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Elle avait grandi ELLE AVAIT GRANDI

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Academic year: 2022

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E LLE AVAIT GRANDI

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DU MEME AUTEUR

La fabuleuse ascension sociale de Luc Brisson Editions : Le Manuscrit

Site : www.yvesbrard.fr

Photo de couverture : Yves Brard

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Y

VES

B

RARD

E LLE AVAIT GRANDI

roman

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Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou re- productions destinées à une utilisation collective. Toute repré- sentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de l’auteur ou ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes de l’article L.335-2 et suivants du Code de la pro- priété intellectuelle.

© Depot.comYves Brard 95220 Herblay www.yvesbrard.fr

ISBN n° 978-2-9531123-0-6

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« Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse, Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur ; S’envolent loin de nous de la même vitesse Que les jours de malheur ? »

Alphonse de LAMARTINE, Le lac

« J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps sans doute que je m’éveille. Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de l’amour et toi, la seule qui compte aujourd’hui pour moi, je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les pre- mières lèvres et le premier front venus. »

Robert DESNOS, Corps et biens

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Remerciements

Merci à tous ceux qui m’entourent et qui me donnent leur amour et leur confiance. Je puise chaque jour à cette source pour aimer la vie même quand elle me chahute.

Merci de leur patience, de leur bienveillance perma- nente, merci de me laisser cette liberté de rêver, de vivre mes passions, de bâtir des projets même si par- fois ils m'éloignent un peu d'eux.

Les projets se succèdent sans toujours aboutir et je crois qu'ils s'habituent !

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Départ

Lui

J’ai encore, imprégné dans la rétine, la chaleur incandes- cente de ton dernier regard, cueilli au détour du rétroviseur de ta Mini Cooper, dont tu as fait feuler une dernière fois le moteur avant de t’éloigner de moi, comme un animal pris au piège hurlant sa souffrance et son désarroi.

J’ai encore dans la tête ce dernier coup de klaxon rauque, sourd, profond, qui résonne comme un ultime au revoir, ten- tative maladroite pour couper court à ce malaise dont tu sens qu’il m’imprègne déjà. Tu sais qu’il va gonfler, telle une rivière en crue, jusqu’à charrier sur son passage les quelques brin- dilles de lucidité qui s’essayent à me garder la tête hors de l’eau. Et le flot de cette jalousie dévorante va déferler inexo- rablement durant ton absence, sans la digue de tes mots pour le contenir.

Cet appel déchirant, lancé au cœur de la nuit, a réveillé quelques mauvais coucheurs ; et les persiennes aux aguets se sont ouvertes sur le sommeil dérangé. Des jurons dérisoires ont été proférés, exutoires à l’insomnie chronique qui a pris

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pension chez certains, dont la conscience ne pourra plus ja- mais être en paix.

Comme la nôtre.

Yann, toujours aussi frileux, transpirant l’inquiétude comme une seconde peau, s’est empressé de refermer sa vitre, terrifié sans doute à l’idée qu’un virus puisse pénétrer dans l’habitacle. Je suis ce virus, mais il l’ignore. Le ver est déjà dans le fruit, et même si votre voiture s’éloigne inexora- blement, j’ai germé en toi. Si profondément qu’il faudrait te saigner comme un bœuf à l’abattoir pour espérer m’extirper, en patientant jusqu’à ce que le dernier globule s’égoutte et t’assèche enfin de moi. Ne resteraient que des caillots de re- grets, qui noirciraient avec le temps…

Elle

Je roule jusqu’à l’aéroport, enveloppée dans mon cocon de nostalgie, à l’abri de son humeur faussement joyeuse, sourde à ses appels muets de complicité, ne lui donnant au- cune prise pour commenter le soulagement qui l’envahit lors- qu’il s’éloigne de toi. Non pas qu’il ait le moindre doute – il fau- drait pour cela qu’il fasse preuve d’imagination – , mais parce qu’à ta manière, tu lui renvoies en permanence ce qu’il n’est pas. Il faut dire que ton humour de plus en plus caustique en irrite plus d’un, et qu’il faut te connaître comme nous (elle et moi) pour deviner, derrière ces sarcasmes au vitriol, une bles- sure qui s’élargit au fil des années. Ces années qui te vont si bien, qui te donnent une assurance qui transpire sur moi, un charisme, une séduction qui me chamboulent, me laissant

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souvent anéantie, vide, n’existant pour quelques secondes que par toi. Mais c’est avec mon petit mari que je pars deux semaines aux Maldives, orpheline de toi, pour un simulacre d’amour où la mer et le soleil m’aideront à digérer la pilule. À tout prendre, c’est préférable, pour se supporter et jouer la comédie, à un deux-pièces à Grigny avec vue sur les voisins et la cage d’escalier ! La détresse a ses degrés, et la réussite sociale de mes parents m’a habituée à un confort que je compte bien perpétuer.

Je roule nerveusement, poussant les rapports jusqu’à flir- ter avec le rouge du compte-tours, me délectant de le voir se recroqueviller sur son siège, la main exsangue à force de ser- rer convulsivement la poignée de la portière. Mais il n’ose rien dire, trop timoré en cela comme en tout, et manquant de tripes pour entamer une joute verbale dont il sait qu’il ne sor- tira pas vainqueur.

Mon chéri, pourquoi n’est-ce pas toi qui sièges là, à mes côtés ? Ta main serpentine à la douceur veloutée louvoierait doucement le long de ma cuisse, pour venir s’échouer au ri- vage de ma petite culotte encore sage pour quelques se- condes. Oubliant bientôt toute pudeur, elle s’écarterait osten- siblement pour toi et inviterait tes doigts à se couler subrepti- cement dans mon marécage de blés mûrs, jusqu’à déclencher, d’un index fureteur, une ondée qui me laisserait trempée de toi.

Les yeux rivés sur la route qui défile au rythme de tes ca- resses imaginaires sur ma peau, je frémis de plaisir rien que d’y penser. C’est comme toujours avec toi, la magie du désir qui me transporte. Tu joues les solistes prodiges en pianotant

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de tes doigts agiles sur mes touches sensibles et je m’applique, comme une élève studieuse, à suivre ta partition, le corps tendu comme les cordes d’un violon, laissant ton archet vi- brer en moi jusqu’à ce que jaillisse d’une même voix, la mélo- die de notre plaisir.

Flûte ! Je suis partie tellement loin que je viens de rater la sortie vers l’aéroport. Yann maugrée d’un ton boudeur :

– Tu pourrais te concentrer sur ce que tu as à faire plutôt que de rêvasser.

Je renonce à faire écho à sa remarque pour ne pas perdre le fil de mon rêve, que je vais pouvoir prolonger encore quelques minutes grâce à ce petit détour impromptu…

Lui

Nous regagnons rapidement notre villa à Rueil- Malmaison. La route semble s’ennuyer ferme à cette heure équivoque. Elle doit, à son corps défendant, laisser filer inexorablement les gens bien rangés qui, la pièce de théâtre à peine achevée, rentrent toutes vitres fermées se cloîtrer dans leurs demeures cossues. Comme une courtisane qui voit défi- ler les années, elle se rassure en se disant qu’ils fuient sa sé- duction, de peur de ne plus jamais pouvoir la quitter. Quant aux quelques noctambules qui n’émergeront des caves de dé- cibels qu’au petit matin, elle devra patienter encore pour les chahuter avant qu’ils ne s’immergent dans leur propre nuit.

Les portières claquent dans le silence de la résidence endor- mie.

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– Allez, une petite poire et on vous laisse, les vieux ! clai- ronne joyeusement François.

La poire, je l’avais oubliée celle-là. Pourtant, elle fait partie de nos traditions ! À travers les années, nous avons construit nos propres rites, initiés patiemment et partagés avec quelques élus. En l’occurrence, il ne s’agit pas de consommer une quelconque poire industrielle de supermarché, mais de déguster cet alcool parfumé, fait maison, que nous ramenons chaque année d’Irancy. Nous revenons de ces week-ends es- capades le coffre plein à craquer de cartons d’élixirs divins, destinés à de futures bacchanales. Des Petits Chablis de Pouilly-sur-Serein, ou Villy, côtoient quelques grands crus, Preuses, Valmur, Vaudésir que nous gardons jalousement pour les grandes occasions. Il faut dire que les ceps de Char- donnay, accrochés depuis un morceau d’éternité à leurs co- teaux, produisent pour notre plus grand plaisir un vin d’enchantement à la robe dorée, fluide, au bouquet suave de miel et de genêt. Des vins qu’il fait bon respirer autant que boire, et dont nous nous délectons, en contemplant aux pa- rois de nos verres, le rideau crénelé de leurs larmes.

