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LE MONDE ISLAMO-ARABE ET L AFRIQUE NOIRE

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LE MONDE ISLAMO-ARABE ET L’AFRIQUE NOIRE Désintégration par le haut, intégration par le bas ?

René Otayek

La Documentation française | « Maghreb - Machrek » 1991/4 N° 134 | pages 41 à 53

ISSN 1241-5294

Article disponible en ligne à l'adresse :

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Le monde islamo-arabe et l'Afrique noire

Désintégration par le haut, intégration par le bas?

René Otayek*

Le récent conflit entre le Sénégal et la Mauritanie et les affrontements raciaux qui l'ont accompagné , les informations concernant la présence irakienne en Afrique , les manifestations de l'activisme libyen dans maints Etats subsahariens , les retombées , au sud du Sahara, de l'affaire des << Versets sataniques >>, l'émotion légitime suscitée par l'attentat contre le DC 10 d'UT A soulignent dramatiquement le caractère

<< tourmenté >> (1) des rapports entre les mondes arabe et africain . L'accumulation de ces faits dont l'écho est encore amplifié par l'inquiétude que provoque le phénomène islamiste au Maghreb, ravive en Occident la crainte , latente , d' une

<< conquête arabo-islamique >> de l'Afrique noire.

Mais si les progrès de l' islam au sud du Sahara paraissent indéniables et , parfois , spectaculaires, les influences arabes ne sauraient être mesurées à l' aune de données conjoncturelles, si tragiques soient-elles. Leur évaluation doit passer par l' appréhension des tendances << lourdes >> de cette dynamique , en commençant par poser plusieurs préalables .

Premièrement , toute étude sur les rapports arabo-africains doit tenir compte du long terme historique. La présence de l'islam au sud du Sahara est millénaire, même s'il n'y est devenu religion populaire qu 'aux XVIII' et XIX' siècles . Les musulmans d'Afrique noire ont constamment été en contact avec ceux du Maghreb et du Machrek. Le développement contemporain des échanges entre les deux ensembles doit donc être analysé comme la revitalisation , l'actualisation de liens séculaires que la colonisation aurait simplement occultés.

Il en résulte une deuxième observation : l'expansion de l'islam en Afrique noire n'est pas un avatar du prosélytisme arabe (ou iranien, ou pakistanais ... ).

Certes, l'aide arabe stimule le mouvement d 'islamisation. Cependant , celui-ci est essentiellement induit par les dynamiques propres aux sociétés africaines : conquête coloniale et destructuration consécutive des systèmes socio-politiques anciens , dilution des formes traditionnelles de solidarité, irruption de la << modernité >> (lire

<< occidentalisation ») , urbanisation, crise de l' Etat-nation hérité du colonisateur. ..

L 'islam , dans ce contexte, apparaît comme un recours , un pourvoyeur de sens, un instrument de reconstruction identitaire voire, tout simplement , un refuge.

* CNRS . Centre d'étude d'Afriqu e noire (Bordeaux).

(!) Politique africaine (<< Noirs et Arabes : une histoire tourm e ntée») , 30 juin 1988.

Monde arabe Maghreb Machrek N° 134 oct. -déc . 1991 études

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En outre , il convient d'éviter l'erreur, pas toujours innocente, consistant à considérer le monde arabe comme un ensemble homogène, politiquement et idéologiquement. Par delà l'adhésion à des institutions communautaires (Ligue arabe , Organisation de la Conférence islamique) ou régionales (l'Union du Maghreb arabe, par exemple), et l'existence de référents symboliques transnationaux (1' Umma , l'arabité, la civilisation musulmane), le monde arabe reste pluriel. Ce qui le caractérise- le conflit du Golfe l'a dramatiquement illustré-, c'est la concurrence et la rivalité , au détriment d' un consensus , souvent obtenu par la contrainte lorsqu'il s'établit. Les actions arabes au sud du Sahara sont le reflet de ces divisions, et la transposition , hors des frontières géographiques du monde arabe , des conflits qui le minent : antagonismes entre << progressistes » et conservateurs , hostilité algéro- marocaine à propos du Sahara occidental, rivalité entre panarabisme révolutionnaire libyen et panislamisme d'inspiration saoudienne, etc . La prise en compte de cette hétérogénéité disqualifie une fois pour toutes les approches qui postulent l'existence d'une politique arabe en Afrique noire , et ridiculise la thèse paranoïaque du chef clandestin qui orchestrerait la progression de l'islam dans cette région du monde . Toute réflexion sur les rapports afro-arabes implique donc que l'on procède à un inventaire rigoureux des politiques arabes au sud du Sahara, que l'on distingue avec précision les Etats qui y interviennent et que l'on identifie sans parti-pris idéologique les objectifs visés par ces interventions. Cette démarche montrerait, entre autres, que rares sont les Etats arabes pouvant se prévaloir d' une véritab le politique africaine. Le ponctuel, le court terme, l'improvisation dominent souvent. Seule une minorité d'Etats conduisent des actions continues , coordonnées, structurées autour d'objectifs stables et s'insérant dans une approche globale, cohérente. Dans ce cas, on peut parler de politique , encore que son efficacité reste à démontrer._.

