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MICHEL MASSIAN L'AUTOMABOULE ROMAN ILLUSTRATIONS DE J. A. CARLOTTI. LIBRAIRIE ARTHÈME FAYARD 18 rue du Saint-Gothard Paris XIV

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L'AUTOMABOULE

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MICHEL MASSIAN

L'AUTOMABOULE

ROMAN

ILLUSTRATIONS DE J. A. CARLOTTI

LIBRAIRIE ARTHÈME FAYARD 18 rue du Saint-Gothard Paris XIV

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© Librairie Arthème Fayard, 1962.

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1

J ' a i c h o i s i l a l i b e r t é . . .

Le Grand Soir.

Je ne sais rien de plus plaisant que de me trouver seul un petit matin dans la rue, quand les autres dorment encore. Un jour de congé de préférence. Juin se lève. Le soleil est déjà haut. Ma voiture est devant la porte, prête à prendre la route. Je me sens libre.

J'ai longtemps rêvé d'une automobile. J'ai eu beau- coup de motifs valables pour en acheter une, mais, à la réflexion, je crois bien que c'est cette raison-là qui m'a décidé.

Apparemment, je me suis déterminé un soir 1 après un rendez-vous avec Berthe Lamprois. Elle venait de m' offrir une collaboration à ses émissions radiopho- niques. J'aurais à lui fournir chaque semaine une docu- mentation historique sur une ville de France : beau- coup de travail et une belle lutte en perspective contre

I. En 1953.

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le sommeil, mais enfin, au bout de l'année, je tiendrais mes trois cent mille francs. J e n'avais jamais envisagé sérieusement pareille aubaine. Qu'elle m'arrivât, j'ai compris que j'en avais prévu depuis toujours la desti- nation.

M a femme ne s'y est pas trompée. Quand j'ai ouvert la porte, un peu en retard forcément, elle m'attendait assise sur le canapé de l'entrée, avec le visage anguleux des soupes brûlées. J'ai dit : « Ça y est! » Elle n'a pas supposé que j'étais l'objet d'une promotion, que j'al- lais demander le divorce ou qu'on venait de trouver le remède contre le cancer. Elle s'est levée, radieuse, et m'a demandé : « Quelle marque? »

J ' e n suis tout de même resté coi. Alors, elle est venue à moi l'œil trouble et la lèvre humide, et j'ai su à son regard que nous allions nous aimer comme au premier jour, après sept ans de mariage — quand les enfants seraient couchés. J ' a i senti que j'étais redevenu un homme, avec Odette dans mes bras et une auto à l'horizon. Non qu'elle soit intéressée. Odette est une brave fille, souple, courageuse et peu exigeante. Seule- ment, il me manquait cela. A l'époque où elle m'avait épousé, rien ne me distinguait des jeunes gens qui la courtisaient, nous n'étions pas de ceux qui avaient une auto. Depuis, j'étais devenu celui-qui-n'en-a-pas. Sept années avaient suffi à faire de moi un anormal.

C'est qu'il s'était produit entre-temps une révolution.

Depuis cent cinquante ans qu'ils ont promis au monde la liberté, l'égalité et la fraternité, les Français ne cessent d'imaginer les moyens d'y atteindre eux-mêmes. Pour ce qui est de la liberté, ils ont su conquérir des peuples

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qui en ignoraient les délices pour le plaisir de la leur donner cinquante ans plus tard, non sans leur en avoir fait connaître le prix. Et si cette nation éminemment pacifiste fait, c'est bien connu, si souvent la guerre, c'est qu'elle n'a pas encore trouvé mieux, en fait de fraternité, que la fraternité d'armes. Mais l'égalité?

Ils s'étaient trompés, la nuit du 4 Août, ceux qui devaient inventer, dans le même temps qu'ils abolis- saient les Privilèges, la Légion d'honneur, le maréchalat à portée de toutes les gibernes, la carrière diploma- tique et le népotisme! En supprimant les droits féo- daux, ils ne se voulaient pas tous manants, comme ils le croyaient, mais tous seigneurs. A force d'envier

« ceux qui roulent carrosse », il leur aura suffi d'un siècle et demi de vaines révoltes pour comprendre que la justice n'arriverait qu'avec le carrosse à portée de toutes les bourses. Ils ont trouvé l'automobile. Et plus précisément, pour le Français moyen, c'est-à-dire celui qui n'a pas tout à fait les moyens, l'auto d'occasion.

