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DERRIÈRE LES COLLINES

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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DERRIÈRE LES COLLINES

C O N T E

P R E M I È R E P A R T I E

I

Il s'appelait B i l l Desormeaux. I l était né en France, dans une petite ville de Sologne où son père était notaire. Mais je m'aperçois que tout de suite je risque de confondre les dates, les événements, les personnages. Ainsi, ce prénom de B i l l . . . Quand B i l l n'était encore qu'un petit Français comme les autres, i l se prénommait Ernest.

C'est bien plus tard, au temps de ses grandes expéditions, qu'il devait devenir Bill. Alors je vous propose une chose : au lieu de révéler d'abord comment j'ai fait connaissance avec lui et de lui donner la parole, je vais raconter sa vie comme si je l'imaginais à mesure, depuis son enfance en Sologne jusqu'au moment où je l'ai rencontré, connu vraiment en chair et en os, et où j'ai pu m'émerveiller en l'écoutant sous l'arbre rose, tandis que l'oiseau Redwinwaxwing (c'est son vrai nom) sifflait et roucoulait tour à tour à la gloire du soleil couchant.

Donc, M . Desormeaux le père était notaire, un aimable notaire au visage rond, aux joues pleines, au menton creusé d'une belle fossette, et qui eût toujours semblé sourire, n'eût été une petite brume triste qui passait souvent dans ses yeux. C'est qu'alors i l songeait à sa femme, morte peu après la naissance de leur petit garçon Ernest.

Ernest était sa fierté, son recours. I l le choyait du réveil au coucher, le bordait lui-même dans son lit, prenait sa main, cares- sait ses cheveux, dix fois le jour s'échappait de son étude pour la joie de le contempler, d'entendre son babil, son rire. Et i l est vrai

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qu'Ernest était un très beau petit garçon, gai, pétulant, aux blonds cheveux bouclés, lustrés, aux prunelles d'un bleu ardent, bien campé sur des jambes soudes, le maintien franc et assuré.

Quand vint le temps de le mettre à l'école, puis au lycée, jamais maître Desormeaux ne put sincèrement se résoudre à se séparer de lui. I l se prétendait décidé, mais aussitôt prétextait une rougeole, les oreillons pour le garder auprès de lui. Ce fut un instituteur

« Ubre » qui apprit à Ernest les premiers rudiments de la gram- maire et du calcul. I l était vieux, boiteux, ricanant, teignait d'un noir épais ses cheveux taillés en brosse, sa moustache aux poils de chiendent. Son nez énorme, tremblotant et grenu, débordait de tabac à priser. Plus tard, l'enfant eut pour précepteur un prêtre du voisinage, curé d'une minuscule paroisse perdue dans un creux d'étangs, de hautes bruyères et de pineraies. Celui-là, plat dans sa soutane, parlait sec, affectait un langage de soudard (il avait fait la guerre comme sergent), des manières cordiales et bourrues.

Ce fut auprès de lui qu'Ernest, devenu adolescent, prit le goût de fumer la pipe. I l y avait toujours sur leur table, entre le Télé- tnaque et le Voyage du jeune Anacharsis, un grand pot à tabac en verre où ils puisaient à tour de rôle.

Jamais, pour Ernest Desormeaux, la douceur d'une présence gracieuse, la tendresse d'un sourire féminin. L a seule femme que connût son enfance était sa vieille bonne Léocadie, mais on disait famihèrement Cadie. Elle était aussi moustachue que l'homme teint, plus verte en ses propos que le curé ancien sergent. Elle adorait le jeune garçon ; mais cette adoration bougonne se bornait à de petits soins matériels, des gâteries de cuisine si constantes, si prodigues, depuis le chocolat velouté des réveils jusqu'aux tartes fondantes des soirs, qu'elles en venaient à paraître banales, à passer presque inaperçues.

Maître Desormeaux vieillissait, s'empâtait. Parfois, sans rai- son explicable, ses yeux s'emplissaient de larmes. I l arrivait qu'il branlât du chef, que sa voix butât sur les mots. D e plus en plus souvent, la vieille Cadie entendait son pas lourd approcher de sa cuisine, faire basculer au tournant du vestibule la m ê m e dalle à demi descellée. I l entrouvrait la porte, demandait :

— Où est Ernest ? I l n'est pas rentré ? Et elle, en haussant les épaules :

— I l couraille. C'est de votre faute ! Ce vélo neuf, encore, que vous lui avez acheté...

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— I l fallait bien, soupirait le notaire. C'est loin, Belmont.

Belmont était le village du curé. Ernest, trois fois la semaine,, s'y rendait en un tour de pédales, l'échiné courbée, les épaules basses, serrant avec vigueur les poignées de son guidon cintré.

Ce vélo neuf, léger, aux pneus minces et bien roulants, i l l u i devait le sentiment d'une liberté royale, comme ailée, dont i l n'épuisait pas la griserie. I l allait avoir seize ans. Entre deux odes d'Horace et deux pipes, son précepteur lui prédisait un succès au baccalauréat. I l n'en demandait pas davantage. C'était un garçon bien portant, sain de cœur et de corps, sans inquiétude, sans complexes, dont les muscles durcissaient. Les leçons du curé, bon pédagogue, n'accablaient pas plus sa cervelle que les plats mitonnes de Cadie n'encombraient son estomac. Mais, aussitôt ficelé son petit paquet de manuels, à peine l'avait-il arrimé aux ressorts de son porte-bagage qu'il bondissait, l'enfourchure en ciseaux, retombait d'aplomb sur sa selle et s'envolait vers le bout du village : non du côté de sa bourgade, vers la maison à panon- ceaux dorés où l'attendaient son père et Cadie, mais en leur tournant le dos.

Tout de suite, de ce côté-là, c'était la libre campagne, une Sologne de printemps où les feuilles nouvelles des bouleaux suspendaient sur le bleu du ciel leurs pendeloques d'or trans- lucides, où des couples de perdrix, dans un essor caquetant,, ronflant, filaient raide par-dessus les haies, où un grand lièvre jailli du fossé crochetait au milieu de la route, révélant à chaque- saut la plante de ses longues pattes, vieilles semelles inusables qui soulevaient en nuagelets ronds la poussière du bas-côté.

I l fallait presque la toucher pour apercevoir la maison. C'était une chaumière basse, aux murs de.briques et de torchis. Des pans de bois, disposés en diagonales, égayaient la façade blanche sous un auvent de tuiles moussues. Tout autour d'elle une profusion de lilas, de noisetiers, de seringas, de roseaux géants frémissaient, embaumaient, retentissaient au long du jour de chants d'oiseaux, de fredons d'abeilles. Elle était à l'écart du monde et pourtant toute mêlée au monde, celui des battements d'ailes, des nids cachés, des sources invisibles qu'on entendait goutteler, au passage, sous le bouillonnement des hautes herbes.

L'adolescent mettait pied à terre, soulevait un peu sa bicy- clette pour franchir le ponceau de planches qui, par-dessus le fossé de la route, donnait accès au jardin enchanté. Et aussitôt

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i l oubliait tout ce qui n'était pas l'heure présente, l'instant qui passait sans fin, comme le vent glisse, comme le fleuve coule, le bonheur de plonger ainsi dans ces feuillages, ces ramages, ces bourdonnements, ce monde neuf où comme jamais encore i l ne s'était senti, ne s'était retrouvé chez l u i .

— C'est toi, petit ?

— C'est moi, père Balthazar.

— Entre... Assieds-toi.