Correspondent , à des degrés divers, à ce cas de figure la Libye, l' Algérie , l'Egypte, l'Arabie saoudite et le Maroc. Nous excluons de cette énumération l' Irak dont les points d'ancrage africains ont fait couler beaucoup d'encre pendant la crise du Go lfe : certes, il ne saurait être question de nier l'activisme idéologique dont le régime de Bagdad faisait preuve, à Nouakchott, Mogadiscio , Bamako, Khartoum ou Djibouti, ni l'appui que, seul ou presque de tous les Etats arabes , il apporta à la Mauritanie lors de son conflit avec le Sénégal. Mais l'action de Bagdad était circonscrite à la bande sahélienne et aux abords de la mer Rouge et , plus spécifiquement encore , aux Etats « arabes » de ces régions (Mauritanie, Somalie, Djibouti). De ce fait, l'Irak ne pesait pas d'un poids bien lourd à l'échelle de l'ensemble du continent africain. On observe également que les influences arabes en Afrique sont très inégalement réparties : fortes au Sahel (pour des raisons historiques , culturelles et géostratégiques), sensibles sur les côtes orientales du continent (commerce et réseaux familiaux obligent) , e lles sont ténues , sinon inexistantes , en Afrique centrale et australe. A l'exception notoire de l'Egypte (attentive à la sécurité des sources du Nil) et de la Libye, cette région reste en effet largement une terra incognita pour la plupart des Etats arabes. Enfin, ces politiques ne sont pas toujours , tant s'en faut, antagoniques avec les intérêts du monde occidental : le rôle de relais joué à maintes reprises par l'Arabie saoudite (dans la Corne de l'Afrique) , le Maroc (lors de l' invasion du Shaba au Zaïre) ou l' Egypte (dans le conflit tchadien) le démontre amplement .. _

Dernier préalable , enfin , un tel inventaire ne saurait plus exclure l'Iran . Pays non arabe , ce nouveau venu sur la scène africaine manifeste un dynamisme religieux et politique d'autant plus remarqué qu ' il semble pouvoir s'articuler sur les franges des communautés chiites libanaises les plus réceptives à son discours, en Côte- d' Ivoire , au Sénégal ou en Sierra Leone. Parce qu'il a accentué les oppositions interarabes et tend potentiellement à aiguiser les tensions entre l'islam légaliste,

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<< officiel >> et l'islam de la contestation, le facteur iranien est devenu désormais une donnée non négligeable du paysage islamique africain.

Ces préalables posés , où en sont aujourd'hui les rapports arabo-africains ou, pour tenir compte de l'Iran , islamo-arabo-africains? Le rapprochement arabo-africain consécutif à la guerre israélo-arabe d'octobre 1973 semblait en effet devoir modifier radicalement la configuration géopolitique de cette région du monde. Dans cette perspective , Arabes et Africains , réunis en sommet au Caire en mars 1977, mettaient en place les institutions destinées à promouvoir cette coopération. Parmi celles-ci, la plus importante était certainement la BADEA (Banque arabe pour le développement économique en Afrique), institution multilatérale au capital de laquelle chaque Etat arabe contribua selon ses possibilités; par ailleurs, individuellement, les pays producteurs de pétrole (notamment le Koweit , Abu Dhabi , l'Arabie saoudite, l'Irak) créaient des fonds de développement nationaux ou des établissements bancaires (cas de la Libye) dont l'action était partiellement ou totalement orientée vers l'Afrique.

Dans l'euphorie des << retrouvailles >>, on se prenait à rêver d'un << nouvel ordre >>

politico-économique afro-arabe, creuset d'un ordre mondial moins inégalitaire, à l'abri de l'affrontement entre l'Est et l'Ouest et témoignage éclatant d'une coopération Sud-Sud qu 'on voulait exemplaire. Quelque quinze ans après le sommet du Caire, le monde a effectivement changé : l'Afrique s'est bien dégagée de la logique bipolaire , mais parce que les blocs se sont dilués ; marginalisée , elle ne représente plus un enjeu international; malade économiquement, elle ne doit sa survie qu 'aux thérapies de choc des institutions de Bretton Woods. L'ordre mondial qui se met en place après la guerre du Golfe consacre l'écrasante domination américaine. Le monde arabe , de son côté, n'a jamais paru aussi divisé . Israël, enfin, effectue un retour en force au sud du Sahara.

Cette évolution témoigne du fait que la dynamique diplomatique enclenchée dans les années 70 s'est essoufflée. La coopération multilatérale stagne. Déçus par l'aide arabe, les Etats africains cherchent ailleurs soutiens économiques et politiques . Et pourtant , paradoxalement , l'islam continue de progresser au sud du Sahara et l'Afrique fait de plus en plus figure de champ clos de l'activisme politique islamo- arabe.

C'est à ce paradoxe qu 'est consacrée cette étude. Dans un premier temps, nous verrons la manière dont les contraintes politiques propres aux Etats africains redessinent la configuration des rapports arabo-africains; dans une seconde partie , nous essaierons de mettre en évidence quelques phénomènes qui promettent , malgré tout , de beaux jours à ces rapports.

L'Afrique et le monde arabe : ordre politique intérieur et politique extérieure

Assoupies pendant la période coloniale et la première décennie des indépen- dances , les relations avec le monde arabe deviennent une composante intégrale de la politique extérieure des Etats subsahariens au début des années 70. Dans un contexte de crise pétrolière et de montée récurrente des égoïsmes nationaux en Occident, le monde arabe, fort de la nouvelle puissance financière qu 'il tire de la hausse de ses revenus pétroliers, s'impose comme un partenaire idéal pour les Etats africains. La nécessité, pour l'un , de se ménager des appuis diplomatiques dans le

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cadre de la lutte contre Israël, pour les autres, de surmonter les contraintes politico- économiques déterminent alors une convergence qui s'affirmera pleinement en 1972- 1973 avec la rupture des relations diplomatiques entre la quasi-totalité des Etats subsahariens et l'Etat hébreu.

Cette dynamique est aujourd'hui grippée : la coopération arabo-africaine est quasiment paralysée et plusieurs Etats africains ont renoué avec Israël. Comme dans les années 70, ce mouvement relève de considérations à la fois économiques et politiques.