Je m'en étais convaincu en classe en faisant ma leçon de géographie sur l'U. R. S. S. Je m'étais atta- ché pour conclure à montrer ce monde en fusion, à souligner l'essor prodigieux des techniques, à rendre épique ce gigantisme industriel. Et, naturellement, la première question que m'a posée un élève a été la suivante :

— M'sieur, combien d'autos fabriquent-ils?

J'ai cité les chiffres connus, les chiffres prévus, et ces cent ou deux cent mille autos comparées aux deux cent six millions d'habitants ont provoqué un frisson de stupeur, un sursaut de dégoût. Pour mes élèves,

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pourtant tous de famille modeste, il restait beaucoup à faire aux Soviétiques pour prétendre à la vraie démo- cratie.

Quel pauvre type je devais paraître à leurs yeux, moi qui venais par le métro ! A mon âge pourtant, je veux dire avec mon ancienneté, je jouissais d'un revenu supérieur à celui de la plupart des travailleurs fran- çais. Cela aurait dû me donner les coudées franches, l'auto allègre. Je ne sais pas comment s'y prennent les autres, mais chez moi la difficulté naît de ce que je ne suis jamais parvenu à accorder tout à fait mes recettes avec mes dépenses. Sans doute est-ce que j'ai commencé à débourser avant d'encaisser. J'ai du retard depuis le début.

Modeste est pourtant mon train de vie et, tout compte fait, artisanal. J'ai eu des problèmes de loge- ment comme tout le monde, comme tout le monde résolus dans un provisoire qui s'éternise. Je ne dédaigne pas la truite à la crème et le confit d'oie. J'ai une femme à la maison qui élève nos trois enfants (je n'en avais que deux à l'époque, Jacques, six ans, et Jean deux et demi). Ils se portent bien, merci! C'est-à-dire qu'ils mangent beaucoup, de préférence le foie de veau et le jambon d'York (alors qu'ils marquent un inex- plicable mépris pour la viande hachée), qu'ils usent beaucoup de semelles et beaucoup de culottes, et qu'ils doivent leurs bonnesjoues à de longues vacances au bord de la mer (l'été) et à la montagne (l'hiver). J'ajoute que le pharmacien du quartier nous a en grande estime et qu'il m'apporte, dans ma lutte patiente contre le rhume et la grippe, une aide dont je connais tout le prix.

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Pour le reste, je corrigeais mes copies, j'allais me promener au Bois le dimanche en famille avec mon frère Maurice, sa femme et la mère que nous parta- geons (je veux parler de son dévouement) entre tous les fonds de culotte de notre petit monde. A moins que nous ne laissions les femmes à la vaisselle et que nous ne passions entre hommes un vrai dimanche de spor- tifs, assis sur les gradins d'un stade, à Auteuil ou à Colombes. C'est assez souligner qu'acheter une auto- mobile me paraissait du domaine du luxe. Je dis bien : acheter. Pour ce qui est de l'entretenir, nul n'ignore dans la famille (et ailleurs) que ce serait plutôt un moyen de réaliser des économies.

Grâce à Berthe Lamprois, j'ai pu faire ma révolu- tion. J'ai connu enfin mon Grand Soir.

— Quelle marque, mon chéri ? m'avait demandé Odette.

Pour la marque, j'avais ma petite idée qu'elle con- naissait bien. Elle avait aussi la sienne. Pas la même malheureusement. Ce n'était pas que je lui déniais toute compétence. On ne fréquente pas sans profit pen- dant dix ans le Salon de l'Auto. Elle était imbattable dans le domaine des calandres, des enjoliveurs et des feux de position. Mais enfin, la mécanique... Toute- fois, je n'ai pas eu à discuter ce soir-là. Elle s'était jetée dans mes bras, petite duchesse de la rue de la Répu- blique à Billancourt, je lui ai caressé gentiment, souve- rainement la nuque, j'ai regardé une dernière fois son profil droit, plus délicat que le gauche — c'était le gauche que je verrais désormais, assise qu'elle serait à ma droite. Et déjà les gosses accouraient :

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— Chouette ! s'est écrié Jacques (après le vague bai- ser d'amour filial). Dans la classe, ils en ont tous. De quoi j'avais l'air ?

