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Brigitte et la maison où l'on s'aime

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Academic year: 2022

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Brigitte

et la maison

où l'on s'aime

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Berthe Bernage

Brigitte et la maison où l'on s'aime

40 mille

Gautier-Languereau

Paris VI

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© 1960, by Editions Gautier-Languereau.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

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I. BRIGITTE ET LA SAISON DES EXAMENS

Comme il y a la saison des blés, la saison des vendanges, il y a la saison des examens. La voilà ouverte. Les jeunes ne pensent plus qu'à cela, ne parlent plus que de cela. Certificat d'études, examens de passage, bachot, C. A. P., licences : tous les âges, tous les degrés de science. Et la famille reçoit les éclaboussures de la nervosité des candidats.

Je voyais hier déferler leur flot bruyant sur le boulevard Saint-Michel. J'étais venue, si loin de mon paisible quartier, pour réclamer un certificat au Val-de-Grâce, où Vincent fut hospitalisé. Je me plaisais à les regarder, filles faisant tourner leurs larges jupes en corolles, garçons affectant un débraillé chic. Les visages étaient tendus. Je recueillais au passage des phrases brèves : « Idiot, ce sujet de dissertation... J'ai séché devant le problème de géométrie... Deux contresens dans ma version. » Ils s'en allaient par bandes, à part quelques couples mêlant la tendresse aux préoccupations scolaires. Petit peuple sympathique, happé très tôt par les exigences vitales, et qui, tout en étudiant, veut aimer, veut s'amuser. Encore des enfants, et pourtant hommes et femmes, déjà.

Dans un groupe, j'aperçus ma fille. Ma fille si grande par la taille, plus grande que la plupart de ses camarades, et qui n'est plus une adolescente. Ah ! comme le temps nous pousse vite et fort !

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Une fille d'autrefois serait sans doute venue ici avec sa maman pour s'informer du résultat de l'examen. En tout cas, la maman d'autrefois, rencontrant sa fille, l'aurait arrêtée :

« Eh bien, reçue ? » Marie-Agnès, très animée par la conver- sation avec ses camarades, ne m'aperçut pas, et je passai non loin d'elle sans poser la question qui me brûlait les lèvres.

Munie des papiers nécessaires à Vincent, dont la convales- cence s'achève en Savoie près de Michel, je franchis la grille du Luxembourg. J'aime les jardins, ces lieux privilégiés où règne la beauté dans l'ordre, la paix dans l'harmonie. Le jour approche où je n'aurai plus « mon jardin », puisque la néces- sité d'un changement de domicile s'imposera tôt ou tard.

J'aurai le jardin de tout le monde... celui-ci, les Champs- Elysées, le bois de Boulogne. Je serai comme tout le monde.

Sans doute, cela vaut-il mieux ?

Le Luxembourg était beau. Je m'assis en face d'un buisson de roses posant leurs nuances exquises sur le vert d'un gazon semé de pâquerettes. La poésie, on peut la trouver partout.

Pour moi, c'est très vite fait. Il semblerait même que plus le matériel pèse, plus la flamme jaillit.

Dans l'allée passaient quelques couples d'étudiants cher- chant une détente. J'aperçus une fille toute seule; maigre, mal vêtue, elle marchait tête baissée, traînant dans de vieux souliers des pieds fatigués. Un coup de vent lui fit lever le visage pour rejeter une mèche de cheveux. Je la reconnus et elle me reconnut : Jacotte, la pauvre Jacotte. D'un geste, je l'arrêtai : Jacotte !

— Madame Hauteville... Vous ne m'avez donc pas oubliée ?

— Non, Jacotte, je pense souvent à vous. Reçue à l'exa- men ?

— Recalée. Je m'y attendais. J'ai été malade cet hiver. Oh ! la grippe, tout simplement. Mais dans une chambre sans feu, ça ne se guérit pas vite. Et puis toute seule. Je me suis mal

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soignée, je sortis avant d'être d'aplomb. Alors j'ai fait une rechute. Année perdue, quoi !

— Asseyez-vous donc un moment près de moi, Jacotte.

— Vrai ? Je ne vous ennuie pas ?

Elle s'assit. Elle toussa. Elle étala sur sa jupe ses mains maigres. Je dis :

— Parlez-moi de vous, ma petite fille.