L'aide arabe entre le désenchantement africain et l'intervention du FM I

On le sait , l'aide arabe en faveur de l'Afrique noire était surtout une réponse à l'alourdissement de la facture pétrolière des Etats africains non producteurs de brut , à partir de 1973 , et un substitut partiel au désengagement des grands pays industrialisés des programmes d'aide au développement. Dans cette perspective , les Etats arabes mettaient en place un certain nombre d'institutions financièrés, nationales ou multilatérales , chargées de canaliser leurs flux financiers vers l'Afrique noire (2). Celles-ci ont incontestablement joué un certain rôle dans le renforcement des capacités redistributives des Etats africains , tout au moins des plus choyés par l'aide arabe (Mali , Sénégal, Niger , Guinée , Gambie) . Mais, au total , les réalisations n'ont pas été à la hauteur des promesses arabes et , a fortiori , des espérances africaines . De 1973 à 1984, les engagements financiers arabes en faveur de l' Afrique noire se sont élevés à 9 569,4 millions de dollars, soit une moyenne annuelle de 683,5 millions (3). Importants en valeur absolue , ces volumes sont néanmoins peu significatifs au regard des avoirs arabes en Occident, destination privilégiée des pétro-dollars à recycler. En outre, cette aide n'a que peu contribué à rompre le cercle vicieux du sous-développement et de l'extraversion économique . Jamais elle ne s'est placée en situation de rupture avec le système économique mondial organisé par les puissances industrialisées du Nord : ni les Arabes, ni les Africains n'ont voulu s'engager dans des politiques de << déconnexion >> par rapport au marché mondial ( 4). L'aide arabe a enfin été perçue comme discriminante : favorisant trop les Etats islamisés et pénalisant ceux qui le sont moins ou pas du tout. Curieusement , la situation est d'ailleurs identique en ce qui concerne les sociétés islamistes de placement dont , au nom de l'islam , on pourrait attendre une solidarité plus agissante.

Il n'en est rien , en fait. Ces sociétés, très puissantes en Egypte , par exemple , où leurs dépôts sont évalués entre 8 et 12 milliards de dollars , semblent sensibles , au même titre que les banques séculières , à l'environnement sécurisant qu 'offrent les grandes places financières de l'Occident (5) .

Sur ces carences structurelles - mais il faudrait en évoquer d'autres pour être exhaustif - s'est greffée , au début des années 80, une conjoncture pétrolière défavorable . La contraction de la demande mondiale a raréfié la manne pétrolière.

Il s'en est suivi une nette diminution des aides arabes consenties à l'Afrique .

(2 ) Pour un e a nalyse des méca nismes institutionnels de la coopé rati o n ara bo-afric aine, cf. A. Ke rdoun , La coopération arab o-af ricain e. Dimensions et perspectives, Paris/ Alger, Berger-Levra ult/Office des publications unive rsitaires, 1987 , e t no tamme nt la bibliographi e abond a nte qu ' il livre , pp. 227-239.

(3 ) BAD E A , Rappo rt a nnuel 1985 , Lo ndres, s.d., p . 24.

(4 ) S. A min , « La coo pé ra ti o n afro- a ra be . Bil an e t pe rspectives », Afrique et développement, vol. Xl, 2-3 , p. 28.

(5) Cf. à ce suj e t S. Pa ri gi, Des banques islamiques. Argent et religion, Pa ris, Ramsay , 1989 ; G. Beaugé (coordo nné pa r) , Les capitaux de l'islam , Mesnil-sur-l ' Es trée, Presses du CNRS , 1990 ; Jeune Afrique économie, 110, juille t-août 1988, pp . 24-25.

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La conjonction de ces données s'est traduite par la paralysie progressive des institutions de la coopération arabo-africaine. Les tentatives de relance, depuis 1985 notamment, sont restées vaines. Leur échec alimente la critique africaine vis-à-vis de l'aide arabe, critique d'autant plus acerbe qu'elle s'enracine dans un contexte subsaharien de faillite économique et financière .

Point n'est besoin de s'attarder ici sur la crise africaine. Ce qu'il faut en retenir pour notre analyse, c'est que son ampleur a crûment mis en lumière les limites de la carte clientéliste arabe pour l'Afrique. Utile aux Africains lorsqu'il s'agissait de diversifier les sources de l'aide extérieure et d'échapper, ne serait-ce que partiellement, au gênant tête à tête avec un << protecteur >> unique, qui était le plus souvent l'ancien colonisateur, elle s'est avérée illusoire sur le long terme. D'une part, elle n'a jamais été qu'un simple complément à l'aide occidentale. D'autre part, les Etats arabes n'ont pas pu (ou su) donner un sens à cette relation clientéliste, s'avérant incapables d'assumer pleinement les obligations leur incombant en tant qu'Etats-patrons (6). Aujourd'hui, en Afrique , ce sont le FMI et la Banque mondiale qui dictent les solutions à la crise, déterminent les voies du développement et fournissent le << dispositif de survie économique >> (7) nécessaire à bon nombre d'Etats. Dans ce contexte, l'érosion des positions diplomatiques arabes est d'autant plus sensible que la mise en œuvre des plans d'ajustement structurel engage décisivement en direction de l'Occident la politique extérieure des Etats africains.

Le cas de la Guinée est éloquent à cet égard. Pays majoritairement islamisé et, à ce titre, privilégié par les agences d'aide arabes, la Guinée, sous Sékou Touré, était considérée comme un allié fidèle du monde arabe; elle avait été la première en Afrique à rompre diplomatiquement avec Israël, et ce dès 1967. Mais après l'arrivée au pouvoir de Lansana Conté et la mise sous perfusion de son économie, la Guinée a porté sa coopération avec la France à un niveau fort important (8). La situation est similaire au Bénin où l'abandon de la référence marxiste-léniniste s'est pareillement accompagnée d'une densification de la coopération avec la France (9), voire au Ghana, rituellement qualifié de << bon élève >> du FMI (10).

Ces exemples illustrent le nouveau cap que les interventions du FMI impriment à la diplomatie d'Etats pourtant différents idéologiquement. Ce cap n'est d'ailleurs pas exclusif de liens étroits avec les Etats arabes proches de l'Occident, comme l'Arabie saoudite; la Guinée est dans ce cas, qui peut ainsi capitaliser les dividendes découlant de son obéissance aux injonctions du FMI et de son amitié avec Riyad.

Cet exemple montre sans équivoque que certaines influences arabo-islamiques s'accommodent fort bien de la présence occidentale en Afrique ... Mais il souligne également la marginalité où se confine l'aide arabe au sud du Sahara, désormais réduite à n'être qu'un appoint- utile certes par temps de disette- à l'intervention massive des institutions de Bretton Woods.

