durée d'existence ont été très variables. Il n'y a pas eu une mais des écologies très différentes les unes des autres et dont aucune ne peut être dite plus juste qu'une autre. La disparition des dinosaures, il y a 60 à 65 millions d'années, n'est ni juste ni injuste, à moins de prêter à ces animaux une conscience et d'imaginer qu'il y avait des dinosaures, écologis- tes avant la lettre, qui avaient attiré l'attention de leurs congénères sur leurs comportements et les changements du milieu qui se pré- paraient dont l'issue leur serait fatale.

L'apparition des premiers primates, il y a 55 millions d'années, n'est pas davantage juste ou injuste. Ces phénomènes, pour autant qu'on puisse le dire par la reconstitution qu'on en a faite, ont eu lieu et ont modifié l'écologie précédente dans des proportions

2 Maurice Merleau-Ponty, La Nature. Notes. Cours du Collège de France, Paris, Le Seuil, 1995, p. 20.

LES CONDITIONS D'UNE ÉCOLOGIE JUSTE 45 considérables. La nature n'est ni juste ni injuste, elle est ce qu'elle est à travers le temps, dans le temps et par le temps.

Ainsi donc, si nous parlons des conditions d'une écologie juste, il ne s'agit pas d'autre chose que d'une autoécologie humaine qui intéresse les relations d'une espèce — l'homme — avec le milieu dans lequel elle évolue. Tout en étant une espèce faible - elle est la moins spécialisée de toutes - l'espèce humaine, par l'invention de la culture, possède un pouvoir énorme par rapport à toutes les autres en raison de sa capacité de transformation du milieu et de ses rapports avec elle-même.

Cette autoécologie humaine peut être définie comme l'étude des relations que les hommes entretiennent avec l'extériorité — la nature - et l'altérité - les Autres - pour satisfaire leurs besoins présents et futurs, à l'aide d'instruments endo- et exosomatiques dans la perspective d'acquérir la plus grande autonomie possible compte tenu des ressources du système (l'autonomie pouvant être définie comme la capacité d'entretenir des relations aléatoires avec l'extério- rité et l'altérité). L'objectif de toute société est finalement de durer à travers le temps, par la reproduction, la production, l'échange et la consommation. Les hommes sont conduits non pas, comme on le dit trop souvent, à gérer l'environnement, mais à gérer l'utilisa- tion qu'ils en font, ce qui n'est pas du tout la même chose.

Quand bien même nous ne connaissons pas la nature autre- ment qu'à travers l'usage que nous en avons, il est loisible d'évo- quer les quatre lois de toute écologie qui ont une valeur tout à la fois ontologique et pratique :

- Every thing is connecter to everything else.

- Everything must go somewhere.

- Nature knows best.

- There is no such thing as a free lunch3.

3 Chaque chose est liée à tout le reste. « - Tout va forcément quelque part.

- La nature a toujours raison. - Tout repas se paie.» Barry Commoner, The Closing Circle, Londres, Jonathan Cape, 1972, pp. 33-48.

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Ces lois exposées par Barry Commoner dans The Closing Cir- cle constituent la base de toute gestion de l'usage qu'on fait de l'environnement. Evidemment, il s'agit d'une représentation possi- ble de cette nature énigmatique que par ailleurs, malgré les progrès de la connaissance, nous ne maîtrisons pas dans ses mécanismes intimes même si la représentation que nous en construisons est tou- jours plus fine.

Dès lors que nous ne gérons pas l'environnement mais seule- ment l'usage que nous en faisons, nous devons nous poser la dou- ble question de la régulation et de la légitimation des relations que nous entretenons avec l'extériorité d'une part et l'altérité d'autre part. La première question est de nature morale et la seconde de nature éthique. Il faut donc comprendre l'expression «conditions d'une écologie juste» dans le sens, d'une part, de la régulation de nos rapports à l'extériorité et à l'altérité et, d'autre part, de la légiti- mation de ces mêmes rapports.

D'un côté, il y a ce qui a un sens mais qui n'est pas pensé par l'homme et, de l'autre, il y a ce qui est pensé par l'homme mais dont le sens est donné par le système culturel qui peut entrer en conflit avec les lois précitées. Si la nature constitue «le sol qui nous porte», nous avons bien affaire aux bases mêmes de l'existence auxquelles nous devons prêter attention si nous ne voulons pas les détruire et empêcher par là même l'Autre de vivre, ici, maintenant et demain.

Nous sommes ainsi placés devant une double responsabilité:

vis-à-vis du fondement de notre existence et vis-à-vis des généra- tions futures auxquelles il faut transmettre un environnement via- ble. Nous devons donc réguler et légitimer les relations que nous entretenons de manière à préserver un équilibre dynamique tout à la fois dans l'espace et dans le temps pour permettre aux popula- tions actuelles et aux populations futures de satisfaire l'ensemble de leurs besoins. S'il est un domaine dans lequel les notions de glo- balisation et de mondialisation ont toute leur signification, c'est bien celui-là. En effet, la responsabilité, évoquée plus haut, ne concerne pas seulement le local mais le global en raison même des quatre lois écologiques.

De manière à esquisser les conditions d'une écologie juste, reprenons les grandes relations qui fondent toute territorialité humaine: la relation à l'extériorité et la relation à l'altérité, qui en définissent évidemment une troisième qui est celle que l'homme entretient avec lui-même, en fin de compte.

Au moment d'entretenir des relations avec l'extériorité, les hommes sont devant le monde comme devant les pièces d'un gigantesque puzzle qu'ils doivent assembler, à cela près tout de même qu'il y a un grand nombre d'images possibles et non pas une seule qu'il conviendrait de retrouver. L'assemblage n'est pas singu- lier mais pluriel.

Chaque culture humaine contient au moins un projet d'assem- blage et par là même elle est créatrice de diversité par rapport à tou- tes les autres. Toute culture est un système cohérent et pertinent de différences dans l'exacte mesure où elle met en évidence, donc exalte, certains éléments ou pièces au détriment d'autres qu'elle laisse de côté, donc écarte. Une culture crée simultanément de la mémoire et de l'oubli: elle actualise et potentialise. Par le travail qu'elles projettent sur le corps de la terre, sur le corps de l'homme et sur le corps social, les sociétés créent de la diversité tout en satis- faisant leurs besoins.

Produire de la diversité, c'est donc produire des différences conditionnées, sinon déterminées, par l'énergie et l'information à la disposition d'un groupe humain, à un moment donné et dans un lieu donné. Géodiversité - les formes de la terre -, biodiversité - les formes de la vie - et sociodiversité - les formes sociales - constituent la «matière» sur laquelle les processus de la culture ne laissent pas de s'exercer. J'évoquerai deux processus toujours à l'œuvre mais dans des conditions sensiblement différentes: la domestication et la simulation.

Toute action humaine recourt simultanément à la domestica- tion et à la simulation, mais dans des proportions différentes. Si l'on reprend les catégories de Moscovici, à savoir les états de nature organique, mécanique et synthétique ou cybernétique qui décri- vent d'une manière générale, mais néanmoins utilisable, les rap- ports de l'homme à la nature, on découvre que la part relative de

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la domestication tend à diminuer au profit de la simulation lorsqu'on passe d'un état de nature à l'autre4. Pour prolonger la métaphore du puzzle, il est loisible de dire que tout état de nature est une réordination différente des «pièces» qui fournit, dans cha- que cas, une autre image du monde et de sa diversité dans l'élabo- ration de laquelle la domestication et la simulation sont mobilisées différentiellement.

Le processus de domestication

L'idée courante qui vient immédiatement à l'esprit quand on parle de domestication est celle d'apprivoisement, d'assujettisse- ment et d'asservissement. Appliquer le terme à des organismes vivants et à des écosystèmes, c'est mettre en évidence leur soumis- sion à l'homme et leur utilisations par celui-ci. Mais parler ainsi d'une adaptation aux besoins de l'homme n'explique pas vraiment le processus.