— Dis-toi bien que si nous achetons une auto, maman et moi, c'est uniquement pour gagner du temps et de l'argent. Que je ne te prenne pas à faire le malin!

Du temps et de l'argent!... Je le croyais vraiment.

Je vous jure que je n'étais pas seulement tenté par le démon démocratique. J e me dévouais. A tout le moins, je m'adaptais, comme Vigny pleurant les diligences se résignait à prendre le train. A mon tour, je contri- buais à la disparition des derniers artisans. Des cor- donniers, par exemple.

Odette me le disait justement :

— Enfin, mon chéri ! T u deviens raisonnable ! T u vas voir ce que tu ne voulais pas voir!

Elle brandissait un carnet.

J e confesse que j'ai une tendance marquée à la réflexion comptable. Mais elle aussi, qui me moque souvent. Le problème, c'est qu'il est rare que nous aboutissions au même résultat. Cette fois, j'étais bien tranquille. J'avais tout prévu.

— Et si tu faisais dîner les gosses ? ai-je dit en ouvrant le mien (carnet).

Elle les a vite expédiés. Ils avaient compris qu'ils pouvaient ce soir-là se permettre tous les caprices et ils ne s'en sont pas privés. Avec le recul, je trouve qu'ils ont gardé bien de la mesure, tant nous étions pressés de confronter nos comptes.

— Écoute, m'a dit Odette, supposons que tu achètes une 203...

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— Ce sera plutôt une 1 200 1 ai-je précisé pour mettre tout de suite les choses au point.

— Pour ce que je veux dire, cela revient au même.

Ça va chercher dans les combien?

— Dans les 350 000.

— Je parle de la consommation?

— A h ! . . . D a n s l e s 8 l i t r e s

— Eh bien ! a-t-elle repris, le crayon entre les dents, prenons l'exemple des vacances. 8 litres sur Paris- Royan, 40 litres à 70 francs... 2 800. En comptant les faux frais, nous nous transportons tous pour 3 500.

D'accord ?

— D'accord.

— Tandis que par le train...

Nouveau calcul, très rapide. Elle avait l'habitude, pardi !

— Par le train, moi, les gosses quand ils paieront place entière, ta mère et toi, cela fait, y compris la location, les bagages et le car de Royan à Saint-Palais : 32 450 francs! Est-ce que la différence n'est pas for- midable ?

C'étaient bien les chiffres que j'avais. Mais :

— Aller-retour, lui ai-je fait remarquer.

— Aller-retour. Mais tout de même !

Tout de même, c'était formidable. Si décisif qu'elle 1. A cette époque-là, les Français, fascinés par la technique, raffolaient des chiffres. Obnubilés par les factures, ils s'en méfient aujourd'hui, et les construc- teurs ne proposent plus leurs machines que sous des noms paradisiaques : Dau- phine, Versailles, Idée, Déesse...

2. Une voiture française consomme toujours un litre de plus que ce qu'an- nonce le vendeur. Si vous vous en étonnez auprès de lui, il vous répond que vous ne savez pas conduire. Pour éviter cette injure suprême, personne en France n'avoue sa consommation réelle.

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a renoncé sur le moment à m'administrer d'autres preuves et qu'elle s'est perdue dans un rêve heureux, celui d'un monde prochain où l'homme, et plus spé- cialement la femme, assis devant des machines domes- tiques, les regarderait faire le travail et encaisserait des louis d'or.