(6) Sur le clientélisme en relations internationales , cf. S. Hoffman , « L'ordre international », in M. Grawitz ct J. Lcca, Traité de science politique, t. 1, Paris, PUF, 1985 , pp. 665-698.

(7) L.C. Codo, << Afrique noire-monde arabe : inversion d'une dynamique diplomatique », Politique africaine, 30, juin 1988, pp. 50-68.

(8) Sur le rôle de la France dans la restructuration de l'économie guinéenne , cf. Africa Confidentia/, vol. 27 , 16, 30 juin 1986, p. 5.

(9) En cc qui concerne la coopération franco-béninoise , cf. Africa Confidemial, vo l. 30 , 12, 9 juin 1989, pp. 5-6.

(10) Sur les intérêts français au Ghana, cf. Africa Confidemial, vol. 27, 13 , 18 juin 1986, p. 6 ; et sur la politique d'ajustement dans ce pays, S. Brunei, << Ghana , le miroir aux alouettes », Politique africaine, 40 , décembre 1990, pp. 115-119.

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Les Arabes, Israë l et l'Afrique no1re : retournements

La conséquence majeure de cette évolution a été le << découplage » politique entre le monde arabe et l'Afrique noire . Il faut dire d'ailleurs que , dès les origines, l'ambiguïté était au rendez-vous. De part et d'autre , nombreux ont constamment été les manquements à la solidarité proclamée : le boycott arabe de l'Afrique du Sud (et de l'ex-Rhodésie) est resté largement théorique et les Africains n'ont jamais totalement rompu avec Israël, notamment en ce qui concerne les échanges commerciaux (11) . A ce malentendu originel se sont ensuite rapidement ajoutés les effets de l'évolution proche-orientale.

Historiquement, tout autant que l'espoir de voir les pétro-dollars affluer vers le sud du Sahara, l'occupation israélienne de territoires arabes à l'issue de la guerre de juin 1967 a été déterminante dans le rapprochement arabo-africain. Avant ce conflit, plusieurs Etats subsahariens , y compris ceux qui comptaient de fortes communautés musulmanes comme le Tchad ou le Nigeria , entretenaient d'étroites relations politiques et commerciales avec Israël. Mais après l'échec des tentatives de médiation entreprises par des leaders africains (dont celle de la fameuse << Mission des sages >>, en 1971) (12), l'Afrique dans son ensemble glissait d' une position globale de neutralité bienveillante en faveur d'Israël à un appui sans réserve aux Arabes. Ce fut la constitution, dans les enceintes internationales, de la majorité automatique grâce à laquelle les Arabes purent conduire leur stratégie d'isoleme nt de l'Etat hébreu.

Mais cet unanimisme ne résista pas à la paix égypto-israélienne. Après la conclusion des acco rds de Camp-David, les Etats africains se considérèrent, explicitement ou implicitement , libérés de leurs engagements envers le monde arabe (13). Cette évolution s'amorça d'autant mieux que le monde arabe lui-même sortit profondément divisé de l'initi ative de paix égyptienne et qu 'à cette meurtrissure s'ajoutèrent bientôt celles consécutives à la guerre Irak-Iran. Conviée à assister aux déchirements interarabes , l'Afrique noire y trouvait peu de motifs de s'en tenir aux engage ments de 1973-1974, d'autant que ces déchirements pesaient souvent lourd sur la bonne marche des institutions multilatérales africaines : ce fut notamment le cas de l'OUA avec le conflit sahraoui. Les divisions arabes étaient (et restent) en outre exacerbées par les rivalités qui les opposent dans la propagation de l'islam . En effet, la da'wa étant une des ressources de la légitimation politique en terre d'islam , sa promotion est au cœur de la lutte pour le leadership de l'umma. D ans cette perspective , chaque Etat arabe s'efforce de s'i mposer aux yeux des musulmans du monde entier comme le meilleur défenseur de l'islam, quitte , pour cela, à entrer en conflit avec les autres (14).

Mais plus déterminant que tout a sans doute été le << facteur libyen >>. Dans le cadre de la rivalité qui l'oppose aux autres Etats arabes, la Libye, suite à ses déboires panarabes , a fait de l'Afrique noire l'espace privilégié de son affirmation en tant que puissance régionale (15).

{Il) Pour des données édifiantes à ce sujet , cf. L.C. Codo , op. cil ., pp. 66-68.

(12) La « Mission des Sages », composée des chefs d'Etat du Sénégal, du Nigéria , du Cameroun et du Zaïre, fu t constituée au sommet de l'OUA d' Addis-Abeba avec pour objectif de favori ser le dialogue entre Le Caire et Tel Aviv , sur la base d' un plan de paix afri cain. Mais cette tentative de médiation se solda par un échec , imputé alors à l'intransigeance israélienne.

(13) R. Otayek , << Les relations arabe-africaines à l'épreuve de la paix entre Israël ct l'Egypte », A nnée africaine 1981 (Centre d'é tud e d'Afriqu e noire de Bordeaux), Paris , Pedone, pp. 212-235.

{14) Cf. B. Etienne , L 'islamisme radical, Paris , Hachette, 1987, pp. 267 et suivantes notamment.

(15) R. Otayek , La politique africaine de la Libye (1969-1985) , Paris , Karthala, 1986.