La domestication conduit à produire des systèmes vivants qui ne peuvent plus se passer de l'homme, autrement dit qui disparais- sent lorsque l'homme cesse de s'en occuper: «... on peut considé- rer qu'il y a complète domestication lorsque la plante ou la bête, profondément transformée par le travail humain de sélection, ne peut, sans l'assistance humaine, ni se protéger, ni se nourrir, ni se reproduire. »5 Cela revient à dire que les organismes ou les écosys- tèmes domestiqués sont différents de ce qu'ils étaient avant l'inter- vention humaine. Dès lors qu'ils ne peuvent plus subsister sans l'assistance humaine, cela signifie que l'homme a privilégié chez eux certains caractères et qu'il en a éliminé d'autres ne présentant pas d'utilité par rapport à son sujet. Par la domestication, l'homme produit de la diversité, par hypertrophie ou par atro-

4 Cf. Serge Moscovici, Essai sur l'histoire humaine de la nature, Paris, Flammarion, 1968.

5 Cf. Jacques Barrau, Les hommes dans la nature, in Histoire des mœurs I, «Encyclopédie de la Pléiade», Paris, Gallimard, 1990, pp. 9-58.

phie, celle-ci pouvant confiner à la disparition de tel ou tel carac- tère.

A partir d'une bio-diversité donnée, il est loisible, par le travail, de dessiner un autre tableau du vivant, une autre biodiversité dont les interrelations et les morphologies sont modifiées. Ce processus d'intégration du vivant à l'histoire humaine, dont la flèche du temps est irréversible, implique une dépendance à l'endroit du temps humain et par conséquent un changement d'échelle de temps pour les espèces et les écosystèmes domestiqués. A l'échelle de temps originelle se substitue une échelle de temps définie par les usages sociaux que l'homme fait des «objets» domestiqués. A par- tir d'un objet vivant donné, sorti de son temps naturel propre, un autre objet est produit et intégré au temps social du groupe qui l'a domestiqué. L'objet domestiqué est, en fait, un nouvel objet qui reflète la marque du système d'intentions encadré par la culture du groupe. La nouvelle biodiversité produite est adaptée aux usages sociaux. Mais que cesse la domestication, parce que les usages sociaux se modifient, et c'est toute la biodiversité produite qui est en cause. Si les usages s'estompent ou disparaissent, alors les hom- mes ne consentent plus l'énergie et l'information nécessaires à l'existence des objets domestiqués qui, laissés à eux-mêmes, vont tout simplement péricliter et mourir. La biodiversité produite est temporellement instable puisque ce sont les usages qui en définis- sent les durées de vie.

Mais les échelles de temps ne sont pas les seules en cause.

L'échelle spatiale est également modifiée. Les ressources étant limi- tées, le processus de domestication conduit aussi à sélectionner les lieux dans lesquels l'homme investit ses efforts et par là substitue à l'échelle de la diffusion naturelle l'échelle des usages dans l'espace. La géodiversité en est donc affectée et là encore on assiste à une production «d'espaces» par exaltation de certains lieux et mise à l'écart d'autres. Les choix relatifs aux localisations révélés par l'observation dans le terrain ne laissent pas d'étonner parfois.

Pourquoi de deux lieux, pourtant voisins et apparemment sembla- bles quant à leurs caractéristiques, l'un est-il nettement préféré à l'autre? Des raisons historiques peuvent être évoquées, mais alors

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elles renvoient à la culture, qui ne fournit pas toujours une réponse univoque sinon à travers une modification des usages induite par un nouveau système d'intentions dont la nature peut être politique ou économique, par exemple. Là encore, comme pour le temps, la géodiversité n'est pas stable. Une lecture diachronique de la géo- diversité produite montrerait, si elle était entreprise, qu'il n'y a de nécessité géographique que parce qu'il y a de l'histoire. Une plaine, une montagne ou un fleuve sont déclinés différemment au cours du temps par les sociétés qui les «utilisent». A partir d'une même géo- diversité donnée, l'homme produit des géodiversités nouvelles et différentes. Celles-ci ne sont alors rien d'autre que des images de la géodiversité originelle remodelée et réordonnée. Pour prendre une métaphore graphique, on peut dire que l'image de la géodiver- sité originelle est en quelque sorte une anamorphose dont il faut retrouver le modèle de déformation explicite ou implicite. Ces ima- ges sont des caricatures de la nature, donc des systèmes de différen- ces pertinents et cohérents mais déformés. Cela dit, tout modèle est une caricature et la diversité produite est une caricature de la diver- sité donnée à beaucoup d'égards: «L'art du caricaturiste est de sai- sir ce mouvement parfois imperceptible, et de le rendre visible à tous les yeux en l'agrandissant. [...] Il réalise des disproportions et des déformations qui ont dû exister dans la nature à l'état de velléité, mais qui n'ont pu aboutir, refoulées par une force meil- leure.»6 La domestication, sans le savoir, s'apparente à l'art du caricaturiste. N'est-elle pas au fond une théorie implicite et prag- matique de la caricature appliquée à la nature, à là diversité don- née, pour produire une diversité par hypertrophie ou par atrophie, c'est-à-dire selon une loi de croissance allométrique?

La production de la diversité joue donc sur les échelles. Elle part d'un objet donné à l'échelle 1/1 dans lequel elle sélectionne des caractéristiques dont elle change les échelles par rapport au tout. Certains éléments sont traités à l'échelle 1/n, n pouvant être supérieur à 1 dans le cas de l'atrophie ou inférieur à 1 dans le cas de l'hypertrophie: l'objet domestiqué produit est alors au plein

6 Henri Bergson, Le Rire: essai sur la signification du comique, Paris, P.U.F., 1900, p. 20.

sens du terme une caricature de l'objet donné. En somme, la diver- sité produite devient une fonction du jeu des échelles commandé par des choix culturels qui mettent l'accent sur tel ou tel élément de l'objet donné comme moyen de remplir un usage spécifique. Les choix culturels, qui modifient la nature originelle des objets don- nés, sont, dans ce cas, assimilables à des projections cartographi- ques qui modifient la représentation de l'objet géographique.

Par la domestication l'homme ne modifie pas seulement la bio- diversité et la géodiversité mais encore lui-même puisque ses rela- tions ont lieu dans un environnement transformé. Par son action l'homme pratique une sorte d'autodomestication, sans le savoir ni le vouloir, au cours de laquelle il modifie son corps et aussi sa pen- sée. L'évocation de cette question, que je ne traiterai pas, a simple- ment pour objectif de montrer que le processus de domestication a des effets multiples. En tant que processus de transformation, la domestication est donc destruction partielle de l'objet naturel et construction d'un nouvel objet fait de nature et de culture qui sont souvent mêlées d'une manière indissociable. On voit poindre alors ce problème de «l'écologie juste». Est-il légitime, en effet, de trans- former c'est-à-dire de détruire et de construire tout à la fois? On rejoint, ici, le principe responsabilité de Hans Jonas7. Est-il juste de domestiquer, c'est-à-dire de détruire, même si c'est pour construire?

Le problème est encore plus aigu avec le processus de simulation.

Le processus de simulation

Quand bien même la domestication a prédominé longtemps dans les processus d'ajustement des différents environnements physique et social, pour les transformer en «territoires de vie», l'autre processus, celui de simulation, n'a jamais été absent puis- que dans toute opération de création de la diversité, on peut retrou- ver un projet ou un modèle de base implicite ou explicite.