Quand le courage nous manque pour descendre chercher les grands rouges et flirter avec les Volnay, Pommard et autres Chambertin, nous nous contentons de Bourgogne plus modestes, plus rustiques, des Épineuil et Irancy aux parfums de framboise et de cassis que nous réservons aux parties de charcuterie de l’été. Et puis, cerise sur le gâteau, nous dissi- mulons quelques flacons d’alcool de poire, distillés clandesti- nement, que la propriétaire consent à nous glisser subrepti-

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cement de la main à la main contre paiement en liquide, avec des airs de conspiratrice risquant la pendaison.

Les premières années, nous nous prenions au jeu. Nous traversions la rue, nos bouteilles dissimulées sous le manteau, et nous les enfouissions au plus profond du coffre, dans des emballages anonymes, au cas où la maréchaussée nous aurait interpellés à la frontière entre la Bourgogne et la région pari- sienne. Jusqu’au jour où, ayant oublié notre « petit cadeau », nous vîmes la matrone surgir de sa cave en courant, hurlant à tue-tête, telle une suffragette en ébullition, la bouteille flottant au bout de son bras comme un étendard :

– Votre bouteille, votre bouteille, vous oubliez votre bou- teille !

Pendant quelques instants, la stupeur nous figea sur place.

Nos yeux affolés erraient sur les rares passants qui arpen- taient nonchalamment la rue principale du village, dans l’attente d’une quelconque réaction. Pétrifiés par ce viol de l’interdit, il aurait suffi à cet instant qu’un uniforme passe pour que notre imagination nous conduise aussitôt, fers aux pieds, au plus profond d’un obscur cachot, condamnés à ex- pier durant de longues années notre forfait inachevé.

Nous comprîmes – à l’indifférence générale et au sourire de notre approvisionneuse – que tout le monde savait, sans doute depuis belle lurette, et que jouer à se faire peur devait faire partie du plaisir et de la tradition.

Tu n’es pas de ces week-ends, étrangère à la génération de ce cercle d’amis qui date d’une autre époque ; celle d’une jeu- nesse où tu jouais encore à la dînette, où le regard que je por-

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tais sur toi était celui d’un tonton gâteau qui te terrorisait en imitant le père Lustucru.

– Encore, encore !

J’entends toujours, du fond de ma mémoire, ta voix en- fantine, symbole d’une innocence à jamais révolue, pronon- cer ces mots joueurs. Je prenais une voix d’outre-tombe, composais mon air le plus terrifiant et répétais inlassable- ment :

– … Emportant dans sa besace toutes les petites filles qui ne dorment pas !

Tu frémissais d’une terreur mi-feinte, mi-réelle, et tu plongeais sous ta couette en criant :

– Je dors, je dors !

Aujourd’hui, ces mots se confondent avec d’autres, ceux d’un autre temps, d’un autre âge, d’une autre vie. Des « en- core » de femme amoureuse, brûlante de désir, qui me boule- versent les sens et me grandissent chaque jour un peu plus…

Qui aurait cru qu’un jour, l’amour nous réunirait dans un lit, et que nous respirerions pour quelques heures dans la même besace, sous la même couette, confrontés à d’autres peurs ?

Des peurs d’adultes…

Celle d’être surpris, toujours présente, qui nous fait tres- saillir à chaque craquement de plancher, à chaque bruit de voix, à chaque sonnerie de téléphone et ce, quelle que soit la distance qui nous sépare d’eux. La peur et la culpabilité de voler des heures, moi sur mon travail, toi sur tes études. Et par-dessus tout, la peur de sentir l’autre en rentrant. Le sentir physiquement bien sûr, mais plus encore à travers nos atti- tudes, nos absences, nos flottements, nos lapsus, comme si

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cet amour tellement fort ne pouvait que nous trahir un jour, et se mettre à dégueuler par tous les pores de notre peau. La bonde de l’autre vie enfin ouverte, ce trop-plein de mensonges dégorgerait bruyamment, comme une logorrhée d’alcoolique en mal de confidences, et les confessions larmoyantes dégouline- raient jusqu’à recouvrir les autres d’un cloaque marécageux.

– Quelle semaine ! dis-je en m’affalant sur le canapé de cuir noir acheté récemment pour tromper l’ennui. Je n’en peux plus.

– Petite nature, tu vas bien prendre une poire avec nous ! jubile François, l’œil pétillant de ce plaisir tout proche.

– Non merci, je suis crevé, je vais me coucher.

– Tu ne t’arranges pas en vieillissant, faut réagir ! s’écrie Caroline d’un ton faussement bourru où percent la tendresse et la complicité d’une amitié de vingt ans.

Elle a raison, je ne m’arrange pas, mais qui s’arrange en vieillissant ? Je dis bonsoir à mes amis en exagérant mes bâil- lements, j’esquisse un baiser furtif sur les lèvres de ma femme, et je viens te retrouver, blottie au chaud dans ma mémoire, toujours disponible pour ressurgir dès mon pre- mier appel.

Tu avais essayé de me rassurer avant ce départ, dont tu sentais qu’il me mettait le cœur à vif. Quelques mots chucho- tés dans le vent, quelques frôlements de mains timides, ces jambes à peine recouvertes d’une étoffe symbolique, écartées ostensiblement pour moi, juste le temps de me voir piquer un fard.

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Assise sur un pouf en cuir, genoux légèrement écartés devant la table basse, tu regardais les autres d’un air naturel, le verre à la main, l’innocence du péché portée comme un em- blème. Discrètement, tu as approché ton doigt de ta bouche et tu l’as sucé avec indolence, en plantant fugitivement tes yeux dans les miens. Puis, d’un index encore humide de salive, tu as langoureusement dessiné des arabesques sur ton corps, t’arrêtant au passage sur l’aréole de ton sein pour descendre len- tement vers ton genou et remonter lentement l’ourlet de ta jupe vers l’échancrure de tes bas, en débitant des banalités sur le cli- mat tellement humide et chaud des Maldives. Tu savais bien sûr qu’aucun de tes gestes n’échappait à mon regard pénétrant et tu jouais en direct, pour un unique spectateur, cette scène d’un éro- tisme torride qui me chamboulait les sens.

Mais les heures ont coulé, et tu sommeilles loin de moi…

Couché en chien de fusil, les yeux fermés, je savoure une fois de plus cette intimité que personne ne peut me contester, cette évasion vers une autre vie où tu occupes tout l’espace. J’ai rodé la méthode. Je choisis, dans la liste des souvenirs, un des plus marquants, et je déroule le film dont je suis le seul à détenir la bande originale. Quelquefois, je m’arrête sur le plus récent, celui dont les images viennent à peine de sortir du bain du révé- lateur, encore humides du plaisir de toi. D’autres fois, je fouille dans les archives de notre histoire, de ton passé, de ta jeunesse, pour retrouver un film toujours tronqué. J’ausculte vainement ma mémoire à la recherche d’images oubliées et dois me ré- soudre à combler les blancs, en tournant en direct, du fond de mon lit, de nouvelles scènes qui miraculeusement viennent ra-

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bouter la pellicule originelle. Le sommeil me surprend souvent trop tôt, sans que je puisse dérouler complètement la bobine des souvenirs.

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TERREURS NOCTURNES

Lui

Quelques minutes ou quelques heures après mon repli diplomatique, j’émerge des brumes de mon demi-sommeil au bruit de la porte d’entrée qui se referme, suivi du claquement caractéristique des verrous de sécurité. Elle a dû brancher l’alarme, nouveau luxe des gens aisés dont nous sommes, prêts à défendre becs et ongles notre patrimoine acquis à la sueur de nos cerveaux.

Complètement réveillé, je devine, au crissement léger du cristal sur le marbre, le cheminement des verres, de la table du salon à l’évier de la cuisine. Ses pas se rapprochent, mais elle ne vient pas encore. Passage traditionnel par la salle de bains, à l’étage, où trônent les innombrables élixirs de jou- vence que les femmes utilisent pour lutter contre le temps.

L’eau dégouline dans les tuyaux et coule sur nos années déla- vées… Le robinet s’arrête, le silence s’épaissit, mon angoisse monte. Encore quelques bruits furtifs de cotons et de fla- cons, déplacés discrètement – plus que quelques secondes de solitude – puis, viennent le craquement traditionnel des pre- mière, huitième et treizième marches de l’escalier en chêne

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massif ; le glissement furtif du pied sur le carrelage glacé ; la main hésitante sur la poignée de la porte, qui grince légère- ment – il faudra que je pense à l’huiler – ;l’ombre de la porte qui s’ouvre sur le mur de notre chambre et qui gonfle déme- surément, déformée par la clarté de la lune – tiens, j’ai encore oublié de fermer les volets.