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Dans cette perspective, Tripoli s'engageait dès 1974-1975 dans une politique subsaharienne volontariste . Pour des raisons que nous avons analysées ailleurs (16) , la présence libyenne allait rapidement chercher à s'y imposer comme la négation politique et culturelle de l'influence de la France , principale puissance extra-africaine en Afrique noire . Mais par ses manifestations provocantes (dans l'exaltation de l'islam, par exemple), son militantisme révolutionnaire (rappelons à ce sujet les craintes maintes fois répétées du président Houphouët Boigny de voir se constituer en Afrique de l'Ouest un axe Tripoli-Ouagadougou-Accra) , sa dimension hégémonique, sinon impériale , et ses ingérences dans les affaires intérieures des Etats africains, l'activisme libyen, hormis quelques succès ponctuels , a provoqué chez bon nombre de leaders africains une réaction de rejet englobant dans un même mouvement l'ensemble du monde islamo-arabe. L'illustration la plus probante de ce rejet est le souhait, ponctuellement exprimé par le président Mobutu, de création d'une << ligue des Etats d'Afrique noire >> pour échapper à l'attraction du Maghreb . Le << péril >>

libyen , réel ou pas (la Libye est parfois le bouc émissaire idéal pour des gouvernements confrontés à des difficultés intérieures), a donc contribué de façon décisive à entretenir la méfiance des Africains à l'égard des Arabes et, par une ironie de l'histoire, justifié à leurs yeux le retour d'Israël en Afrique noire.

En effet , l'obsession sécuritaire entretenue par l'activisme libyen a souvent été à l'origine de la reprise des relations , officielles ou officieuses, avec l'Etat hébreu . C'est ainsi que des experts israéliens s'occupent aujourd'hui de l'encadrement des forces de sécurité dans plusieurs pays subsahariens : Zaïre (Garde présidentielle et division d'élite << Kamanyola >> ) , Togo (Garde présidentielle), Cameroun (Garde républicaine et organisation d'une unité antiterroriste), sans parler du Nigeria et du Kenya qui seraient dans le même cas . Dans le cadre de cette stratégie de

« reconquête >>, Israël peut en outre s'appuyer sur des réseaux économiques et financiers puissants et sur le relais sud-africain (17).

Ces facteurs ont donc modifié le rapport de forces israélo-arabe au sud du Sahara. En 1973 , justifiant la rupture du Zaïre avec Israël, le président Mobutu affirmait avoir choisi entre le << frère >> (l'Egypte) et l' « ami » (Israël) (18).

Aujourd'hui, l'ami a partiellement réintégré la demeure de l'hôte : plusieurs Etats africains (Zaïre, Kenya , Liberia , Côte-d'Ivoire, Togo , Cameroun, Centrafrique, Congo, Nigeria) ont, depuis 1980, renoué leurs relations diplomatiques avec Israël.

Certes, tous les obstacles à cette reprise ne sont pas encore levés. La résonance émotionnelle toujours vive de la question palestinienne au sud du Sahara ainsi que la capacité limitée de l'Etat hébreu en matière de coopération économique freinent le mouvement. Mais il n'empêche : la tendance est irréversible et constitue un retour de balancier qui signe l'échec du projet arabo-africain des années 70 . Rendant compte des rapports arabo-africains en 1983, Africa Contemporary Record pouvait résumer la situation d' un lapidaire « more talk than cooperation >> (19) ...

Cela étant, on peut se demander si l'érosion des positions arabes au sud du Sahara doit être mesurée à la seule aune des flux diplomatiques. Pour nous , la réponse est négative. En effet, l'observation montre que le reflux des rapports officiels s'accompagne, simultanément, d' un investissement religieux et culturel islamo-arabe dont les implications , à terme , seront importantes. Autrement dit , à (16) Ibid ., pp. 164 e l suivant es nolammcnl.

(17) L.C. Codo , op. cit.

(18) C ité par C. Young, « African Rel ations wilh the Majo r Powers », in G.M. Carter and P. O ' Mcara, African lndependence: Th e First 25 Years, Bloominglon , Indiana University Press, 1986, p. 239.

(19) Africa Contemporary Record, « Afro-Arab Relations: More Talk !han Coo peration », 1983-1984, pp. Al22-Al39.

Monde arabe Maghreb Machrek N° 134 oct.-déc . 1991 études

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la désintégration par le haut du bloc arabo-africain, n'y a-t-il pas en réponse une intégration par le bas?

• cc

Retour vers le futur

» :

la transnationalité au secours des relations arabo·africaines

<< Retour vers le futur >> parce qu'il nous semble que les phénomènes de

transnationalité ont de tout temps été consubstantiels aux relations internationales.

Par transnationalité nous entendons tous les échanges << informels >>, infra-étatiques, parallèles- par opposition aux flux légaux, institutionnalisés-, et que F. Constantin a joliment baptisés du nom de << modes populaires d'action diplomatique >>. Court- circuitant la diplomatie officielle, ces phénomènes, en Afrique plus qu'ailleurs peut- être, échappent au contrôle de l'Etat qui, pour reprendre l'expression d'A.R. Zol- berg, n'est plus << une donnée primordiale de l'univers politique >> (20). D'autres dynamiques doivent être appréhendées pour rendre compte de la complexité du jeu international , et des rapports arabo-africains en particulier (21). Nous pensons ici notamment à l'écheveau des réseaux (factionnels, confrériques, commerciaux , familiaux ... ) islamiques qui, à cheval entre l'interne et l'externe , transcendent ces rapports et jouent en faveur de l'intégration de l'umma (22).

Derrière le panarabisme, le panislamisme

L'universalité de l'umma s'incarne en Afrique dans l'importante aide religieuse et culturelle arabe (et , depuis quelques années, iranienne). Il y a, bien sûr, l'aide officielle , qui passe par les appareils étatiques. Ses manifestations les plus visibles sont ces centres culturels et/ou sociaux construits un peu partout par les Etats producteurs de pétrole . Leur existence témoigne de la dimension missionnaire de l'aide islamo-arabe, inséparable de la dimension économique et financière. Les pays les plus actifs en ce domaine sont la Libye, l'Arabie saoudite et l'Egypte (par le biais d'al-Azhar) , auxquels l'Iran s'est récemment joint. Mais il y a aussi (et, peut- être , surtout) l'aide << informelle >>, celle qui transite par le canal des multiples

<< ONG >> islamiques : internationales confrériques (la plupart des turuq [confréries]

subsahariennes ont des contacts suivis avec leurs maisons-mères au Maghreb ou au Machrek), associations caritatives (comme l'Organisation mondiale d'assistance islamique , créée en 1979 par la Ligue du monde islamique), structures missionnaires (à l'exemple de la jama'at at-tabligh wa-d-da'wa, active en Europe et de plus en plus en Afrique), fondations privées , etc.