N o n , non, ce n'était pas une maison ordinaire. Jamais Ernest ne devait oublier le jour de mars où, pour la première fois, i l en avait franchi le seuil. Ce n'était point tout à fait par hasard. U n mot de son précepteur, une allusion un peu mystérieuse à l'homme étrange qui vivait là avait éveillé en lui une émotion soudaine, aiguë; et aussitôt, irrépressible, le désir de voir cette maison, de rencontrer cet inconnu.

L e soir même, au lieu de rentrer sagement chez l u i , comme d'habitude, i l avait tourné le dos au clocher de sa petite ville, aperçu au bout du village le fouillis d'arbustes serrés dont avait parlé le curé, le ponceau par-dessus le fossé. Son cœur avait battu très fort, mais i l avait osé, bravement, s'avancer sur les planches sonores, pénétrer au cœur du taillis. E t tout s'était passé comme dans un rêve familier : l'apparition de la maison, l'appel grave et chantant qui semblait devancer sa venue, le vantail entrouvert qui avait tourné sous sa main au premier effleurement de ses doigts. E t alors...

II

C'était le royaume des oiseaux, des yeux d'oiseaux, des ailes d'oiseaux. Comment un Ernest Desormeaux, fils de notaire, nour- risson de Cadie, élève d'un régent qui portait sur sa soutane le ruban de la croix de guerre, comment n'eût-il pas chancelé sous les centaines de regards pétillants qui venaient lui sauter au visage, devant toutes ces ailes entrouvertes, à demi soulevées, déployées, dont les revers aux longues plumes cachaient presque les murs, les solives, les courtines rouges du ht clos ? I l y avait de cela deux mois. Mais chaque fois que, depuis, Ernest était entré dans la maison de Balthazar, le même frisson inoublié, lui courant le long de l'échiné, l u i avait raidi la nuque et frémi jusqu'au bout des doigts. E t pourtant ce n'était plus le même : les premières

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fois pénible, presque douloureux, i l était devenu délicieux.

— Entre... Assieds-toi.

Balthazar, juché sur un escabeau devant son établi encombré, le regardait comme les oiseaux. C'était un très petit homme, au teint fortement basané, aux yeux perçants, à la voix douce. I l avait, sur un corps d'enfant, une grosse tête ronde extraordinai- rement mobile. Pour un peu, i l eût été capable de la retourner vers son dos, comme le font justement les oiseaux. Ses prunelles, sombres mais éclatantes, lui mangeaient tout le blanc de l'œil.

Elles lui faisaient ainsi des yeux étranges, aussi beaux que ceux des hiboux : i l devait y voir clair la nuit. Deux petites touffes de poils gris, dressées derrière ses oreilles, le faisaient ressembler davantage à quelque fabuleux oiseau nocturne, comme aussi ses longs doigts bruns, souples, retráctiles, où l'on sentait une vigueur d'acier, d'acier vivant, une vigueur de serres.

Tous les oiseaux étaient empaillés, mais avec tant de savoir et d'art qu'en dépit de leur immobilité on les aurait crus vivants.

Etaient-ils même immobiles ? Chacun d'eux, oui, dès qu'on fixait les yeux sur lui. Mais leur foule suspendue frémissait de toutes ses ailes, faisait chatoyer les murs, le plafond, les rideaux du Ht, le manteau de la cheminée de ses mille couleurs bougeantes, bigarrées, où dansaient des gouttes de soleil, des graines de pollen voyageuses qui venaient des chatons des noisetiers, des fleurs blanches des seringas, des hampes argentées des roseaux.

Maintenant que c'était le printemps, que la fenêtre demeurait grande ouverte, tout le jardin entrait dans la maison, ses odeurs, ses balancements de palmes, le bruit de soie des longues feuilles, le ramage exultant de la fauvette babillarde où chantait toute la joie du monde ; et aussi les Ubres oiseaux. Rien que de petits oiseaux, plus prestes que des feux-follets : des pinsons en parure de noces, le jabot rose et mordoré, des troglodytes d'un brun brûlant qui poussaient un petit cri aigu, cristallin, en ouvrant leur menu bec sur une langue incroyablement rose, des sittelles bleues, des chardonnerets coiffés d'une flamme écarlate, et des mésanges ébouriffées qui boulaient jusque sur l'établi et rebondis- saient aussitôt, les pattes tendues, la tête renversée en arrière, en criant : « Excusez-nous ! »

Ernest était émerveillé. I l eût voulu toucher de ses mains chacune de ces gracieuses créatures, si légères et si prestes, qui pouvaient d'un seul coup d'aile s'envoler par la fenêtre et retrouver

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l'immensité du ciel, lss cimes des arbres dans le vent. L e père Balthazar souriait, interrompait un instant sa besogne. Posant la pince ou l'aiguille qu'il tenait, i l ouvrait lentement ses mains, faisait jouer ses longs doigts souples.

— Ecoute. Regarde.

U n sifflement modulé, mélodieux s'échappait alors de ses lèvres, emplissait l'atelier de sa force et de sa douceur. Et aussitôt les mésanges revenaient, les pinsons, les chardonnerets, les sit- telles ; avec eux les rouges-queues du toit, un grand loriot d'ébène et "d'or, des gorges-bleues, des moiseaux friquets, des bruants, des bouvreuils, des merles. L e sifflement montait, faiblissait, de nouveau s'amplifiait, toujours aussi limpide et pur, tantôt préci- pitant ses trilles et tantôt égrenant, comme des perles, des roucou- lades lentes et tendres.

Les oiseaux faisaient maintenant une nuée, suspendue autour de Balthazar, au-dessus de ses mains ouvertes. Et ces mains, peu à peu, se mettaient à bouger, à tracer des courbes dans l'air, des spirales, des arabesques. Alors, sous les yeux d'Ernest, la nuée ailée cessait de planer, suivait le mouvement des mains nues, entourait Balthazar de guirlandes, de volutes aériennes qui répé- taient les gestes de l'enchanteur. Ernest, le cœur battant, le voyait élever ses bras, les tendre à demi devant lui, les paumes hautes, en souriant. Et voici qu'un à un, une à une, les pinsons, les bruants, les mésanges se détachaient du vol tournoyant et, dans un gazouillis retenu, si léger que l'oreille le distinguait à peine, venaient se poser sur ses mains.

— E t moi ? E t moi ? murmurait Ernest.

Aussitôt les oiseaux s'envolaient, à tire d'aile par la fenêtre.

E t i l n'y avait plus que le petit peuple des murs, immobile et silencieux.

— Pourquoi se sont-ils envolés ? s'étonnait le garçon, tout pâle.

— T u le demandes ! disait Balthazar. Es-tu donc sûr ? Il le fixait de ses prunelles de nuit, si larges, et qui ne clignaient point.

— Je ne vous comprends pas, balbutiait alors Ernest. Sûr de quoi ?

— De ne pas refermer tes mains. De ne pas les serrer trop fort.

Les larmes venaient aux cils du garçon. I l disait d'une voix sourde, étranglée :

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— O u i , j'en suis sûr ! Jamais, jamais je ne pourrai leur faire du mal !

Et Balthazar, sans le quitter des yeux :

— T u crois vraiment ?

Le trouble, l'incertitude, peu à peu, envahissaient l'âme de l'adolescent. Sa naissante colère fondait. I l disait tout bas :

— Aidez-moi.

Alors Balthazar se levait, secouait son tablier, de cuir.

— Viens, disait-il.

Et i l poussait la porte de l'atelier sur un pan d'ombre où i l semblait plonger.

