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UNE MORTE DE RIEN DU TOUT

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Academic year: 2022

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UNE MORTE

DE RIEN DU TOUT

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D U M Ê M E A U T E U R C A L M A N N - L É V Y

T A N D I S Q U E L E S P È R E S 1 v o l .

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M I C H E L - A I M É B A U D O U Y

UNE MORTE

DE

RIEN DU T O U T

ROMAN

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3 , R U E A U B E R , P A R I S

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PREMIER TIRAGE Avril 1949

Copyright by CALMANN-LÉVY, 1949.

Tous droits de traduction, reproduction et adaptation réservés pour tous les pays, y compris la Russie (U. R. S. S.)

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La vida es sueno.

C A L D E R O N .

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É

TAIENT-CE les étoiles? Ce n'étaient pas les étoiles puisque ces clartés bou- geaient. Et puis, il y en avait trop peu. A peine un mince triangle long comme les deux mains. Il n'existe pas de triangle d'étoiles.

Bruno ferma les yeux puis les rouvrit. Les étoiles bougeaient. « C'est cette maudite bois- son au gingembre! » Il voulut se tourner sur le flanc. Tout son corps répondit par mille douleurs. Alors il se souvint de la rixe et, du coup, s'éveilla tout à fait.

Il perçut le claquement sec des pas du cheval et le balan-balan de la charrette lourde. « Où vais-je dans cette charrette? » Il tendit le bras et sa main rencontra la toile rude d'une bâche. Au-dessus de sa tête

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le triangle d'étoiles s'élargit. C'était bien le ciel.

Bruno écarta les jambes. La hanche était moulue mais les pieds demeuraient libres. Il n'était donc pas ligoté. Mais pourquoi ses ad- versaires l'auraient-ils ligoté? Non! Ils s'é- taient contentés de l'assommer. Après, ils l'avaient sans doute chargé sur une charrette qui passait.

Tant mieux! La honte de revoir au grand jour le lieu et les gens témoins de ses extra- vagances lui serait épargnée.

Et le crucifix! Bruno repoussa la scène odieuse. Il eut envie de pleurer.

Ah! où étaient les ivresses des premières heures? Il se voyait debout sur la terrasse, prêt à enjamber le balustre, devant la plaine blanche de lune et de poussière. La compli- cité des choses l'assurait du choix de son des- tin. Les portes avaient tourné sans bruit sur leurs gonds, les couloirs déserts avaient tendu sous ses pas de silencieux tapis d'ombre, coupés, de loin en loin, d'obliques franges de lumière, comme pour lui marquer les étapes de sa libération. Il n'était pas de détail, même le plus menu, qui n'ait concouru à saluer son départ d'un signe symbolique.

Lorsqu'il avait ouvert la fenêtre de la bi- bliothèque, le reflet d'un rayon de lune avait révélé dans l'ombre les dorures des vieux livres. Et, lorsqu'il avait doucement refermé le battant, toute cette vaine science poussié- reuse s'était évanouie.

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Un peu plus tard, lorsqu'il avait sauté du haut du tertre dans le cimetière, ses pieds avaient rencontré une dalle. Il s'était penché sur la pierre. C'était la tombe du Père Amable, le fondateur du collège.

Et maintenant, il s'en allait dans cette charrette cahotante.

Un bruit d'averse emplit la nuit. Et pour- tant le ciel est clair. Bruno frissonne. « J'ai soif. C'est la fièvre ou bien cette saleté que j'ai bue avec les bergers. » Sa pensée dérive et sombre.

Il perçut de nouveau le pas du cheval et le balancement de la charrette. Aux cahots plus sonores, il sut qu'on franchissait un pont.

Il entendit le fracas d'un torrent : c'était en- core la montagne. A l'inclinaison du char- gement, il devina une montée! Puis ce fut la descente rapide. Le cheval s'acculait dans les brancards. On serra la mécanique du frein.

L'air qui tombe par la fente de la bâche est glacé. Et toujours, là-haut, ce triangle d'étoiles. Et toujours ces cahots, et le pas de ce cheval nocturne. Qu'est-ce que c'est que cette charrette qui ne s'arrête jamais?

Est-il seul sous cette bâche flottante? En in- clinant un peu la tête, il aperçoit, vers l'avant, une arche ouverte sur la nuit cendreuse. Il y a là une vague silhouette noire qui oscille.