La simulation ne part pas, comme la domestication, de l'échelle 1/1 pour ensuite jouer sur l'objet en le déformant, mais

8 Cf. Hans Jonas, Le Principe responsabilité, Paris, Editions du Cerf, 1993.

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procède d'une image réduite d'un objet à produire - l'image réduite étant à l'échelle 1/n (n étant plus grand que 1). La méthode de la simulation est progressive et non pas régressive comme celle de la domestication. Pour reprendre les catégories de Moscovici des états de nature, on peut prétendre que la part de la simulation n'a fait que croître de l'état de nature organique à l'état de nature synthétique ou cybernétique en passant par l'état de nature mécani- que. Le rôle croissant de la simulation est en corrélation positive avec celui du travail d'invention. La limite du processus de simula- tion serait la création d'un monde entièrement produit par l'homme, à l'échelle 1/1, à côté du monde réel! Entreprise démente qui n'est pas sans rappeler l'apologue de Borges dans lequel l'empe- reur fait lever la carte à l'échelle de l'empire !8 Comme le logicien ne manquerait pas de le dire: où mettrait-on ce «monde nouveau»

doublant le monde donné? Dans ce cas, et dans ce cas seulement, la contrainte logique mise à part, on aurait un maximum de diver- sité, produite à partir d'un minimum de diversité donnée.

Parviendrait-on alors à maîtriser cette diversité produite mieux qu'on ne maîtrise celle donnée? On peut en douter. Qui ne connaît l'expérience de Biosphère 2 aux Etats-Unis, qui a consisté à faire vivre des hommes et des femmes dans une série d'écosystèmes, créés de toutes pièces, devant assurer une autonomie suffisante à la vie humaine? Assez rapidement on s'est rendu compte, malgré la présence de nombreux végétaux, qu'il y avait un problème d'oxy- gène. Même si on a identifié, après coup, la raison de cette défail- lance, il a fallu injecter rapidement de l'oxygène pour éviter l'asphyxie des «habitants» de Biosphère 2.

Vico avait peut-être raison de dire qu'on ne connaît bien que ce qu'on fabrique, mais cette connaissance n'en demeure pas moins fragmentaire car les nouvelles relations qui s'établissent entre les éléments produits nous échappent dans une large mesure, en ce sens que leur interaction acquiert une vie propre à la connais- sance de laquelle il faut s'attacher. On constate donc que cette volonté de maîtrise de tout le processus par l'homme correspond

8 Cf. Jorge Luis Borges, Histoire universelle de l'infamie. Histoire de l'éter- nité, Paris, Christian Bourgois, 1985, pp. 129-130.

au désir d'éliminer le risque — ce qui est, évidemment, impossible.

Ce désir toujours incomplètement satisfait relance la volonté de connaître. Même avec la simulation, l'histoire n'a pas de fin, au contraire celle-là relance celle-ci.

Cette tentative d'éliminer le risque nous propulse vers une situa- tion utopique. La relation entre simulation et utopie n'est pas accidentelle. L'utopie, qui renvoie à une situation «parfaite», du moins considérée comme telle par ceux qui l'imaginent, est une bonne illustration de la simulation puisqu'elle est construite à partir de caractères élémentaires empruntés à des objets réels, détachés de leur contexte, mais recombinés et réordonnés de manière à constituer une unité entièrement nouvelle. Simulations purement intellectuelles, les utopies de l'Antiquité jusqu'à nos jours n'ont, sauf rares exceptions avortées, pas eu d'effet de transforma- tion sur le monde réel : elles ont produit de la diversité virtuelle dont l'incorporation à l'imaginaire social a cependant marqué la mé- moire collective. L'histoire de la cité idéale d'Hippodamos de Milet à Le Corbusier est une magnifique introduction à la simulation.

Avec l'avènement du machinisme, de la chimie de synthèse et de l'ordinateur, entre autres choses, la simulation est devenue un processus d'une importance considérable dans les sociétés techni- ciennes. En effet, elle est une exploration algorithmique généra- trice d'images et de modèles qui inventent des «natures» dont les échelles sont choisies au gré de l'utilité recherchée. Par la simula- tion, on a produit des dizaines de milliers de matières qui n'exis- taient pas à l'état naturel et qui sont le fruit de synthèses complexes et on a corrigé, modifié et même inventé du vivant en partant de la génétique. Toute cette diversité fait aujourd'hui partie de notre environnement et dans bien des cas, elle est même responsable de sa destruction partielle. Une chose est certaine: elle n'est pas maî- trisable puisque dans la plupart des cas, on ignore ses effets qu'on ne découvre souvent que longtemps après. Qui ne connaît l'exem- ple du D.D.T. qui tout en ayant permis de sauver des millions de gens s'est ensuite retourné contre la vie humaine à travers la chaîne alimentaire rendue toxique à long terme? Beaucoup d'autres exem- ples, moins connus, pourraient être évoqués. Les conséquences

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pour le corps de la terre, pour le corps de l'homme et pour le corps social sont évidemment pleines de risques.

De proche en proche, par la simulation l'homme a conçu et fabriqué des écosystèmes dont la diversité est entièrement produite.

La ville est l'exemple le plus caractéristique de ces écosystèmes entièrement produits. La ville se profile avec éclat sur l'horizon de notre quotidien, éclat si considérable que pour un nombre crois- sant de ses habitants les rapports avec la diversité donnée sont de plus en plus rares. L'homme de la ville est plongé dans un univers qui le façonne presque entièrement: ses relations sont condition- nées bien davantage par la diversité produite que par la diversité donnée, dont les rémanences sont de plus en plus discrètes.

A considérer les problèmes actuels, force est de reconnaître que la ville échappe aux individus qui l'habitent d'une part et aux auto- rités chargées d'en assurer la gestion d'autre part. Ce n'est pas que la ville serait brusquement pourvue d'une vie propre incontrôlable, c'est que la ville est devenue le lieu de relations multiples déclen- chées par des sphères dont l'autonomisation atteint un degré extrême. La ville est livrée, par le jeu des marchés légaux ou illé- gaux, à la monnaie dont les flux font et défont les morphologies urbaines, modifient ou détruisent le tissu socioculturel, transfor- ment la vie en quelque sorte.

La simulation contemporaine commence toujours par des jeux d'argent: il s'agit, chaque fois, d'évaluer le coût de telle production de diversité et surtout d'en escompter les bénéfices... monétaires. Il est devenu banal pour les économistes de faire une évaluation des richesses «naturelles», c'est-à-dire de toute cette diversité donnée, en termes monétaires. Tout a un prix et tout peut en avoir un, de l'in- organique à l'organique, de l'objet à l'homme. La valeur d'échange l'emporte sur la valeur d'usage dans la ville, d'où une instabilité des rapports puisque ceux-ci s'inscrivent dans le temps court.

Alors que la domestication accordait encore une grande impor- tance aux choses réelles, la simulation travaille davantage sur le signe des choses, d'où le rôle accru de la monnaie. La régulation de l'usage des choses ne se situe plus dans les choses elles-mêmes mais dans les signes monétaires qui les représentent.

Désormais le champ est libre à la production de diversité entiè- rement conditionnée par les flux de capitaux qui se déplacent d'un point à un autre de la planète. Vitesse de circulation et accumu- lation de la monnaie décident de la diversité produite. Plus rien n'est à l'abri de ces bouleversements: ceux qui possèdent les capitaux et l'information scientifique sont en train de faire main basse sur la biodiversité des pays du Sud, c'est-à-dire de la confis- quer au niveau génétique pour se livrer à de vastes opérations de manipulation pour exploiter la diversité qui sera l'objet de mar- chés lucratifs.

Le Nord, après avoir détruit beaucoup de diversité donnée, dans le passé, est en train d'en découvrir l'importance écono- mique et cherche à s'en assurer la disponibilité. Dans le même temps, il modifie la sociodiversité qui pourrait faire obstacle à ses projets. Cela revient à dire qu'il tend à homogénéiser les populations dont les différences ne lui semblent pas pertinentes.