C'est moi qui ai tenu à poursuivre. J'avais déjà remarqué qu'elle disait « ton assurance » et « cela te coûtera » alors qu'elle parlait de notre auto. Je tenais devant elle à dégager d'avance ma responsabilité, de peur qu'elle n'imputât un jour mes dépenses (c'est- à-dire les nôtres) à ce qui deviendrait dans son esprit mon auto. Mais c'était pure formalité. Moi, mes comptes étaient vraiment en règle. Du beau travail.

Oui, Seigneur, j'avais tout prévu... Les dépenses, bien sûr. Au total (ma Mutuelle m'offrait une assu- rance à un prix ridiculement bas), rien qui ne fût cou- vert par l'augmentation de traitement de ma pro- chaine promotion. Nous avions toujours eu des fins de mois mesurées et centimésimales :

— Au contraire, plus de fins de mois ! s'est exclamée Odette. Ou, si tu préfères, des mois sans fin!

— Un vrai conte de fées!

Elle avait entendu « compte ». Elle reprenait :

— C'est comme si, rien que par le voyage de va- cances, tu étais augmenté de quatre mille francs par mois. Avec cela, nous pourrons acheter un réfrigéra- teur à tempérament.

Telle est Odette, toujours exagérée. Vous compren- drez pourquoi nos prévisions ne concordent jamais.

J'ai dû la ramener à la raison, avec quelque humeur

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je me souviens. Nous avions les plafonds à faire blan- chir, une douche à installer, que sais-je...

J'avais donc prévu les dépenses et, en contrepartie, les avantages, pas illusoires ceux-là. D'abord l'écono- mie de fatigue. Fini l'énervement ! Finies, les courses épuisantes du dimanche matin, Odette avec Jean sur les bras, moi chargé d'un énorme cabas avec les culottes de rechange, les chaussons, les jouets, les chaussettes à repriser, et Jacques à la main, courant à travers deux changements de métro et un autobus vers le déjeuner familial chez ma mère, et l'arrivée, Odette décoiffée, haletante, une maille filée à son bas, et moi suant, l'es- tomac acide, d'humeur blanche. Finis, les retards et les reproches ! De vrais dimanches en perspective !

— On pourra rester plus longtemps au lit ! a souligné Odette.

— N'y compte pas trop, ma mignonne. Nous n'au- rons plus aucune excuse d'arriver en retard.

— Et la panne ?

La panne? Est-ce qu'elle croyait que j'allais acheter une auto à pannes, et encore moins faire semblant d'en avoir ? On a sa fierté, tout de même !

Ensuite, l'économie de temps. Inappréciable, le temps ! Pour joindre mon collège, par les boulevards extérieurs, j'allais gagner de quoi dormir une demi- heure de plus le matin ou, si je préférais, le soir...

— En somme, m'a dit Odette aussitôt, de quoi tra- vailler davantage pour Berthe. Quand je te disais que nous pourrions acheter un réfrigérateur!

Je me suis bien gardé de relever mais au fond ce n'était pas si bête et, à défaut de réfrigérateur, j'avais

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besoin d'une bibliothèque. Il ne m'était plus interdit d'y rêver. Je ne pouvais pas savoir que l'auto ne vous fait gagner que le temps nécessaire à son entretien. Et encore, aux plus habiles. Aux autres, elle leur en prend.

Dans ma candeur, j'espérais du progrès mécanique qu'il me libérât des servitudes de la grande ville, je rassemblais mes forces dans l'espoir d'écrire enfin l'ou- vrage historique (historique par son sujet) que je médi- tais du temps que j'étais étudiant, célibataire et pié- ton. Je devenais automobiliste dans le but de travailler.

Louable intention dont je me sais encore gré : j'allais en avoir besoin.

— Mais tu es sordide, mon chéri ! disait Odette. Tu ne parles que chiffres. Tu ne prononces que le mot minute, le mot franc. Jamais le mot soleil, le mot fleur!