Je dors bien sûr, je dors toujours, je suis tellement fatigué depuis que mon égérie a déferlé comme une tornade sur ma quarantaine bien tassée. Je tourne le dos à la porte, le nez plongé dans l’oreiller, ma respiration simulant la quiétude alors que mon cœur s’emballe. Le malaise est vivant, palpable et se cogne brutalement contre les murs, tel un oiseau affolé entré par mégarde par une fenêtre ouverte. Je la devine à ses bruits discrets, pudiques, ses bruits d’oiseau-mouche, surnom dont je l’avais affublée pendant toutes ces années au cours desquelles je lustrais son plumage en me rengorgeant. J’ai tel- lement mal de ces souvenirs si lointains et si proches que je m’accroche désespérément aux draps jusqu’à ce que mes phalanges blanchissent et me donnent une illusion de force dans cette vie que je ne maîtrise plus.

Elle

Où étais-tu ce soir ? Certainement pas avec nous. Tu fai- sais encore semblant.

Mal.

Comme dans un débat télévisé, tu t’imagines qu’il suffit d’ânonner quelques phrases, d’un air faussement intéressé,

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pour faire illusion. Tu étais à des années-lumière de nous.

J’ignore ce qui te ronge depuis quelques mois… ou quelques années, je ne sais plus, je perds mes repères tellement le temps s’étire interminablement.

Une femme sans doute.

Nous sommes les seules à détenir le pouvoir de mettre un homme dans un tel état de dépendance. De toutes les drogues, nous sommes de loin la plus dure.

Belle consolation.

Je n’ai pas le courage de te questionner. Je préfère l’ignorance et l’illusion d’une vie bien réglée au dérèglement absolu. Pourtant, je souffre de cette absence, de cette impos- sibilité d’imaginer ce que sera notre avenir, de cette peur qui me cisaille le cœur quand je t’entends me dire :

– Je m’en vais.

Je ne sais pas vivre sans toi, je n’ai pas eu le temps d’apprendre. Tu m’as enlevée trop jeune pour que je puisse vivre d’autres hommes. Je suis une rescapée d’une époque révolue. Je ne connais que ton odeur, je ne connais que tes caresses et tes mots d’amour. Au fil des années, ils ont tissé autour de moi ce patchwork qui m’a tenu chaud et enfermée dans un cocon douillet. Après m’avoir cadenassée à double tour, tu aurais bien fait sauter le verrou et, pour un peu, c’est toi qui m’aurais encouragée à voler de mes propres ailes.

Je ne volerai pas.

Je resterai là, les ailes repliées, accrochée à toi comme une bernique à un rocher, sans faire d’autre bruit que le ronron du quotidien, sans exiger autre chose que l’illusion de ta pré- sence, l’illusion de tes caresses, l’illusion de ton amour. Je ne

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te rendrai pas ta liberté, et je sais que tu ne t’en iras jamais si je ne t’aide pas. J’imagine que tu ne m’aimes plus, mais je te sais incapable de m’abandonner. Il faudrait pour cela que tu re- nonces à cette image de toi survalorisée où tu te poses en démiurge de nos vies. Il faudrait que tu acceptes d’endurer ma souffrance et le regard des autres qui t’importe tant. Toi qui as passé une partie de ta vie à rechercher l’admiration – que dis-je, la vénération ! – d’une cour rapprochée, tu ne te remet- trais pas de leur opprobre. Car j’espère que tu ne doutes pas qu’ils choisiraient tous mon camp ! Ils me savent irrépro- chable, nous sommes les premiers de la bande à nous être mariés, et c’est chez nous qu’ils ont traîné leur fin d’adolescence, en refaisant le monde nuit après nuit. Je suis leur jeunesse, j’ai la priorité, et ils ne me laisseraient pas rem- placer par je ne sais quelle petite grue qui s’imagine qu’il suffit d’agiter son joli cul de pouliche en chaleur devant un homme pour tirer un trait sur vingt années de bonheur.

Alors je serre les dents, le temps joue pour moi. Bientôt, tu ne séduiras plus personne. Tu auras les rêves comme la queue, en berne, et tu pleureras tes espoirs envolés dans les bras de ta vieille. Ta tourterelle sera partie roucouler avec un pigeon plus prometteur, en attendant de découvrir qu’il y a un fossé entre les promesses et la réalité.

« Il faut que jeunesse se passe », dit le dicton.

J’entends ta peur, j’entends ton silence, j’entends ta honte.

Depuis combien de temps ne m’as-tu pas touchée ? Ce corps dont tu as usé et abusé jusqu’à m’en faire mal, ce corps que tu as pris, palpé, retourné, disséqué jusqu’à en connaître chaque

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millimètre carré, chaque grain de peau, chaque odeur, te donne semble-t-il aujourd’hui la nausée. Ça doit être ça l’overdose.

Je ne sais pas.

Je ne me drogue pas.

Pas encore.

Juste un cachet de Temesta pour chercher un peu d’apaisement, à défaut de sérénité, et un somnifère au cou- cher, pour attaquer de pied ferme la pente de la nuit qui me conduit toujours plus profondément vers la détresse.

Il a pourtant peu changé mon corps, un rien plus enve- loppé, un rien plus lourd, mais tellement plus triste… Si j’en crois le nombre de coups d’œil égrillards que j’essuie dans une journée, il ferait bien l’affaire pour d’autres. Les mêmes que toi sans doute, qui cherchent un peu de nouveauté, un bain de chair inconnue à défaut d’être fraîche. Je hais ce corps qui se dégrade et qui t’éloigne inexorablement de moi. Ça me rassure de mettre ça sur son compte. Ils ont bon dos, mon cul enrobé, mon ventre scarifié par les maternités, mes jambes un peu moins fines, ma peau un peu moins lisse…

Et toi, t’imagines-tu que tu es aussi bien que celui que j’ai connu à l’aube de mes vingt ans ? Crois-tu que tu n’as pas changé, que je n’en ai pas ma claque moi aussi de tes diatribes épuisantes, de tes humeurs taciturnes, de tes douleurs d’estomac, de ton obsession de l’âge ?

Non, c’est bien ça le problème, j’aime tout cela, juste un peu plus qu’avant. Je me moque de ces faisceaux de rides qui irriguent tes yeux, de ces petites frisettes grises qui flirtent

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avec tes tempes brunes, de ces sillons qui bordent tes lèvres et débordent de nos souvenirs.

Mais tourne-toi bon Dieu ! Dis-moi quelque chose, que c’est fini, que tu t’en vas, ou que tu m’aimes encore, que tu regrettes ! Parle-moi, je t’en supplie, je n’en peux plus de ce silence assourdissant qui m’écrase un peu plus chaque jour, de ces mots réservés à cet ailleurs dont j’ignore tout où tu as pris tes quartiers d’hiver.

Mais je ne sais crier que dans ma tête, cadenassée sur mes appréhensions. J’ai tellement peur de savoir, de ne plus me permettre le luxe de douter, de ne plus pouvoir mettre ça sur le compte de cette crise de la quarantaine dont on dit qu’elle touche tous les hommes… Tu es parti, mais tu es toujours là. Je sens encore ton odeur, ta chaleur, et quelquefois tes bras et la dou- ceur de tes mains sur ma peau. J’ai même droit – exceptionnellement – à des relents de tendresse, quand le remords te ronge et que tu te rappelles ce que nous avons été l’un pour l’autre. Je goûte encore parfois ta bouche, même si elle reste faussement ouverte, hypocritement humide, désespé- rément absente.

Je lève péniblement mon bras – lui aussi se fait plus lourd – et saisis mon flacon d’ivresse, ma bouée, mon élixir d’oubli : deux petites pilules marron dans le creux de la main, pour quelques heures d’écran noir sur mes nuits blanches, bonne nuit M. Nougaro.

Voilà.

C’est fait.

Il ne me reste plus qu’à patienter quelques minutes, cou- chée sur le dos, les yeux rivés sur la toile d’araignée du pla-

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fond que je n’ai plus le courage d’enlever. Mon cœur et mon corps hurlent à me déchirer les tympans, mais en surface tout est lisse, propre, aseptisé. Qui pourrait se douter ? Je joue les épouses modèles, les mères exemplaires, les oisives émérites.