— Ma petite fille... Comme vous dites ça... Vous parler de moi, ce ne sera pas gai. Rien ne marche à mon gré. Et figurez-vous que j'en veux à Marie-Agnès. Oui, tout en conti- nuant à l'aimer comme je n'ai jamais aimé personne. Je lui en veux parce que, avant de la connaître, je prenais plaisir à des idioties. Je m'étourdissais avec les camarades en fumant, buvant, dansant. Maintenant, tout ça ne me plaît plus. Depuis Marie-Agnès, j'entrevois la beauté qu'il peut y avoir dans ce que je blaguais autrefois : la morale, la religion, la famille.

Mais je ne suis pas allée jusqu'au bout : je ne peux pas dire oui à tant d'exigences. Alors, ça me tire de tous les côtés. J'ai mal.

Elle toussa encore. Elle était très peu vêtue.

— Qu'est devenu votre camarade Alexis? demandai-je, sentant que rien ne devait rester dans l'ombre.

Une faible couleur envahit le visage blême :

— Il m'a plaquée. Il me déclare une nouille. Et les autres, les camarades bien, me fuient. Alors je suis seule, toute seule.

Je ne sais même pas si continuer mes études en vaut la peine.

Je n'arriverai jamais à l'agrégation comme Alexis.

— Orientez-vous autrement. Il y a des préparations moins longues.

— Ne devrais-je pas abandonner toute ambition intellec- tuelle et prendre n'importe quel job ? Mes parents n'ont pas d'argent pour m'entretenir. Je vais retourner chez eux pen- dant quelques semaines : je leur serai à charge.

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J'écoutais avec émotion cette enfant. Avais-je le droit de me soucier seulement de Marie-Agnès, alors que Jacotte se débattait sans aide parmi des difficultés dépassant ses forces ? Si on a pu dire qu'un chrétien « est un homme à qui Jésus- Christ a confié tous les hommes », que doit penser la chré- tienne qui est une mère ? En plus des siens, d'autres enfants ne lui sont-ils pas confiés ? L'égoïsme en famille n'est-il pas à redouter ?

Jacotte regarda autour d'elle:

— Il fait bon, ici. Je vous remercie de m'avoir fait signe.

J'aperçois quelquefois Marie-Agnès, mais je file vite. Pas besoin de l'ennuyer avec mes soucis. — Elle a du cœur. Les soucis des autres la touchent.

— Je lui ai fait du mal, du temps d'Alexis. Elle doit garder un affreux souvenir de moi.

— Je ne le crois pas. Quand je lui raconterai notre entre- tien, elle s'écriera probablement : Qu'elle vienne me voir !

— Vous y consentiriez ? Une si mauvaise fille !

— Une fille qui n'attend qu'un brin d'affection pour devenir bonne.

Elle essuya ses yeux d'un revers de la main :

— Je suis stupide... Pleurer comme ça. Mais depuis que j'ai vu que mon nom manquait sur la liste, je me raidis pour m'empêcher de pleurer. J'y parvenais; seulement, de vous entendre me parler si gentiment...

— Pleurez, ma petite Jacotte. Cela vous fera du bien.

Le temps passait. J'avais grande envie de rentrer à la maison et de savoir si ma fille était reçue. Jacotte s'en rendit compte.

— Que Marie-Agnès doit être contente ! dit-elle, s'efforçant de sourire. J'ai cherché tout de suite son nom sur l'affiche.

— Elle est donc reçue ?

— Bien sûr ! Je pensais que vous le saviez, qu'elle était venue avec vous. Ah ! peut-on être aussi bête : avoir une mère

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comme vous et attendre jusqu'au soir pour lui dire : « Chic ! Je suis reçue. » Moi, si..., mais pas de « moi, si ». Je ne mérite pas d'avoir une mère de votre genre. Madame, rentrez vite à Neuilly pour y partager sa joie. Merci... Merci pour tout.

— Embrassez-moi, Jacotte.

— Non. J'ai mis trop de rouge à lèvres; pour crâner. Du rouge de mauvaise qualité. Je vous barbouillerais.

— Alors, c'est moi qui embrasserai Jacotte.

— Vrai ? Oh ! avoir cette joie au soir d'une affreuse journée de cafard, de désespoir, c'est inouï !

— Pas du tout étonnant. Voyez ces moineaux sur la pelouse. Le Seigneur qui veille sur chacun d'eux veille encore plus sur Jacotte. Sachant que vous aviez besoin d'affection, il nous fit passer toutes les deux par cette allée, n'en doutez pas.

— Vos mots ne trompent pas, dit-elle, frémissante. Puissent votre paix, votre foi s'imprimer en moi.