Autrement dit, on est en train de faire avec la sociodiversité ce qu'on a fait autrefois avec la biodiversité qui n'était pas jugée com- patible avec les usages que l'on voulait promouvoir, d'où la dispa- rition de pratiques et de connaissances qui s'enracinaient dans des cultures traditionnelles. Qui pourrait prétendre que nous n'aurons pas besoin des apports de ces cultures traditionnelles et qu'elles ne seront pas à un moment donné, pour demeurer dans la logique cynique décrite plus haut, utiles au Nord et à leur tour «objet» de marché?

N'assiste-t-on pas, en effet, depuis déjà un bon nombre d'an- nées, dans nos régions, à des tentatives de réinvention de la sociodi- versité traditionnelle pour en faire, à travers le tourisme et les acti- vités de loisir, des objets de marché? Bien sûr, ce ne sont là que des images dont la reproduction n'a plus rien à voir avec la réalité vécue. La simulation nous propose de plus en plus d'images et nous contraint, faute de mieux, à les habiter et à les traver- ser. Potemkine avec ses villages factices destinés à tromper Cathe- rine II sur le véritable état de la Russie, quand bien même l'anec- dote serait apocryphe, pourrait être l'ancêtre de la simulation opé- ratoire en matière de sociodiversité produite à l'échelle 1/1.

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Vers une nouvelle écologie?

Le recours croissant à la simulation, dans les processus de pro- duction de la diversité, relativement à la domestication, est en train de mettre en place des écosystèmes de tous ordres dont les condi- tions ne ressortissent plus à l'écologie générale et à l'écologie humaine classiques. Elles postulent une nouvelle écologie dont nous ignorons souvent l'essentiel. Après avoir pratiqué le «strip- tease» de la diversité donnée par la domestication, les sociétés contemporaines essaient d'inventer une nouvelle manière de

«vêtir» le corps de la terre, le corps des hommes et le corps social.

A cette occasion, elles réordonnent le monde à grand renfort d'énergie non renouvelable et d'information fonctionnelle tou- jours plus complexe.

On ne s'est simplement pas rendu compte que la production de diversité nécessitait un énorme investissement dans l'information régulatrice de manière à ne pas détruire la diversité donnée, sou- vent fragile, face à la diversité produite. S'il est facile, en effet, de créer de nouveaux «objets» par simulation, il est très difficile d'imaginer de nouveaux mécanismes de régulation par simulation, car ils nécessitent une énorme quantité d'énergie qui n'est souvent pas disponible ou trop coûteuse.

S'il est vrai qu'on s'achemine vers une substitution d'une éco- logie du «donné» à une écologie du «fabriqué», il faut faire l'hypothèse de remaniements considérables à venir dans la cons- cience et la représentation qu'on se fera des choses. Mais c'est une autre histoire...

Les conditions d'une écologie juste

Par la domestication d'abord et plus encore par la simulation ensuite, les sociétés ont naturellement privilégié l'information fonctionnelle, celle-là même mise à leur disposition par la connais- sance technico-scientifique, pour produire de nouveaux écosystè- mes, de nouveaux biens, de nouveaux services et de nouvelles

informations, sans se préoccuper des effets ou des impacts, si l'on préfère, sur l'extériorité et l'altérité non pas seulement sur le plan local mais encore sur le plan global. Les écologies créées par l'information fonctionnelle ont dans une très large mesure été ina- déquates par rapport aux bases mêmes de l'existence — l'extério- rité — et aux relations avec l'altérité. En d'autres termes, cela signi- fie que nous avons entretenu des relations dissymétriques avec l'une et avec l'autre. Qu'est-ce à dire? Que les processus de trans- formation qui comprennent toujours une part de destruction et une part de construction n'ont pas optimisé la seconde par rapport à la première. En d'autres termes, cela signifie que les quatre lois écologiques n'ont pas été respectées par manque d'information régulatrice, celle-là même qui ne permet pas de produire mais qui, en revanche, permet de maintenir en état de fonctionnement, dans le long terme, tout à la fois l'extériorité et l'altérité.

Les conditions d'une écologie juste sont fournies dès lors que l'on élabore d'une manière concomitante l'information fonction- nelle et l'information régulatrice. Celle-ci est toujours en retard sur celle-là, d'une manière générale, pour la bonne et simple raison que pendant l'intervalle de temps qui sépare leur élaboration res- pective, il y a possibilité de faire un surprofit sur la nature, le travail ou le capital. Faire un surprofit sur la nature signifie, en règle géné- rale, ne pas s'occuper des destructions souvent irréversibles qu'on lui fait subir et qui, par conséquent, affectent l'ensemble du système global, à plus ou moins long terme.

La recherche scientifique, qui débouche, à terme, sur de nou- velles informations fonctionnelles, n'est ni morale ni immorale, elle n'est que la conséquence d'un travail d'invention de l'esprit humain. Le problème moral et éthique se pose au moment de l'application de cette nouvelle connaissance qui risque de modifier l'extériorité et l'altérité négativement dans le long terme malgré les avantages qu'elle peut procurer, par ailleurs, à court terme. Com- ment, dès lors, réaliser les conditions d'une écologie juste dans notre monde actuel ou tout au moins tenter de s'en approcher? Je pense qu'il convient de formuler un certain nombre de proposi- tions qui doivent être discutées.

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58 CLAUDE RAFFESTIN

1. Ce n'est pas parce que les problèmes de l'environnement sont globaux qu'il ne faut pas tenir compte des solutions locales qui leur ont été trouvées dans des sociétés qui ne se réclament pas de la culture technico-scientifique d'origine occidentale.

2. La préservation de la biodiversité, qui est devenue un enjeu éco- nomique, est incomplète si elle ne s'assortit pas de la préserva- tion de la sociodiversité.

3. La sociodiversité est souvent dépositaire d'une information régulatrice essentielle qu'il convient de récupérer.

4. Il convient d'éviter de substituer aux interconnexions qui res- pectent les quatre lois de nouvelles relations qui n'en respectent qu'une partie.

5. La sociodiversité permet d'exploiter la multiplicité des écosys- tèmes dans les meilleures conditions possibles dans la perspec- tive de leur préservation.

En d'autres termes, on pourrait poser les conditions d'une éco- logie juste à travers les quatre règles suivantes qui feraient pendant aux lois de Barry Commoner:

- Toute pratique est interconnectée à toutes les autres à l'intérieur d'un système donné et n'est pas arbitraire.

- Toute pratique qui disparaît devrait être remplacée par une autre dont la compatibilité avec l'ensemble devrait être vérifiée.

- Toute pratique locale sait mieux intervenir qu'une pratique glo- bale dans son écosystème propre.

- Il n'y a pas de transformation particulière qui n'affecte le système dans son ensemble.

Ces «règles» n'ont évidemment pas la même valeur «absolue»

que celles propres à la matière. Elles sont modales au sens statisti- que du terme, ce qui revient à dire que leur valeur est relative. Elles

peuvent, néanmoins, jouer un rôle régulateur qui est loin d'être négligeable. On s'approchera d'autant plus des conditions d'une écologie juste que l'on intégrera davantage à l'action les «champs»

des usages sociaux de l'environnement.

Discussion

M. FABRIZIO SABELLI : Il m'est difficile de réagir à l'exposé de Claude Raffestin, dans la mesure où je suis pratique-ment d'accord avec lui sur tous les points. Je me propose plutôt de prolon-ger ses réflexions, dans l'intention non de les compléter, mais de provo-quer la discussion entre nous. Je suis connu pour être un provocateur plus qu'un scientifique. A chacun son tempérament et son rôle.