Je joue pour de vrai comme avec mes poupées quand j’étais petite, sauf que mon cœur n’est pas en cellulose et qu’il saigne à la couture de mes souvenirs dont les ourlets se débinent au fil du temps qui passe.

« Demain il fera jour », disait mon papa…

Lui

Enfin, elle dort. Mon corps crispé se détend un peu, mais je reste encore quelques minutes aux aguets, comme un chien en arrêt, craignant qu’il ne s’agisse d’une ruse. Mais non, je sais bien qu’elle ne triche jamais, qu’elle est toujours tellement droite, compréhensive, patiente, tellement parfaite. Mais je n’en peux plus de cette prévisibilité, de ce rôle d’héroïne de feuilleton qui tient l’affiche depuis plus de vingt ans.

Je tends lentement ma jambe, qui me fait atrocement mal… Mon Dieu, quel soulagement ! Se sentir au bord du gouffre et, à peine quelques secondes plus tard, atteindre le nirvana simplement en tendant sa jambe… J’ai mal partout, c’est la vieillerie comme aurait dit maman. Je tourne lente- ment la tête vers elle. Elle dort, mais est-ce du sommeil du juste ? Je vois les ombres de ses démons intérieurs qui dévo- rent son visage et tracent des stigmates aux contours de ses yeux. Muette, comme toujours, définitivement muette.

Comment peut-elle ne rien me demander, quand osera-t-elle

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me questionner ? Pourquoi ne m’aide-t-elle pas à mettre des mots sur cette descente aux enfers ? Je voudrais la supplier pour qu’elle parle, ne serait-ce que pour pleurer ensemble sur ce que nous avons été.

C’était avant toi, ou plutôt du temps où – ma fille n’étant pas encore née – tu étais mon unique princesse à qui je racon- tais inlassablement Le petit Nicolas.

Les minutes et les heures s’égrènent lentement au tamis du temps, trop fin pour ne pas me donner l’impression qu’une éternité s’écoule. Je rêve d’une autre éternité avec Na- dège, demain peut-être…

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INQUIETUDES

Lui

Endormi sans doute aux premières lueurs du jour, je me réveille vers midi en ce dimanche, et je replonge aussitôt dans ma rêverie. Je consulte ma montre : onze heures de vol, tu as sans doute déjà foulé la piste d’atterrissage. La chaleur et la fatigue du voyage ont dû souligner tes cernes bleutés et creu- ser un peu plus tes joues hâves, conséquence de ce rythme de vie que tu t’imposes. Mais tu sais bien que reposée ou fati- guée, pâle ou dorée par le soleil, triste, déprimée ou enjouée, tu restes toujours pour moi cette perle de nacre que j’ai vue briller si tôt au creux de sa coquille.

À chaque départ, l’inquiétude que vous vous retrouviez me taraude. Je ne pense pas être un jour capable d’éliminer toute jalousie. Je peux juste, dans le meilleur des cas, repous- ser au plus profond de moi les images qui me transpercent le cœur. Celles où tu partages la vie d’un autre, celles où ta bouche prononce des mots qui ne sont pas pour moi, celles où ton plaisir et ton corps lui appartiennent. Tellement plus souvent, que la lutte est inégale et la souffrance déséquilibrée.

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Je rêve de n’être plus blessé par cet inéluctable que je suis obligé d’admettre. Mais je détiens cette faculté particulière de rechercher la souffrance, d’imaginer ce qu’il y a de plus dou- loureux et de plus blessant pour l’éprouver, la sentir, la faire gonfler à la démesure de mon amour. Et les questions défi- lent, lancinantes, des questions venues de la nuit des temps et qui hantent les hommes… Fais-tu les mêmes gestes qu’avec moi ? Quel plaisir y prends-tu ? En quoi « nous », est-ce diffé- rent ? Comment te prend-il ? Comment te vole-t-il à moi ? Jouis-tu autant avec lui, penses-tu à moi quand il est en toi, est-ce mieux nous ? Je me fais du mal pour rien, juste pour toucher du doigt l’intolérable et le tolérer pour l’amour de toi.

Comme tu peux l’imaginer, tes week-ends, tes voyages

« en amoureux » ne font qu’exacerber ce genre de sentiments.

Il n’y a pas de solution, sauf ta présence apaisante, ton corps contre le mien pour oublier, tes mots et ta jouissance pour ne plus penser.

Jusqu’à la prochaine fois.

Parfois, j’arrive à me persuader que « l’autre » n’a pas d’importance, surtout quand je te sens désemparée, et que le souci de toi prend le pas sur cette affligeante fierté de mâle que je porte comme un carcan. Peut-être qu’avec l’âge…

Mais je doute. Comment ne pas être jaloux de tout ce temps que vous partagez, de cette intimité que je n’aurai jamais, de cette jeunesse que vous avez en commun ? Ton âge et ton éducation tellement différente expliquent sans doute que tu ne ressentes pas les choses de la même façon. Tu n’as pas la même notion d’exclusivité que moi, et l’ancienneté de mon histoire semble annihiler chez toi tout sentiment de jalousie.

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Le pire est que je me sens en grande partie responsable de cette situation, moi qui ai accueilli et apprivoisé Yann jusqu’à te le proposer en cadeau. Décidément, le destin se joue de nous, tel le marionnettiste de ses pantins, et reste bien le seul à connaître l’issue de la pièce.

Quand il m’arrive d’évoquer avec toi ce désarroi qui m’habite, tu me réponds que tu ne veux pas me rendre mal- heureux et que tu préférerais mettre un terme à notre histoire plutôt que de me voir m’aigrir comme un vin mal bouchon- né. Tu pourrais aussi bien dire un vin qui a mal vieilli, l’aigreur et l’âge ont de tout temps fait bon ménage. Puisque tu évoques ce renoncement, c’est sans doute qu’il te paraît envisageable… Il ne l’est pas pour moi. Imaginer la vie sans toi, ce serait comme demander aux vagues d’arrêter leur in- cessant va-et-vient ou au soleil de rester éternellement voilé.

Tu fais partie de moi, et m’amputer de toi nécessiterait une anesthésie générale et définitive.

Heureusement, à côté de ces heures de mélancolie, dans lesquelles je me complais trop souvent, il y a tellement de bonheur à t’aimer, tellement de jeunesse retrouvée, un tel be- soin de partager, de donner le meilleur de moi-même, de vivre en symbiose jusqu’à ce que la vie sans toi devienne ini- maginable… Inimaginable et invivable au sens premier des termes, au point de ne pas pouvoir concevoir un avenir au- delà de toi et d’ériger, heure après heure, cet édifice instable, fragile comme une flûte de cristal, qui, au moindre coup de dent, se fendra dans nos bouches, saignant nos vies et nous laissant à jamais déchirés…Cette épée de Damoclès qui flotte

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au-dessus de nos têtes peut-elle nous conduire à renoncer ? C’est une des craintes qui m’habitent en permanence. Non pas celle de la fin de ton amour, mais celle d’une résignation au titre de la raison, au titre de l’impasse de ces deux vies pa- rallèles. Notre situation est somme toute banale et doit être commune à celle de milliers d’amants. Nous voudrions croire que nous sommes uniques mais nous nous fondons dans le creuset universel des amours contrariés et notre page d’histoire restera un brouillon inachevé.

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TRAVAIL, FAMILLE ET RTT 1

Lui

Vendredi, je suis exceptionnellement en RTT. C’est la dé- cennie de la réduction et de l’aménagement du temps de tra- vail. Grâce à Mme Aubry, quelques jours par an, en plus des congés traditionnels acquis de force luttes par nos aînés, nous sommes quelques milliers à nous payer des RTT ! Pour moi, cela se traduit souvent par du travail à la maison. Mon micro et mon téléphone portable branchés sur le monde, je suis bi- pable et mailable à discrétion, statut oblige ! À vrai dire, per- sonne ne m’impose réellement de travailler autant et si, du jour au lendemain, on m’infligeait un rationnement, je serais en manque et dans l’obligation de consulter pour qu’on m’injecte ma dose en intraveineuse. Je constate que plus je travaille, moins il me reste d’indulgence pour ceux qui ne tra- vaillent pas ou peu mais qui cependant se plaignant beau- coup, rien de très original ni de très glorieux.

Huit heures vingt, les enfants – je devrais dire « les jeunes », mais je refuse de les voir grandir – partent au lycée.

1

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Il a fallu les arracher au confort douillet de leur couette, je me demande comment ils font quand je ne suis pas là. Les grasses matinées relèvent maintenant pour moi de l’exception, je n’ai plus besoin de réveil car le sommeil me fuit au rythme des années qui passent.