III

C'était la première fois, et ce devait être la seule, qu'Ernest pénétrait dans cette chambre toujours close. Les ténèbres y étaient froides, i l y régnait un silence d'abîme. Mais déjà la grêle silhouette de Balthazar y redevenait distincte, avec sa tête énorme, ses deux touffes de cheveux en aigrettes. Déjà ses yeux luisaient dans la pénombre : i l n'y avait plus de ténèbres, mais une clarté glauque et stagnante que les lames des persiennes laissaient vaguement filtrer entre elles, et où venaient se fondre et mourir l'éclatante lumière du jardin, la gloire de ses feuillages et de ses fleurs au soleil.

Deux longues tables occupaient toute la pièce. Sur l'une et l'autre, de hautes formes se dressaient, rangées côte à côte. Elles paraissaient ainsi spectrales, grises les unes, blanches les autres, d'un gris de cendre qui se bleutait, d'un blanc fauve qui devenait neigeux. E t voici que l'adolescent demeurait là, tout interdit : i l venait de s'apercevoir que c'étaient encore des oiseaux.

Mais de très grands oiseaux cette fois, et très beaux ; non seule- ment inconnus de lui, mais tels qu'il ne les eût jamais imaginés dans leur réalité vivante. Et pourtant ils étaient là, fiers, puissants, et qui le regardaient du haut de leur col en volute, un peu rejeté en arrière comme pour lui signifier leur refus et leur dédain.

L e trouble dont Ernest avait été saisi devenait à peine suppor- table. I l était plein de désir, de tristesse, d'amour, de regret.

Qu'est-ce que cela signifiait ? Tantôt i l eût voulu s'enfuir, comme s'il eût malgré lui surpris un secret interdit ; tantôt, malgré sa gêne immense, i l eût voialu rester toujours, jusqu'à ce que l'un des

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oiseaux, mdinant vers lui la tête, appuyât son long col contre son épaule d'homme en signe de pacte et d'amitié. I l tourna les yeux vers Balthazar et se sentit, pour un instant, réconforté.

L e vieil homme s'approchait des oiseaux, les effleurait l'un après l'autre comme pour conjurer un sort. E t , à mesure qu'il les touchait, i l les nommait de sa voix chaude, les appelait un à un hors de l'ombre glaciale où veillaient leurs formes pâles.

Les noms qu'il prononçait ainsi venaient frapper les oreilles du garçon. L a plupart lui étaient inconnus, empreints d'un charme barbare qui les rendait, à peine étaient-ils entendus, inoubliables.

— L e Morillon, disait Balthazar, le Harle-scie, le Fou de Bassam, le Souchet...

E t le garçon, les yeux avides, fixait dans sa mémoire l'image des grands canards blancs et noirs, des harles au long bec dentelé, des miroitements soudains où venaient fulgurer, à la gorge du Souchet, toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

Maintenant la voix de Balthazar prononçait des noms connus de lui : le héron, la grue, l'oie, le cygne... Mais aussitôt un autre mot, venant se joindre au nom familier, ranimait dans le cœur d'Ernest le m ê m e trouble haletant et ravi : le héron devenait

« pourpré », la grue « cendrée », l'oie et le cygne « sauvages ».

« Sauvages ! Sauvages ! » répétait un écho intérieur qui pro- longeait en lui le plaisir ardent et secret que venait d'éveiller la voix de Balthazar. Et cependant le vieil homme poursuivait :

— T o i aussi, approche, caresse-les... T u le peux, puisque je suis là.

Et tandis que d'une main tremblante Ernest caressait les têtes fines, les cous duveteux, les longues plumes lisses des ailes closes, la voix chantait à son oreille :

— Ce bleu, c'est celui de la lune d'automne. Les grues s'en vont, tu les entends crier. L e vent souffle. L a clarté de la lune haute ruisselle entre les nuages, balaie l'eau sombre des étangs qui frémit au cri des grands oiseaux. T u les cherches des yeux dans le ciel et tu ne les vois pas voler, si haut, si haut sont-ils, si rapides... Mais si tu te penches sur l'étang au moment où i l s'éclaire, tu y verras le reflet de leurs ailes que baigne, tout là-haut, la lune.

Vois ce bleu, ce bleu de lune : carresse-le sur l'aile de la grue...

Ernest allait d'oiseau en oiseau. Et Balthazar poursuivait :

— Ce blanc sur la gorge du cygne, ce n'est pas celui de la neige, ni celui de la grande banquise. Ce blanc-là, de glace et de neige, touche-le sur le fou de Bassam comme une poussière dia-

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mantée. Q u ' i l est plus doux, plus lumineux à la gorge du cygne sauvage ! C'est la blancheur du nuage de printemps, non pas du nuage que tu crois voir, mais de l'autre, que frappe le soleil. T u es en bas, au-dessous du nuage. L e cygne vole au-dessus de l u i , du côté de sa vraie blancheur. I l la touche dans son vol, i l y nage, les ailes étendues, la.poitrine comme une étrave. Caresse, caresse...

I l t'apporte le blanc du nuage.

L e garçon obéissait, réellement ravi à lui-même. Mais peu à peu, à travers sa joie, la même tristesse inexplicable revenait lui serrer la gorge. E t voici que soudain la main de Balthazar se posait sur son épaule. A h ! Que cette main se faisait lourde ! De nouveau, Ernest eût voulu fuir ; mais i l sentait que c'était impossible. Ses

» genoux se mirent à trembler, le plancher de la chambre sembla plier à chacun de ses pas. Malgré l u i , subjugué, i l lui fallut lever la tête. Et ses yeux, aussitôt, rencontrèrent le regard nocturne que la faible lumière rendait encore plus saisissant.

— Je vois ce que tu penses, dit lentement la voix profonde.

T u voudrais toucher leur chaleur, les sentir vivre sous ta main, acceptant ta caresse, répondant à ton amitié... battre leur cœur, hein ? palpiter leur sang... leur cou frôler ta joue, n'est-ce pas, s'attarder sur ton épaule ? Mais ils sont morts, ils sont morts, malheureux ! Que croyais-tu donc, bout d'homme ? Que je fais des miracles, peut-être, moi, Balthazar l'empailleur ? Caresse ! Caresse ! Ils sont à toi... Est-ce que tu le sais, à présent ? Pour que tu puisses les toucher, si beaux, si froids, mes grands oiseaux, i l a d'abord fallu les tuer.

L e garçon eut un sursaut, comme pour secouer cette main trop lourde. I l cria presque, d'un ton de défi :

— Je ne veux pas ! Q u i les a tués ? L a main continua de peser.

— Des chasseurs, dit Balthazar.

I l y eut un silence. Et voici que le vieil homme souriait, que ses yeux s'emplissaient de tendresse, et en même temps de pitié.

I l acheva doucemenet, tristement :

— Je le sais, tu seras un chasseur.

I V

Ce fut environ ce temps-là que le premier clerc de l'étude, entrant un soir dans le bureau du notaire pour l u i soumettre

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quelque dossier, trouva maître Desormeaux assis dans son fauteuil, les bras à plat sur les accoudoirs, sa petite calotte de soie noire bien enfoncée jusqu'aux oreilles, exactement semblable à l u i - même, sauf que sa tête tombait plus bas sur sa poitrine. E t réelle- ment i l était mort, sans bruit, sans propos solennels, comme s'il se fût retiré de la vie en marchant sur la pointe des pieds.

Ernest pleura beaucoup. L a cuisine de Léocadie se fit plus savoureuse encore, sa voix plus rare et plus bougonne. Ernest passa son baccalauréat, cessa d'aller chez le curé de Belmont : i l était assez grand désormais pour fumer la pipe tout seul.

