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LETTRES DE BENJAMIN CONSTANT A CLAUDE HOCHET

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LETTRES DE

BENJAMIN CONSTANT A CLAUDE HOCHET

U N A M I D E B E N J A M I N C O N S T A N T

ORSQUE Stendhal, amoureux de Melanie Guilbert, dite Louason, retraçait dans son Journal de 1805 ses alter- 1 A nances d'espoir, de crainte et de jalousie, les noms de ses rivaux et de ceux de ses prédécesseurs, vrais ou supposés, dans les faveurs de la petite actrice, ne viennent guère sous sa plume qu'accompagnés d'épithètes désobligeantes. Les rivaux s'appellent M . Blanc et M . Lalanne, tous les deux poètes, les prédécesseurs sont : M . de Saint Victor, poète lui aussi, et Hochet, rédacteur au Publiciste. Paul Arbelet, dans son char- mant livre sur Louason (1), a rendu quelque vie à ces pâles figures ; i l donne les titres de cinq ou six tragédies de M . Blanc ; de M . Lalanne, i l cite quelques vers extraits du Potager, notam- ment la description de l'escargot dont le sublime ne doit rien ni à Virgile, n i à l'abbé Delille :

Cet Insecte pourtant que notre orgueil é c r a s e

Des feux d'un double amour chaque printemps s'embrase

Comme on comprend, en lisant ces vers ainsi que ceux qui sui- vent et que nous ne citons pas, les affres-de jalousie de Stendhal,

(1) Edité en 1937, chez Arthaud, à Grenoble.

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lorsque, arrivant chez Mélanie, i l apercevait, sur l'ottomane, le chapeau de M . Lalanne ! (1)

M . Arbelet donne moins de détails sur Hochet. C'est que celui-là n'inspirait point de crainte à Henry Beyle. L a liaison était classée, avouée, et Louason avait parlé'de cet ancien amou- reux en termes rassurants : * Elle m'a raconté ses relations

> avec Hochet, le rédacteur du Publiciste, et Saint-Victor, le poé- tereau auteur de L'Espérance. L e premier, qui a de l a finesse sans chaleur, n i beaucoup de profondeur dans son journal, est un sot dans le monde. Manière délicieuse dont elle a prononcé ce mot, comme y étant forcée par mes éloges (2). »

M . Arbelet ajoute, après avoir cité ce passage : « U n sot, voilà qui est bientôt dit. L a petite Louason se montre singuliè- rement difficile ! Mme de Staël l'était moins qu'elle, et Benja- min Constant, et Julie Talma, et Mme Récamier, voire Prosper de Barante, qui avaient fait en ce temps-là de M . Hochet leur familier et leur ami. » (3)

Paul Arbelet fondait cette observation sur une documenta- tion bien incomplète, puisqu'il n'avait connaissance que des sources imprimées et i l ne pouvait juger Hochet que par de brèves allusions de ses amis. Mais le subtil critique avait eu l'intuition fort exacte de la place tenue par Hochet dans le groupe de Coppet : ce n'est pas un premier rôle, mais ce n'est pas non plus un confident banal ; ce n'est pas un génie, mais ce n'est point un sot et, s'il avait quelques-uns des défauts de l'époque, i l avait deux qualité rares dans tous les temps : le courage et la fidélité. Certes, sa personnalité en elle-même n'aurait pas de quoi nous retenir bien longtemps, mais Hochet intéresse l'histoire littéraire par sa position vis-à-vis de Mme de Staël et de Benjamin Constant et par l'importance exceptionnelle des documents qui subsistent de ce double commerce épistolaire:

les lettres de Benjamin Constant qu'on va lire et 60 lettres de Mme de Staël.

Les réponses de Hochet ne se retrouveront jamais, i l faut le craindre. Cependant, ayant eu entre les mains, grâce à l'obli- geance de Mme René de Mieulle et du comte de Montlaur, l'en- semble des papiers de Hochet, nous essaierons, non pas de

(1) Stendhal. Journal. Edition Martineau. Tome II, p. 103.

<2) Stendhal. Journal. Tome n , p. 67.

<3) Paul Arbelet. Louason, p. 88.

(3)

L E T T R E S A CLAUDE HOCHET 195 retracer sa biographie détaillée, mais d'esquisser un portrait, en fixant au moins les traits principaux de caractère du corres- pondant à qui Benjamin et Germaine ont écrit avec tant d'aban- don et de confiance.

Clarade-Jean-Baptiste Hochet, né à Paris, le 24 novembre 1772, était le fils d'un négociant aisé ; en 1793, lors des levées en masse décrétées par la Convention, i l partit comme capitaine au 11* bataillon (dit des Tuileries) de la première réquisition de Paris. Ce bataillon se mutina, l'aventure faillit mal tourner pour Hochet. Rendu à la vie civile, Hochet fut secrétaire d'un Conseil du Commerce créé par Boissy d'Anglas auprès du Comité de Salut Public. E n 1799, i l fut nommé au Conseil d'Etat, secrétaire du Comité de l'Intérieur ; en 1806, i l passa au Comité du Conten- tieux, en 1815, i l devint secrétaire général du Conseil d'Etat et prit sa retraite en 1839.

Hochet avait épousé, en 1807, Gabrielle Boigues, issue d'une famille de riches propriétaires du Berry, qui, possédant de vastes forêts, eurent l'heureuse idée de s'intéresser, à la créa- tion des Forges d'Imphy, puis aux Etablissements de Commen- try-Fourchambault. De ce mariage, où i l goûta un paisible bon- heur, Hochet eut deux enfants ; i l mourut le 3 octobre 1857. Son fils lui avait succédé dans ses fonctions au Conseil d'Etat.

Peu d'événements, on le voit, ont marqué cette existence placée sous le signe d'une carrière administrative régulière et d'une vie familiale exemplaire. L a tragédie pourtant avait bien failli s'y mêler pendant la Révolution, et Claude Hochet faisait verser des larmes abondantes aux âmes sensibles lorsqu'il lisait dans les salons un récit intitulé Souvenirs de ma détention dans différentes prisons de France pendant les années 1793 et 1794$

Ce manuscrit inédit relate la mutinerie du bataillon des T u i - leries, mais dans un style si emphatique et si banal que les rap- ports officiels de la Convention sont plus vivants. (1)

Le 11» bataillon, commandé par un certain Grasset, sous les ordres de qui Hochet servait comme capitaine, quitta Paris le 4 novembre' 1793, point fourni d'armes et fort peu de souliers.

Ces détails matériels, contrairement à ce qu'affirme Victor Hugo, prédisposent peu à l'héroïsme. A Carentan, les jeunes soldats entendirent de beaux discours où ces messieurs du dis-

co Ancien Moniteur (réimpression). Tome XIX- mp. 80-47.