Bruno essaye de dresser son buste. Mais ses reins sont moulus et voilà que sa tête se met

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à bourdonner. A présent, de toutes les par- ties de son corps les douleurs accourent, se rejoignent et se nouent les unes aux autres.

La couche sur laquelle il est étendu est hor- riblement dure et, non seulement dure, mais encore striée de mille saillants qui scient son corps endolori comme les barreaux d'une échelle de torture.

Bruno passa la main sous sa nuque. Ses doigts rencontrèrent en effet les barreaux d'une échelle. « Je rêve, songea-t-il, tout ceci n'est qu'un rêve. » Mais, au même instant, il sentit sur ses phalanges le mordillement d'un bec dur et le contact tiède d'une boule de du- vet. Il fut si prompt à se dégager que l'échelle grinça sous lui.

Il se dressait sur ses coudes lorsqu'une lueur, soudain démasquée, éclaira la voûte de la bâche.

Bruno se recoucha et, les paupières mi- closes, feignant de dormir, il attendit.

Ce qu'il vit d'abord, ce furent les cages. Des cages plates comme en ont les marchands de volailles. Entre les barreaux, il apercevait un fouillis de petites choses jaunes, piquées d'yeux noirs et luisants. C'étaient des oisons.

Tout un chargement d'oisons que la lumière éveillait et qui se mirent à pépier.

Brusquement, la clarté couvrit ses pau- pières et, presque aussitôt, un doigt se posa sur sa joue. Le contact était si léger que ce doigt ne pouvait être celui du marchand.

D'ailleurs, les marchands de volailles ne se

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parfument pas au jasmin. Le cœur de Bruno se mit à battre si fort qu'il eut peur d'être deviné.

Cependant, ayant tracé une arabesque sur sa joue, le doigt remonta le long du nez, glissa sur la courbe des sourcils et s'enleva pour se reposer à la racine des cheveux. Mille pen- sées folles tourbillonnaient dans le cerveau du garçon. « Qui est cette femme? », car il ne pouvait s'agir que d'une femme. « Est-ce la fille du marchand d'oisons? » Soudain, une pensée effrayante l'assaillit. Si c'était la mar- chande elle-même! Les marchandes de vo- lailles jouissent d'une redoutable réputation.

Fortes, mal embouchées, levant haut le coude, elles fréquentent les auberges et font l'amour avec l'un et avec l'autre, maquignons ou rou- liers, au gré de leur fantaisie. Il n'était pas impossible que celle-ci, plus délicate que les autres, s'inondât de parfums pour effacer les fortes odeurs de la fiente.

A présent, l'inconnue dirigeait la clarté de la lanterne sur les vêtements de Bruno. Le garçon put entr'ouvrir les paupières.

Non! Ce profil de madone ne pouvait être celui d'une marchande d'oisons. Dieu que cette fille était belle! La capuche de la mante formait un creux d'ombre dans lequel palpi- tait un visage pur et calme. Deux boucles de cheveux blonds frôlaient le menton à la ma- nière des coiffures à l'anglaise. A chaque mou- vement, le jeu des ombres faisait saillir la rondeur des pommettes et l'arête droite du

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nez, mais projetait vers le haut l'ombre des lèvres et la double grille des cils déployés en éventail. A cette moue étonnée succédaient une expression de curiosité et une note de compassion amusée.

A plusieurs reprises, comme si elle soup- çonnait une supercherie, la jeune fille projeta la clarté de la lampe sur le visage de Bruno.

Une fois, elle glissa sa main sous le blouson et l'appuya sur la poitrine du garçon. Le poids de cette main sur la poitrine fit naître une douleur si vive que Bruno gémit et se sentit soudain au bord de l'évanouissement.

Son corps flottait sur des nuées, à la dérive.

Il dut crier, battre des bras comme un homme qui se noie. Puis tout s'apaisa. La fille tenait l'une de ses mains et, de temps en temps, la tapotait comme pour la réchauffer et lui ins- pirer confiance.

Un étrange sentiment de sécurité emplit l'âme de Bruno.

A présent, la nuit pouvait durer éternel- lement et le voyage se poursuivre jusqu'au bout du monde.