Heureusement pour l u i , un vieux confrère, ami de Maître Desormeaux, liquida la succession au mieux de ses intérêts. L'étude fut vendue et avec elle la grande maison où l'orphelin n'avait que des souvenirs mélancoliques. I l acheta, presque dans la campagne, un charmant pavillon entouré d'un jardin clos de murs, mais dont une porte, à l'opposé de la façade, s'ouvrait sur un p r é en pente qui descendait jusqu'à une rivière. D e la fenêtre de sa chambre, Ernest pouvait entendre les gobages et les sauts des truites lorsque les mouches de mai venaient danser sur le courant. C'était un p r é de rêve, où les hautes herbes frémissaient comme un pelage de - bête, une rivière adorable et limpide où de vieux saules miraient

leur feuillage clair, où les blanches renoncules d'eau, les iris jaunes et les salicaires roses fleurissaient du printemps à l'automne.

Ernest était presque riche. I l était libre, indépendant, vigou- reux, et i l n'avait pas dix-huit ans. Peut-être, n'ayant pour société que celle de Léocadie, eût-il bientôt souffert d'une solitude qui n'était point de son âge. Mais ce garçon, déjà, n'était pas un garçon comme les autres.

I l enfourcha un soir sa bicyclette, prit la route de Belmont, passa sans un regard devant l'église et le presbytère, reconnut avec joie l'îlot d'arbustes feuillus, le ponceau sur le fossé.

I l y avait plus de deux mois qu'il n'avait ainsi franchi, sa bicy- clette soulevée à son flanc, les planches flexibles sous son pas.

Mais de nouveau, c'était hier.

— Est-ce toi ?

L a porte était large ouverte, comme naguère. Les feuillages étaient toujours pleins de bruits d'ailes, de ramages et de bour- donnements. I l entra. Balthazar lui souriait par-dessus son établi.

— Assieds-toi.

Tout se renouait comme par enchantement. L e petit peuple

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chatoyait sur les murs, sous les solives. A chaque instant un pas- sereau du dehors, par la porte, par la fenêtre, s'engouffrait dans l'atelier, frôlait leurs fronts du souffle ronflant de ses ailes et rebondissait au dehors avec un petit cri joyeux.

Ernest, pourtant, ne pouvait s'empêcher de regarder, vers le fond de la pièce, la porte qui donnait accès à la chambre des grands oiseaux. Une ou deux fois, à n'en pas douter, Balthazar surprit son regard. Mais i l ne tourna pas la tête. L a porte demeura close sur la pâle assemblée silencieuse qui continuait de veiller, tout près d'eux, dans la pénombre où le garçon avait plongé, un soir, sur les pas de Balthazar.

I l revint. I l était sûr, chaque fois, de retrouver le vieux compa- gnon assis à son établi, lustrant une aile, une aigrette, vernissant au pinceau un long bec, une patte jaune ou noire. Balthazar, comme naguère encore, l u i parlait du petit peuple, des nids pro- fonds et doux, de mousse, de crin et de duvet, qu'il tresse et cache au creux des branches ; des couvées, des nichées, des départs et des retours. I l connaissait toutes les espèces, et de chacune les coutumes et les chants. I l imitait ces chants si parfaitement qu'il suffisait de fermer les yeux pour se croire, tour à tour, au royaume der verderolles, des nonrîettes, des zizis, des rossignols.

Et i l arriva, un soir, tandis que Balthazar sifflait et ramageait ainsi, qu'Ernest leva sa main, la paume ouverte, comme i l l'avait vu faire à son ami, et qu'un passereau vint s'y poser. Balthazar, un moment, fixa les yeux sur l'oiseau, sur la main. I l cessa de siffler, murmura comme dans un songe :

— Es-tu bien sûr ?

Et aussitôt le passereau s'envola.

Balthazar devenait de plus en plus amical, et en même temps plus lointain. Jamais i l ne reparla de la chambre aux grands oiseaux. Quand la curiosité d'Ernest se faisait plus lancinante, i l le sentait ; et aussitôt, sans paraître y songer, i l s'arrangeait pour détourner son attention. Par exemple, i l plongeait sa main dans une coupe où brillaient des yeux de verre, les enchâssait dans un petit crâne aveugle. Et i l disait, en élevant la menue créature tout au bout de ses longs doigts :

— Q u ' i l est joli !... Crois-tu qu'il revit ?

— O u i ! O u i ! s'écriait Ernest avec fougue.

Mais Balthazar, en reposant l'oiseau :

— T u veux croire que tu le crois. I l faut attendre.

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U n soir d'automne, en plein milieu de l'atelier, le garçon vit en arrivant, disposée comme exprès dans la lumière de la fenêtre, une créature ravissante, au cou flexible, aux pattes fines, qui le regardait approcher. E t aussitôt i l ne vit plus qu'elle, sa robe fauve au pelage ras, comme lustré par le soleil, la grâce dansante de sa démarche, — car elle semblait venir vers l u i , — et surtout ses larges yeux tendres, doux et dorés, qu'elle tenait fixés sur les siens.

I l s'était arrêté, presque interdit. I l s'entendit murmurer :

— Est-ce une biche ?

— Peut-être, dit la voix de Balthazar. Une biche d'un autre pays. Quelle jeunesse est la sienne ! Quelle joie de vivre la soulève ! T u l'aimes, n'est-ce pas ? T u l'aimes déjà ?

— O u i , dit Ernest.

— T u l'aimeras chaque jour davantage. T u la poursuivras sous les branches, dans la forêt, sur les pas du chevreuil, dans le - fort de broussailles où le grand cerf va se coucher, dans la bauge sombre du sanglier, partout, de la futaie aux lisières de la plaine, de la lande au guéret, du taillis à l'étang, c'est elle que tu pour- chasseras sans trêve, même si tu ne le sais pas : sa douceur chaude, sa beauté, son regard, et le secret qu'elle te dira peut-être. U n jour...

— U n jour ? murmura le garçon.

— I l attendait, la bouche entrouverte, les yeux brillants,, sem- blable à un homme altéré. Mais Balthazar, comme s'il ne l'eût pas entendu :

— A cause d'elle, pendant des années, tu traqueras les bêtes innocentes, tu déjoueras leurs ruses, tu affronteras leur courage, tu te riras de leur vitesse, infatigable et sans pitié. T o n corps deviendra de fer, ton cœur ne battra plus que pour vaincre la proie poursuivie, pour la joie de la sentir tienne, à ta merci. Mais comment ferais-tu merci ? Que le cerf fléchisse sous les chiens, que le sanglier tienne tête, i l est trop tard, toujours trop tard. Sous la lame de la dague, sous la pointe de l'épieu, sous la balle, rtu feras couler leur sang.

E t tu reprendras la poursuite.

— U n jour... U n jour... redisait tout bas Ernest, comme s'il eût lui-même, à bout de forces, demandé grâce.

— T u ne connaîtras plus le repos. T u iras à travers le monde, par la montagne, par la brousse, par le marais. L'éléphant, le lion, le buffle, aujourd'hui l'antilope, demain l'ours polaire ou le loup,

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le couguar, l'orignal, le mouflon, cent bêtes splendides, vaillantes et nobles que tu ne connais pas encore, et les tendres, les douces, les charmantes, tu les massacreras sans répit. T u deviendras un chasseur redoutable, célèbre entre les plus fameux. T o n nom sera connu à travers les continents, admiré par tes émules, mais en exécration chez les peuples des animaux. Car, sois en sûr ; eux aussi connaîtront ton nom. I l les fera trembler de terreur, de colère cabrée, de haine. E t i l te semblera, à toi, peu à peu, que le désert s'agrandira devant tes pas. Les bêtes s'enfuiront à ta vue, de plus en plus sauvages et lointaines. Quelle soif, alors, sera la tienne ! U n monde désert, rappelle-toi, sans ramages, sans bruits d'ailes.