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196 L A R E V U E

trict les exhortaient à attaquer avec des bâtons les Vendéens de Coutances : « Vous arracherez des branches d'arbres, vous les aiguiserez en pieux et, comme les rebelles de la Vendée, vous vous précipiterez SUIT les canons ennemis et vous vous en rendrez maîtres ! » Ce discours, remarque Hochet dans son manuscrit (1)

;« t r è s bon pour des paysans du Poitou qui s'imaginent gagner le Paradis en mourant sur les batteries ennemies, ne nous con- venait pas tout à fait, à nous que le fanatisme de l'égalité n'échauffait guère et qui n'attendions pas notre paradis de ce côté-là ». Le bataillon se mutina, peut-être même chanta-t-il « 0 Richard, 0 mon Roi ! », et, au heu de marcher sur Coutances, i l prit la route de Cherbourg. On a r r ê t a quatre officiers, consi-

dérés comme les meneurs : Hochet, Vially, Victor et Devaismes, et on les promena de prison en prison, à Avranches, à Pontor- son, à Dol, à Rennes, pendant plusieurs semaines. L a Conven- tion, saisie de leur cas, prescrivit de les transférer à A r r a s pour y comparaître devant le Tribunal militaire. Ce fut un voyage de vingt-deux jours, en charrette à bœufs, où la bonne humeur des jeunes gens ne se démentait pas, même lorsque la populace hurlait à la mort sur leur passage. A Arras, leur bonne étoile et le patriotique désordre administratif de la Première Répu- blique firent qu'on les oublia plusieurs mois, heureusement pour eux, car l'accusateur public d'Arras était féroce; Hochet l'a peint en quelques lignes : « Petit poète de province avant la Révolution, i l avait pendant dix ans rimé de petits vers langou- reux, chanté Bacchus et l'amour, célébré tous les dieux de la fable. Il fut accusateur public et cette même bouche, qui avait adressé tant de fadeurs à d'imaginaires beautés, ne s'ouvrait plus que pour provoquer des a r r ê t s de mort contré les plus inno- centes victimes. » (2) Le style à part, ne croit-on pas lire déjà la phrase terrible de Chateaubriand, dans les Mémoires d'Outre-

tombe, sur le rôle des ratés dans les révolutions : « Ce que l'Almanach des Muses a fourni d'agents de la Terreur est in- croyable. L a vanité des médiocrités en souffrance produisit autant de révolutionnaires que l'orgueil blessé des culs-de-jatte et des avortons, révolte analogue des infirmités de l'esprit et de celles du corps. »

Le 9 Thermidor sauva Hochet et ses compagnons de capti-

U) Page 17. Archives de Mieulle.

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L E T T R E S A C L A U D E HOCHET 197 vite; le premier emploi que le jeune homme fit de sa liberté fut de défendre devant le Tribunal militaire et de faire acquitter un vieux capitaine allemand qui, après avoir servi quarante ans la France, était en prison sans trop savoir pourquoi. Ce trait de caractère donne la mesure du courage et du dévouement que Hochet mettra en maintes circonstances au service de ses amis.

Lorsque Suard fonda le Publiciste, Hochet fut, semble-t-il, un de ses premiers collaborateurs. I l assurait la critique drama- tique, ce qui lui valut, en 1807, un duel avec un certain Chazel, auteur d'Arlequin Charlatan, qui s'était vexé d'un compte rendu ironique et reçut en supplément un bon coup d'épée dans la poi- trine. Dans le salon de Mme Suard, Hochet était entré en rela- tions avec Mme de Staël et Benjamin Constant. C'est sans doute par leur intermédiaire qu'il connut Mme Récamier. I l devait rester leur ami jusqu'à leur mort. Les lettres de Mme de Staël, de Constant, de Prosper de Barante nous montrent Hochet sous un jour de franchise un peu brutale qui correspondait à son aspect physique de géant. Haut de six pieds, large en propor- tion et beau selon l'esthétique du temps, Hochet ne devait point passer inaperçu dans les salons. E n janvier 1806, Prosper de Barante, lui décrivant le petit t h é â t r e d'amateurs de Genève où Mme de Staël va jouer Alzire, ajoute : « Notre t h é â t r e est si bas que l'on ne pourrait vous offrir qu'un rôle de cariatide. » (1) Souvent, i l blessera ses amis par ses rudes propos et le Journal de Constant en porte plus d'une fois la trace, mais, d è s qu'il s'agit de rendre service, Hochet est inlassable. « Ce zèle si calme et si imperturbable, lui écrit encore Barante, que vous montrez pour notre amie est digne de vous et i l est bien peu de per- sonnes dont on puisse l'attendre. » Ce dévouement pour Mme de Staël n'allait pas sans risques : Hochet faillit, en 1806, y perdre son emploi et i l songea à partir pour le Portugal avec Souza, l'amant de Corinne. L a protection du comte Regnaud de Saint- Jean d'Angély le sauva et i l conservait dans ses papiers une très curieuse lettre de Regnaud sur cette affaire :

Ce 13 septembre (1806).

« ...Je vous invite, mon cher, à garder une sorte de neu- tralité et à laisser faire le temps. Vous devez, par la force des

(1) Lettre inédite. Archives de Mieull*.

(2) IMd.

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choses, arriver où vous voulez. Si je puis y aider à mon arrivé*, j ' y ferai mes efforts. Locré aurait dû s'entendre avec le Grand Juge au lieu de lutter. L e succès du dernier est infaillible. Dans la pensée de la Grande Tête, le premier n'est qu'une machine subalterne.

.« Je vous donne l'assurance de ma sincère amitié. » Hochet avait épingle à cette épître un petit papillon dont voici le texte ;

« Cette lettre est du comte Regnaud de Saint-Jean d'Angély, l'un des hommes les plus considérables du Conseil d'Etat sous l'Empire. Je lui ai dû beaucoup de reconnaissance, car, lorsque je n'étais encore que secrétaire du Comité de l'Intérieur, dont i l était le président, l'Empereur, mécontent de mes liaisons avec Mme de Staël et plusieurs autres personnes dont i l connaissait les sentiments hostiles, l u i avait dit de me renvoyer du Conseil

d'Etat. M . Regnaud eut le courage de n^'en rien faire et me fit passer bientôt après à la Commission du Contentieux dont le Grand Juge était le président. Ce dernier m'avait pris en grande amitié et, depuis, je n'ai plus été inquiété.

« M . Regnaud était un homme de beaucoup d'esprit, de m œ u r s trop faciles, qui ont donné lieu à beaucoup de propos fâcheux contre l u i . I l aimait à rendre service, i l a fait beau- coup d'ingrats. » (1)

Il y aurait un intéressant chapitre à écrire sur la politique intérieure sous l'Empire avec de tels documents. On y verrait que des hommes comme Fouché ou Regnaud n'ont pas cessé de protéger ceux que Napoléon poursuivait comme des opposants, et le rôle d'intermédiaire de certains personnages de second plan, comme Garât ou Hochet, serait curieux à mettre en lumière. Nous l'essaierons si le loisir nous est donné d'achever notre Benjamin Constant.

Fendant les premières années du siècle, Hochet publia quelques écrits : une traduction de Y Art de la Guerre, de M a - chiavel, qne édition des lettres de Mme du Châtelet, une bro- chure sur le Conseil d'Etat. C'est tout : Claude Hochet, absorbé

(1) Documents Inédits, Archive* d* Montlaur,

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L E T T R E S A C L A U D E HOCHET 199 par ses fonctions au Conseil d'Etat et par sa vie de famille ne fit pas carrière littéraire.