Est-ce que tu ne penses pas un peu que nous pourrons quitter Paris quand nous le voudrons, passer la fin de la semaine à la campagne, nous évader de ce monde fou, voir de vrais arbres, vivre, enfin! Est-ce que tu ne penses pas que nous tiendrons le monde à notre portée ! Le monde! Elle allait vite. Mais l'Ile-de-France, j'y songeais, et aussi à ces châteaux de la Loire que, pro- fesseur d'histoire indigne, je n'avais jamais visités, faute du courage de prendre le train, à cause de la perspec- tive de n'aboutir que dans des villes, de ne manger (très onéreusement, tant pis pour les chiffres) que dans des restaurants. Et je m'arrêtais aux promesses du voyage, aux arrêts dans les bois, à l'entretien d'une vieille pierre, au « plaisir d'arriver tard en un sauvage lieu »...

— Une petite auberge rustique!... disait Odette.

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— Une vieille bonne femme au fourneau!... ai-je ajouté.

— Une tonnelle, une terrasse, deux parasols. Peut- être pas l'eau courante mais qu'importe...

— Pourvu que coule le petit vin frais du pays...

— Le tout à des prix défiant toute concurrence. Tais- toi!

Nous nous sommes tus pour mieux imaginer. Et à force de croire au miracle, nous avions une parfaite vision de la chose. Odette cependant a tenu à me rap- peler les paroles de mon ami Parpajon. Nos femmes se téléphonaient. Lucette Parpajon disait à Odette :

— Depuis sa 4 CV, Étienne est transfiguré.

Et à moi, il avait confié :

— Tu ne peux pas te rendre compte comme une auto change la vie!

Nous avons fait ce qu'il fallait pour cela. Et pour changer, la nôtre allait changer. Dans quel sens, c'était justement ce dont nous ne pouvions pas nous rendre

compte.

La clé des champs.

La première chose à faire en France si vous désirez posséder une automobile, c'est de passer le permis de conduire. Et je n'énonce pas une lapalissade. En réa- lité, ce permis ne signifie aucunement que vous sachiez conduire. C'est ce qu'on appelle une formalité.

Savoir conduire supposerait que vous ayez affronté au volant de votre voiture les dangers et les épreuves

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de la route. Que vous ayez éduqué vos réflexes. Que vous connaissiez les réactions de votre engin. Bref, que vous ayez parcouru cinq mille kilomètres sans permis.

Au pays de Descartes (lequel, notons-le, ne s'est senti définitivement logique qu'en ces Pays-Bas où le permis de conduire est inconnu), c'est impensable. O n vous le donne donc avant.

On vous le donne! Il faut comprendre qu'on vous le vend. C'est une de ces survivances féodales dont les Français sont si friands et dont les profits sont par- tagés entre l'Etat et la puissante corporation des Auto- écoles. Seul examen public auquel on soit toujours sûr d'être admis pourvu qu'on paie autant de fois qu'il est nécessaire, malgré les apparences, c'est une épreuve hautement significative et qui ne manque pas de vérité morale. Elle vous conduit par une porte d'or dans le monde de l'automobile, elle vous rappelle une dernière fois votre condition à venir, celle d'un chevalier servant dévoué à sa voiture, une petite garce qui fera la route pour le plus grand bien de ses véritables maîtres, le conces- sionnaire et le mécanicien. Comme tout amoureux, vous êtes aveugle. Vous payez d'abord, le cœur léger, pour obtenir le droit de payer ensuite, le cœur lourd. La passion est le premier moteur de l'automobiliste.

Je suggère à l'un quelconque de nos ministres des Finances l'institution d'un permis de piloter les femmes dans la vie, exigible à l'orée des salles des mariages comme au seuil des hôtels de passe. Mais je ne lui garantis pas autant de succès qu'à son prédécesseur, l'illustre inventeur du permis de conduire les véhicules

à pétrole.

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Tout le monde, en France, croit savoir aimer, de naissance, sans preuves, sans avoir jamais tenu une femme dans ses bras. Personne ne croit savoir conduire sans posséder la carte rose avec sa photographie dûment timbrée et la signature du Directeur des Transports.

C'est bien cela qui est dangereux. Avec une femme, finalement, on hésite, on s'interroge, on la ménage, on ne sait plus qu'on sait. Avec une voiture et muni de la carte rose, on sait qu'on ne sait pas mais cela n'a plus d'importance. On a le permis de tuer le piéton pourvu qu'on soit assuré. Et le premier fils à papa venu de dix-huit ans peut foncer à 180 km/h au volant d'un bolide.