T u marcheras, tu reprendras tes voies, la piste rouge des safaris d'Afrique, le portage, de lac en lac, dans les profondes forêts d'Amérique. Mais plus de bêtes, que des ombres : les unes si vite effacées, disparues que tu douteras de les avoir vues, les autres cachées, dangereuses, qui feront de chaque buisson de brousse un piège sournois, d'où la mort pourra fondre soudain avec le galop du rhino, le bond du grand fauve à l'affût. Et un jour...

Ernest frémit de tout son corps. Resté à la place même où i l s'était d'abord arrêté, i l n'avait pu en bouger d'un seul pas.

Impossible de détacher ses yeux des yeux de bête qui le regar- daient. Qu'ils étaient beaux, profonds et doux ! Que leur lumière était chaude, ainsi semée de paillettes d'or qui luisaient dans leurs larges prunelles ! Ernest ne voyait plus qu'eux, saisi d'un charme qui le tenait captif. Quel était le secret dont avait parlé Balthazar, ce secret que la fine créature lui révélerait peut-être un jour ? Sa forme, son pelage blond, ses pattes graciles, sa longue échine, son cou gracieusement courbé, i l lui semblait les voir s'effacer peu à peu. Mais la lumière du regard continuait de le caresser, de l'attirer invinciblement.

— T u auras eu un songe, poursuivait la voix de Balthazar.

T u auras revu cette maison, ce jardin, l'atelier où nous voici, le menu peuple sous les solives de ce plafond, sur ces murs, sur ces rideaux rouges, et dehors le jardin fleuri, ensoleillé, avec ses feuil- lages, ses oiseaux. T u nous auras revus tous les deux, non tels que nous sommes aujourd'hui, mais tels que nous étions la pre- mière fois que tu as franchi cette porte, avec tes mollets nus, tes bonnes joues rondes, tes yeux étonnés et ravis. U n rêve heureux, tu vois, dont le souvenir éclairera ton réveil. Et c'est ce matin-là, le matin de ce jour-là, que tu la verras apparaître.

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Ernest, inconsciemment, avait tendu les bras. Sous ses yeux, la forme blonde s'était effacée davantage. Elle n'était plus qu'un halo clair, un peu de brume transparente et dorée.

— T u la suivras, reprit la voix, elle seule, où qu'elle veuille te mener. T u la suivras longtemps, longtemps. Et un jour, un jour enfin...

L'engourdissement qui pesait dans tous les membres de l'ado- lescent parut soudain le délivrer. Devant lui, l'établi alignait ses fioles, ses pinceaux, ses outils brillants. I l se frotta les yeux. U n rayon de soleil dansait à la place où s'était tenue, l'instant d'avant, la gracieuse créature inconnue. E t le vieux Balthazar lui souriait, assis à sa place habituelle.

V

A partir de ce moment, pour le jeune Ernest Desormeaux, les événements se précipitèrent. I l y eut, au point de départ, un incident d'apparence très banal, mais qui orienta toute sa vie : i l retrouva, en rangeant des caisses dans le grenier de sa nouvelle maison, des lignes de pêche et un vieux fusil dont s'était servi son père avant la mort de sa jeune femme. I l essaya les lignes dans la rivière au bas du pré, sortit de l'eau quelques truitelles et cessa presque d'y penser. De même, un soir au crépuscule, tira-t-il sur un épervier qui rasait la haie du jardin. Ernest, depuis quelques jours, avait remarqué son manège : claquant soudain des ailes, i l effrayait les merles blottis qui s'envolaient, les imprudents, en poussant un pépiement éperdu. Alors, plus rapide qu'une pierre qui tombe, le rapace fondait sur eux et les saisissait dans ses serres.

L'épervier, au coup de fusil, roula comme une guenille légère sur le sable de l'allée. Ernest, tout en le ramassant, vit ses pattes se raidir longuement, son bec s'ouvrir dans un bâillement qui l u i sembla ne devoir point finir, tandis que dans ses yeux passait une brume froide et bleuâtre qui les ternissait peu à peu.

I l y avait alors une semaine que, pris par ses rangements, i l n'était pas retourné dans la maison de Balthazar. Cinq ou six jours passèrent encore. C'était l'automne. Des rafales d'équinoxe bous- culaient les nuages dans le ciel ; et la nuit, très haut dans la nue, on entendait crier les vols des oiseaux migrateurs. L e temps redevint clair et doux. Ernest sauta sur sa bicyclette et prit la route de Belmont.

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Bien avant d'arriver, i l sentit que quelque chose avait changé.

I l avait traversé le village, aperçu, au tournant de l'unique rue, la masse verte et drue des arbustes où se cachait la maison basse.

Mais c'était comme si, de là-bas, un messager de mauvais augure était venu à sa rencontre. I l se hâta, traversa le ponceau ; et, rien qu'au bruit de son pas sur les planches, i l sut que ce messager n'était autre que le silence.

Plus un chant, plus un battement d'ailes. Dans l'air inerte, les panaches des roseaux ne se frôlaient plus l'un l'autre avec leur long bruit de soie. Les premières feuilles jaunies se détachaient des branches, oscillaient doucement sur elle-mêmes et tout de suite achevaient leur chute sur la terre : cela faisait chaque fois comme un faible soupir, qui rendait plus immense et plus triste le silence régnant alentour. L a maisonnette était fermée, les contrevents rabattus, le volet accroché sur la porte.

Ernest devint un garçon farouche dont la vie solitaire, en marge de sa petite ville, ne tarda pas à être jugée sévèrement. I l n'avait pas eu de camarades, comme les gamins de son âge en trouvent sur les bancs de l'école. I l ne voyait personne que sa vieille bonne maintenant percluse, soufflante, devenue quasi muette. Dans les boutiques où elle entrait encore, les questions des marchandes curieuses faisaient long feu contre son laconisme. Cela ne man- quait pas d'aggraver la réprobation générale ; d'autant que, non contente de se taire, elle haussait les épaules en levant les yeux au ciel. Bientôt, elle ne quitta plus l'enclos. Tantôt elle, tantôt Ernest, bêchant, semant, binant deux ou trois planches dans un coin de leur jardin, ils faisaient pousser des légumes. Ils avaient quelques poules pour les œufs, une chèvre blanche pour le lait.

Cadie, de vieille souche campagnarde, se délectait à ces travaux rustiques, trayait, « levait » les œufs, faucillait l'herbe pour les lapins sur la banquette de la route. Pour le reste, ils vivaient des poissons qu'Ernest péchait dans la rivière et du gibier qu'il tuait par la lande et le marais.

Presque toujours dehors et quel que fût le temps, ligne au poing ou fusil sur le bras, i l trouvait dans la solitude une délec- tation jalouse. I l était devenu si sauvage qu'une silhouette d'homme entraperçue de loin suffisait à le détourner de sa route. S i jeune qu'il fût, i l ne souffrait pas d'être seul, sans un ami, sans un amour humain. Cadie l'aimait, i l le savait. I l pensait même lui rendre

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l'affection qu'elle avait pour l u i ; mais on l'eût bien surpris et peut-être indigné si on lui avait dit à quel point ce sentiment était égoïste, et qu'il n'aimait la vieille servante que parce qu'elle lui était dévouée et ne le gênait jamais.