Encore plus significatifs sont, de ce point de vue, les progrès de l'enseignement arabe en Afrique noire qui y devient un véritable phénomène de masse. On l'observe dans plusieurs Etats (Sénégal, Mali, Nord-Nigeria, Burkina Faso , Guinée, Niger. . . ) , les médersa se multiplient et attirent des flux croissants de jeunes musulmans.

Dans les universités du monde arabe (al-Azhar, Médine, Constantine, Benghazi , Kh artoum) , les contingents d'étudiants subsahariens sont pareillement de plus en plus importants et concurrencent d'ores et déjà le nombre de leurs condisciples

(20) A .R . Zolberg, « L' innuence des fact e urs " externes " sur l'ordre politique interne», in M. Grawitz et J . Lcca, op. cir. , p . 594 .

(2 1) Dans ce t ordre d 'idée , on pre ndra conn aissance avec intérêt de la problé matique des " rel ations cardinales », notamment dans l'étude de Z. Laïdi , << Contraintes e t ressources de l'espace cardinal "• in Revue fran çaise de science politique, vol. 36, décembre 1986, pp. 735-751.

(22) Po ur une illustrati o n des phénomènes de transnationalité e n Afrique , cf. F. Constantin, << Affaires de famille, affaires d'Etat en Afrique orientale », Revue fran çaise de science politique, vol. 36 , octobre 1986, pp. 672-694 .

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inscrits dans les universités occidentales. Ce mouvement profite incontestablement de l'aide arabe, mais il est surtout stimulé par les dynamiques africaines endogènes (crise du système d'enseignement officiel, dans l'incapacité de répondre à la demande sociale d'éducation , regain de religiosité et souci des musulmans de préserver leurs valeurs morales menacées par la permissivité occidentale) (23).

On pourrait, dans la même veine, inventorier d'autres dimensions constitutives de la transnationalité des rapports arabo-africains. L'économie informelle, par exemple, et notamment ces flux d'échanges qui se greffent sur les pèlerinages à La Mecque. Le commerçant dioula ou haoussa qui se rend plusieurs fois par an (voire chaque mois) en Arabie saoudite n'est pas toujours poussé par sa ferveur religieuse . De même, à quelle inclination première obéit le Malien ou le Nigérien qui se rend en Libye pour travailler sur les champs pétroliers (et se retrouve parfois enrôlé de force dans la Légion islamique)?

Il y aurait enfin une étude seneuse à faire sur le rôle des communautés libanaises d 'Afrique dans le développement des flux financiers privés entre ce continent et le monde arabe (et occidental. .. ). En effet, beaucoup de choses ont été dites et écrites ces derniers temps sur les Libanais d'Afrique, qui ont contribué à jeter la suspicion et l'opprobre sur une diaspora forte de plusieurs dizaines de milliers de personnes. On invoque notamment régulièrement leurs pratiques économiques et commerciales illégales , sinon frauduleuses. Ne faisons pas d'a ngé- lisme : les Libanais d'Afrique ne sont certainement pas exempts de reproches. Mais il faut rappeler qu'ils n'ont pas le monopole de ces pratiques auxquelles cèdent avec au moins autant de facilité tant les hommes d'affaires autochtones que les grandes firmes occidentales. De ce point de vue, on peut donc se dem ander si les Libanais ne constituent pas le bouc émissaire idéal par temps de crise.

Quoi qu ' il en soit, présents au sud du Sahara depuis la seconde moitié du XIX' siècle, en croissance continue pendant la guerre du Liban (il y aurait actuellement, selon les sources, entre 40000 et 100000 Libanais en Côte-d'Ivoire, plusieurs dizaines de milliers au Sénégal et au Nigeria et des minorités substantielles ailleurs), ayant sauvegardé et , souvent, consolidé leurs intérêts économiques depuis les indépendances (24), les Libanais , qu'ils soient chrétiens ou musulmans , conservent de solides attaches dans leur pays d'origine . Bien adaptés au pays d'accueil, ils n'y so nt cependant pas assimilés. Les fortunes colossales que certaines familles ont malgré tout réussi à bâtir ne s'investissent que partiellement sur place. Une bonne partie repart au Liban ou vers les places-fortes financières occidentales par des voies qui ne sont pas toujours officielles (donc légales) : la valise de tel steward de la Middle East Airlines (la compagnie aérienne libanaise) est plus rapide , plus discrète et moins coûteuse qu'un virement bancaire pour rapatrier au Liban les millions de francs CFA qui, grâce à la dévaluation de la livre libanaise , permettent de se constituer à moindres frais un patrimoine immobilier (de préférence dans son village natal). Au passage , nombreux sont les fonctionnaires africains qui en profitent , cependant que l'Etat ferme les yeux car il y trouve son compte aussi, sous forme de commissions, de << dons >>, de << contributions >> au développement.

Désordonnées , bricolées , concurrentes souvent, ces différentes initiatives n'en contribuent pas moins à créer un contexte favorable à la structuration de nouveaux

(23) Sur l'arabisation au sud du Sahara, cf. R. Otayek (sous la direction de) , Da'wa et arabisation. Vers l'ém ergence d'un radicalisme islamique en Afrique noire (titre provisoire , à paraî tre).

(24) Sur les activités économiques des Libanais en Afri'llJe . cf. la remarquable étude de cas de H.L. Van der Laan, The Lebanese Traders in Sierra Leone, Paris(The Hague , Mouton, 1975.

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canaux de communication entre l'Afrique et le monde arabe. No/ens vol ens, ils tendent à exalter en chaque musulman le sentiment d'appartenance à l'islam en tant que « communauté de vie et de comportement » (25). Enfin, et ce n'est pas le moins important , parce qu ' ils font communier avec l'universalité de l' umma islamique , ils tendent à ébranler la toute-puissance (affichée) de l'Etat-nation africain.