Prosper de Barante, dans une lettre du 28 septembre 1808, à Mme de Staël, résume d'une phrase bien curieuse cette évo- lution d'un ami qui, après avoir débuté dans un milieu intel- lectuel, devait revenir, selon la pente de son tempérament, à des goûts bourgeois : « J ' a i vu Hochet qui est fort heureux ; naturellement i l était rangé et tranquille ; l'imitation l'avait jeté hors de lui-même et i l n'y était pas à son aise; le voilà conve- nablement casé, du reste ; i l a tout de même une façon de voir estimable et rare. » Les amis de Hochet le raillaient doucement.

C'est encore Barante qui écrit à Mme de Staël : « I l a absolu- ment découvert le mariage et la paternité dont on ne se doutait pas avant lui. » Vingt phrases analogues se lisent sous la plume de Constant. Je ne suis point s û r qu'il n ' e n t r â t point un peu de jalousie dans la comparaison que Benjamin faisait de ses agitations avec ce prosaïque mais calme bonheur.

Après avoir vu mourir Mme de Staël en 1817 et Constant en 1830, Hochet était resté parmi les familiers de Mme Réca- mier. Toujours susceptible, i l se fâchait parfois, et Juliette, gentiment, faisait les premiers pas, témoin cette lettre inédite :

Mercredi 8 février 1841.

« J'ai fait une chose bien peu dans mon caractère — j ' a i blessé un ancien ami — mais, Monsieur, quelques mots de vous mal interprétés, quelques mots de moi que je n'aurais pas dû prononcer devant témoins, troubleraient-ils une si ancienne ami- tié ? Les longs attachements honorent la vie, je ne saurais y renoncer volontairement et pour vous le prouver, Monsieur, je viens réclamer de vous ce que je ne devais pas refuser. Ce n'est plus à mes pauvres Lyonnais que je le destine, mais à une famille aussi malheureuse qu'intéressante et que je ne puis obliger dans ce moment; donnez-moi le bonheur de la secourir et venez recevoir tous mes remerciements. » (1)

J.R.

Dans ces réunions de l'Abbaye, Chateaubriand, plus d'une

(1) Archives <ie Moatlaur,

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200 L A B E V U E

fois, se trompa de manteau et emporta par mégarde celui de Hochet. Il s'en excusait spirituellement :

23 Novembre'1836.

« Bien décidément, Monsieur, je n'irai plus en manteau chez Mme Récamier, car j ' a i un invincible penchant à vous voler.

U n million de pardons, je vous prie. » (1)

Il existe, paraît-il, une autre lettre, fort drôle, où Chateau- briand se décrivait avec le manteau d'emprunt lui tombant jus- qu'aux pieds et se demandait ce que le volé avait bien pu faire du vêtement trop court qu'il lui avait laissé. Peut-être est-ce l'image la plus vivante qui nous reste de Hochet : un géant à cheveux blancs qui sort en maugréant de l'Abbaye et ramène comme un fichu sur ses épaules un manteau qui ne l u i arrive pas tout à fait à la taille, le manteau du petit vicomte qui n'était point seul à se'Considérer comme le plus grand écrivain de son temps. (2)

J E A N M I S T L E R .

(1) Egalement Inédit. Archives de Montlaur.

(2) lies lettres de Benjamin Constant à Claude Hochet sont conservées dans le manuscrit h° 11.909 des Nouvelles Acquisitions du Ponds Français à la Biblio- thèque Nationale. Elles ont été reliées par ordre chronologique, à l'exception d'une d'entre elles qui a été mal placée. L'ensemble forme 80 folios. M . Georges de Laurla a publié dans La Bévue (1"-15 mai 1904) des extraits de ces Lettres, qui repré- sentent à peu près le quart de l'ensemble. Notre publication est intégrale, à l'ex- ception de quelques banales formules de politesse que les nécessités de la mise en page ont fait supprimer. Nous avons modernisé l'orthographe et nous avons limité les notes aux explications, indispensables à l'intelligence des faits évoqués par. Benjamin Constant

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LETTRES

A Monsieur Hochet, place de la Révolution, n° 3, à P a n s .

Leipsick, ce 10 février ( r a t u r é et corrigé en mars 1804).

(Cachet postal : Weimar, 29 ventôse, an X I I (20 mars.)

Je ne vous ai pas écrit, mon cher ami, pendant que j'accom- pagnais notre amie : je savais par elle de vos nouvelles, et les lettres ne sont bonnes que comme des certificats de vie. A pré- sent que nous sommes séparés, je ne veux pas que cette sépa- ration influe sur nos relations à vous et à moi, et je vous prie de m'écrire, parce que, tout pressé que je suis de revoir mes amis et mes foyers, des affaires de famille m'engagent à passer par Genève, ce qui prolongera mon voyage d'environ un mois.

Adressez-moi votre lettre chez M . Necker à Genève.

Notre amie est partie avant-hier, t r è s triste, car en me quit- tant elle rompait son dernier lien avec la France. J'étais une espèce de tradition de tous les amis qu'elle regrette, et elle ne s'en est sentie entièrement séparée qu'au moment où elle est (1) entrée seule dans un monde tout à fait nouveau. J'espère cepen- dant que les distractions de Berlin, la manière dont elle y sera reçue, l'impatience qu'on lui a témoignée de l'y voir, l'amitié que ses amis de Weimar ont inspiré d'avance pour elle à leurs amis de Berlin, j'espère que toutes ces choses la soutiendront jusqu'au moment où elle se rapprochera de nous.

Indépendamment du bonheur que j ' a i trouvé à accompagner cet être, le meilleur que je connaisse, et à me dire que je lui étais d'une véritable utilité dans le profond abattement où l'évé- nement de cet hiver l'avait jetée (2) je me félicite extrêmement de mon voyage en Allemagne. C'est un pays qui, bien observé et avec la connaissance de la langue, est d'un*

grand intérêt. I l y a dans tous les esprits une fermen- tation prodigieuse, non pas sur la politique, dont notre „ révolution les a détachés, mais sur la philosophie, les arts, la religion, la littérature. Le peuple allemand est le plus impar- tial de tous les peuples, et le plus indépendant des préjugés, et des conventions. L a vie solitaire des gens de lettres, leur sépa-

(1) Ajouté dans l'Interligne.

(2) Son exil.