Ce qu'il aimait vraiment, c'était le nuage, le vent qui passe, l'eau qui coule et revient toujours, emportant des reflets de ciel, de feuilles et d'ailes. C'était, les yeux sur le flotteur à pointe rouge, la surprise de le voir tressaillir, élargissant des ronds tremblants, plonger à demi, émerger, et enfin s'enfoncer franchement en entraî- nant le fil de la ligne. Alors, tandis que son poignet « ferrait », i l avait le temps d'imaginer, dans le secret de l'eau profonde, le poisson merveilleux dont i l allait, dans l'instant même, sentir le poids, l'élan de fuite à la piqûre de l'hameçon. I l connut le courlis des rives, sa retraite sous la berge en surplomb, les poussins noirs autour de la mère foulque, si menus et si rapides, les petits yeux brillants du rat d'eau qui nage à fleur de courant, l'éclair bleu du martin-pêcheur, saphir en feu, dans l'ombre en arceau des osiers.

II revenait à la nuit noire, saoul de grand air, les yeux absents, les mains écorchées par les ronces, ramenant collées à lui des feuilles pourries, des algues, des écailles, avec l'odeur des pois- sons et celle des menthes écrasées. I l se mit à rapporter des bêtes, au grand effroi de la vieille femme : d'abord un lézard vert qui se jetait sur son doigt tendu, le mordait avec rage tandis que le garçon riait, d'un rire jeune et sonore que Cadie s'étonnait d'en- tendre, car elle l'avait presque oublié. Une autre fois, ce fut un hérisson ; puis un crapaud énorme affalé au creux de ses deux mains ; enfin une longue couleuvre verte, à collier noir, qu'il apprivoisa vite et qui venait à son appel, vive et sinueuse à travers les hautes herbes.

Tout se sait dans les petites villes. Quand on apprit cette manie d'Ernest, i l se trouva des braconniers pour venir sonner à sa porte. C'était des hommes furtifs et louches qui arrivaient au soir tombant. Ils portaient sur leur épaule un sac de toile percé de trous qu'ils entrouvraient, en grand mystère, dans un coin du débarras où Ernest sertissait ses cartouches. I l eut ainsi un faon de chevreuil, un marcassin, un renardeau à pelage sombre, de ceux qu'on appelle charbonniers, et un blaireau dont les petits yeux semblaient pétiller de malice derrière les trous d'un bandeau noir. Chaque fois que l'une des ces bêtes, au poing de l'homme q u i

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la lui vendait, apparaissait hors du sac de toile, son cœur battait avec violence. Elles étaient moites de peur, d'épuisement, pen- daient sans force, s'abandonnant, épiant encore d'un regard sour- nois les hommes qui se penchaient vers elles, parfois,, dans un der- nier sursaut, retroussant leurs lèvres sombres sur des dents éblouis- santes. Et l u i , touchant leur poil rêche, remué jusqu'au fond de l'être, leur parlait doucement, tendrement, retrouvait la voix de l'enfant qu'il avait été naguère, assis en face de Balthazar dans l'atelier plein d'oiseaux.

T r è s souvent, i l pensait à l u i . Jamais i l n'avait su ce qu'était devenu son ami. Quelques propos d'indifférents étaient venus à ses oreilles : que son merveilleux talent avait frappé des citadins riches ; qu'ils lui avaient offert de le commanditer ; et qu'il avait fini par céder à leurs invites, par les suivre dans une très grande ville. Ernest savait que ce n'était pas vrai, que ces cancans et d'autres de même sorte étaient autant d'absurdités. Bien plus vite qu'il ne l'eût cru, son chagrin s'était atténué. Lorsqu'il pensait maintenant à Balthazar, c'était avec une joie obscure, poignante et forte, toute pénétrée d'un espoir qu'il n'aurait pas su exprimer mais dont i l avait besoin. Cela lui arrivait, surtout, en présence des bêtes malheureuses qu'apportaient les braconniers, quand i l voyait la peur et la haine flamber dans leur regard traqué.

A u bout de quelques mois, ces bêtes furent sa seule compa- gnie. I l leur avait abandonné sa cour, aménagé pour elles, selon leur espèce ou leur taille, un enclos de grillage, un terrier, un refuge dans un trou de mur, un perchoir pour un grand faucon désailé. Parfois, derrière une vitre de la maison, i l les observait longuement. Elles s'ignoraient les unes les autres, le marcassin fouissant du boutoir, le renard, la queue serrée, flairant les os et les débris de viande dans son étroit enclos, le faucon immobile comme un oiseau de pierre, la tête rentrée dans les épaules. Dès que claquait le loquet d'une porte, le blaireau rentrait dans son refuge, le renard dans son terrier, le marcassin fuyait en grognant, le faucon, sans bouger davantage, soulevait les plumes de sa gorge et s'enfonçait plus loin dans son songe.

L a pluie tombait, la cour devenait un bourbier. Cadie ne disait rien, mais la laissait à sa saleté, à sa puanteur désolée. U n matin, à l'heure habituelle, elle n'était point dans sa cuisine. Ernest l'appela, la trouva encore couchée. Elle se plaignit seulement d'être lasse, de se sentir les jambes un peu lourdes. Mais le garçon

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avait déjà compris qu'il allait être, désormais, beaucoup plus seul qu'il ne l'avait jamais été.

V I

Le blaireau creusa sous le mur et s'enfuit. L e faon se laissa mourir. L e renardeau, devenu renard, se tua à force de s'élancer contre les mailles de son grillage. L e faucon s'envola un matin, en arrachant sa chaîne au bois de son perchoir qu'avait miné la vermoulure. L e marcassin était maintenant un sanglier, au groin noir comme la nuit que sabraient de puissantes défenses. O n eût dit que ce fauve hirsute avait assumé à lui seul toute la haine des anciens captifs.

Ernest venait d'avoir vingt ans. I l avait eu jusqu'alors quelques chiens, un setter irlandais roux ardent, un braque Saint-Germain blanc et feu, au nez fendu, un pointer admirable, au poil neigeux sans trêve parcouru d'ondes. C'étaient des animaux de grande race, fiers et nerveux. L a présence des bêtes fauves les faisait aboyer la nuit.

Tous étaient morts presque subitement. Ernest ne doutait pas que des mains malfaisantes leur eussent jeté, par-dessus le mur, des boulettes empoisonnées. I l eut alors un chien bâtard, un molosse mâtiné de dogue et de berger allemand, courageux, cruel, redoutable. Celui-là n'acceptait rien que de la main de son jeune maître. I l l'avait baptisé Turc. O n ne les voyait plus l'un sans l'autre. L e soir, quand ils regagnaient leur logis, T u r c sur les talons d'Ernest, ils ne soupçonnaient pas que des regards nombreux les suivaient à travers la plaine, silhouette grises sur le ciel d'automne.

Ce fut un de ces soirs-là q u ' à ses premiers pas dans sa cour Ernest, dans les demi-ténèbres, devina plus qu'il ne la vit une forme sombre qui se ruait sur lui. L'instant d'après i l était à terre, tandis qu'une douleur sourde, écœurante, lui montait du genou vers le ventre. I l entendit le double grondement des deux bêtes, celui du sanglier haché de grognements saccadés, celui de T u r c soudain brisé par un hurlement lugubre. I l n'avait pas perdu connaissance, i l distingua très bien le claquement de sabots du sanglier qui s'enfuyait par le portail encore ouvert ; mais i l ne pouvait faire un mouvement. I l se rendait parfaitement compte que son sang devait couler, s'en aller d'instant en instant; et que,

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si personne ne venait, i l allait sans doute mourir là, sur le passage pavé où le fauve l'avait renversé.