Bruno sait que la présence de cette jeune fille à son chevet n'est pas fortuite. Il fallait bien que ses rêves prissent, à la fin, une forme.

« Tu es là, toi qui étais en moi. Je ne savais pas que tes yeux étaient sablés d'or, que tes cheveux étaient si lourds, et ta main, mon Dieu, ta main comme elle est douce!... Mais pourquoi cette charrette? »

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De grands bonheurs — ces calmes bon- heurs que chantent les vieilles chansons — ont fleuri auprès d'humbles choses familières : le seuil, l'arbre ou la fontaine. Mais ce prodi- gieux silence que scande le pas d'un cheval, cette lumière cendrée pareille à de la poussière d'étoiles, cette présence pure et souveraine, quelle chanson pourrait les exprimer?

La douleur l'éveilla. Et aussi des voix sur plusieurs tons, des ronds de clarté et de grandes ombres mouvantes. Il sentit qu'on le transportait. Il avait froid et ne pouvait do- miner les frissons qui l'agitaient. On parlait de lui. Une femme s'apitoyait. Et cette grosse voix de basse-taille, n'est-ce pas celle du Père Isidore, l'économe du collège? « Cela va sans dire! Cela va sans dire! »

Un mouton bêle. Ces petites lumières vertes qui vont deux par deux sont les yeux des brebis. Il fait doux à présent. Sa tête repose sur des épaisseurs de laine molle. « Pauvre garçon! Pauvre garçon! » Bruno sourit. Com- ment ces gens peuvent-ils s'apitoyer ainsi?

Ne voient-ils donc pas cette clarté blanche qui a la forme d'un visage lumineux?

Bruno se tenait tout raide dans son lit, la tête haute sur l'oreiller remonté. Les garçons de Reus n'y étaient pas allés de main morte : la lèvre fendue, une épaule démise et des meurtrissures noires par tout le corps.

— On vous a porté ici comme un mort.

Entre deux courses, de la cave au grenier,

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les servantes lui faisaient visite. C'étaient des filles délurées, brunes et fraîches, la bouche éclatante. Avec elles, entraient la flamme du soleil et une saveur de fruits. Elles s'asseyaient sans façon, au bord du lit.

— Voulez-vous boire un peu de tisane de feuilles de noyer? de la petite centaurée?

— Pouah!

Elles riaient.

— Quel mauvais malade! Je vais vous cher- cher un verre de muscat.

Il buvait du muscat rose, du vin cuit, des liqueurs somptueuses et fraîches, plus savou- reuses que des fruits, plus douces que le miel, mais ardentes comme du sirop de braise.

Elles glissaient leurs bras frais sous la nuque du garçon et appuyaient son visage contre leurs seins. Une goutte de breuvage glissait des lèvres du malade et roulait sur sa poitrine que chargeaient de lourds emplâtres d'onguent. Pour arrêter les dégâts, elles frô- laient la peau brune et lisse de leurs mains épaisses. Elles riaient, un peu haletantes. Il y avait un brusque silence.

Derrière les volets clos, c'était le flamboie- ment d'enfer des midis de plein été. Le chant des cigales rayait le ciel blanc. Une branche de sycomore exaspérée battait l'air immobile.

Mais des profondeurs de la maison montaient le grattement d'un balai dans un couloir sombre, les heurts des cruches sur la pierre d'évier, bruits plus rafraîchissants que le c h a n t des sources.

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Vers le soir, la lumière tourne au rose. Un convoi de charrettes fait halte à l'auberge.

Bruno entend la voix des rouliers, le hennis- sement des bêtes à l'abreuvoir. Sollicitées par d'autres soins les filles le délaissent. L'air sent l'ail, le piment et la tomate. Mais dès que le rose du soir vire au violet, le par- fum du jasmin monte au long de la muraille tiède et chasse les odeurs vulgaires de la cuisine.

Bruno percevait les soins dont il était en- touré, mais, sournoisement, n'en laissait rien paraître. Il faisait bon prolonger la pénombre et le silence autour de ce radieux visage à peine entrevu. Une fille à ce point belle! à ce point blonde!...

Naguère, lorsque, sur la terrasse du col- lège, il se laissait pénétrer jusqu'à la nausée du paysage pantelant que les feux de juillet accablaient, il ne rêvait pas, même dans les pires heures, d'un appel aussi évident, d'une nécessité aussi impérieuse.