L'Etat-nation au piège du panislamisme

En effet , l'Etat africain- un Etat << mou >> en dépit de son autoritarisme appare nt- voit ses prérogatives progressivement grignotées par ces dynamiques . Certes , ici et là , il a engagé un processus de bureaucratisation , donc de nationalisation , donc de contrôle de l' isl am et, hormis quelques cas particuliers, gère pour l' heure plutôt bien la << question islamique ». Certes, aussi , l'islam << africain » présente des spécificités qui interdisent de parler de sa << dilution » dans l'islam << arabe ». Il n'en reste pas moins que ces initiatives islamiques minent chaque jour davantage son autorité et soulignent son incapacité à maîtriser l'espace dans laquelle celle-ci s'inscrit théoriquement.

Par la densification de leurs liens avec l' umma, les communautés musulmanes loca les bénéficient d'abord d'aides financières et politiques sub stantielles . Celles-ci leur permettent de négocier plus avantageusement leur accès aux positions de pouvoir, économiques et statutaires. Grâce à elles , elles peuvent aussi mieux résister aux velléités hégémoniques du pouvoir central. Le système d'éducation islamique (les médersas) , l'a ttribution des bourses d'études allouées par les Etats arabes, l' organisation du pèlerinage sont ainsi des dom aines gérés avec une liberté plus ou moins grande selon les cas par les communautés musulmanes locales .

L'Etat-nation voit également ses valeurs civilisationnelles mises en question par l'efflorescence de discours et de conduites qui se réfèrent plus ou moins ex plicitement au Coran. En effet , la crise de l'Etat en Afrique est aussi celle de la modernité occidentale. Dans ce contexte, l' islam devient un la ngage politique grâce auq uel des groupes radicaux entreprennent d'instruire le procès de l'Occident et de ce qui est pour eux l'expression politique de sa domination , l' Etat-nation. De tels groupes existent d 'ores et déjà , au Sénégal et au Nord-Nigeria notamment (26). Ce qu ' il faut cependant noter, c' est que ces islamistes n'adoptent pas mécaniquement les modèles idéologiques élaborés par les islamistes arabes ou iraniens . Ils connaissent la pensée de Mohammed Abduh, Sayyid Qutb ou Maoudoudi , mais ils s'efforcent de l'adapter aux réalités sociales de leurs pays en la nourrissant de références religieuses et politiques locales. L'exemple le plus achevé de cette relecture de la pensée islamiste est fourni par les << néo-ulama » du Nord-Nigeria qui actualisent le jihad d'Uthman dan Fodio (XIX' siècle) et en font un instrument de contestation de l' hégémonie de l'aristocratie haoussa (27). Au Sénégal, autre exemple, Amadou Bamba, le fondateur de la toute-puissante confrérie mouride , reste une figure sacrée même pour les militants islamistes les plus hostiles aux leaders maraboutiques . Le phénomène islamiste est, certes, encore limité au sud du Sahara. Mais son existence n'en témoigne pas moins de la tension entre la laïcité proclamée de l'Etat africain

(25) L. Gardel , Les hommes de /"islam. Approche des mentalités, Bruxelles, Complexe , 1984, p. 15 . (26) Mais d'au tres groupes similaires pourraie nt su rgir à la faveur de l' instauratio n du multipartisme dans maints Etats subsahariens; c'est déjà le cas au Niger où un « Parti intégriste » s'est récemment déclaré, sans toutefois avoir l'ag rément du pouvoir .

(27) Ch. Coulon, « Les nouveaux ulama ct la résurgence islamique au Nord Nigeria >>, Islam et sociétés au sud du Sahara (Paris , éd. de la MSH) , 1, 1987, pp. 27-48.

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et la shari'a, << projet de Dieu >> et instrument grâce auquel les islamistes entendent re-civiliser le monde .

Ce discours a d'autant plus de chance d'être entendu qu'il saura s'articuler sur les questionnements identitaires qu ' induit la << crise >>. Un peu partout , en effet, l'irruption de la modernité occidentale pousse l'islam à se ménager des espaces d'autonomie pour préserver son identité. En témoignent la récurrence des débats sur le retour à la Tradition (coranique), l'éducation, la restauration de l'ordre moral, le statut de la femme en islam et, de manière plus aiguë, les confl its sur les nouveaux codes de la famille au Sénégal ou sur les successions au Kenya (28) , voire au Burkina Faso. Les discours et les stratégies auxquels renvoient ces questionnements ne présentent pas le caractère d'un projet fini, mais ils n'en constituent pas moins des entorses au principe fondateur de la modernité occidentale qu'est la laïcité.

Les fondements de l'Etat-nation sont enfin ébranlés par les jeux fact ionnels impliquant, dans un chassé-croisé vertigineux , réseaux africains, arabes et/ou iraniens et israéliens. Avec la guerre du Liban et l'afflux de migrants souvent chiites en Afrique, le triomphe de la révolution khomeyniste en Iran et l'exacerbation de la guerre de l'ombre opposant Arabes et Israéliens, les conflits moyen-orientaux et libano-libanais se sont trouvés transposés comme jamais auparavant au sud du Sahara : en Côte-d'Ivoire, au Sénégal , les leaders , chiites et maronites , des communautés libanaises ont mobilisé, politiquement et surtout financièrement, les fidèles autour des milices qui en cristallisaient les revendications au Liban même ; en Sierra Leone, pays natal de Nabih Berri, le chef de la milice chiite Amal, un richissime homme d'affaires libanais, se trouve au centre d'un feuilleton rocamboles- que dont les autres protagonistes sont le Mossad , l'Iran, l'OLP, l'Afrique du Sud, sans oublier quelques personnalités politiques locales (29); ailleurs , c'est la Libye , ou Israël, ou l'Irak, ou le Maroc qui mènent la << danse >> •••

L'élargissement à l'Afrique noire des affrontements moyen-orientaux y a induit incontestablement des facteurs supplémentaires de tension politique. En effet, les positions de pouvoir, assises sur la puissance financière , de certaines figures en vue de l'immigration libanaise, ou la lutte d'influence à laquelle se livrent les pays du Moyen-Orient s'insèrent dans les luttes factionnelles qui parcourent les appareils d' Etat africains, les alimentent et les exacerbent. Exemplaire jusqu 'à l'aberration est de ce point de vue le cas de la Sierra Leone où chiites libanais, Iraniens et Israéliens ont investi les réseaux clientélistes se disputant le pouvoir , accentuant au sein de ce dernier la lutte pour l'enrichissement et espérant , ce faisant, infléchir en leur faveur la politique extérieure du pays (30).