L e hurlement de T u r c le sauva. Alerté par sa plainte sauvage, des passants vinrent les secourir. T u r c mourut. Ernest guérit. L e boutoir du sanglier l'avait frappé au creux du jarret en lui tran- chant une artère. I l en garda une raideur de la jambe qui devait l'empêcher de faire son service militaire ; mais i l s'y accoutuma vite, jusqu'à n'en être plus gêné : ainsi n'eut-il jamais l'humiliant sentiment d'être devenu un infirme. I l retourna pourtant à sa vie de sohtaire, un peu plus repliée sur elle-même, s'il se pouvait, qu'auparavant.

Car i l avait été, pendant ses premiers jours de souffrance, ébranlé au fond du cœur par la sollicitude de ceux qui l'avaient secouru, soigné, assisté dans l'épreuve : et d'abord le médecin, une voisine, et son précepteur de naguère, le curé de Belmont.

Les deux premiers, d'abord réservés, presque méfiants, s'étaient bientôt émus de sa jeunesse, de son courage, de l'apparente détresse qu'ils croyaient découvrir dans le désordre de sa maison. Ils devaient l'émouvoir en retour par la chaleur cordiale ou maternelle qu'ils lui avaient alors témoignée. Presque aussi jeune que lui, intelligent, généreux, intéressé d'ailleurs par ce qu'il soupçonnait de sensibilité profonde sous les dehors bourrus du blessé, le médecin faillit réussir à éveiller son amitié. I l échoua, faute d'une patience que ses obligations lui rendaient difficile. L a voisine, matrone épanouie, entreprit de « le secouer », de « lui faire honte s'il le fallait, d'ailleurs dans son propre intérêt ». Telles étaient du moins ses paroles. Elle parvint vite à l'agacer par l'excès de ses protes- tations, de ses encouragements indiscrets, ses « quel dommage, un si gentil garçon ! » et autres trouvailles attendries que lui suggérait son bon cœur.

Quant au curé, i l fulmina, jura qu'Ernest « méritait des calottes ; que ce qui lui était arrivé était réellement pain bénit ; que voilà ce que l'on gagnait à ne pas vivre comme un brave chrétien ; et qu'il était grand temps, en somme, que ce sanglier providentiel l'eût sorti de l'abrutissement où i l était en train de croupir ».

L e bon curé avait, comme on dit, du retard : le temps était déjà très loin où ses méthodes pédagogiques auraient pu retrouver quelque prise sur un garçon de ce tempérament. Il vit Ernest se mettre en boule et i l en éprouva de la peine. « Je ne te comprends pas », dit-il. Ernest ne répondit pas. S'il eût fait, i l eût dit la même chose.

LA R E V U E N " 17

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O n le revit à travers les labours, traînant la jambe, sans Turc sur ses talons. Presque aussitôt, la rumeur courut dans la bourgade : i l avait acheté une jeep !

O n sut bientôt pour quel usage. I l y avait non loin de là, en lisière d'une vaste forêt, un châtelain qui menait équipage. Deux fois la semaine, i l courait. Ernest, au volant de sa jeep, suivit les chasses comme un veneur et s'y montra, dès les premières, incom- parable. O n eût dit qu'en quelques jours une sorte de génie, long- temps endormi en lui, s'était brusquement révélé. M i l l e obser- vations silencieuses, mille menues remarques patientes qu'il avait faites dans ses longues marches solitaires, c'était comme si tout cela eût à la fois fleuri et fructifié. Capable d'une attention sans fin, quel qu'en fût l'appel ou l'objet pourvu qu'il lui vînt du plein air, d'une nature libérée des hommes, voici que de toutes parts les réponses lui sautaient aux yeux, lui rendaient le monde transparent.

Quand la chasse était en défaut, i l mettait pied à terre, parcou- rait le bord de l'enceinte, les yeux au sol, interrogeant la feuille tombée, l'humus moite, les branches basses, et, retrouvant bientôt le pied de la bête de chasse, redressait le défaut comme l'eût fait le meilleur limier. O u bien, le visage dans le vent, i l écoutait au loin la clameur discordante de la meute, reconnaissait les voix des chiens, celles des meneurs prudents, au nez sensible. L e maître d'équipage, les veneurs, un peu penchés sur l'encolure de leurs chevaux, attendaient ce qu'il allait dire. Ses traits, durcis par l'attention, s'éclairaient enfin d'un sourire. Son bras montrait, là-bas, un canton de la forêt. I l jetait brièvement : « L a Bouverie », ou « Les Cercœurs ». Alors un valet monté piquait des deux, s'éloignait, s'éloignait, jusqu'à ce que les fers de son cheval, polis par la mousse de la sente, ne fussent plus à chaque foulée que deux étincelles d'argent, et soudain plongeait sous les arbres. I l allait fouailler la meute, — on entendait déjà des glapissements de chiens corrigés, — parer au change et retrouver le pied. E t bientôt, en effet, parvenait le beau récri des Hmiers, ramenés sur la bonne voie et l'empaumant au chant des gorges chaudes.

Ernest ne se trompait jamais. L e châtelain, homme de cour- toisie et veneur de grande expérience, avait voulu lui faire compli- ment. Ernest l'avait entendu, se penchant vers ses gens, s'enqué- rir de sa personne ; et, cela fait, exprimer à haute voix l'intention de lui offrir les honneurs du pied. Aussitôt, comme saisi de panique, il avait sauté dans sa jeep et filé vers sa maison.

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Il était revenu, c'avait été plus fort que lui. L'équipage courait des cerfs. Tant qu'il ne s'agissait que de lancer l'animal, de devi- ner et de déjouer ses ruses, i l se donnait passionnément. Mais, dès qu'il avait vu le cerf forcé battre l'eau d'un étang, ou fléchir de la croupe sous la morsure des premiers chiens de meute, i l s'en allait. Une fois, pourtant, i l était resté. L e cerf était entré dans un fourré de joncs serrés, dans l'eau glacée jusqu'aux naseaux.

L e chef piqueur avait monté une carabine. I l s'était avancé dans l'étang, gauche et lourd dans ses hautes bottes, pataugeant, ten- dant le cou pour trouver une éclaircie et pouvoir viser à coup sûr.

Tout autour, assis dans la vase et le ventre grelottant de froid, des limiers gémissaient doucement. A u coup de feu, on avait vu Ernest serrer violemment les poings. Comme tiré en avant, pas à pas, i l n'avait plus quitté des yeux les valets qui entraient dans les joncs, deux hommes qui portaient une corde, qui demeuraient penchés longtemps sur le corps du grand cerf mort, qui nouaient la corde à sa ramure, qui le halaient enfin hors de l'eau, les pattes jointes, les yeux mi-clos, une longue langue grise pendant hors de sa bouche. I l était devenu très pâle, immobile comme si la foudre l'eût frappé. L e cerf était passé en lui frôlant les jambes.

Alors i l s'était penché, avait tendu la main et laissé glissé sur sa paume le flanc velu, maintenant glacé.

Des jours de neige amenèrent de grands passages de sangliers.

Quand la neige eut fondu, ils restèrent dans la forêt. On courut alors les bêtes noires. Ernest revint, montra la même ardeur, les mêmes dons presque prodigieux. Tous les veneurs, maintenant, le connaissaient. Ils le tenaient pour un garçon singulier, doué d'une sorte de double vue. Ils l'admiraient, sans pouvoir se défendre d'être gênés en sa présence. Les semaines passant, ce fut pire : car cette chasse, de courre en courre, leur révélait un être inattendu, de loin plus étonnant qu'ils ne l'avaient imaginé. Ils l'avaient cru sans hardiesse, peut-être pusillanime. Or, à la première prise, ils devaient en juger autrement.