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ration d'avec les cours, leur impossibilité d'arriver aux emplois, et l'indifférence qui en résulte dans leur esprit pour la fortune, en font des êtres purement pensants; ils lisent, ils méditent, ou ils écrivent toute la journée. I l n'y a aucun côté des objets qu'ils n'aient aperçu, aucun sur lequel ils ne s'appesantissent, ce qui est un défaut pour leurs ouvrages, mais ce qui est aussi un moyen de mieux connaître les matières qu'ils traitent. U n F r a n ç a i s commence par faire un système, puis i l cherche des faits, ou quelquefois i l n'en cherche pas : un Allemand accu- mule tous les faits, et finit souvent par ne pas faire de système, et par ne tirer aucun résultat. Leurs hommes supérieurs n'ont point la pesanteur qu'on attribue aux savants allemands. Goethe est un homme d'une grande finesse d'esprit, quelquefois de beau- coup de grâce, toujours d'une nouveauté étonnante dans les idées, et d'une précision parfaite dans les expressions, même en français. Schiller est plus exclusivement poète. Il ne prend les opinions que comme des moyens de poésie. Il est fataliste 'dans l'Epouse de Messine, catholique darts Marie Stuart, et i l va se montrer le plus ardent républicain dans Guillaume Tell.

On aurait bien tort de lui reprocher cette versatilité poétique en France. I l fait pour l a gloire littéraire ce que tant de nos amis font pour de l'argent.

Je vous parle uniquement de l'Allemagne, parce que c'est à p r é s e n t le seul sujet que je connaisse. Je sais qu'à Paris on est heureux et tranquille, que si l'on a la douleur de voir qu'on conspire encore contre un gouvernement r é p a r a t e u r , on a le plaisir de voir aussi que toutes les conspirations échouent, et que leur résultat est de rallier tous les bons citoyens, et de/dpn- ner au gouvernement plus de force. Je ne puis juger des détails . mais cet ensemble me rassure et me suffit.

Je me suis beaucoup occupé cet hiver de mon ouvrage mytho- logique. (1) J'ai trouvé i c i plus de ressources que je n'en aurais trouvées en France. Les Allemands ont rassemblé d'innombra- bles matériaux et je commence à croire que je pourrai publier quelque chose d'intéressant pour ceux qui comme moi, satisfaits, mais ne se mêlant pas de ce qui existe, aiment à s'occuper de ce qui a existé. Je ne publierai rien cependant que je ne sois de

(1) Son livre La Religion, auquel Benjamin Constant travailla de li«a envi- ron jusqu'en 1830, année de ea mort.

i

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L E T T R E S A C L A U D E HOCHET 203 retour chez moi, et même que je n'y aie séjourné pendant quel- que temps, pour être bien s û r qu'il n'y a point d'inconvénient à parler sans façon de Cambyse ou de Sésostris.

Ecrivez-moi un peu longuement, mon ami, je vous en sup- plie. Donnez-moi des détails sur tout ce qui vous intéresse, sur vous, sur cet hiver de Paris, qui a dû être troublé et rendu triste par les agitations que des malveillants ont recommencées d'une manière si inattendue. Mon Dieu ! que notre nation est difficile ! Qu'elle a de peine à se laisser rendre heureuse !

Adieu, mon ami. Vous savez que je vous suis attaché pour la vie, et que l'une de mes plus chères espérances est que mes trop fréquentes absences ne nuisent en rien à notre amitié.

23 germinal (13 a v r i l 1804).

(Cachet postal : 30 germinal, an X I I . )

J'ai trouvé votre lettre, mon ami, et elle m'aurait fait un vif plaisir, si elle ne fut arrivée dans le moment où j'éprouvais la plus vive douleur que j ' a i ressenti de ma vie. M . Necker était mort (1) depuis deux* heures quand je suis arrivé chez lui, et notre malheureuse amie apprendra cette nouvelle dans une ville étrangère, et à une époque où pour la première fois elle est sépa-' réa de tout ce qu'elle aime, et n'a pas une âme auprès d'elle qu'elle connaisse depuis plus de trois mois. Cette idée me déchire et je suis reparti à l'instant même pour aller la rejoindre, ou pour la rencontrer, si, sur une première lettre, écrite quand son père est tombé malade, c'est-à-dire i l y a à peu près huit jours, elle a déjà quitté Berlin. Son malheur est une chose que je ne puis supporter. Arrivé donc avant hier, j ' a i déjà fait vingt lieues en arrière, et je vous écris de la route.

Pourquoi ne me parlez-vous pas du tout d'elle, dans votre lettre ? Elle m'écrivait, i l y a quelque temps, qu'elle ne recevait rien de vous. A h ! ce n'est pas le moment de ne pas l'entourer de tout ce qui peut lui rendre quelque impression douce. Je puis seul concevoir ce qu'elle va souffrir : je l'ai vue, i l y a deux mois, à la nouvelle d'une indisposition t r è s légère de son père, dans un état de délire, et ce n'est que sur les instances réitérées de son père, qui lui écrivit pour cela lettres sur lettres, qu'elle

(1) Jacques Necker était mort I« t s/vrll.

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204 L A R E V U E

renonça au projet de retourner tout de suite auprès de lui. E c r i - vez-lui donc, que votre amitié lui donne, s'il se peut, un senti- ment doux. Dites à Mathieu, à Camille (1) de lui écrire. Adressez à Francfort, chez M . Bethman. Je ne sais si je la ramènerai vivante. C'est le premier malheur de cet affreux genre qu'elle ait éprouvé, et l'idée éloignée de ce malheur, la jetait dans un tel tourment, dans un déchirement si affreux, que l'effet de la réa- lité est au-dessus de toute prévoyance humaine. J'espère la trou- ver avant qu'elle le sache : j'espère que les premières douleurs ne rencontreront pas des indifférents et des étrangers.

Je ne vous parle pas de ce que j'éprouve personnellement.

J'aimais profondément M . Necker. Sa noblesse, sa pureté, sa bonté ineffable m'avaient pénétré de tendresse et d'affection.

Dans ces derniers temps, i l m'avait tellement témoigné d'ami- tié, j ' a i trouvé en arrivant une lettre écrite quelques jours avant sa mort, où i l montrait tant de plaisir à l'idée de me revoir. J'es- pérais le rendre heureux de la vie plus calme et moins doulou- reuse de sa fille, l'entretenir de la justice qu'on lui avait rendue, j'espérais la lui ramener, je la voyais assez disposée à se fixer auprès de lui, pour un temps que ses infirmités auraient pro- longé. Je voyais le sort de cette femme excellente se rasseoir :

•plusieurs circonstances me paraissaient devoir la détacher des lieux où elle avait eu le désir si vif de vivre, du moins s'en déta- cher momentanément. Malheureuse femme, qui a tant souffert par des peines en partie d'imagination, et que la destinée acca- ble aujourd'hui, inopinément, de la réalité la plus horrible. Pen- dant que j'écris, elle jouit d'une société nouvelle, elle se plaît à en mander tous les détails à son père, elle calcule le moment où elle se mettra en route pour le revoir. Dans une lettre que j ' a i reçue quelques heures après sa mort, elle m'envoyait le résultat d'une consultation sur sa santé, avec un médecin de Berlin.

Adieu, mon cher Hochet. Tous ces détails me replongent dans la situation où j ' é t a i s depuis deux jours, et dont la fatigue du voyage m'avait tiré. Ecrivez-lui, ou écrivez-moi ; qu'elle sache que ses amis l'aiment. Plaignez-moi aussi. Je compte les heures, et je n'en entends pas sonner une sans effroi. Je vois la destinée qui s'avance contre notre pauvre amie comme dans l'ombre pour la frapper.