Je les observe évoluer sans ordre ; s’habiller à moitié ; commencer à grignoter un morceau de brioche débordant de Nutella, accompagné d’un morceau de fromage ; aller se la- ver, la tartine à la main, pour finir de s’habiller avant de se verser un bol de céréales alors que l’heure du départ a déjà sonné. J’ai quelques difficultés à « intégrer leur look », comme nous disons tous maintenant. Alors j’essaie encore, en pure perte, de les influencer :

– Tu ne vois pas que ton tee-shirt est plus long que ton blouson, rentre-le dans ton survêt’ ! Et à quoi ça rime cette jambe de pantalon relevée, tu veux bronzer du mol- let !

– Décidément, t’entraves que dalle à la mode, occupe-toi de tes cravates, y’a déjà du boulot, et te mêle pas de ma vie !

Lui, c’est mon fils Lilian, le petit dernier. Son insolence grandit avec sa taille, je prie pour qu’il ne mesure pas un mètre quatre-vingt-dix plus tard ! Mes deux autres garçons ont déjà quitté le foyer. Loïc poursuit des études supérieures de journalisme à Lille, sans que ses velléités de les rattraper ne fassent de l’ombre à qui que ce soit. Vu l’appétence qu’il éprouve pour la gent féminine, je le sens mûr pour prendre en charge la rubrique cœur d’un grand magazine ! En atten- dant, il les brise assez régulièrement (les cœurs). C’est relati- vement facile à suivre pour nous : lorsqu’il a patiemment dé-

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coupé à vif un nouveau cœur durant la semaine, il revient à la maison le week-end ! De là à en déduire qu’il rompt dès que nous lui manquons, il y a un pas que j’hésite à franchir…

Le deuxième, Luc, après un parcours erratique à l’école, a ouvert une boutique pour skateurs à Enghien avec un de ses potes. Ils vivent à deux dans l’arrière-boutique pour limiter les frais, et ma foi, ils ne s’en sortent pas trop mal. Il té- moigne à sa manière de cette fameuse new generation dont on nous rebat les oreilles !

J’essaie avec ma fille, Lou, pour ne pas faire de jaloux. Eh oui, nous avons indubitablement un faible pour la lettre

« L » :

– Et tes bagues à tous les doigts, c’est aussi l’évolution ? Enlève au moins celle du pouce, ça fait vulgaire.

– Papa, c’est ma vulgarité, pas la tienne, tu crois que tu n’es pas vulgaire quand tu te cures le nez en voiture !

– Ça n’a rien à voir, dans ma voiture je suis chez moi, je fais ce que je veux, et puis personne ne me voit.

– Ah ! Les autres, toujours à te préoccuper des autres ! Si tu t’occupais de toi, plutôt que de ce que pensent les autres ?

– Elle est bonne celle-là ! Qui t’a appris à penser par toi- même ? Nous ne sommes pas sur une île déserte, nous vi- vons en société, et nous sommes bien obligés de tenir compte des autres sinon ce serait l’anarchie…

– Bon, j’ai pas l’temps pour la politique ce matin, salut, et n’oublie pas de rester zen !

Sur ce, elle me claque un bisou sur le front comme si j’étais sénile et part en courant. Il était temps, vu le nombre de copains et copines qui s’agglutinent devant l’entrée, les

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voisins vont finir par croire à une émeute et appeler la police.

Y’en a vraiment pour tous les goûts, et ils illustrent on ne peut mieux le brassage et le métissage culturels du monde actuel. Ils ont plutôt l’air de bien s’entendre malgré leurs dif- férences, je me demande pourquoi, à l’âge dit adulte, les mêmes se tapent sur la gueule avec une telle constance ! À croire qu’on ne s’arrange pas en vieillissant… Ça se con- firme !

Elle me tue, cette môme… Avec ses airs de ne pas y tou- cher, elle vous sort toujours le truc qui fait mouche ! Elle a vu juste, plus je vieillis, plus je m’occupe de l’opinion des autres.

Quand je pense qu’à une époque, j’ai voulu faire la révolu- tion … C’était avant que je ne m’installe. Las ! Mes velléités de devenir un nouveau Che se sont évanouies dès l’achat de notre premier canapé en cuir !

Derrière le mascara de voile blanc de la porte-fenêtre, je guette, telle une commère ethnologue, ce petit monde de la jeunesse qui s’ébroue lentement pour aller vers le lycée. Bien que nous soyons dans une banlieue huppée, il y a autant de Noirs et de Beurs que de Blancs. Force est de constater que ma fille a parfaitement intégré les principes de tolérance que nous lui avons inculqués, je me demande ce qu’en pensent les voisins… Ça y est, ça me reprend, elle a raison cette petite garce… Je deviens grave, comme dirait Lilian !

Malgré le double vitrage qui isole du froid et des bruits, je les entends crier au loin :

– On s’arrache, c’est l’heure ! – Trop pas, laisse couler.

– Tema, y’a ton daron qui nous mate par la fenêtre !

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– T’inquiète, c’est juste qu’il me kiffe trop ! Au revoir mon papounet ! crie-t-elle à tue-tête en agitant le bras.

Je me recule précipitamment, comme un élève pris en faute, et me cogne méchamment le genou sur l’angle du ra- diateur Acova Fassane miroir – qui pend ridiculement en plein milieu du mur, empêchant toute décoration. Villa à la con ! Qu’est-ce qui m’a pris, voilà cinq ans, d’accepter de faire construire cette cathédrale ? Ma femme s’était entichée du style contemporain, et son connard de copain architecte a suffi pour précipiter la catastrophe. Deux cent cinquante mètres carrés dits habitables, cent cinquante à peine en réalité, tellement les formes tarabiscotées constituent un défi au bon sens et au bon goût. Il a fallu chercher pendant des mois des meubles adaptés, et notre intérieur est devenu une exposition permanente de ce qui se fait de pire en matière de modernité.

La douleur me rend mauvais.

Petits cons ! Je suis chez moi ici, même si ce chez-moi me donne parfois la nausée, et je suis en droit d’écouter et de re- garder qui je veux… Sinon, comment aurais-je appris leur monde, leur langue ? J’ai sur moi en permanence un petit carnet à spirale, j’y inscris depuis toujours les mots que je ne connais pas. « Daron », je sais, c’est moi. Passe encore, ça fait plutôt vieille France, mon père m’a précisé que ça datait de sa jeunesse. Les mots sont comme la mode, on fait et on défait les ourlets au fil des années, et l’on redécouvre les plis que l’on a oubliés. « Papounet » aussi, c’est moi. Elle le réserve pour se foutre de ma gueule. Gentiment bien sûr, elle est gen- tille ma fifille, elle a l’air heureuse sur sa planète. Je sais que je devrais dire « elle ne se prend pas la tête », mais j’ai toujours

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eu un peu de mal avec les langues. « Kiffer », c’est « aimer », ils kiffent tout à part l’école : les mecs, les meufs, le rap, les Big Mac, et même certains profs qui trouvent grâce à leurs yeux. Ils kiffent sans hiérarchie, les meufs doivent être bonnes, mais le Big Mac reste souvent meilleur, plus acces- sible et à coup sûr moins compliqué ! Quelquefois, ils kiffent à mort, rien de dangereux, rassurez-vous, simplement la sen- sation doit être plus forte, même si elle reste tout aussi éphé- mère. Ainsi, ils peuvent kiffer à mort un Magnum, une pizza aux quatre fromages, une meuf qui passe à la Star’Ac !. Kif- fent-ils leurs darons ? Allez savoir, il n’y a pas de passerelles entre tous ces mots, chacun relève d’un univers différent et fait l’objet d’une déclinaison particulière, comme en latin…

mais un latin des rues, oral et vivant, coloré et cru, puisant dans la mémoire collective pour recréer une langue.

Ils sont partis vers le lycée. Il m’a bien semblé que le grand Noir prenait la main de ma fille, juste avant de tourner à l’angle de la rue. « Et alors, me dirait-elle, qu’est-ce que ça peut bien te faire ? » Rien, il me faut juste un peu d’entraînement pour accepter qu’elle ne soit plus ma petite fille. Elle a été ma drogue pendant des années, et il est néces- saire que je me désaccoutume, que je me désintoxique de mon amour pour cette poupée que j’ai tellement attendue et qui m’a tant fait rêver…

Tu ne peux pas savoir ma chérie.

Si.

Un peu.

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Te rappelles-tu ce que j’écrivais quelques semaines après ta naissance ?