Elle s'en alla, traînant ses mauvais souliers, sa jupe défor- mée, sa déception d'étudiante. Plus légère, quand même, car j'avais pris sur moi une partie de son fardeau. Je me rappelle bien souvent la prière scoute : « Faites que la souffrance des autres me fasse mal. » C'est vrai : aussi longtemps qu'on se contente de la regarder en hochant la tête, de prononcer de bonnes paroles sans qu'elle vous fasse mal, vous blesse, vous pèse, vous déchire, la souffrance des autres, on ne leur sert pas à grand-chose, à ces autres. Les bonnes paroles ? Autant en emporte le vent.

A la maison, Marie-Agnès chantait, tourbillonnait, contait à son père les incidents de la journée. Elle se jeta à mon cou, me contraignit à danser, cette petite folle. Elle était trop gaie pour que j'éteigne sa flambée de joie en parlant déjà de la Jacotte aux souliers usés. D'ailleurs, je redoutais la réaction du père de famille qui veut garder jalousement sa benjamine

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de toute fréquentation estimée pas digne d'elle. Depuis l'équi- pée en compagnie de Patrick, il est devenu encore plus rigoureux. Il a raison, en principe, mais Marie-Agnès semble tout de même de taille à prendre sa part du fardeau des autres. A son âge, j'étais mariée, mère, j'avais des responsa- bilités : ne peut-elle en assumer quelques-unes, sans aller aussi loin qu'elle prétendait le faire près de son jeune et insuppor- table cousin.

Elle fut tout de suite attentive, et attentive à fond, quand je lui parlai de Jacotte.

— Je voudrais la voir. Cela vous ennuierait qu'elle vienne passer un après-midi ici ? — Nullement. Mais...

— Mais papa va faire des difficultés. Il me croit bonne à mettre dans du coton. Pourtant, je n'ai jamais été une petite fille de porcelaine comme Mimi. Porcelaine solide, d'ailleurs, car Mimi a résisté à bien des chocs. Mais les hommes n'y connaissent rien. Ils ne réalisent pas du tout ce qu'est la force de résistance des femmes. Surtout les hommes de la génération de papa... C'est moi-même qui lui demanderai que Jacotte puisse venir. J'arrive toujours à en faire ce que je veux. L'ennui, c'est qu'il n'a pas encore digéré l'histoire de Patrick, de la voiture et de la maison des bois.

— A propos, sais-tu s'il est reçu à son examen, Patrick ? Il faudra que j'aille voir ce qui se passe chez eux.

Je trouvai une famille agitée. Patrick venait d'échouer, ce qui n'avait rien de surprenant après une année d'études fantaisistes et un changement d'établissement scolaire. Mais Chonchonnette se désolait :

— Son père est si mécontent qu'il veut le priver de vacances. Tu te rends compte ? Ce garçon remuant, et qui a tellement besoin de grand air ! Je t'en prie, raisonne Denis, il t'écoute bien mieux que moi. Tiens, le voilà qui rentre. Il

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claque les portes, signe de mauvaise humeur qui est, pré- tend-il, de fondation dans votre famille.

— Hélas, je n'ai jamais pu faire perdre cette habitude à Marie-Agnès, bien qu'Olivier ait horreur de ça. Mais le cour- roux de Denis ne m'intimide pas, je t'assure. Que de fois l'ai-je calmé au temps de notre jeunesse !

Monsieur mon frère me dit bonjour du bout des lèvres.

— Ta fille est reçue, paraît-il ? Bien de la chance. Mon fils, naturellement, s'est encore fait coller. La punition n'a pas suffi, sans doute. Soit. Une autre sanction l'attend.

— Quel justicier tu fais, mon pauvre vieux ! Prends garde.

Un garçon de cet âge-là ne se laisse pas punir comme un gosse de sept ans. Une autorité trop dure le révolte et le dispose à toutes les sottises.

— Cela me regarde, déclara-t-il sèchement.

— Enfin, Denis, implora Chonchonnette, Patrick ne peut pas rester enfermé tout l'été dans un pensionnat. Il lui faut un changement d'air, de l'exercice !

— D'accord. Mais pas pour aller faire le joli cœur sur une plage, prendre des bains de soleil, flirter. Je l'enverrai à la campagne, mais pour travailler. Vous entendez: pour travailler. En cette saison, les cultivateurs ont besoin de gars débrouillards qui aident aux récoltes, au soin des troupeaux.

Je m'occupe donc de caser Patrick dans une ferme.