(1) Mathieu de Montmorency et Camille Jordan.

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L E T T R E S A C L A U D E HOCHET 205 A M. Hochet, rue Saint-Honoré, n" 25, près l'Assomption, à Paris.

Timbre de l a poste : Genève, 15 messidor, an X I I (14 juillet 1804).

J'ai su, mon ami, l'événement cruel (1) qui vous a frappé.

Je n'ai pas voulu vous écrire dans les premiers moments de votre douleur, et même à présent, je ne vous écris que quelques mots, pour vous dire ce que j'espère que vous pensez déjà, a quel point je la partage. Je voudrais bien que vous cherchassiez quelque distraction dans un voyage et que ce voyage vous menât i c i , où je passerai encore deux ou trois mois. Notre amie ira alors en Italie et je retournerai chez moi. S i vous veniez au mois de sep- tembre, nous y pourrions retourner ensemble. Voyez-vous quel- quefois Villers ? Je lui ai écrit pour le remercier de son ouvrage, qui est un bon livre et une action courageuse et qu'il m'avait envoyé ; je suis étonné de son silence. Adieu, mon ami, je vous écris d'une auberge, pendant une petite course. Donnez-moi de vos nouvelles. E s t - i l v r a i que Pictet-Diodati sera inspecteur des études à la place de Chénier ? i l aura l'avantage d'une grande impartialité en littérature. Il ne sera certainement pas juge et partie. Cela me rappelle les Républiques d'Italie qui confiaient toujours l'office de juge à un étranger. S i vous trouvez ma nou- velle ridicule, je vous dirai qu'elle n'est pas de moi, mais d'un arrivant de Paris, et l'amitié de Pictet pour Fontanes, à dater de la présidence (2), la rend possible. Je vous embrasse.

Genève, ce 4 septembre 1805.

J'aurais à me plaindre de vous, mon cher Hochet ; vous au- riez, ce me semble, bien pu me donner un petit signe de vie, depuis votre arrivée à Paris. Vous avez écrit trois ou quatre fois à Prosper (3), et à moi pas une ligne. Aussi n'aurais-je pas consenti à faire le premier pas, et j'aurais dit, comme Orosmane, profondément blessé, mais trop fier pour me plaindre, si je n'avais trouvé un prétexte, qui, en me fournissant une raison apparente de vous écrire, met à couvert ma fierté. J'en profite,

(1) Hochet avait perdu son père ; Mme de Staël lui avait envoyé, le 18 Juin, des condoléancea.

(2) Fontanes était président du Corps législatif.

(3) Prosper de Barante.

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mais songez bien, que, plus j'apporte cette fois d'indulgence vis- à-vis de vous, plus je serai implacable, si vous en abusez de nou- veau. .

M . de Cattellan m'a prêté, i l y a six mois, un petit livre t r è s curieux, dont j ' a i pris le plus grand soin, et que j ' a i eu dans ma poche, les deux dernières fois que j ' a i été chez M . de C ; comme i l y attachait beaucoup de prix, je voulais le lui remettre à l u i - même, et ne l'ayant pas trouvé, j ' a i gardé le livre jusques à présent, parce que je craignais qu'il ne se perdît, entre les mains de quelque domestique, pendant la longue absence de M . de Cat- tellan. J'ai peur maintenant qu'il ne le croie perdu, et je vous prie, mon cher ami, de lui dire de ma part que je le lui rappor- terai en bon état, à mon retour à Paris, vers le commencement de l'année prochaine.

Voilà une longue commission pour une petite chose, mais vous voyez que ma lettre a un but, et qu'en vous écrivant, mal- g r é votre silence, je ne compromets pas ma dignité. D'ailleurs, i l me semble que le genre de commission que je vous donne est précisément celui qu'il est convenable de mander par la poste, ad majorera gloriam et sedificationem lectorum. J'écris en mau- vais latin exprès pour qu'il ne leur soit pas trop inintelligible.

Trêve à présent de mauvaises plaisanteries.

Quelle suite de succès ! Quelle gloire immense ! Quel bon- heur pour la France et pour l'Europe ! J'ai été bien content d'un article du Publiciste, du 25 ou du 26. J ' y a i trouvé des idées nettes, positives, et exprimées comme i l faut enfin les exprimer, pour soumettre à une seule impression, à une seule volonté l'anar- chie européenne. Je ne puis pas dire que j ' a i été content égale- ment des articles philosophiques de ce journal, et i l me paraît qu'il n'a pas gagné à son organisation nouvelle. Qui diable a écrit les Réflexions sur une bibliothèque ! c'est probablement un homme devenu imbécile pendant qu'il y était caché. (1) Cet arti- cle est digne du Journal des Débats. Quel but se propose-t-on, en nous disant que les livres sont inutiles, que les vérités sont par- tout, et que les hommes ne font qu'y joindre des erreurs, comme si les vérités existaient hors de la t ê t e des hommes ? Qu'est-c».

que c'est que toute cette bêtise prétentieuse et décourageante, imitée de Fiévée ou de Geoffroy ?

(1) Deux articles avalent parti sous ce titre le 10 et 1« 11 septembre dans le feuilleton du Publiciste, sous la signature X . . .

(15)

«

L E T T R E S A C L A U D E HOCHET 207 S i par hasard cet article était pourtant de quelqu'un de nos amis, gardez pour vous tout ce que je viens de vous en dire.

Mais i l m'a mis quand je l'ai lu dans une véritable colère. Mlle de M . (1) est plus pacifique dans ses escarmouches avec M . de Bonald, quoique je veuille être pendu si j ' a i compris un mot à toutes les gentillesses dont elle a rempli deux feuilletons.

Quant à M . de Bonald lui-même, c'est toujours l'extrava- gance doctorale et l'absurdité imposante qui en font, comme dit Fiévée, le premier penseur du siècle.

Notre amie avait eu une bien bonne idée pour vous, à pro- pos d'une certaine nomination à faire à Genève. Mais j'avais bien .prévu qu'elle ne vous agréerait pas. Je m'en console parce que j'espère que le mois prochain est le dernier que j ' y passe.

A force de bains et de remèdes, j ' a i repris la faculté d'écrire ; mais le climat détruirait mes yeux si je continuais à le braver.

Adieu, mon cher Hochet. Ecrivez-moi et croyez que je vous suis attaché pour la vie.

Timbre de l a poste : Genève, 6 Janvier 1806.

J'ai été longtemps sans répondre à votre lettre, mon cher Hochet. Je me suis proposé de finir quelques parties de l'ou- vrage qui m'occupe avant mon départ, et je travaille autant que je le puis avec mes mauvais yeux, et l'inévitable distraction des grandes et incroyables nouvelles. Ne pouvant rien faire à la lumière, je n'ai pas trop du peu de temps que le jour me donne. Mais je sais constamment de vos nouvelles, par notre amie et par Prosper. D'ailleurs, je ne pourrais guère vous parler que des tragédies qu'on va jouer. On a a r r a n g é i c i le plus joli petit théâtre, et c'est lundi prochain qu'on débute. Je me suis laissé séduire à promettre de jouer Zopire dans Mahomet, si l'on peut arranger les lumières de manière à ne pas me crever les yeux. J'ai cédé en partie par faiblesse, et en partie parce que ce rôle a un grand attrait pour moi. S i vous le relisez, vous le sentirez facilement.