Claude Raffestin a posé le problème d'une écologie juste dans un sens anticonformiste. Donner la priorité à la sociodiversité, actuellement, relève de l'hérésie par rapport à ce qu'on pourrait appeler la «pensée uni- que écologiste» qui nous arrive des Etats-Unis. C'est pourquoi je suis heureux d'avoir entendu son plaidoyer pour une société des humains, qui semble de plus en plus négligée par certains courants de pensée, comme si les humains n'avaient pas un rôle particulier à jouer dans l'histoire de notre planète.

Son exposé, de surcroît, m'a appris plusieurs choses. J'ai notamment apprécié sa distinction entre les concepts de domestication et de simula- tion, qui me semblent constituer des grilles de lecture extrêmement importantes du point de vue de la méthode.

Je m'interroge, en revanche, sur l'usage du qualificatif juste. Je réagis de manière épidermique à l'introduction de l'éthique dans la réflexion scientifique. En vous entendant prononcer ce mot, j'ai eu peur. Par bon- heur, la langue française est riche, et le terme juste peut avoir deux signifi- cations, l'une se rapportant à justice, l'autre à justesse. Je suis attaché, pour ma part, au concept de justesse. Il me convient que vous introduisiez dans la réflexion sur l'écologie des considérations qui ne soient pas d'ordre moral, mais d'ordre politique. Lorsqu'on dit juste, on se réfère aux limites. La pensée écologique doit s'appliquer à comprendre ce qu'est l'essence des limites. Parler de ces dernières, c'est de plus faire référence à des stratégies d'action, à des dispositions, à des programmes. J'aimerais le souligner.

En écoutant votre exposé, j'ai eu l'impression de rester au niveau le plus général. J'aimerais essayer, rapidement, de faire une plongée dans notre réalité quotidienne, politique et économique, afin de voir comment

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une écologie juste peut y être conçue, au-delà des abstractions. Il me sem- ble que depuis les années 1980 la pensée écologique subit une dérive. Mon ami Jacques Grinevald et moi avons peut-être été les premiers, à Genève, à animer un séminaire consacré à l'écologie dans une perspective politi- que et économique. A l'époque, nos lectures allaient dans un sens tout à fait différent de la tendance actuelle. Nous lisions Ivan Illich, qui est pra- tiquement tombé dans l'oubli. Nous avions l'impression de mettre l'accent sur la question des limites. Ce qu'on appelait la théorie des seuils de Illich était pour nous de la plus haute importance. Quand je lis les tra- vaux récents, essentiellement américains, qui traitent de l'environnement ou, pire encore, de la gestion de l'environnement, je remarque que la théo- rie des seuils n'y existe plus, ou du moins ne constitue plus l'un des piliers sur lesquels se construisent le savoir et les stratégies. Je me souviens du passage d'Ivan Illich à Genève, et de son plaidoyer pour une réflexion éco- logique qui inclue l'équité, conçue précisément comme justesse. Ce cou- rant et les travaux qu'il a déclenchés ont marqué ma génération. On trouve encore ces livres dans les bibliothèques. Ils ne sont plus guère cités, et cela me semble malheureux, car ils constituent la base sérieuse sur laquelle devrait reposer toute réflexion sur une écologie juste.

Je me suis demandé quelles étaient les causes de la dérive de la pensée écologique. Sans doute possible, elle est liée à la présence de l'économie, en tant que culture, dans notre savoir. L'économie politique, telle qu'elle est pratiquée par la plupart des acteurs de ce monde, influence non seule- ment notre vie quotidienne, mais aussi notre manière de penser. Trois élé- ments déterminants ont, me semble-t-il, agi sur la réflexion écologiste récente. Le premier est l'idée de croissance. Chez les écologistes, cette question n'est plus à la mode. Tout se passe comme s'il était possible de concilier les limites propres aux écosystèmes avec une croissance écono- mique infinie - qui constitue l'un des dogmes de l'économie libérale. Le deuxième élément est ce que j'appelle la maladie tardive du capitalisme, à savoir la «gestionnite». Nous avons la manie de tout ramener à la ges- tion fonctionnelle et productive des choses et des hommes. L'écologie, dans le sillage de cette tendance, se transforme en une technique de ges- tion de l'environnement, sans profondeur historique ni perspective pour le futur. Avec l'idée de gestion triomphe la notion de courte durée, qui caractérise l'économie. Cela est inconciliable avec les principes de base des écosystèmes, que nous ramenons du coup au statut de marchandises ou de structures de production. Le dernier élément a été traité par Jean Starobinski. II s'agit de la mondialisation, qui nous impose l'idée que les problèmes de l'écologie sont pratiquement tous de dimension planétaire.

L'un des slogans les plus stupides de ces dernières années, à mon avis, est le fameux «Penser globalement, agir localement». Le succès de cette formule tient au fait qu'elle a l'air d'un programme en raccourci, alors

qu'elle ne signifie tout simplement rien, et qu'elle est contraire aux princi- pes mêmes du savoir écologique. Ce slogan introduit l'idée de la nécessité de la globalisation. Il implique que l'on accepte la primauté de l'économie sur l'écologie. Du coup, la diversité saute. Ce que Claude Raffestin disait tout à l'heure, à propos de la sociodiversité comme condition d'une écolo- gie juste, disparaît au profit d'une perspective globalisante qui met au second plan les spécificités régionales et locales. Tels sont les effets de la pensée économique sur l'écologie. Ils me paraissent très graves.

Sur quelles bases méthodologiques peut-on aujourd'hui reconstruire une pensée écologique? Il faudrait que la phase des années 1980 puisse être considérée comme une parenthèse, et que nous reprenions nos réflexions sur un autre plan. Je crois que nous devons avant tout redécou- vrir l'histoire, qui est tombée dans l'oubli. L'un des péchés de la pensée économique est la projection vers le futur, la gestion par anticipation. A l'opposé de cette tendance, nous avons tout à apprendre de l'histoire. Une écologie qui ne se donne pas comme critère fondamental la connaissance approfondie de l'histoire économique, sur le modèle par exemple des tra- vaux de Karl Polanyi, continuera de commettre de graves erreurs. Les humains ont construit des modèles intéressants. Les sociétés ont fait l'expérience écologique de leurs victoires, de leur organisation fonction- nelle par rapport à leur écosystème; elles ont même fait l'expérience de leur disparition: beaucoup de civilisations ont disparu parce qu'elles ont géré de manière maladroite leurs relations avec leur écosystème. Tout cela constitue un capital de connaissance immense, qui est malheureusement très peu utilisé dans l'enseignement des disciplines de l'environnement.

On considère que ce serait du temps perdu, puisque seules comptent la gestion et l'emprise directe sur le monde.

Pour reconstruire une pensée écologique, il conviendrait ensuite de nous axer sur la pratique directe. Je crois que la réflexion écologique est très éloignée de ce que font les anthropologues. Ce que ces derniers appel- lent le terrain est pourtant très important. Il faudrait ramener les problè- mes de l'écologie à un niveau plus vivant, qui soit de l'ordre des relations directes avec le monde. Ils sont actuellement posés de manière beaucoup trop abstraite, mathématique ou fonctionnelle.

Je fais ces deux suggestions méthodologiques dans une perspective de renouveau de la discipline écologique. Elles résument, en quelques mots, ce que je voulais ajouter à ce qu'a dit Claude Raffestin, sachant que notre exercice, ici, consiste à penser le monde en rêvant. Je préfère, personnelle- ment, rêver les yeux ouverts plutôt que les yeux fermés, même si cela est considéré comme du cynisme.