Chonchonnette, si douce, cependant, se dressa pour dé- fendre son petit :

— Tu ne feras pas ça. Tu ne l'enverras pas chez des inconnus, au risque d'être mal logé, accablé de besognes auxquelles il n'est pas habitué, entouré de gens totalement différents de nous. Il est jeune, encore, pas tellement robuste : je connais ses points faibles, moi. Tu n'as pas le droit de lui imposer cette vie-là. Et j'ai le droit de m'y opposer.

— Une scène ! persifla Denis, les deux mains dans ses

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poches. M'a-t-on assez reproché de gâter mes enfants ! Quand je veux montrer mon autorité, j'ai encore tort. C'est formi- dable! Toi aussi, Brigitte, tu me blâmes, n'est-ce pas ? Les femmes font toujours bloc contre les hommes.

Je connais mon frère : mieux que ne le connaît Chonchon- nette. Je sentais un fléchissement dans sa grande résolution.

C'est un faible, au fond. Et, en un éclair, j'avais vu la situa- tion. Diplomatiquement, je déclarai : — Denis a raison.

Il se rengorgea. Et Chonchonnette me lança un regard de biche aux abois :

— Denis a raison en ceci : après cette piteuse année sco- laire, Patrick n'a pas mérité de s'amuser. De plus il a besoin de discipline. Le travail des champs me semble une excellente solution.

— Tu vois! Tu vois! s'écria le justicier.

— Mais je comprends toutes les objections de Chonchon- nette. Tu prétends que les femmes font toujours bloc contre les hommes ; mais bien des nuances échappent aux yeux des hommes les plus intelligents.

— Puis-je espérer compter parmi eux, ma chère sœur ?

— Tu es intelligent. Mais pas intuitif comme nous. Aussi je me range du côté de Chonchonnette pour déclarer ton pro- gramme beaucoup trop dur, fait pour éreinter ton fils, qui n'est pas un colosse, à le dresser contre l'autorité paternelle, et le mettant sous la direction d'un patron dont tu ignoreras tout. Ecoute ce que je propose : Vincent séjourne actuelle- ment en Savoie chez le futur beau-père de Michel. Il nous a écrit : « Quel dommage que je sois obligé de ménager ma pauvre jambe ; il y aurait ici un ouvrage fou, et on ne trouve pas d'ouvriers agricoles. J'enrage de ne pouvoir me rendre utile, tandis que les autres — les femmes elles-mêmes, dont la fiancée — font de dures besognes. » Denis, si tu envoyais

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Patrick là-bas ? Il profiterait de la vie de famille, de l'air de la montagne, et il se trouverait sous la surveillance de Vincent.

Chonchonnette regardait Denis. Qu'elle reste jolie, cette femme ! Comment a-t-il pu se détacher d'elle ? Il alluma sa cigarette, lentement pour se donner le genre du-monsieur- qui-réfléchit. Et puis, d'un ton de président du Conseil :

— Admissible, cette proposition. Je consens à l'examiner à loisir. Je vous ferai connaître ma décision.

Je bondis :

— Mon vieux, pas besoin de réfléchir. Ceci correspond exactement à tes intentions et aux justes revendications de ta femme. C'est oui?

— Ce que j'ai une sœur empoisonnante ! s'écria-t-il. Elle arrive toujours à m'avoir. Quand nous étions gosses, les choses se passaient déjà de la même façon.

— Je t'ai tiré de plus d'un mauvais pas. Avoue-le. Si mon projet convient à la maman, qui a bien son mot à dire, je me charge d'arranger l'affaire. Chonchonnette s'écria :

— Brigitte, tu es un ange.

— Ça non, protesta Denis. Une sorcière, plutôt. Je donne donc mon consentement, mais si le gamin bronche, je le fais embaucher ailleurs.

— Tu ne comprends rien. Il ne bronchera pas. La nou- veauté du milieu, des occupations, amusera le curieux qu'est ton fils.

— Oui, le futur journaliste ! Le romancier en herbe !

— J'ajoute ceci : Vincent le prendra en main, et Vincent, depuis le régiment, sait se faire écouter par les plus cabo- chards. Il en a vu de pires, en Afrique !

— Bon, je veux bien te croire, porteuse de lunettes roses.

Seulement, charge-toi de mettre tante Marthe au courant.