Un bruit de source, si frêle qu'on ne l'en- tend pas pendant le jour, donne la mesure du silence. Bruno se lève et va à la croisée.

Son corps est douloureux et comme engourdi.

Mais cette sensation n'est point désagréable.

La guérison qui s'annonce est exaltante comme une rémission.

Bruno éprouve même une secrète jouis- sance à ne pas hâter son départ. S'il le pou-

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vait, il attendrait que s'efface de sa mémoire la pitoyable mésaventure de Reus.

Ce n'est pas tant pour l'humiliation qu'il a reçue que pour la fausse image qu'il a laissée de lui.

La vasque de l'abreuvoir déborde. Bruno imagine le voile d'eau frissonnant aux flancs de la pierre. Il a s o i f . .

Bruno s'étonne qu'aucun présage ne lui ait annoncé la merveilleuse rencontre. Et rien, rien dans cette nuit ne lui dirait, s'il ne le savait de toute science, qu'une jeune fille blonde... Non, elle ne l'attend pas, elle ne sait pas encore qu'il va s'attacher à ses pas et la suivre.

Car rien n'est banal ou prévu dans son aventure.

Foin de rêves de poète! La jeune fille n'est ni une fée, ni une princesse. Elle est la fille d'un marchand d'oisons. Qu'elle soit très belle n'ôte rien à sa réalité. Il a respiré son parfum et senti la caresse de ses doigts. Sans doute avait-elle mis ce jour-là un soin particulier à sa toilette. Les marchands de volaille sont riches et peuvent offrir des flacons de par- fum à leurs héritières.

La mante qui l'enveloppait était une grosse mante de paysanne. Mais sa robe devait être claire et seyante, simple sans doute, comme sa coiffure. C'était sa robe des dimanches.

Bruno voit un pays de haies vives, la pointe rouge du clocher entre les peupliers. Le chant des cloches vagabonde dans le bleu. Pâques!

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Pâques! La jeune fille va à l'église, son mis- sel à la main.

Et voici que ces images s'étendent à l'in- fini et composent un vaste paysage lumi- neux autour de la jeune fille en robe claire.

Et Bruno reconnaît ce paysage.

Ce paysage existe quelque part, il en est sûr, il le découvrira lorsqu'il retrouvera la fille blonde. Quelle magnifique récompense!

— Connaissez-vous l'homme qui m'a trans- porté ici?

— Tournier? Pardi, je le vois passer tous les vendredis d'été depuis vingt ans.

— Je voudrais lui dire un mot de remer- ciement. D'où est-il?

— Au juste, je n'en sais rien. Mais si tu descends à Mercenac, on te renseignera à l'hôtel du Grand Soleil. Tous les volaillers s'y arrêtent et Tournier a une grosse répu- tation!

— Sans doute est-il riche. Tous les volail- lers sont riches.

— Riche, bien sûr. Mais ce n'est pas cela...

Ce n'est pas cela.

L'homme riait dans sa moustache.

— En tout cas, sa fille est bien belle!

L'aubergiste s'esclaffa.

— Sa fille? Tournier a peut-être bien semé en sa vie quelques douzaines de filles et gar- çons à droite et à gauche, mais du diable s'il en connaît un seul... Tu l'as vu avec une fille?

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— Oui.

— Une brune, assez forte, entre deux âges?

— Non! une jeune fille blonde.

— Ce n'était donc pas la Rouge?... Il aura encore changé de connaissance.

— Mais voyons, vous l'avez vue l'autre soir, elle était dans la charrette.

— Non! Tournier t'a porté ici dans ses bras. Je ne suis pas allé voir dans la char- rette.

Bruno interrogea la patronne et les ser- vantes. Mais ni l'une ni les autres n'avaient vu de fille blonde dans la charrette.

Bruno ne pouvait vivre avec cette inquié- tude.

Il fallait partir vite, vite.

Les rires et les sarcasmes de ces gens lui étaient odieux.