Et l'illusion de votre capacité est puissamment entre- tenue. Pour faire avaler la taxe, le péage, le tribut aux entrepreneurs d'Auto-écoles, on ne vous délivre pas le permis comme cela, sur votre bonne mine et contre reçu. C'est vous qui devez être reçu. Ce parchemin, que les pouvoirs publics souhaitent voir attribué au plus grand nombre, faute de quoi on ne vendrait plus d'automobiles 1 on vous donne l'impression de l'em- porter de haute lutte : l'examen est assorti d'un cer- tain nombre d'épreuves, de pièges, de traquenards dont j'ai, à mon tour, connu les supplices. Le fait qu'il soit contrôlé par des ingénieurs des Mines suffit à vous para- lyser. Ingénieur des Mines! On comprend tout de suite : puits de science. Et si vous aviez pensé qu'il

1. Catastrophe! L'automobile, notre «seconde industrie nationale»! Au même titre, à les en croire, que le cinéma, la sidérurgie, la construction élec- trique, le tourisme, etc. On se demande pourquoi nulle n'a jamais osé en France se prétendre la première.

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n'est pas sorcier de conduire, il faudra vous faire une raison : ce l'est de passer le permis. On se charge de vous l'apprendre à vos dépens.

Avant de gagner du temps et de l'argent, j'ai donc commencé par en perdre. Je n'avais pas compté ces dépenses-là dans mes prévisions, par quelle aberration ? Cela bousculait mon budget de mars, et comme j'avais commencé à travailler pour Berthe Lamprois, cela n'allait pas manquer de me poser, tenu que j'étais tous les après-midi à la Bibliothèque Nationale, de délicats problèmes d'horaires.

De nouveau, j'ai été submergé de conseils. Alertés par Odette, amis, collègues et relations tenaient abso- lument à me faire partager leur expérience. C'était un peu comme lorsqu'on reste le seul célibataire d'une bande de camarades. Tous, par l'allusion, la dérision ou la ferveur, vous pressent de vous marier. Surtout les moins heureux en ménage. C'est le principe : plus on est de fous plus on rit, ou encore : pas les uns sans les autres. J'aurais dû me méfier.

Évidemment, ces conseils désintéressés ne concor- daient pas. Il y avait plusieurs méthodes : l'Auto-école géante, à publicité retentissante, cours collectifs, suc- cès garanti, ou l'artisan local à succès non moins garanti (pardi!) un peu plus cher forcément mais aux horaires plus élastiques, ou encore la combine, par le canal de l'amie du restaurateur de l'examinateur du X X I I arrondissement qui, moyennant vingt mille francs... Se posait aussi le problème du nombre des leçons.

Pour les uns, inutile d'en prendre beaucoup : on n'en sait pas plus à la douzième qu'à la cinquième. Pour

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Plantureuse comme une crémière au lendemain d'une guerre.

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les autres, rien à espérer à moins de dix-huit, l'Auto- école étant de mèche avec l'examinateur... Finalement, j'ai coupé les poires en deux. Je me suis adressé au plus près de chez moi, chez Passapied, et je me suis inscrit pour dix leçons.

— C'est un bon minimum, m'a dit M Passapied.

— Vous croyez que?...

— Tout dépend si vous êtes doué ou non. C'est sou- vent une question de chance.

Je me revois encore dans son échoppe décorée de pan- neaux de circulation, ému comme le jour où je m'étais inscrit pour passer le baccalauréat. Elle trônait à un bureau de style pharmaceutique, d'un blanc ambu- lance, le sourire engageant, l'avant-gorge couverte de bijoux, plantureuse comme une crémière au lendemain d'une guerre. On faisait queue. Elle tenait ouvert devant elle un grand livre de rendez-vous, un fichier qu'elle maniait avec l'onctuosité lente d'un médecin.

— Tenez! m'a-t-elle dit pendant qu'elle composait ma fiche, le monsieur qui vient de sortir, il a passé du premier coup à la sixième leçon. C'est vous dire!...