M. CLAUDE RAFFESTIN: Quand Fabrizio Sabelli se fâche froidement, il y a toujours quelque chose à récupérer!

J'apprécie cela. Sa dénonciation de la «gestionnite» est plus véhémente

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62 DISCUSSION

que la mienne. II est vrai que nous sommes marqués par cette idée qu'il faut gérer les choses, alors que nous ferions bien de nous rappeler que nous devrions d'abord nous gérer nous-mêmes. J'apprécie également sa charge contre le slogan «Penser globalement, agir localement», dont les écologistes ont usé et abusé au point de le vider de sa signification. En le dénonçant, Fabrizio Sabelli a mis le doigt sur le point central de son intervention, à savoir le fait que l'économie est vécue comme culture dans notre savoir. C'est probablement le penchant actuel le plus dangereux.

Mme YVONNE PREISWERK:Les écologies traversent le temps et l'his- toire de l'humanité. Et si l'on reconnaît avec Claude Raffestin qu'elles sont au fondement d'interactions multi- ples, répétées et novatrices entre les hommes, entre les hommes et la nature, entre le global et le local, on admettra aussi volontiers que c'est dans la gestion de l'utilisation de l'environnement que les sociétés entre- tiennent des rapports complexes entre risques, destructions, préserva- tions, que ce soit dans le passé ou vers le futur.

La planète est unique. Pourtant elle habite les hommes aussi diverse- ment que les hommes l'habitent. Elle nourrit les mythes les plus profonds, lie le céleste à la terre, la matière à l'esprit, la vie à la mort. Hormis sa biologie propre, elle est ce que les hommes en font. Ainsi l'écologie a des contenus différents selon les continents, les régions, mais aussi selon les civilisations, les mentalités et les pratiques. Elle implique, à chaque fois, une relation singulière, une interaction particulière entre les hommes et la gestion de leur environnement. Cette relation est négociée entre des sociétés, une socioculture et une nature.

L'écologie a aussi des temporalités fort différentes. Le long terme, celui des pierres, des glaces, des airs, et le court terme, celui des sociétés.

Ces temporalités ne coïncident pas nécessairement.

Quant à la notion de «juste», elle est ambiguë. «Juste» signifie équi- table pour le plus grand nombre. Cet adjectif souligne pourtant un parti pris moral ou «politique», une détermination, un raisonnement émanant de pouvoirs de décision ou encore de groupes - des plus larges aux plus intégristes — qui décident, mettent en lumière, analysent le bien-être de la planète terre, oubliant parfois les hommes qui l'habitent.

L'anthropologue que je suis va donc penser l'écologie au niveau d'une socioculture non globale. La diversité se joue dans cette approche que des groupes sociaux ont de leur environnement. L'écologie est dès lors la socioculture dans l'écosystème local. Elle peut alors être juste.

Pour éclairer comment est perçue cette «écologie juste» dans la socio- culture, prenons le cas des Alpes puisque c'est mon terrain privilégié de recherche. On aurait tout aussi bien pu s'interroger sur d'autres régions

fragiles du globe: zones arides, régions subsahéliennes ou autres massifs montagneux.

Dans les réunions internationales sur l'arc alpin, pour lesquelles on fait depuis peu appel au sociologue, à l'anthropologue, dans les commis- sions qui débattent de la Convention alpine, on a toujours l'impression d'abord que les Alpes représentent une unicité, du Sud de la France à la Yougoslavie. Puis on les perçoit comme une sorte de patrimoine universel, un bien de tous, de valeur égale pour un Anglais, un Suédois et pour un Valaisan ou un Tyrolien. Les discours qu'on tient sur les Alpes sont glo- baux, paternalistes, protecteurs et surtout citadins. Il est très peu question des gens des montagnes eux-mêmes. On a même bien souvent l'impres- sion que si les Alpes n'étaient pas habitées ce serait encore mieux pour l'écologie générale. Et lorsqu'on parle des hommes qui ont vécu et qui doivent vivre dans les Alpes, c'est dans une optique folkloriste. Ce sont des montagnards, sans nuances, tantôt rustiques, un peu lourds, tantôt destructeurs du mythe idéal de pureté. Tout juste si nos ancêtres n'étaient pas des barbares qui ont galvaudé «le» patrimoine universel et si aujourd'hui leurs descendants ne sont pas des barbares fossoyeurs de la nature. Au fond on souhaiterait perpétuer une sorte de «bon sauvage»

docile du XIXe siècle, gardien de l'environnement, jardinier du paysage.

Il est d'ailleurs révélateur que les discours soient si différents lorsqu'il s'agit de barrages hydrauliques, de développement touristique ou d'agri- culture de montagne dont on ne peut se passer pour le tourisme.

Aujourd'hui, les institutions politiques et économiques de la plaine mais également les mouvements écologistes et les centres de décision vien- nent faire la leçon à une population de montagne qui tente de gérer au mieux sa raison et ses besoins de vivre en altitude. Si les Alpes sont ce qu'on peut appeler une «zone fragile», on peut souligner que les popula- tions montagnardes, elles aussi, vivent des situations socioéconomiques difficiles et fragiles et l'on sait bien que si elles ne se plient pas, comme n'importe qui, aux lois du marché, elles disparaîtront avec leur riche sociodiversité.

Bien sûr, il y a des abus. Ils sont très nombreux et c'est regrettable. Mais a-t-on pensé ensemble, gens d'en bas et gens d'en haut, à des alternatives pour la durabilité? Il serait urgent que s'instaure une volonté créative, novatrice sous forme d'un partenariat, de négociations raisonnables, de discussions, entre les habitants des montagnes et les consommateurs de loi- sirs alpins (qui sont aussi des citadins revendicateurs), entre les monta- gnards et les décideurs politiques nationaux, entre les habitants des Alpes et les scientifiques, pour que s'installent une réelle communication et une concertation, certainement favorables aux deux camps. Il semble vraiment qu'il faille sortir de ce partage entre ceux qui «savent» et qui décident et ceux qui, en haut, seraient les pollueurs, les destructeurs.

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64 DISCUSSION

Claude Raffestin a parlé de domestication. Pour les Alpes, leurs habi- tants, leurs animaux et la biodiversité, il serait important d'étudier, d'éva- luer où sont les limites, les points de rupture. La domestication a toujours impliqué le long terme, la transformation, l'adaptation aux conditions nécessaires à la production et à la reproduction de toutes les espèces vivantes. Traditionnellement on gérait l'utilisation de l'environnement en fonction des besoins des générations présentes et futures. Le développe- ment durable - la durabilité - était inscrit dans les pratiques environne- mentales et sociales. La régulation, l'accélération «normale» des pro- cessus de modernisation — qui ont toujours existé — jouaient avec les limites, les seuils mais obligeaient à l'équilibre et à la maîtrise de la vie des sociétés dans leur milieu pour leur pérennité.

Or les contraintes externes de plus en plus fortes, la diversification nécessaire des économies régionales, la course à la productivité, les pres- sions internationales, provoquent depuis quelques années des points de rupture, des destructions définitives sans alternatives créatrices et des non-retours écologiques sur lesquels il faudrait s'interroger. Non pas qu'il faille revenir en arrière. Cela est impossible et impensable et aurait des relents de nostalgie inacceptables. Pour ces zones «fragiles», parce que non compétitives au niveau du développement durable, il s'agirait de faire des choix qualitatifs pour tous mais aussi rentables pour les intéressés.

Ces choix nécessitent des mesures diversifiées. Ils sont politiques.

Dans les années 1970, au moment de l'expansion économique, il n'était pas encore question de sauvegarder la socio- et la biodiversité.

On n'était pas non plus spécialement préoccupé par l'écologie dans la pratique économique et environnementale. Ainsi les sociétés alpines ont transformé et se sont transformées au rythme du courant économique dominant: développement à grande croissance, infrastructures dures, transformation des paysages, séduction grandissante des citadins pour le nouveau nomadisme sportif. C'était dans l'air du temps et personne n'aurait alors osé s'interroger sur la déprise agricole, sur la diminution de la difficile agriculture de montagne, sur les nuisances écologiques, tant il était naturel que chacun profite du mieux-être général.