« Ai-je pu me tromper à ce point? se de- mandait-il atterré. Blonde, blonde, et non pas brune... Et ce surnom de « la Rouge!... » Cet affreux sobriquet ne pouvait s'appliquer à l'adorable apparition! »

Un trouble angoissé gagnait l'âme du gar- çon. « Une jeune fille aurait-elle osé les ca- resses pourtant bien innocentes...? »

Cette main si douce, si légère...

Il lui fallait faire effort pour se rappeler le profil bleuté que la clarté fumeuse de la lanterne révélait dans les gros plis de la ca- puche. Et ces deux grosses boucles dont les anneaux se défaisaient...

Mais déjà la vision était moins nette.

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Il lui semblait à présent qu'il avait tou- jours connu ce visage.

Au milieu de la dernière nuit il s'éveilla le cœur tordu d'angoisse. Le visage de la jeune fille blonde était celui d'une statue que Bruno avait mille et mille fois contem- plée dans la chapelle du collège : c'était le visage de la Vierge Marie.

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L

A stricte blancheur du grand couloir, avec ses dalles luisantes et ses portes cirées, faisait illusion : c'était un très vieux collège, délabré, avec des recoins d ' o m b r e rougis de salpêtre et des pièces rondes, si chaudes que les feux du soleil semblaient t r a v e r s e r les pierres. Le vent, depuis des siècles, a r r a c h a i t de la poussière a u x murailles. Les o r m e a u x de la cour du nord poussaient des racines sous le p a r q u e t des salles.

Les heures s'enchaînaient dans le bour- d o n n e m e n t des leçons repassées, le froisse- m e n t des pages, les b a l b u t i e m e n t s d ' u n récitant. Parfois, le coup de voix d ' u n pro- fesseur horrifié t r a v e r s a i t l'épaisseur des mu- railles, puis le silence r o n r o n n a n t recouvrait le monde comme un lac.

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Une vie limpide, uniforme et recluse. Mais à l'ombre des h a u t e s murailles, sous la rigi- dité des cadres de l'emploi du temps, une prodigieuse liberté, sa vie intérieure, sa vraie vie. Au dortoir, dans la salle de cours, a u x récréations, à la chapelle, p a r t o u t , le p e t i t garçon déplaçait avec lui son univers.

Bruno n'oubliera jamais ces levers à l'aube.

Le père surveillant sortait de son alcôve en f r a p p a n t dans ses mains : « Debout! de- bout! » Ce b r u i t était v r a i m e n t odieux, mais, tandis que ses c a m a r a d e s gémissaient, Bruno se levait à gestes mesurés et e m p o r t a i t son sommeil, avec précaution, entre sa n u q u e et ses épaules. Comme il faisait b o n à la cha- pelle dans la touffeur des b o u q u e t s flétris et l'odeur de la cire que t r a v e r s a i t l'âcreté d ' u n e mèche brûlée! Le m u r m u r e de l'officiant en- gourdissait l'esprit. C'était l'heure où les sou- venirs des vacances dans la maison de Catine défilaient en un l u m i n e u x t r o u p e a u . Le tin- t e m e n t de la clochette à l'élévation ne les chassait pas. Il fallait le c l a q u e m e n t du gros missel après l' lte missa est. Bruno o u v r a i t les yeux. La lueur froide des v i t r a u x n o y a i t le brasillement des cierges. Mais m i e u x que la lumière du jour, l ' o d e u r d u café f u m a n t , v e n u des proches cuisines, résorbait les der- niers rêves.

La h a u t e terrasse du collège d o m i n a i t une colline chauve et, au delà, un horizon de bois et de landes d ' u n e monotonie et. d ' u n e tris- tesse infinies. Rien ne sollicitait le regard

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sur ces ondulations molles, toutes pareilles, uniformément couvertes de quadrillages de champs clôturés de haies vives. Sur les rides les plus hautes, le rocher apparaissait au mi- lieu des étendues de bruyères grises. Les fermes et les hameaux, tapis dans le bocage, ne révélaient leur présence que par les fu- mées éparses s'élevant entre les bouquets d'ormeaux. Tout autour, une ronde de mon- tagnes sans grâce fermait impitoyablement

l'horizon.

Ce paysage déplaisait à Bruno par sa mé- lancolie ostentatoire et par cette sorte de consentement universel à la méditation et à l'humilité.