Cette perversion du jeu politique africain est certes rendue possible par les médiations qu 'emprunte au sud du Sahara la lutte pour le pouvoir : patrimonialisme , corruption , ethnicisation des conflits ... (31). Mais e lle peut être fonctionnelle pour l'Etat africain : les rapports avec le Moyen-Orient procurent des ressources bien utiles dans un contexte de pénurie : les connexions chiites de la Sierra Leone ont permis d'approvis ionner le pays en pétrole iranien à bon marché ... lequel pétrole

(28) F. Constantin , << Loi de l'islam contre loi de l'Etat : Pe tite chronique d 'un été keny an », Islam et sociétés au sud du Sahara, 3 , 1989 , pp . 207-223 .

(29) Pour d 'amples dé tails à ce suj e t , cf. S. E llis, << Les prolonge ments du connit israé lo-arabe en Afriqu e noire: le cas du Sie rra Leone », Politique africaine, 30 , juin 1988 , pp . 69-75, ainsi que Africa Confidemial, vo l. 27, 19, 17 septembre 1986 ; vol. 28 , 2 1, 21 octobre 1987; vol. 29 , 16 , 12 août 1988; vo l. 30 , 18, 8 septembre 1989.

(30) Ibid.

(3 1) Cf. à ce sujet J.F. Bayart , L 'Etat en Afrique. La politique du vemre, Paris, Fayard , 1989.

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et Afri que noire

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revendu ensuite au marché noir permettait à quelques-uns de s'enrichir. Ils permettent également de se ménager des appuis internationaux appréciables par temps de crise : les gouvernements subsahariens ont appris à jouer des rivalités moyen-orientales et les utilisent les unes contre les autres selon les nécessités de l'heure.

Cela étant, il est évident que cette évolution érode deux des principes fondamentaux de l'Etat moderne : la souveraineté et la maîtrise de la politique extérieure . Par son implication dans les conflits moyen-orientaux, l'Etat africain est entraîné dans des rapports de force internationaux déterminés non plus par la raison d'Etat ou l' << intérêt national >> , mais par des logiques particulières , partisanes, des dynamiques clientélistes ou personnelles , des « affaires de famille >> , des intérêts privés qui chevauchent, sinon phagocytent les intérêts collectifs.

** *

Au terme de ce survol rapide, une leçon se dégage clairement : une étude des rapports entre l'Afrique noire et le monde islamo-arabe qui ne prendrait en compte que l'aspect institutionnel des choses se condamnerait à l'impasse. La substance de ces rapports ne saurait être totalement rendue qu 'au travers d'une analyse des groupes, réseaux et factions dont le jeu , infra-étatique donc feutré , contrarie ou complète la diplomatie officielle, se substitue à elle ou la transcende . C'est dire que ce que le monde arabe a perdu au plan diplomatique avec le retour d'Israël en Afrique noire , il est peut-être en train de le reconquérir aux plans religieux et culturel. Dans cette hypothèse, on peut avancer que le champ symbolique dans lequel s'inscrivent ces rapports est de moins en moins celui des idéologies séculières (panarabisme , anti-impérialisme, tiers-mondisme) et de plus en plus celui du panislamisme. Cette évolution conforte l'essence supranationale de l'umma et , en ce sens, elle accentue la fragilité de l'Etat post-colonial en Afrique.

L'intégration par le bas que nous observons n'autorise cependant pas à conclure hâtivement à une remise en cause fondamentale des équilibres géostratégiques au sud du Sahara . Depuis l'effacement de la puissance soviétique , les influences occidentales n'y ont jamais été aussi fortes; Israël y tisse patiemment son réseau d'amitiés cependant que le monde arabe cherche son unité (même de façade) désintégrée par la guerre du Golfe; la jonction entre l'islamisme (arabe ou iranien) et le renouveau islamique en Afrique noire reste à faire. Reste aussi , et ce n'est pas le moins important , qu'une intégration accrue à l' umma ne serait pas forcément une menace pour le monde occidental : compte tenu de l'état actuel des rapports de force interarabes et des ajustements stratégiques opérés en Iran , on voit mal, aujourd'hui, ce qui empêcherait les Etats arabo-islamiques « modérés >> de s'en assurer le leadership . On le voit d'autant moins que la guerre du Golfe a incontestablement contribué à consolider l'influence saoudienne en Afrique noire.

En effet, hormis les cas notoires de la Mauritanie et du Soudan- tous deux membres de la Ligue arabe, ne l'oublions pas-, les Etats subsahariens ont majoritairement condamné l'invasion du Koweit et certains, comme le Sénégal et le Niger, très dépendants des pétro-dollars, ont, au nom de la défense des Lieux Saints de l'Islam , envoyé des troupes dans le Golfe. Affaibli, frappé par la destruction de son potentiel économico-industriel, l'Irak aura certainement bien de la peine à sauvegarder l'influence que son panarabisme lui avait permis d'acquérir , en Mauritanie, au Soudan , voire à Djibouti (32). Compte tenu de ces évolutions , on

(32) Sur la présence irakienne en Afrique , cf. notamment J. de Barrin , << Saddam l' Africain », Le Monde, 25 août 1990.

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peut se demander si les islamistes qui dénoncent dans l'Islam saoudien un << Islam d'Amérique >> ne déclinent pas à leur manière une réalité qui vaut bien des leçons de géostratégie ...

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