Même si on ne «va pas contre le progrès» ni contre le courant de l'his- toire, il faut souligner que dans le cadre très général de l'agriculture de montagne, on a ainsi pris certaines décisions qui vont à rencontre de la socioculture dans son écosystème local et de l'écologie en général. En se donnant les moyens d'une vision plus globale, on aurait certes maintenu davantage de diversité. C'est une vision de poète!

Prenons quelques exemples: dans les années 1970, les Ecoles poly- techniques ont analysé des «zones-témoins de montagne» pour améliorer le rendement de l'agriculture. L'action était alors louable et réussie à bien des égards. Mais de grosses erreurs «écologiques» ont aussi été faites, par

exemple au niveau des fumures, de l'ensilage des herbages. Si on sait que les silos enlaidissent le paysage (certains exemples sont navrants), on sait aussi que le lait obtenu à partir de la consommation d'herbe ensilée ne permet pas la fabrication du fromage. Pour une région fromagère, cela suppose une réorientation économique qui bouleverse les mentalités loca- les et parfois même les structures des entreprises familiales. Ainsi des régions qui fabriquaient du fromage de montagne — dont par ailleurs on loue la saveur - sont devenues des pourvoyeurs de lait. Nombreux en sont les exemples dans les Alpes vaudoises et en Gruyère.

Plusieurs races d'animaux domestiques sont ou étaient spécifiques aux Alpes. Certaines d'entre elles ont pratiquement disparu ou survivent de manière résiduelle: la race bovine fribourgeoise, perdue; la race d'Evo- lène, encore cent cinquante bêtes; les mulets et les ânes, perdus; les chè- vres des glaciers - col noir — population vulnérable; le mouton roux du Haut-Valais (encore cent vingt-cinq bêtes) ou le roux de Bagnes, presque inexistant; le porc laineux se compte par dizaines, etc. Certaines races sont sous haute surveillance; d'autres ont été réintroduites volontaire- ment à grands frais, par exemple le mouton nez noir du Valais (Schwarz- nase). Si ces disparitions s'inscrivent dans le processus logique de ratio- nalisation, il n'empêche qu'on perd en même temps des patrimoines génétiques et de la diversité.

Quant aux races de vaches, elles étaient jusqu'à il y a une trentaine d'années très diversifiées. Or, dans le cadre de l'abandon de l'agriculture, de la rationalisation, du moins d'animaux pour plus de production, on a métissé, et croisé encore, pour maximaliser les rendements. On a aussi poussé la spécialisation: telle race pour la viande, telle autre pour le lait alors qu'en Suisse nous avions des bêtes multifonctionnelles. On a égale- ment fragilisé certaines races: la race Simmental pure est en voie de forte diminution aujourd'hui ainsi que la race rhétique grise tout comme la Tarine de nos voisins français, la grise d'Autriche et des dizaines d'autres à effectif sous surveillance. Il est intéressant de noter qu'au moment où disparaissent des patrimoines génétiques bovins, ovins ou caprins, on s'attache à conserver des races à petits effectifs à des coûts très élevés (Pro Specie Rara, à Saint-Gall; l'Institut technique pour l'élevage bovin en France, qui a programmé la conservation de trente races reliques, etc.) par souci de biodiversité et de réservoirs du patrimoine génétique.

Un exemple plus ponctuel est celui de la race d'Hérens du Valais, dont il reste un peu plus de dix mille bêtes. Il est éclairant. Elle était et est encore parfaitement adaptée à son environnement: rustique, sachant affronter la montagne et la neige, peu demandante, endurante, jamais malade, bons aplombs, bons sabots, docile et très aimée. La race d'Hérens produisait pour entretenir le paysan (viande, lait, cuir), produi- sait pour se reproduire elle-même, et produisait une sociabilité villageoise

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et régionale intense à travers les combats de reines. Les luttes des vaches d'Hérens, qui s'inscrivent dans un processus normal de hiérarchisation des troupeaux, ont de tout temps séduit les Valaisans qui ont toujours sélectionné leurs bêtes selon le critère combatif parce qu'ils prenaient du plaisir à ces joutes d'alpage, devenues aujourd'hui matches interrégio- naux de reines. On était au cœur d'une vraie civilisation de la vache. Inti- mement liées au prestige de l'éleveur, les reines ont ainsi alimenté une riche histoire sociale de l'élevage qui se poursuit dans le présent. Si la pro- duction laitière de la race d'Hérens était «normale pour la rusticité de sa race», celle-ci avait d'autres qualités, en viande par exemple. Dans le sil- lage des améliorations de productivité, les coûts de l'élevage ont rapide- ment augmenté. Un point de non-retour, de rupture, a été atteint par l'accélération rapide des processus de restructuration en vue du marché.

On a peu agi sur l'animal si ce n'est par amélioration interne en le sauve- gardant en race pure, et c'est une grande chance. Mais on a vu apparaître l'éclatement du système d'élevage de montagne et l'abandon de l'agricul- ture parce qu'il devenait difficile d'en vivre dans les conditions d'altitude.

Par amour pour cette race, pour les plaisirs qu'offrent les combats de rei- nes et parce que certains Valaisans ont transformé leurs anciennes tradi- tions en nouveaux hobbies de l'élevage, la race d'Hérens reste bien vivante. Elle a pris un autre sens puisque les éleveurs n'en vivent pratique- ment plus - à peu d'exceptions près - et qu'ils l'élèvent parce qu'elle leur «cause», parce qu'elle fait partie du paysage social et qu'on aime ses produits. Elle est très présente dans les activités ludiques et sociales des vallées latérales du Rhône, elle participe largement au maintien de l'envi- ronnement (prés fauchés, alpages utilisés, etc.), elle se vend touristique- ment bien tant au niveau des produits que de l'image. C'est là que la vache de la race d'Hérens s'insère dans une socioculture et son écosystème. Elle est dès lors parfaitement écologique. Il n'empêche que sa situation n'est pas sans risques. Une grave crise économique, une atteinte directe à la santé de la race, de futures générations qui auraient d'autres ambitions, peuvent rapidement transformer une «vache totale en race pure» en trou- peau résiduel en voie de disparition. Seule une volonté socioéconomique et écologique pourra assurer sa pérennité.

Pour conclure, sachons qu'en laissant disparaître de la diversité

«naturelle» on appauvrit en même temps la sociodiversité de régions entières, ainsi que la biodiversité (races d'animaux, surfaces herbagères, érosion de certains alpages). Si ces liens étroits avec l'environnement dis- paraissent, si le dialogue entre les différentes visions de la nature n'a pas lieu, si l'entêtement des uns nuit à l'innovation des autres, si citadins et montagnards ne pensent pas ensemble l'avenir social et économique des régions, qu'ils ne s'écoutent pas, pourquoi alors parler d'écologie qui est pourtant le fondement d'un développement durable?

LES CONDITIONS D'UNE ÉCOLOGIE JUSTE 67

M. CLAUDE RAFFESTIN:A travers les exemples précis qu'elle vient de nous donner, Yvonne Preiswerk a admirable-ment illustré le lien qui existe entre la biodiversité et la sociodiversité, qu'il est nécessaire de préserver en même temps. L'exemple de la race d'Hérens est tout à fait fondamental. Il pose le problème de l'économie comme cul-ture, que posait auparavant Fabrizio Sabelli. On essaie de transformer cette race pour des raisons économiques, sous prétexte que le GATT le veut, ou qu'elle ne produit que dix-sept litres de lait au lieu des vingt-cinq ou vingt-huit requis. On essaie de la forcer à se comporter selon des nor-mes établies à I'OMC.

C'est dramatique, parce que cela signifie que la race d'Hérens n'a plus de correspondance biunivoque avec la sociodiver-sité qui en était le support d'utilisation et de gestion. La cause de cette situation, c'est la

«gestionnite», c'est l'économie comme culture.