Il s'efforçait de découvrir, sous l'apparence des grandes ondulations solennelles, une réa- lit é secrète qui correspondît mieux à son propre goût. Et tandis que les adolescents de son âge s'enivraient de mélancolie ou se révoltaient, ne sachant quel nom donner à leur tourment, Bruno recomposait selon son cœur ces images de solitude et les animait du mouvement de sa vie intérieure.

Ce fut une aventure merveilleuse, aussi exaltante que la découverte de quelque île mystérieuse. Un saule creux, un vieil ormeau tordu, la barrière d'un champ, un buisson de forme étrange, une croisée de sentiers, autant de secrets, autant de signes. Au cours des promenades dominicales, tandis que ses camarades traînaient leur ennui comme un boulet, par ces chemins cent fois parcourus,

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Bruno pénétrait avec ravissement dans l'uni- vers de sa fantaisie.

Au pied du saule évidé gîtait une mare minuscule, toute verte et creusée comme une coquille-de bénitier. Il l'aimait particulière- ment pour la pureté de sa forme. Une fois, il la trouva dévastée, hideuse : les paysans l'avaient nettoyée. La vase noirâtre séchait en cordons sur la rive. Des bêtes hideuses grouillaient dans la boue. Sur l'eau épaisse flottaient des taches d'huile irisée. Les en- fants poussèrent des cris de joie et se mirent à pêcher des têtards et des salamandres.

Bruno s'enfuit.

Le buisson était formé d'un prunellier et d'une souche d'épine noire. La barrière était tantôt ouverte, tantôt fermée. Qui l'avait ou- verte? Qui l'avait fermée? Quittant le che- min du village un sentier passait là. On le voyait filer le long de la haie, s'infléchir au bout du champ pour s'insinuer dans un pas- sage ménagé entre deux chênes étêtés. Où allait ce sentier? Au delà du premier champ s'étendaient un deuxième champ, puis un troi- sième, un quatrième, tous pareillement clos de haies vives et de lignes de chênes ou d'ormeaux trapus. Au loin, l'enchevêtrement des buissons et des arbres donnait au bocage l'apparence d'un bois. Mais ce n'était pas un bois. Bruno essayait de suivre la course du sentier à travers les haies et les pacages.

Où allait-il? Conduisait-il à quelque cabane de feuillage, à une source, à une fontaine

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aménagée pour les bêtes ou pour les laveuses?

Bruno imaginait des conciliabules de sen- tiers dans quelque clairière prodigieusement silencieuse et de nouveaux départs furtifs pour l'accomplissement de mystérieux des- seins.

L'hiver, le paysage se dépouillait. La struc- ture des collines rocheuses apparaissait. A travers le lacis des branches effeuillées, on voyait des miroitements clairs dans les bas- fonds. On était surpris de découvrir les fermes si proches, à quelques portées de pierre. Il semblait que les habitants ne sortissent que durant la mauvaise saison. On les voyait aller et venir autour des granges. Dès la tombée de la nuit des lumières s'allumaient. La vie de ces lumières occupait Bruno autant que l'âme moussue des chemins. Il imaginait des veillées, des lampes de malades, des drames dans les étables. Plus tard, des chambres de jeunes filles.

Durant des années, l'existence d'une jeune fille fut mêlée à la sienne. Il l'avait aperçue, de loin, un dimanche, à sa fenêtre. Elle re- gardait passer les collégiens, attentive et sournoise derrière ses rideaux. Bruno crut distinguer un visage mat sous des cheveux noirs. Il la jugea hypocrite, sentimentale et laide. Il ne l'aimait point. Mais l'existence de cette fille le préoccupait. Il la nommait Marie.

Dès le mois de mai, la poussée des feuilles, qui lui cachait la ferme, lui dérobait aussi

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la jeune fille. Mais il la retrouvait en novembre, grandie, ou peut-être seulement amaigrie par les travaux de l'été.

Vers la même époque, un troupeau de mou- tons parcourait la lande qui couvrait le dos de la hauteur la plus proche du collège. Pro- fitant des derniers beaux jours, la bergère conduisait ses bêtes sur le versant ensoleillé du coteau. Les moutons broutaient l'herbe rase et les feuilles desséchées que le vent accumulait au bas de la pente. Par les jours gris, le troupeau errait dans la brume. La fille allumait un feu d'herbes.