Cette fureur de spectacle qui a pris toute la société m'a fait retarder mon départ, jusqu'à présent, et à présent je suis forcé d'attendre que les neiges de nos montagnes qu'il faut traverser

(1) Mlle de. Maillon.

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soient un peu dissipées. Nous regrettons beaucoup de n'avoir pas Elzéar (1) qui, dit-on, joue assez bien. E n parlant de ces entreprises théâtrales, je m'aperçois que je dis toujours nous, quoique je ne sois pas assez heureux pour y mettre un v i f intérêt. Prosper joue avec une grande sensibilité, une imitation de Talma quelquefois très heureuse, et dans Egisthe uii air d'in- nocence et de candeur qui fait un t r è s grand effet. Le Poly- phonte est excellent, d'une figure superbe, et ayant le plus bel organe. Schlegel, qui joue aussi, a un accent un peu allemand et des attitudes trop tendres. Voilà assez de détails sur la tra- gédie. Mais ce sont les plus importantes nouvelles que je puisse' vous mander d'ici, d'ailleurs vous en aviez demandé à notre amie, et je la crois trop occupée et trop fatiguée des répétitions pour pouvoir écrire de longues lettres.

Je viens de lire les extraits de l'ouvrage de M . Molé (2) qui est sûrement, d'après les principes que les panégyristes y recon- naissent, la quintessence de l'absurdité, et qui me p a r a î t être en même temps, d'après quelques-unes de ses phrases, la subli- mité de l'impertinence. Il me semble que Chateaubriarid a fait dans les Débats un article là-dessus assez équivoque. Il y dit des choses bizarres contre le gouvernement favori de M . Molé, bizarres au moins comme publiées dans ce journal. L'extrait du Publiciste est t r è s drôle, et beaucoup meilleur que je ne croyais d'après ce que vous aviez annoncé. S i je puis me procurer cet ouvrage, i l est possible que je vous adresse quelque chose à ce sujet. M . Suard a eu l'obligeance de me faire demander par notre amie de ne pas oublier le Publiciste. Mais sous le nouveau directeur qu'on lui a donné, i l me p a r a î t difficile de le servir (3).

A propos de ce nouveau directeur, vous ai-je dit combien un article de sa façon m'avait paru plaisant, c'est le long article sur les gens de lettres, dans lequel i l veut prouver qu'il ne faut plus juger aujourd'hui les gens de lettres sur ce qu'ils ont fait, mais sur ce qu'ils auraient dû faire, que les ouvrages sont deve- nus impossibles et qu'ils peuvent tout au plus au bout de leur carrière publier des œuvres en rassemblant les articles de cir- constances qu'ils ont fait à bâtons rompus. Je savais bien que

(1) Elzéar de Sabran.

(2) Essais de morale et de politique ; Paris, Nicolle, 1806.

(3) A la suite de son attitude au moment de l'exécution du duc d'Enghien.

Soiard s'était vu retirer la direction du Publiciste, qui avait été donnée à Lacretelle aîné. Mais le gouvernement impérial avait tout de même laissé a Suardv proprié- taire du Publiciste, les huit douzièmes des revenus du Journal.

(17)

L E T T R E S A C L A U D E HOCHET 209 tous les auteurs se faisaient une poétique en raison des talents qu'ils avaient ou n'avaient pas, et que L a Motte écrivait dans ses préfaces en faveur des tragédies en prose. Mais c'est la première fois qu'on a fait une poétique négative, en faveur des auteurs qui n'ont rien écrit. Peut-être au reste l'idée vient [elle]

de plus haut; et en effet ces auteurs négatifs me paraissent les seuls convenables à certain régime.

Ce 31 octobre.

Je reprends ma. lettre le lendemain de la représentation de Mérope, pour vous envoyer mon feuilleton. L'entreprise a par- faitement réussi. Il y a eu un ensemble merveilleux pour une troupe de société. Mérope, Polyphonte, Egisthe et Narbas ont parfaitement joué. Mm e de St. a beaucoup surpassé ce que j'espé- rais d'elle. Elle a eu des moments de sensibilité admirables.

L'amitié ne m'a jamais aveuglé, et j ' a i souvent gémi de ce qu'elle ne faisait que me disposer à juger au fond de mon cœur mes amis plus sévèrement, parce que je les regarde comme partie de moi-même. Ainsi je suis bien sûr de n'être nullement partial, et je crois t r è s sérieusement que notre amie a un talent fort supérieur à aucune des actrices actuelles, Mlle Duchesnois compris. Egisthe n'a pas d'habitude du théâtre, mais i l a une simplicité et une émotion charmantes. Polyphonte que j'allais, comme vous le verrez par la première lettre dont j ' a i fait un P (1), nommer du nom de son métier, ce qui aurait été aussi équivoque qu'inconvenable, a beaucoup de la manière de Lafon dans ses beaux moments, et deviendrait beaucoup meilleur que lui, s'il avait du travail et de l'habitude. Comme vous êtes un peu Parisien, .vous prendrez peut-être mon jugement pour l'ad- miration d'un provincial, mais i l n'en est rien.

Adieu, mon cher ami. Je finis ma lettre pour ne pas faire une enveloppe. Je reçois d'ailleurs une nouvelle qui m'afflige.

Une femme de beaucoup d'esprit, que j'avais connue intimement dans ma jeunesse, et que j'avais tendrement aimée, vient de mourir. M . Suard la connaissait aussi. C'est Mme Charrière de Tuyll, auteur de Caliste. Depuis un an, c'est la quatrième per-

(1) La première lettre a été ai bien corrigée qu'on ne saurait deviner M

qu'avait d'abord écrit Benjamin. .

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210 L A R E V U E

sonne amie que je vois mourir. L e monde se dépeuple pour moi (1) avant le [temps i l me semble (?)] (2).

Dôle, 5 février 1806.

Deux raisons t r è s différentes, mon ami, m'ont empêché de vous répondre, et à plus forte raison de vous envoyer les diverses choses que vous me demandiez. D'abord les répétitions de Mahomet m'ont pris un temps du diable. J'ai vu que le rôle de Zopire était difficile, même sur le théâtre, et je ne m'étonne pas que personne ne veuille le jouer en réalité. Celui d'Omar est bien plus aisé. E n fait une maladie subite de mon père m'a fait tout quitter pour venir i c i en hâte et j ' y suis depuis quel- ques jours. Je l'ai trouvé hors de danger, mais faible encore, et se remettant avec peine, ce qui n'est pas étonnant à quatre- vingts ans. Je ne le quitterai que rassuré sur son état, qui, sans ê t r e inquiétant, ne me satisfait pas encore. Cette triste raison m'a fait partir de Genève sans arranger aucune de mes affaires, de sorte que je suis obligé d'y retourner, ce qui est assez piquant pour un homme qui veut incessamment aller à Paris. Je me trouve ici sur la route, ayant t r a v e r s é toutes les montagnes, et i l faut que je les repasse, pour les repasser encore.