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Oui, tante Marthe. Elle m'envoie message sur message, indé- chiffrables d'ailleurs. Mais Chonchonnette, confiante en ce vénérable oracle, se charge de me les lire. Tante me tient pour un bourreau d'enfants : un enfant aussi grand que moi, tu te rends compte ! et elle m'attribue toutes les responsabi- lités dans les frasques de son chouchou. Va la voir. Et qu'elle me fiche la paix.

Je me rendis donc chez la chère tante, fort agitée. Car Marie-Agnès avait commis l'imprudence — peut-être volon- taire — de lui exposer le sort réservé à son cousin.

— Pauvre enfant ! s'écria tante, joignant les mains. Lui imposer des travaux pareils ! Le sortir de notre milieu ! Le mettre à la queue des vaches ! Denis est un père dénaturé ; si son fils sombre dans le désespoir, il pourra dire le mea culpa.

Je m'évertuai à lui faire comprendre quel adoucissement se préparait. Rassurée par la présence de Vincent, elle s'en prit alors à cette « maladie des examens », qui sévit actuel- lement.

— En quel temps ridicule nous vivons ! A-t-on besoin de tous ces diplômes ? Josette elle-même n'a qu'une idée en tête : l'examen de passage du jeune Jérôme, son demi-frère. Il n'est pas encore question de ça pour Véronique ? C'est surprenant.

Ah ! Molière avait bien raison en se moquant des femmes savantes. Marie donc ta fille, plutôt que d'en faire un bas-bleu.

Elle se fatigue, elle a très mauvaise mine. Vois à quoi l'on arrive avec ces professions féminines : à délaisser ses enfants, comme Monique.

— Tante, ne parlons pas de Monique. Elle a agi suivant sa conscience. A présent, respectons son chagrin. Ah ! perdre un enfant...

Tante m'arrêta :

— Ta bru n'est pas aussi maternelle que toi.

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— Qu'en savons-nous ? Impossible de juger équitablement les autres. Dieu seul peut juger.

— Alors, pourquoi y a-t-il des tribunaux ? Ne discutons plus, tu arrives toujours à avoir le dernier mot. Dis à Denis que je veux recevoir la visite de mon petit Patrick avant son départ pour l'exil. Je veux voir aussi Marie-Agnès. Evidem- ment, féliciter l'un et pas l'autre, c'est fort ennuyeux. J'avais préparé un gentil cadeau pour chacun. Patrick aura quand même le sien... Ah ! les examens, les examens ! Quand je pense que bientôt j'en subirai un !

Je m'inquiétai : perdait-elle la tête ?

— Brigitte, tu crois que je radote. Non point. Lorsque je mourrai — sans doute bientôt, quoique je n'en aie pas envie — je paraîtrai devant le grand Examinateur. Serai-je prête pour l'examen ? Tu n'as pas peur de ce moment-là, toi ?

— Oui et non... Tante, rappelons-nous que nous serons jugés et traités comme nous aurons jugé et traité les autres : la principale matière de l'examen, ce sera cela. Quel bonheur si l'on s'entend dire ensuite : « Venez, les bénis de mon Père. »

Je pensais à Jacotte...

— Tu as raison, murmura tante. J'essaierai de ne plus juger Monique. « Venez, les bénis de mon Père », oui, ce serait beau d'entendre ça.

Sur l'ivoire du visage passa soudain une jeunesse, un reflet venu de l'âme. La grâce du lointain baptême rafraîchissait sa vieillesse.

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II. BRIGITTE ET LA PETITE MAISON NORMANDE

— Les enfants ! les enfants ! appela Mimi, ainsi qu'appellent toutes les mamans du monde quand sonne l'heure du goûter au jardin.

Sa voix légère porte loin. Et le jardin n'est pas grand, ce jardin de la maison normande, simple et charmante, où vivaient Pierre et Mimi avant de diriger l'important établis- sement médical de Saint-Cloud. J'y ai amené Véronique et Hugues, que Mimi veut bien garder pendant que leurs parents voyagent.

Les enfants arrivèrent deux à deux, suivant l'âge et l'ami- tié : Véronique et Guy, Hugues et Gabriel. Véronique, petite personne dansante, marchait pourtant sagement, parce que son ami Guy ne peut ni courir, ni sauter. Ils allaient la main dans la main. Hugues, lui, tirait son petit cousin pour arriver plus vite à la table du goûter. Tout ce monde-là chantait, la voix de Guy dominant les autres : il est musicien dans l'âme et doué d'un ravissant soprano d'enfant de chœur. Mais le jeune Hugues apprécie bien davantage ce qui se mange que ce qui se chante. Abandonnant son compagnon trop lent, il accourut vers moi, tout rond, tout rose, les yeux brillants :

— J'ai faim, Magitte.