J'ai payé les droits d'inscription, remis deux photos, décliné mon identité, acquitté le prix de dix leçons

— gratifications au moniteur à volonté, à chaque leçon ou globalement le jour de l'examen. Elle m'a donné à choisir entre la 203 et la 4 CV. Le moniteur de la 203, c'était Passapied lui-même. Je suis toujours gêné de donner un pourboire, même appelé gratification, à un patron. J'ai peur de le vexer. J'ai donc choisi la 4 CV dont le format réduit m'effrayait d'ailleurs moins. Et je suis revenu le surlendemain pour la première leçon.

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M. Henri m'attendait sur le trottoir. Il était petit, miteux, vulgaire. Il portait un très léger costume de coton et des souliers éculés, à semelles de caoutchouc fondues dans les vapeurs d'essence. Il avait la trogne rouge, la mine chafouine, l'air goguenard. Nous ne nous sommes même pas serré la main.

— En place! m'a-t-il dit d'un ton sec.

Je me suis assis au volant, et lui à ma droite, de biais, qui me regardait : « Alors, comme ça, Monsieur est aussi professeur? »

J'ai répondu oui dans un sursaut de stupide dignité.

Mais lui :

— Ça ne fait rien. Je vais vous expliquer quand même.

Il énuméra à une vitesse hallucinante les organes de la voiture dont j'aurais à me servir : pédale d'embrayage, frein, accélérateur, starter, frein à main, manette des clignotants.

— Vu ? Compris ? En route !

De ce premier voyage, je me souviens surtout que j'ai beaucoup actionné le klaxon qu'il avait oublié de me montrer et que, dans mon affolement, j'avais eu le grand mérite de découvrir seul. Pour le reste, la voi- ture freinait et embrayait toute seule. Je n'aurais pas su dire par quelles rues nous étions passés d'un quar- tier que je connaissais bien, tant j'étais abasourdi. Et j'ai été bien étonné quand M. Henri m'a dit que nous

étions arrivés.

— Ça ira, me dit-il. Vous n'avez qu'à retenir : pour démarrer, point mort, contact, starter, débrayage, pre- mière, flèche, frein à main, embrayage, accélérateur.

C'est tout simple. Et pour arrêter...

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C'était tout simple aussi. Je suis rentré chez moi pas très fier. Je pensais bien alors que je ne m'en tirerais pas à moins de vingt leçons, sans même remarquer que la première avait duré dix minutes au lieu des vingt promises. Je marchais tête basse pour n'être interrompu par personne tandis que je me répétais : « Point mort, contact, starter, débrayage... », « Point mort, contact, starter, débrayage... »

— Chéri! s'est écriée Odette à mon entrée.

— Point mort, contact, starter...

— Je t'ai vu passer, là, dans la rue...

— Point mort, contact... Vite! Un crayon!

J'ai pu tout noter dans l'ordre, ou à peu près.

— C'est ta leçon? m'a demandé ma femme. Je vais te faire réciter.

Très vite, elle a eu une idée géniale. Je ne pourrais retenir qu'en faisant les gestes. C'était bien un procédé mnémonique que j'enseignais à mes élèves ? Alors!

Alors nous nous sommes assis côte à côte sur des chaises devant la fenêtre. Et allons-y! Point mort : la main sur le pommeau d'un levier imaginaire. Contact : demi-tour de clé à l'horizontale devant nous. Starter : un petit coup sec de haut en bas sur notre droite.

Embrayage : pression du pied gauche, etc. Très vite aussi les enfants ont compris le jeu; ils se sont installés derrière nous pour imiter nos gestes. C'est Jean qui s'est montré le plus doué. « Un vrai petit singe! » s'exta- siait sa mère. Je n'ai plus eu bientôt qu'à le regarder jouer pour contrôler mes connaissances.

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A C H E V É D ' I M P R I M E R

— LE I JUIN 1 9 6 2 — P A R L'IMPRIMERIE FLOCH

A MAYENNE (FRANCE)

D é p ô t l é g a l : n ° 2 9 0 4 (5249) 2 t r i m e s t r e 1962

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