L a bête était redoutable, un quartanier aux défenses droites, aiguisées comme des couteaux. Une fois déjà i l avait fait tête, décousu deux ou trois limiers. Et de nouveau, bien avant d'être sur ses fins, i l s'était retourné, adossé à un fourré d'épine noire, pointant sa hure vers les chiens qu'il guettait de ses petits yeux sombres, rougis par la fatigue et la fureur. A peine l'un des chiens faisait-il mine de s'élancer, un autre de le tourner pour surprendre

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sa garde, i l allongeait imperceptiblement le cou, ses prunelles lançaient un éclair et ses dents se mettaient à grincer, de telle sorte que le chien reculait.

I l s'en trouva un, plus hardi, pour bondir à l'improviste et le saisir par une oreille. U n second suivit, un troisième... L e san- glier, de toute l'échine, eut un sursaut qui le fit paraître bossu.

L e premier chien, un fox à poil dur, alla voler à cinq mètres de là, d'un saut qui s'acheva contre un baliveau de chêne sur lequel son crâne sonna. Les deux autres furent cueillis au vol, coup sur coup, hurlant de l'estocade qui leur poignardait les côtes. Us roulèrent, le flanc béant, restèrent inertes sur la mousse que leur sang rougit aussitôt. Alors Ernest s'avança vers le chef piqueur.

— Donnez-moi votre dague de chasse.

I l le dit de telle sorte que le piqueur obtempéra. U n à un, les veneurs rejoignaient, attirés par les cris des chiens. Leurs habits bleu de roi bougeaient entre les troncs des arbres. Ils découvraient soudain la scène, tiraient sur la bride de leurs bêtes dont les mors écumeux cliquetaient. Une voix lança :

— C'est de la folie !

Mais déjà Ernest s'avançait, à découvert, avec la longue lame au poing. L e drame ne prit que quelques secondes. L e sanglier avait aperçu l'homme. Dans l'instant, lâchant les chiens, i l le chargea de toute sa vitesse. O n eut à peine le temps de voir Ernest s'arcbouter, affermir sous son aisselle la lourde hampe de frêne, toucher terre d'un genou sous le choc. Mais i l avait tenu ferme- ment sous la terrible ruée du fauve, si impétueuse que les témoins crurent voir, après la lame, la hampe de la dague s'enfoncer d'un bon pied dans le corps de la bête noire. Ernest se releva, retira la dague fumante, rouge de sang jusqu'à la biïlette. E t le quartanier s'effondra. I l rendit la lame au piqueur, sans rien dire, mais avec un lointain sourire, paisible et triste.

Alors seulement les veneurs s'approchèrent, l'un après l'autre vinrent palper la bête noire. Hochant la tête, cherchant des yeux l'étrange garçon, ils murmuraient : « C'est un maître coup...

Juste au défaut de l'armure, à un pouce près... E t droit au cœur...

Oui, foudroyé. » Mais déjà, dans le crépuscule où les trompes commençaient de SQnner, Ernest avait disparu.

A partir de ce jour, i l ressentit de plus en plus nettement la gêne qu'apportait sa présence. E t l u i , de son côté, s'étonnait du plaisir trop facile que semblaient prendre, à ces poursuites rituelles,

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aux épisodes presque sans imprévu, des hommes si différents de lui. Ces rendez-vous, ces assemblées, tous ces rôles d'avance dis- tribués, quelle place laissaient-ils donc, en fin de compte, à ce qui lui importait seulement ? Une place infime et quasi dérobée. Il s'imaginait, seul veneur, dans une immense forêt sans hommes, avec un seul molosse bâtard, ce farouche Turc qu'il avait perdu.

Mais puisque c'était impossible, à quoi bon se glisser encore, presque clandestinement, à la suite de ces cavaliers bleus ? Le plaisir dont i l rêvait, dont i l avait osé, une fois, les frustrer à son gré orgueilleux, n'était-ce pas un plaisir scandaleux, interdit à ces hommes bien vêtus, policés, oublieux de leur sauvage lignée ? Lorsqu'il ralliait, la nuit venue, sa petite ville et sa maison, il sentait physiquement peser sur ses épaules le poids d'une immense déception. Naguère encore, à chacun de ses retours, il se remémo- rait, heure par heure, les incidents de la journée, revivait, en pensée, sur les pas de la bête poursuivie, la chasse même qu'il eût aimée.

I l haletait avec le dix cors, reprenait cœur avec lui, imaginait les pièges et les roueries des hommes, la quête acharnée des limiers, pour les leurrer d'avance et prendre alors, à puissants jarrets, le parti de la longue fuite, la course au souffle inépuisable, jusqu'au refuge du fourré secret où i l trouvait sa reposée. Alors, lui-même détendu, Ernest sentait une bonne joie chaude couler dans le sang de ses veines et s'endormait profondément.

Aujourd'hui, c'était fini. L'hostilité de la bourgade avait grandi à son encontre. Les uns disaient qu'il était « fier », d'autres le pré- tendaient fou. Mais tous le sentaient différent : c'est un grief impardonnable. Journaliers, femmes de ménage, personne qui osât accepter, pour le servir, de braver l'opinion générale. Des gamins, avec des lance-pierres, venaient jeter des cailloux dans ses vitres. I l retourna voir, dans son étude, le vieil ami de maître Desormeaux.

— Où en suis-je ? lui demanda-t-il.

Le tabellion sourit dans sa barbe, qu'il avait blanche et annelée.

L a question pouvait s'entendre de bien des façons différentes, mais i l ne s'y méprit pas.

— Etant donné d'une part ta fortune, répondit-il, et d'autre part ton train de maison, conclus toi-même.

— Cela veut dire ?

— ... Comme en outre tu as eu de la chance, que ta procura- tion m'a permis d'y veiller de près, que tes valeurs ont beaucoup

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monté, que d'autres, lors des tirages à lots, ont été remboursées au centuple... N e t'ai-je pas écrit tout cela ?

— Peut-être, dit Ernest. Mais encore ?

— Cela veut dire que tu es en train de devenir riche, vraiment riche, ce qui s'appelle riche, mon ami.

L e vieil homme s'épanouit tout à fait. Son amour-propre per- sonnel se confondait, dans la circonstance, avec son amour-propre de notaire : i l était enchanté de l'effet qu'il pensait faire.

— Attends un peu, dit-il.

Il se leva, vint à son coffre, tira de son gousset un petit trous- seau de clés plates, en choisit une, l'inséra dans la serrure du coffre, tourna, enfonça, manipula, tourna encore, ouvrit le coffre, en sortit un dossier, revint s'asseoir, posa le dossier devant lui et regarda Ernest d'un air complice et gourmand.

Une demi-heure plus tard, tout était réglé entre eux. L e notaire vendrait la maison. Cela donnerait une somme importante qu'il mettrait aussitôt à la disposition d'Ernest. Comme par le passé, le garçon lui faisait confiance pour gérer une fortune qu'il n'eût pas soupçonnée si ronde. I l remercia beaucoup le notaire, avec une effusion que son interlocuteur devina un peu forcée. Celui-ci, en retour, remercia son jeune ami de cette confiance qui l'honorait infiniment, nota ses instructions de citoyen majeur, émancipé et responsable, loua même le sens pratique dont i l venait de donner témoignage. Mais le digne homme, peut-être, y avait mis quelque ironie : i l demeurait, au fond de lui, déçu.

Quinze jours après Ernest s'embarquait, sans autre attache avec son passé que l'adresse du notaire et un carnet de chèaues dans sa poche.

M A U R I C E G E N E V O I X . (La dernière partie au prochain numéro, j

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