— Et toi, Gabriel ? demandai-je au petit blondin.

— Pas très, Magitte.

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— Tu es bien comme ta maman ! Jamais faim, quand elle était petite.

— C'est bon, les choses qu'on mange, déclara Hugues, avançant déjà sa main rondelette vers la table.

Mimi l'arrêta ; elle exerce une autorité étonnante sur les enfants, sur tous les enfants. Jamais elle ne se fâche — je me suis fâchée, moi, après les miens ! On lui obéit. Et on la chérit.

« Bienheureux les doux, ils posséderont la terre. » Je crois que le goûter représente l'un des moments les plus appréciés dans la journée enfantine. Surtout quand cela se passe au jardin. Mais je radote : je parle toujours jardins...

Pas besoin qu'ils soient grands, d'ailleurs, pour renfermer toute la poésie du monde. Celui-ci ? Pierre et Mimi y furent jeunes mariés heureux, puis douloureux quand une petite fille mourut en naissant. Avant que se formât le couple si tendre du docteur et de notre Mimi, Pierre vécut là près de sa mère, une mère de haute qualité. Ce fut pour lui « la maison » où il rentrait chaque soir après avoir toute la journée surveillé et soigné les petits pensionnaires de la Maison-Claire.

Cette demeure, ils l'ont gardée. Pour eux, cela reste « la maison ». Cette halte auprès de ma fille m'y semble délicieuse.

Nous sommes seules avec les enfants, Pierre participant en Suisse à un congrès médical, Dany et Roseline voyageant en Scandinavie, Olivier travaillant sur la Côte basque. Pour moi, pas de voyage cet été avant le départ pour la Savoie où Michel épousera Françoise.

Depuis le mariage de Mimi, nous n'avons jamais été

« toutes les deux », mère et fille. Assurément, je ne fais pas partie des belles-mères qui pensent : « Mon gendre n'est pas là, tant mieux ! » Un bon mari comme Pierre complète sa femme, met son charme en valeur, mais sa personnalité à lui masque forcément la personnalité de sa compagne. Surtout quand la compagne subit, au même point que Mimi, l'ascen-

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dant du compagnon. Actuellement, je retrouve ma petite fille, ma petite fille d'autrefois. Je craignais un peu que le rôle qu'elle joue dans cette importante affaire médicale et dans la vie mondaine lui fasse perdre sa transparence. Non.

Mimi reste bien la même, aussi simple, aussi oublieuse de soi, à la fois attentive au parfait accomplissement des choses matérielles, et ne se laissant pas alourdir par elles. Ma fille me dépasse : je reste, moi, beaucoup plus de la terre.

Il fait délicieux, parmi ses fleurs, et auprès d'elle. Les enfants sont jolis à voir, même Guy l'infirme, tant l'intelli- gence modèle et éclaire ses traits. Véronique,' gentiment, l'installe pour qu'il goûte confortablement.

— Je les laisse se débrouiller tous les deux, murmure Mimi.

Guy, si ombrageux, aime qu'elle s'occupe de lui. C'est déli- cieux, une petite fille...

Je devine sa pensée, douloureuse, mais qu'elle ne repousse pas. — Oui, chérie, tu devrais en avoir une, toi aussi.

— Comment peut-on prétendre que la mort d'un nouveau- né soit de peu d'importance ? On l'a porté en soi. On l'a fait.

Et il s'en va.

— Il s'en va parmi les anges.

— Comme le pauvre Vivi... Monique me pardonnera-t-elle jamais qu'il m'ait appelée « maman » et qu'il soit mort dans mes bras ? Elle reste tendue quand elle me voit. Cependant, pouvais-je repousser ce petit, l'abandonner aux soins des nurses ? Le gronder quand il disait maman, comme Gabriel ? Je me demande parfois si je n'ai pas dépassé mon rôle, mais il aimait tellement à se blottir ! Pauvre petit chat maigre, si câlin, si doux... Les enfants — je m'en aperçois à la clinique

— tous les enfants ont un immense besoin d'affection mater- nelle, ne serait-ce que pour se développer corporellement.

Quand même... la pensée que j'ai fait souffrir Monique me

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Imp. Sévin, à Doullens. — 7-1960.

(Dépôt légal : 3 trimestre 1960) Ed. : N° 1 567. — Imp. : N° 935.

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