Pendant longtemps, Bruno crut que cette bergère était Marie. Mais un jour, il y eut une noce à la ferme. Marie disparut. A l'automne suivant, la bergère reparut sur la lande.

Bruno oublia Marie et ne pensa plus qu'à la bergère.

De la grande route qui passait dans le bas pays, il n'apercevait qu'une large boucle cré- nelée de pierres blanches au sommet d'une côte. A la belle saison, des autos filaient à toute allure vers les plages de l'Ouest. Les collégiens saluaient ces passages qui leur an- nonçaient les vacances prochaines. Bruno ne rêvait pas aux plaisirs de l'eau et du sable.

L'appel des trompes et des klaxons le laissait indifférent. Mais tous les samedis, durant l'étude du matin, il percevait la corne du vieil autobus qui, de ferme en ferme, roulait les voyageurs pour le marché du bourg. L'au- tobus, la voiture du laitier, les fusils des chas-

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seurs, les cris des vachers participaient de l'uni- vers familier des saules creux, des mares et des sentiers. Les oiseaux aussi. Mais depuis la lecture clandestine d'un certain numéro du Chasseur français, Bruno était devenu très circonspect sur ce chapitre. Il refusait impi- toyablement l'entrée de son domaine aux corneilles, aux hirondelles, aux sansonnets, à tous les oiseaux qui volent en bandes. Il leur reprochait de pactiser avec l'apparence du paysage dont ils constituaient, en somme, l'un des éléments, comme le soleil, la lune, le ciel et les nuages. Il rejetait les moineaux, qui piaillent partout sans choix et sans mys- tère. Mais il accueillait le subtil roitelet du lierre, la canepetière, le râle des genêts et surtout la bécasse, lourde et discrète, dont il savait discerner le cri parmi les rumeurs du crépuscule.

Depuis le début de la guerre, le nombre des élèves avait beaucoup augmenté. Sur ces hautes terres perdues au fond d'une province reculée et tranquille, aucune catastrophe n'était à redouter. Les nouveaux écoliers, ve- nus d'un peu partout, apportaient avec leur accent étranger des préoccupations nouvelles.

Mais, bientôt, la solennelle sérénité des rites scolaires fondait les individualités les plus fortes. Et les bruits des explosions et des fu- sillades n'avaient que de faibles échos entre les murs du collège.

Les lettres, qui auraient pu entretenir parmi ces garçons une exaltation dangereuse, étaient

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sévèrement censurées. Néanmoins, l' heure du courrier était impatiemment attendue.

Seul, Bruno n'attendait rien. Il ne recevait que deux lettres par an. L'une le 1 jan- vier, l'autre le 26 juin, jour anniversaire de la mort de sa mère. Ces deux lettres venaient de Catine, une vieille paysanne qui avait élevé la mère de Bruno et chez laquelle celle-ci était morte, il y avait bien longtemps. Bruno n'avait aucun souvenir de sa mère et il n'avait jamais tenté de percer les silences ré- ticents de la vieille femme.

Durant les vacances, la maison de Catine accueillait le garçon. C'était dans le village natal de la mère de Bruno. Un vieux pays tout en eaux et en herbages que Bruno avait parcouru en tous sens depuis son enfance. Il ne pouvait reprendre ici les jeux du collège : les choses y étaient trop familières. Bruno ne pouvait tout de même pas jouer à cache- cache avec lui-même.

Bruno dormait dans l'alcôve de la chambre haute. Tout en se dépouillant de ses vête- ments, il disait à haute voix sa prière du soir. Catine tirait les volets, rangeait une chaise, gourmandait le garçon :

— Tu vas trop vite. Où en es-tu?

— A « unique espérance ».

Ils poursuivent ensemble :

«... mon bon ange, mon saint patron, inter- cédez pour moi... »

Sur les lèvres agiles de Bruno, les mots volent. Catine ne peut suivre :

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A C H E V É D ' I M P R I M E R L E 1 A V R I L 1 9 4 9 P A R L ' I M P R I M E R I E F L O C H

A M A Y E N N E ( F R A N C E ) (1635)

C A L M A N N - L É V Y , É D I T E U R S

N° 7.823

DÉPOT LÉGAL : 2 TRIMESTRE 1949

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Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

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La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

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La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia

‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.

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