Quand ta joue se gonfle comme un pétale sous le vent, Quand ta peau gorgée de lait s’étire aux franges du sommeil,

Quand tes sourcils se froncent sur tes premiers doutes Et que des rides d’inquiétude se dessinent sur ton front, Quand tes petits poings serrés sur tes colères affrontent l’univers Et que tes griffes naissantes s’accrochent à mon corps de peur de faire naufrage, Quand tes noirs miroirs étonnés s’écarquillent sur le monde,

Quand tes sourires s’esquissent et s’essaient à séduire, Quand tes yeux gorgés de sommeil s’effacent lentement

Et que la quiétude inonde peu à peu ton corps, Quand tu t’envoles au royaume des songes

Et que les rêves cisèlent des ombres fugitives sur ton visage, Quand ta nuque, fragile comme une coquille, frémit sous mes doigts

Et que la vie se referme chaque jour un peu plus sur toi, Quand mes lèvres timidement se déposent sur ton souffle

Et que ma bouche émue respire ta douceur parfumée, Quand tes chansons s’émiettent en milliers de petits cris Et que ces notes de vie chantent pour moi la plus belle des mélodies

Quand je te regarde jusqu’à sculpter ma mémoire, Jusqu’à te décalquer derrière mes yeux clos Pour te déposer dans ce berceau de tendresse Que j’ai construit pour toi à l’abri des regards, Quand mes paupières se gonflent de ce trop-plein d’amour

Et viennent t’éclabousser de gouttes de velours, Quand une gangue d’émotion m’emprisonne la gorge,

Quand j’effleure ton nom du bout de mes caresses

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De ton corps d’oisillon aux douceurs de princesse.

Tout cet amour que j’ai pour toi À te donner, ma fille, ma foi.

Graine de vie, petite fée Ma chrysalide, mon bébé Je serai là toutes ces années Avant que tu veuilles… t’envoler.

Comprends-tu mieux maintenant pourquoi il me faut un sevrage, ma bachelette ? J’ai pourtant eu dix-huit ans pour m’habituer. Dix-huit ans, dix-huit jours, parfois cela ne fait pas une grande différence, la perception de la durée reste toute relative. Tu t’en fous ? En tout cas, tu fais bien sem- blant.

Mais je sais bien qu’à ton âge l’amour est maladroit (pas comme au mien, à l’évidence, je rivalise avec les jongleurs du cirque de Pékin…) et que la pudeur prend le pas sur toute démonstration spectaculaire. Quand je dis spectaculaire, le baiser devant les copains tient déjà du show médiatique !

Je quitte mon observatoire et me dirige vers la salle de bains. Combien d’heures ai-je passé à me raser depuis que j’ai mis les pieds sur terre ? À quoi aurais-je utilisé ce temps si j’avais été imberbe ? Question existentielle s’il en est !

Pendant des années, je me suis tartiné copieusement la face avec un blaireau en poil de chèvre – tradition oblige – jusqu’à ressembler à un clown blanc. Quand n’apparaissaient plus que deux fentes lumineuses attentives aux moindres gestes, je traçais d’un geste souple des sillons bien nets dans

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cette neige odorante et une peau régénérée, lustrée, surgissait de sous cette gangue perméable et chantait le réveil du petit matin. C’était avant, quand le temps me semblait moins compté. Depuis, les bombes ont détruit les blaireaux, mais je reste fidèle au rasoir à main. La neige se fait moins ferme sous les spatules du rasoir, bientôt je vais rayer mes lames. Je prends un malin plaisir à tester toutes les nouveautés. Les ra- soirs deux, trois, quatre lames, les profilés, ceux en carbone en titane, en fibre de verre, j’en passe et des plus dangereux.

J’enquête sur ceux qui extraient le poil, ceux qui l’érodent, ceux qui le câlinent, ceux qui l’aiguisent, ceux qui le tirent de leurs petites lames habiles avant que ledit poil ne se terre dans ses pores. Ma salle de bains s’apparente à un laboratoire, je suis pilote d’essai pour rasoirs à main, et je n’hésite pas à prendre des risques insensés pour que ma peau ressemble à une piste de bowling. À vrai dire, j’ai beau tout essayer, ma gueule ne change pas beaucoup. Si. La piste se nivelle, les traces se croisent et se recroisent, la chair devient poudreuse, jaunit, se ramollit. Tout va bien, c’est la maturité, et mon amour aime ma maturité.

À quoi pensera-t-elle durant ces heures où, allongée sur le sable, la mer dans les yeux et dans la tête, le souvenir de moi l’envahira irrésistiblement et lui fera douter de cette réali- té dans laquelle je ne suis pas ? Cette proximité retrouvée avec lui, loin du chaos de la vie quotidienne, lui fera-t-elle en- visager les choses différemment ? J’en doute, je sais qu’elle décidera, selon son expression favorite, de « ne pas se prendre la tête ». Elle parle comme les jeunes ! J’oublie

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presque parfois qu’elle fait partie de cette fameuse génération pour laquelle le bonheur est soi-disant simple comme un coup de fil. Vu le nombre d’heures que nous passons au télé- phone, nous devrions friser l’extase absolue ! Tant mieux si elle arrive à prendre les choses avec une certaine philosophie, je reconnais que c’est objectivement la meilleure solution, bien que je me sente incapable d’adopter le même compor- tement. Je peux presque l’accepter, à condition qu’elle me dise au retour que ce n’était que l’apparence du bonheur puisque je n’étais pas là, à condition que j’acquière cette certi- tude de lui avoir manqué…

Je lâche pour quelques instants mon travail, et m’accorde une pause délassement. Je replonge sous la couette et re- prends la lecture d’Océan mer, un livre qui inexorablement me conduit vers elle, au rythme du ressac qui me ballotte de page en page.

Vers douze heures trente-cinq, Lilian rentre du collège sur son scooter flambant neuf. Allongé sur mon lit, dans la pé- nombre des volets mi-clos, derrière lesquels je me languis de toi, j’entends pétarader l’engin. Eh oui, j’ai craqué après des mois de résistance acharnée, je me suis demandé de quel droit je le privais de ce plaisir, d’autant qu’il s’était engagé à investir toutes ses économies pour prouver qu’il ne s’agissait pas d’un simple caprice. Il me reste maintenant l’inquiétude du coup de téléphone assassin m’arrachant à ma torpeur co- tonneuse pour m’apprendre qu’une voiture l’aura renversé, et les remords de me sentir responsable. Alors, j’en rajoute des tonnes dans les « mets bien ton casque », à longueur de

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portes qui claquent, jusqu’à ce qu’il en ait sa claque et qu’il m’envoie vertement paître, en me disant qu’il n’a plus dix ans et que je commence à le fatiguer.

Oui, c’est vrai, parfois je reconnais que je suis fatigant, même moi je me fatigue, alors les autres, pensez un peu ! Ils sont forcément moins patients que moi, qui me connais de- puis plus de quarante ans…

Lilian s’est installé dans la cuisine pour manger un petit en-cas, une demi-baguette tartinée de mayonnaise jusqu’à la gueule, agrémentée de trois tranches de jambon et d’une di- zaine de cornichons. J’ai quitté ma chambre et l’ai rejoint pour lui tenir compagnie. Entre deux bouchées, il m’apostrophe à brûle-pourpoint.

– C’est quoi, au fait, l’intelligence ?

Voilà bien les mômes et leurs questions à la con qui vous laissent désorienté, comme un mec sans parapluie surpris par l’orage ! J’hésite à lui répondre : « C’est simple, c’est moi ! », mais je me dégonfle, il va encore me traiter de prétentieux. Et puis, ça ne l’aiderait pas à comprendre, au contraire, ça brouil- lerait plutôt les pistes…

Alors, je me mets à balbutier :

– Heu… Tu vois, ce n’est pas une question facile, (si d’ailleurs la question est triviale, c’est la réponse qui l’est beaucoup moins !) ; l’intelligence est composite. C’est à la fois un concept qui peut paraître insaisissable, mais qui se décline à travers la faculté de s’interroger, de critiquer, de trier, d’ordonner, de déduire, d’extrapoler, de généraliser, de…

– Arrête, ’pa, j’comprends rien.

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Oui, bien sûr, comme d’habitude… J’ai conscience de mon incapacité à dialoguer avec eux. J’ai hérité d’une sorte de don qui me conduit à expliquer les choses complexes avec des mots encore plus compliqués. Inéluctablement, au bout de quelques secondes, mes mômes se regardent en se disant : – Ça y est, le v’là encore parti dans ses délires, laisse bé- ton, mieux vaut encore se taper le dico !