Je vous avoue qn'Alphonsine (3) m'a paru au-dessous de toute critique. C'est un mauvais mélange d'imitation de Robinson Crusoé, de Mme Radcliffe, de la morale des pères du désert, et des anecdotes des mauvais lieux. I l n'y a qu'un carac- t è r e bien tracé, c'est celui de Léonore, et l'on voit que Mme de Genlis connaît à fond l'original. Ce serait son portrait fidèle, si vers la fin Léonore ne faisait quelques bonnes actions dont Mme de Genlis est incapable. I l y a de plus un épisode en style de Gil Blas, celui de la vieille femme hydropique qui se fait passer pour grosse et fait tourner la tête à un page. Rien de plus curieux que la gaîté avec laquelle Mme de Genlis raconte les tours de cette vieille femme. On voit que c'est un vieux liber- tin qui se plaît à se rappeler ses fredaines. Mme de Genlis a trouvé un plaisant moyen d'écrire sa propre histoire. C'est d'en

(1) Cf. Journal intima, p. 240. Les trois autres personnes amies, mortes dans l'année, étalent : Huber. le marquis de Blacons et Julie Talma.

<2) Déchirure dans le papier.

(3) Roman de Mlle de Genlis, qui venait de paraître chez Nioolle. Le JPuWi- ciste en avait donné, les 10 et 11 janvier, un compte rendu détaillé et assez élogieux, mats 11 me semble bien reconnaîtra la griffe de Constant dans une Lettrs au rédacteur du « Pubticiste », publiée dans le numéro du 4 février.

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L E T T R E S A C L A U D E HOCHET. 211 p r ê t e r les aventures aux personnages les plus dépravés de ses romans, et puis d'y coudre un peu de morale, pour nous faire croire qu'elle ne parle pas d'elle. Mais son ton même la" décèle.

On voit qu'elle se complaît dans ces détails, elle les développe avec amour, et l'on reconnaît à chaque phrase le héros dans l'écrivain, Que dirai-je de cette éducation faite dans une caverne, moyen sûr et commode d'éviter toute contradiction, et de cette poudre à la mousseline des Indes, qui tient lieu d'amour et engage l'héroïne à se faire faire un enfant ? J'aimerais autant des faiblesses plus simples, et que l'on prît la route commune pour arriver à ce résultat. Il y aurait des reproches plus graves à faire à Mme de Genlis si l'on pouvait traiter sérieusement cette détestable production. Son système est de nous présenter le vice entouré de dégoût, pour nous le rendre odieux : mais ce moyen a l'inconvénient de souiller l'imagination, de flétrir le cœur, d'initier les jeunes gens à qui ce livre est destiné dans toutes les parties basses et honteuses de la nature. J'aimerais autant établir mon fils à Bicêtre pour lui inspirer l'horreur du vol, ou une jeune vierge parmi des filles pour lui faire h a ï r le libertinage. Mme de Genlis ne séduit pas par ses descriptions, mais elle salit, et je crois ce dernier effet plus funeste que l'autre.

Je n'ai pu me procurer le second chef-d'œuvre qui a illustré la fin de 1805, je veux parler de l'ouvrage de M . Molé. I l m'a paru, d'après ce que j'en ai vu dans les journaux, que c'était un homme qui se présentait comme supérieur à son sujet, qui affectait un grand dédain pour la métaphysique, en se jetant dans une métaphysique t r è s abstruse, qui appelait ses idées la nature des choses, et les idées des autres l'erreur, le tout en style imit4 de Chateaubriand qui a formé une école qui tient plus de la musique que de la littérature, car ce sont des mots assez harmonieux qui tantôt n'ont aucun sens, tantôt n'en ont qu'un vague, comme le motif d'une sonate. Il y a longtemps que j ' a i proposé d'intituler les ouvrages de cette école Sonates sur tel objet. Celui de M . Molé serait intitulé Sonates sur le despotisme. Ce qu'il y a de clair dans ce dernier, c'est qu'il a eu envie de faire une bassesse avec dignité et i l est résulté de là je ne sais quel mélange de servilité fière et d'adulation mélan- colique qui a quelque chose d'assez piquant. Avec tout cela je crains qu'on ne se souvienne pas longtemps de son livre, et que

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ces messieurs n'en soient pour leur musique. On devrait leur donner des places non pas à l'Institut mais dans les chœurs. .

Adieu, mon cher. Je cause tant que je puis avec vous mais mon papier se refuse à une plus longue causerie. Je vous aime et vous embrasse. Je serai à Genève dans huit jours.

Coppet, ce 23 février 1806.

Je suppose, mon cher ami, que vous avez reçu ma lettre de Dôle. Rousselin (1) m'en a adressé une chez mon père, et i l n'a pu savoir que j ' y étais que par vous. Cependant je ne veux pas attendre votre réponse à ma lettre pour vous remercier de l'envoi de la Correspondance de Mme du Châtelet (2). L a notice qui la précède m'a fait un extrême plaisir. Elle est remplie d'intérêt, de grâce et d'esprit, et vous y avez peint avec une vérité merveilleuse, les rapports de Voltaire avec Mme du Châ- telet, et le besoin que ces deux êtres extraordinaires avaient l'un pour l'autre. Il y a dans la correspondance elle-même une telle vérité, on retrouve si bien dans les lettres de Mme du Châ- telet, dans son occupation passionnée de tout cè qui regardait Voltaire, et dans ses fureurs au moindre retard, au moindre oubli, au moindre refroidissement, le dévouement et l'exigence des femmes, que c'est une lecture des plus piquantes qu'il soit possible de faire.

On joue toujours la tragédie i c i , et avec un succès toujours croissant. Mme de St. a joué Alzire admirablement. Je me pré- pare à jouer Zopire pour la seconde fois, malgré ma poitrine que mon voyage à travers les neiges a abîmée, et qui ne veut pas se remettre. Tout cela finira au mois d'avril. Je me laisse tellement entraîner d'un jour à l'autre que je doute fort que je quitte Genève avant cette époque. Alors, comme Prosper retour- nera aussi à Paris, j ' e s p è r e que nous recommencerons nos dîners, avec Piscatory, et je m'en fais une vraie fête.

Genève, ce 27 mars (1806).

Je vous remercie de votre lettre, mon cher ami, et quoique j'aie été très malade, et que je le sois encore assez, je veux vous

(1) Rousselin de Saint-Albin. L a Bibliothèque nationale a récemment acquis un lot de lettres de B . Constant & Rousselin ; ce «ont, pour la plupart, de très brefs billets.

(2) Hochet venait de publier les lettres de la marquise du Châtelet au comte d'Argental. avec deux notices biographiques.