M. ALBERTO MAGNAGHI: Je suis heureux de rencontrer M. Raffestin.

Je suis son élève depuis plusieurs années, mais je n'avais pas eu l'occasion de lier auparavant connaissance avec lui.

Ayant écrit un livre qui s'intitule Le Développement local comme alter- native stratégique, je suis, de toute évidence, opposé à la globalisation et à la dialectique entre local et global. Le terme local, dans mon optique, ne désigne pas ce qui est petit, mais un point de vue sur le monde. C'est ce qui arrive en un lieu donné. Les Alpes sont un système supranational, mais on peut les considérer du point de vue local, en tant que système uni- que dont on étudie l'identité, la spécificité et la différence. Ce qui caracté- rise la pensée «localiste» n'est donc pas une question de dimension ou d'échelle mais un point de vue. Je ne pense pas qu'une écologie juste puisse exister sans une conception localiste du monde.

Je reprends les propos de Claude Raffestin sur bio- et sociodiversité.

Ses propositions nos 2 et 3 sont essentielles. Mais il faut dire que la ques- tion est difficile à poser. Ni l'extériorité ni l'altérité n'ont intéressé le pro- jet de modernisation et le modèle de développement traditionnel. Entre ces propositions et les manières de chercher à les réaliser, il faut passer par des considérations sur la nature et les raisons de l'écart qui existe entre les informations fonctionnelles et les informations régulatrices. Je vois cela comme une problématique structurelle du processus contemporain de déterritorialisation, tel que l'a défini Raffestin. Je n'ai guère le temps de développer ce problème. Je voudrais seulement dire qu'à mon avis ce processus est extrêmement différent de tous les processus de déconstruc- tion et reconstruction de l'histoire humaine. C'est une thèse extrême, mais je suis convaincu de sa justesse. Le processus contemporain de déterri- torialisation est sans retour. Alors que toutes les formes de civilisation, occidentales ou non, procèdent à une reterritorialisation, la nôtre se

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caractérise par un incessant processus de déterritorialisation. La destruc- tion des écosystèmes naturels et du territoire pose progressivement le pro- blème de leur absence de durabilité, et de leur remplacement systématique par les progrès technologiques et les espaces artificiels. La déterritoriali- sation contemporaine est donc la première, dans l'histoire, qui se débar- rasse progressivement et totalement du territoire.

La notion de territoire n'existe pas dans la nature. Elle est le produit d'une histoire des relations entre homme, société et nature. Depuis la pre- mière civilisation nomade, on n'a plus de nature. On a un territoire, c'est-à- dire une organisation culturelle de l'espace. Toutes les civilisations ont constitué leur modèle de domestication et de simulation sur le principe d'une coévolution incluant nature et culture. La rupture entre ces deux ter- mes est typique de la déterritorialisation contemporaine. Notre civilisation juge inutile ce rapport, et par conséquent ignore la question des limites.

Elle croit possible de progresser dans un processus d'artificialisation conti- nue et croissante. Dans cette nature fabriquée, se développant à l'infini, on ne peut pas trouver les règles d'une écologie juste. Je crains qu'on ne conti- nue à se contenter de traiter a posteriori les causes des écocatastrophes pla- nétaires et locales. Ce rapport de coévolution, très complexe, doit être reconsidéré. Il apparaît comme un problème insurmontable pour la tech- nologie, et même pour l'écologisme scientifique, qui souvent l'oublie. C'est pourquoi il est important de connaître les sociétés du passé, non pour les imiter, mais pour comprendre qu'elles ont toutes produit une artificialisa- tion à l'intérieur de ce rapport actif. Ce problème doit être considéré comme central, dans la perspective de la préservation de la sociodiversité.

Cela amène une question essentielle. Qui préserve la sociodiversité?

Qui préserve la forêt amazonienne? De nombreux écologistes pensent qu'il faudrait créer des organisations mondiales, qui s'occuperaient d'acheter et de préserver l'Amazonie. Je ne suis pas tout à fait d'accord avec cette vision. Pour moi, la préservation de la sociodiversité doit être une autopréservation. Ce n'est qu'en favorisant l'accroissement de la puissance des sociétés locales qu'on pourra construire une force de con- servation et un nouveau dialogue avec la nature. Je pense que les nouvel- les formes de coopération expérimentale sont très intéressantes. Elles ne se fondent plus sur l'importation dans le Tiers-Monde d'un modèle de développement, mais sur l'aide à l'autodétermination, à Pautoconstruc- tion avec des technologies appropriées, à la mise sur pied d'indicateurs de développement différents des modèles économistes fondés sur le pro- duit intérieur brut. Le changement des indicateurs de développement est important. Il permet d'introduire une problématique relative à la pollu- tion, à la violence urbaine, à la qualité de la vie urbaine et du territoire.

Il peut même introduire la question de la forme de la ville du point de vue de son apparence esthétique. Ces indicateurs vont encore être raffinés,

LES CONDITIONS D'UNE ÉCOLOGIE JUSTE 69

dans la perspective d'une réduction de la mainmise de l'économie sur la lecture des problèmes écologiques.

J'aimerais signaler un dernier point. Dans le problème de la préserva- tion de la sociodiversité, nous devons intégrer une lecture de la subjecti- vité, qui seule peut produire un processus d'autopréservation de la socio- diversité. Je suis optimiste sur ce point, car je crois qu'il y a une profonde différence entre le comportement envers la nature qui caractérise la lutte des classes et celui qui inspire la lutte écologique. La lutte des classes s'est occupée de l'altérité, a créé des solidarités profondes entre les hommes, mais n'a pas contribué à la création d'un modèle de développement alter- natif. Elle a comme principe la haine, alors que la lutte écologique s'appuie sur l'amour, parce que l'objet de son attention n'est pas l'appro- priation d'une partie du revenu produit pour d'autres buts, mais la recon- naissance du territoire, de la mémoire et de l'environnement humain. Ce qui meut la lutte écologique, c'est la nouvelle pauvreté, créée par la modernité: pauvreté de l'environnement et pauvreté de l'identité, qui sont des faits récents. En effet, on part d'une situation de soustraction, avec un aspect de revendication, voire de haine, qui détruit l'environnement, l'histoire et la mémoire, et on aboutit à une lutte qui ne sépare pas les deux moments de la revendication et du temps long de l'appropriation, de l'Etat ou de la structure économique. Dans l'instant même où il émerge, le combat écologiste est déjà construction d'une solidarité qui inclut l'extériorité. Les deux thèmes de l'altérité et de l'extériorité s'y affrontent.

Il est nécessaire d'étudier le comportement des mouvements écologistes du point de vue général de la transformation du conflit, avec ses caracté- ristiques structurales et internes. Sous sa forme nouvelle, il nous apporte l'espoir que puissent se réaliser les objectifs formulés aux points 2 et 3 de la présentation de M. Raffestin.

M. CLAUDE RAFFESTIN: Alberto Magnaghi manie à la fois le pessi- misme et l'optimisme. Si on le suit quand il affirme que les civilisations antérieures étaient fondées sur un modèle de coévolution, il faut admettre avec lui que les civilisations contemporaines ont rompu ce modèle. Il me semble particulièrement intéressant de médi- ter l'idée selon laquelle les sociétés actuelles ont tendance à tout effacer et à faire tabula rasa de ce qui existait auparavant. A la question «qui pré- serve la sociodiversité?», je crois qu'il a apporté une réponse importante, en disant que la sociodiversité doit s'autopréserver. L'autopréservation passe évidemment par le respect de la mémoire, de l'histoire et de ce qui a été légué dans un territoire. M. Magnaghi est pourtant devenu beaucoup plus optimiste, vers la fin de son intervention, à propos de la lutte éco- logiste.

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