Il faut que je me surveille, sinon ils vont croire que je le fais exprès pour me foutre de leur gueule et abandonneront toute velléité d’échanges.

En tout cas, cela ne l’empêche pas de finir son sandwich : si traumatisme il y a, il reste somme toute assez bénin !

Il monte dans sa chambre et bientôt, j’entends la voix d’Eminem scander son rap hypnotique. Décidément, je ne me ferai jamais à cette musique, même si elle reste plus sup- portable en anglais puisque j’ai la chance de ne pas com- prendre les paroles ; hormis les « fuck » qui surgissent à l’improviste et me donne une idée du langage poétique utilisé !

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REVERIES A DISTANCE

Lui

Je m’arrache à cette langueur, qui vous prend juste avant le sommeil et dans laquelle il fait si bon se laisser engluer telle une abeille sur une tartine de miel, pour oublier de penser pendant quelques minutes et laisser l’inconscient décider de ce qui est ou non raisonnable.

Les rêves détiennent ce privilège de donner congé à la rai- son et de permettre tous les possibles. Les convenances et les inconvenances disparaissent pour laisser place à des scénarios que des poètes surréalistes ne récuseraient pas. L’espace et le temps ne sont plus soumis aux rigidités scientifiques et se plient, s’inversent, se rétrécissent, s’étirent, se dilatent au gré du cheminement de l’histoire. Et je vis des passés et des fu- turs où les autres n’existent pas et n’ont jamais existé, où la vie n’appartient qu’à nous, sans autre obstacle que notre propre capacité à rester ensemble. Ou bien, ils existent mais, contre toute attente, ils regardent notre amour avec bienveil- lance et, dépouillés de toute jalousie, de toute rancœur, de toute souffrance, ils nous aident à construire un avenir dans lequel ils n’ont plus leur place. Une sorte d’Alice aux pays des

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merveilles pour adultes, où ils se déguisent en lapins et nous invitent à visiter notre nouveau logis.

Ces rêves où tu es à mes côtés comblent le vide de ton absence, mais le décuplent également, quand j’ouvre mes yeux étonnés sur ce chez-moi d’où tu es exclue, réalisant que le songe est terminé et que la réalité reprend ses droits.

Tout ce que je fais sans toi ne peut être complet. La réali- té de notre amour s’abreuve à cette incomplétude, s’en nour- rit pour gonfler jusqu’à la démesure. Il n’y a pas d’étalonnage possible à l’aune d’une vie commune, et la force de ce senti- ment d’amour est proportionnelle au manque de toi.

Cet amour serait-il aussi fort s’il ne se nourrissait de cette absence, de ce désir éternellement insatisfait, de cette impos- sibilité d’imaginer un avenir aux normes standardisées du bonheur ? Ces courts moments volés qui maintiennent notre amour sous perfusion renforcent-ils notre soif d’aimer ? La question risque de se poser longtemps.

Tu dois dormir profondément en ce moment, compte tenu du décalage horaire. Je t’imagine nue sous les draps, ou simplement revêtue d’une nuisette extra-courte, comme celle que tu portais il y a quelques années, quand tu étais encore une toute jeune fille… et moi déjà un homme mûr. Souvenir délicieux de cet amour ingénu né d'une rencontre à l’orée de ta vie.. Petit à petit, au fil des années passées dans cette inno- cente proximité, le sentiment furtif – vite rejeté au fond de ma conscience – que tu étais importante pour moi, et que peut-être, je pourrais l’être un jour pour toi, avait gagné du terrain.. Jour après jour, heure après heure, ce besoin que

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nous avons aujourd’hui l’un de l’autre devenait un peu moins éphémère, un peu moins fugace, un peu moins inconcevable.

J’occulterais pourtant volontiers ce passé même s’il me con- fère ce statut si particulier de tonton par adoption, car je veux être autre chose pour toi qu’un tendre souvenir de jeunesse qui joue les prolongations.

Je veux être tout.

Ton passé, ton présent, ton avenir.

Voilà bien un des défauts qui me caractérisent que d’ambitionner d’être l’unique, le seul, le mieux, le plus. Et pas seulement l’espace d’un instant, mais en permanence, à chaque seconde, comme s’il suffisait que tes pensées dérivent fugitivement vers un autre pour m’effacer de ta mémoire. Je me suis construit sur ce schéma, et il faudra sans doute du temps pour qu’un autre émerge et se fasse une petite place.

Tu es celle que le destin a choisie pour que ce schéma évolue, et pour toi je suis prêt à changer, aussi douloureux que cela puisse être. Pourtant, dans mes éclairs de lucidité, je mesure quel orgueil démesuré, quelle mégalomanie, quelle prétention absurde et ridicule se cachent derrière cette ambition d’être tout pour quelqu’un. Que fais-je cependant d’autre que de poursuivre cette quête inaccessible quand je veux être à la fois l’amant, l’ami, le professeur, le confident, le conseiller, le sage, celui qui sait, qui explique, qui rassure, qui réconforte, qui or- ganise, qui maîtrise le cours des événements ? Toi, mieux que quiconque, tu sais quelle fragilité se dessine derrière cette fa- çade, quelle peur de ne pas être à la hauteur de ce rêve de démesure, quels doutes surgissent à chaque instant, à chaque

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absence, à chaque sonnerie qui résonne inexorablement dans le vide.

Douce la sonnerie, quand je dis bonjour à ton absence en souriant et que je réponds à l’invite de te laisser un message :

« Salut, ici c’est bien Nadège la fugueuse, je suis absente pour le moment, mais laissez-moi un message et je reviendrai le savourer dès que possible. » Comme si tu ne pouvais pas faire plus sobre ! Ça va bien quand c’est moi, mais j’imagine que des gens moins intimes t’appellent… Que vont-ils penser ? Mais tu es comme ma fille, tu t’en fous, et tu m’as arraché la promesse de ne pas jouer les vieux moralistes.

J’essaie.

J’apprends.

Dure la sonnerie, quand je réitère un énième appel ; quand je ne sais pas où ni avec qui tu es, ni ce que tu fais et que je tombe en apnée de vie, comme un chien de chasse avant que l’appel du cor ne lui redonne un but.

Mon amour, comme il ferait bon être blotti contre toi, sans se préoccuper de l’heure, et savourer ce bonheur in- commensurable de t’avoir tout à moi. Dans ton île, suis-je présent dans ton sommeil ou dans ces quelques minutes de solitude qui nous appartiennent, juste avant de nous endor- mir ?

Elle

Dormir nue n’a pas que des avantages. Ça réveille la libi- do, et mon petit mari bande plus régulièrement que d’habitude. Certains soirs, je résiste en m’accrochant au sus-

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pense haletant du dernier Mary Higgins Clark, d’autres, je cède pour avoir la paix. Avec lui, ce n’est jamais bien long ni très sophistiqué. Deux trois caresses bâclées sur mes zones érogènes, pas assez précises ni patientes pour éveiller mon corps puis, s’imaginant sans doute que je n’en peux plus d’attendre, il me fourre son bâton de Bridou dont il est si fier au fond de la minette. Rien à dire pour la taille, mais quant à la fermeté, j’ai l’impression d’une bougie qui aurait sommeillé sur la plage arrière d’une voiture au soleil ! Ce doit être un effet du climat. Il s’essouffle quelques minutes – bien la peine de faire du jogging – puis s’écroule dans un râle, genre grand brûlé à qui on refait les pansements. Deux minutes de poids mort sur mon corps à peine échauffé – mon Dieu, faites qu’il ne grossisse pas… –, puis il se rue dans la salle de bains comme si c’était une question de survie. J’ai remarqué qu’il détestait tacher les draps et laisser le sperme sécher sur lui.

Moi, c’est tout le contraire, j’adore en avoir partout ! J’ai le temps de m’envoyer en l’air toute seule, comme une grande, en pensant à mon homme qui m’ensorcelle le corps. Quand il revient, après s’être rincé de longues minutes, il prend soin de remettre son caleçon, des fois que j’aie envie de remettre ça.

Il doit être rassuré et fier, car j’ai le sourire béat d’après or- gasme, les yeux dans le vague partis à ta rencontre, la main encore crispée entre mes cuisses. Je sens la fierté du mâle qui l’envahit, du genre : « Dix minutes après, elle ne s’en est tou- jours pas remise ! »

« Rêve », comme dirait Marc-Antoine mon « élève » quand j’essaye de le faire travailler. Si ça peut m’éviter des ex- plications orageuses et lui remonter le moral, à défaut du

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reste, c’est tout bon. Il dépose un baiser baveux sur ma bouche, qui se dérobe une fois de plus. Il n’y a que toi que j’aime embrasser et à qui je donne totalement ma bouche, jusqu’à te rendre fou. Puis, il me tourne le dos et s’endort comme une masse. Je laisse passer les minutes en pensant à toi, à ton désir, à tes caresses, à cette voix qui m’envoûte, et je m’endors dans tes bras.

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RETROUVAILLES

Elle

Les retrouvailles ont été, je crois, à la hauteur de ses espé- rances. Ce n’était pas un mince pari pour moi, tant souvent ses rêves magnifient la réalité, au point que j’appréhende qu’il ne se réveille un jour prochain et découvre qui je suis vrai- ment, et non l’image de la perfection qu’il s’est construite.

Nous nous sommes revus dès le premier jour de mon retour.

Nous avons parlé de cette absence, de mes vacances, de notre amour. Il m’a dit comme toujours que j’étais terrible- ment belle, dans cette robe de soleil qui collait à ma peau.

J’avais pour une fois, il est vrai, le corps et le cœur en harmo- nie, en voyant ses yeux brûlants de désir qui me disaient la douleur de son attente, l’impatience de me prendre, la rési- gnation et le renoncement de la raison.

Je lui ai raconté le quotidien d’un couple qui n’a déjà plus rien à se dire, le manque de lui, le zoom de mon mari qui mi- traillait mon corps et devenait ton œil incandescent qui chauf- fait mon corps à blanc, la fraîcheur de l’océan pour éteindre cet incendie criminel et noyer mon désir. Je lui ai dit à quel point j’aurais voulu plonger dans l’eau avec lui et

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m’enorgueillir du bonheur dans ses yeux. Je lui ai raconté le sourire cajoleur du soleil sur ma peau, le parfum capiteux des fleurs dans l’air lourd du petit matin, la moiteur de l’atmosphère, la transparence de l’eau, la couleur des langous- tines, la chair tendre des poissons. J’ai soigneusement occulté la chair triste des exceptions. J’ai pris soin, mot après mot, phrase après phrase, de lui enlever les petites tumeurs cancé- reuses qui poussent dans sa tête quand il m’imagine avec lui.

J’ai protégé les brûlures infectées de Tulle gras et j’ai tiré tel- lement doucement qu’il n’a presque rien senti. Je lui ai dit que Yann m’avait si peu touchée, que je ne ressentais rien, que ça n’avait pas d’importance, que moi je ne pensais jamais à ça et qu’il n’avait qu’à faire pareil. Ce n’était que demi-mensonge, ou demi-vérité, mais tout plutôt que de voir cette détresse dans ses yeux, cette folie qui l’envahissait quand il réalisait qu’un autre que lui habitait mon corps, même s’il ne s’agissait que d’un petit squat de vacances sans lendemain.

Alors je lui ai parlé de la mer, je lui ai murmuré que j’imaginais son reflet dans ses yeux verts. Je lui ai surtout dit les mots qu’il rêvait de boire sur ma bouche, ces mots que tous les hommes attendent depuis que la femme existe. Que je rêvais de lui, de son sexe plongé en moi, de son sexe dans ma bouche comme une friandise à savourer, de sa langue sur mon corps jusqu’à me rendre folle. Ces simples mots telle- ment banals mais qui suffisaient à le rendre fou de désir. Je lui ai dit que les choses auraient été tellement merveilleuses s’il avait été auprès de moi, que je pensais à lui à chaque batte- ment de cœur, à chaque étreinte du soleil sur ma peau, à chaque goutte de sueur dans mon dos. Que mes yeux

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s’étaient faits chasseurs d’images pour enregistrer l’essence des choses et lui restituer à travers mes mots, mon regard, ma bouche.

Nous nous sommes pourtant simplement embrassés, pas- sionnément, et j’ai senti cette envie de moi, tellement présente mais qui, une fois de plus, ne pouvait s’exprimer. Pas le temps, pas le lieu, et puis, une sorte de gêne devant son propre désir tendu comme un arc, dont il craignait qu’il ne m’apparaisse un peu trop envahissant, un peu trop genre « mec qui ne pense qu’à ça ». Tant qu’il s’agit de mon cul, tu peux y penser à satiété ! J’aime tellement te voir suffoquer de désir, éternellement dur dans mes bras. Je le prends comme un hommage, je n’ai jamais été désirée avec une telle fougue, une telle violence. Tu es mon adolescent de quarante- cinq ans, l’expérience, l’attention, le souci de moi en plus. Je t’aime.

Encore quelques jours de patience et nous retrouverons notre petit nid d’amour dans ma cité universitaire – merci Josiane – qui, pour tout autre que nous, paraîtrait sordide. Chambres anonymes qui se ressemblent toutes, au point que nous pourrions ouvrir n'importe quelle porte et nous imaginer "chez nous". Un studio universitaire que nous habitons quelques heures de temps à autre et que nous tentons de personnaliser en y apportant quelques objets familiers qui agissent comme autant de repères dans cet univers aseptisé. Tu sors de sa boîte la petite souris en cristal que je t’ai offerte, et tu la poses sur la table pour regarder le soleil faire miroiter ses facettes.

J'installe ma mini-chaîne stéréo pour écouter l'amour décliné sur toutes les gammes par nos chanteuses et chanteurs préférés. De Cali à Miossec de Rose à Daphné, les mots disent la douleur et la douceur de l’amour et je cherche où vagabondent tes pensées à la buée de tes yeux.

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RETOUR AU BERCAIL

Elle

Nuit sur Paris, encore une longue journée. La fac de Jus- sieu pour commencer la journée. Boltanski, Thévenot, la théorie de la justification et des économies de la grandeur au programme, six heures, ça calme ! Je découvre que j’erre entre le monde marchand et le monde de l’opinion, pas étonnant que j’aie un peu de mal à m’y retrouver. Ma vie est un beau bordel, et je n’y suis pas pour rien. Je gagne en lucidi- té à défaut de gagner en sagesse. Après la fac, les cours d’anglais pour ces gosses de riches à qui je désespère d’apprendre quelque chose. Le « petit » Marc-Antoine me gonfle prodigieusement. À croire qu’il a déjà choisi de faire empereur plus tard, pour jeter sur moi ce regard de seigneur sur sa domestique ! En attendant, à part d’avoir bien intégré que son Taylor est very rich, et d’en profiter, il ne fout rien.

Quant à la jolie Éléonore, elle est partie pour être aussi écer- velée que sa mère. Elle s’en fout, son Taylor aussi est riche, vu qu’ils ont le même !

Je retrouve ma voiture poubelle qui me tient lieu de cabi- net de toilette, de bureau, de chambre ou de cuisine en fonc-

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tion des circonstances. Je mets le contact, et les phares trouent l’obscurité. Je branche mon téléphone, un message m’attend. Est-ce encore un casse-pieds à éconduire ou bien la voix sensuelle de mon homme ? J’écoute comme une petite fille gourmande, suçant précautionneusement son bonbon fourré jusqu’à ce qu’il ramollisse suffisamment pour croquer dedans avec délice.

Il est là.

Quelques secondes pour me dire qu’il m’aime infiniment, que je lui manque, qu’il pense à moi, qu’il est triste à la pensée du temps le séparant de notre prochaine rencontre qui lui paraît toujours trop lointaine. Toujours les mêmes messages, mais pourtant à chaque fois différents… Cette force qui me rassure et cette vulnérabilité qui me touche, ce mélange unique de passion incontrôlable et de tendresse débor- dante… C’est mon poète d’amour, et il conjugue pour moi les versets du « je t’aime » à l’infini.

J’aime que sa voix me câline et vibre de moi. J’aime qu’elle se plie, qu’elle me calme, qu’elle se fasse velours, qu’elle soit adoration, qu’elle soit amour. J’aime être tout pour lui ; ça me rend fière, belle, ambitieuse, un rien aguicheuse, un soupçon prétentieuse. J’aime qu’il soit en apnée d’amour pour moi, ça flatte mon ego. L’amour est toujours un peu narcissique. Je tiens enfin l’homme de ma vie, brillant associé chez Sealing Manager, dans le creux de ma main. Il suffirait que je la serre un peu pour que l’oiseau étouffe. Ce pouvoir dont nous disposons sur des êtres infiniment plus forts que nous m’étonnera toujours. Mais non, mon précieux canari, je joue seulement les « oiseleuses ». J’ai besoin de toi pour gran-

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