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L E T T R E S A C L A U D E HOCHET 213 donner le bel exemple de répondre tout de suite. Notre amie vous écrira par Prosper qui part la semaine prochaine. Elle entrera dans le détail de ses affaires et de ses projets, ainsi je ne vous en parle point. M a maladie a dérangé tous les miens. I l me reste d'une grippe de six semaines beaucoup de douleurs dans la poitrine et une toux continuelle. J'espère que l'air de la campagne où j ' i r a i passer quelques jours après le 1" avril me remettra rapidement. Cependant je doute que je sois à Paris avant six semaines.

Je ne connais l'Epître (1) que par des morceaux cités dans la revue, mais ce que j'en connais me donne un vrai regret de l'article du Publiciste, qui m'avait paru charmant, quand je ne connaissais que l'article seul. Vous savez si je suis partial pour l'auteur. Je n'ai pas à me louer de l u i ; mais je juge l'ouvrage indépendamment de l'homme, et, bien que je désapprouve comme je le dois les traits hardis qui lui ont attiré des signes éclatants de défaveur, je ne puis méconnaître dans l'ouvrage plusieurs genres de mérite, et un sentiment d'impatience géné- reuse, digne d'estime. Faites-nous le* plaisir de nous envoyer cette Epître par la poste, le plus tôt possible. Pardon de vous donner cette peine : mais je crains en m'adressant à un libraire que l'édition ne soit épuisée et qu'il ne puisse pas m'en procurer.

Nous avons une immense impatience de l'avoir.

Tous nos divertissements d'hiver sont finis, ou vont finir.

J'ai dit divertissements, et j'aurais dû dire dédommagements, et dédommagements bien imparfaits. On joue Phèdre lundi pro- chain pour la clôture. h'Agar, qui a été jouée, n'était ni celle de Lemercier, n i celle de Mme de Genlis, mais une faite ad hoc, et dans laquelle la petite Albertine (2) a joué parfaitement. L'état de ma poitrine m'a empêché de rejouer Zopire. Mais je récite de temps en temps quelques parties de mon rôle tout bas.

J'ai commencé ce matin les Mémoires (3) de Louis X I V . Il m'est bien difficile de croire que tout soit de lui. Il y a des phra- ses d'homme de lettres. Quoi je n'en sois encore qu'à la tren- tième page, j ' e n ai déjà remarqué plusieurs, une entre autres

<1) L'Epitre à Voltaire de Marie-Joseph Chénier. lie Publiciste en avait fait, le 16 mars, un compte rendu assez sévère.

(2) Dans l'interligne, entre parenthèses : duohessi d* BrogUe, d'une autre main. -

(3) Les Mémoires de Louis XIV, composés pour U Grand Dauphin, venaient de paraître chez Nioolle.

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sur les délicatesses de l'amour de l a gloire, ou i l y a un si j'ose le dire et une recherche qui sentent tout à fait l'écrivain, et point le roi. Ce n'est pas que je révoque en doute l'authenticité des Mémoires, mais leur arrangement et leur correction actuelle/

L a théorie du despotisme qui s'y trouve assez bien exposée repose toujours sur l'éternelle pétition de principes de ces mes- sieurs. Us supposent qu'il n'y a d'alternative qu'entre le despo- tisme d'un seul et celui de plusieurs, et ils concluent que le pre- mier vaut mieux. N u l doute, mais i l pourrait n'y avoir n i l'un n i l'autre.

Adieu, mon cher ami. Je suis bien impatient de me retrouver bien portant pour vous aller revoir. Car je commence à trouver mon absence de Paris et plus encore mon séjour ici passable- ment long. Je vous embrasse.

Gêner*, ce 19 avril 180«.

Je profite de l'occasion d'Eugène (1), mon cher ami, pour vous écrire quelques mots. J'ai reçu et lu avec un grand plaisir l'Epître de Chémer. Ces*bien dommage qu'il ait débuté par des plaisanteries triviales et qui sont devenues de mauvais goût (2).

Ce n'est plus comme cela qu'il faut attaquer ces choses, dont i l y a une partie indestructible parce qu'elle a sa source dans notre nature et dans nos besoins. Mais, nonobstant ce défaut qui revient plusieurs fois dans l'Epître, c'est une t r è s belle poésie et c'est une t r è s belle action. I l faut savoir gré des belles actions à ceux même dont le caractère n'est pas tout d'une pièce. Dieu sait que je suis désintéressé en disant ceci, car je n'ai pas à compter sur l'amitié de Chénier.

Notre amie part aujourd'hui. Elle va à Lyon, et de là à Auxerre. J'aime à croire qu'elle réussira, au moins dans une partie de ses réclamations. J'attends ici ses premières nouvelles.

M a maladie de cet hiver, que j ' a i crue pendant quelque .temps une véritable maladie de poitrine, a tellement prolongé mon séjour ici que tous mes projets ont été changés. Je suppose cependant que je vous verrai dans deux mois.

L a guerre va se rallumer, à ce qu'il semble, sur le continent.

Le roi de Prusse a choisi entre deux guerres celle où i l aura la France pour alliée. C'est un homme dont i l sera notablement

(1) Joseph Ufcinet, d,tt Eugène, factotum de Mme de Staël.

(2) Cf. Journal intime, p. 241.

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L E T T R E S A C L A U D E HOCHET 215

parlé dans l'histoire que le roi de Prusse. C'est, je crois, le pre- mier conquérant par peur qui ait existé. Tous -les mois nous l u i disons : tu envahiras une province ou nous te faisons pendre, et i l envahit.

J'ai été bien content d'un discours du tribun Pictet, où i l s'élève avec courage en faveur des chevaux écrasés par de trop lourdes charrettes. Cela tient à son système de faire tou- jours le plus de bien possible dans une situation donnée. Le Tribunat ne pouvant plus réclamer les droits des hommes (1), i l s'est retranché à réclamer les droits des chevaux.

Je réponds en hâte, cher Hochet, à votre bonne et excellente amie. Ce sera^une des plus grandes consolations qu'elle puisse recevoir. Songez à présent que je n'aurai plus de vos nouvelles que directement, et que j ' a i besoin d'en avoir. Adressez à Genève d'où l'on m'enverra mes lettres.

DOle, 13 juillet (1807).

Je réponds en hâte, cher Hochet à votre bonne et excellente lettre. Vous en aurez reçu une seconde de moi qui vous aura prouvé le prix que je mettais à notre amitié. I l me semble qu'à présent elle est à l'abri de toute atteinte, et je ne reviens plus sur un sujet qu'il m'est pénible de traiter.

Je serai à Coppet la semaine prochaine. Y resterai-je ? j ' e n doute. L'avenir n'est plus supportable, et cette manière de dominer en menaçant de se faire du mal finit pas s'user ; car elle ôte à celui qui y cède toute propriété de lui-même. Il n'y a pas de raison pour qu'on ne me fasse pas aller à la Chine, en me faisant écrire qu'on a bu trente gouttes de laudanum (2).

Quant au détour que j ' a i pris pour venir i c i , je n'ai point voulu en faire mystère à vous, mais je croyais nécessaire à la personne flue j'accompagnais de n'en pas parler. Ce voyage d'ailleurs ne pouvait mener à rien, puisque j'avais donné ma parole d'honneur d'aller à Coppet ; quant à l'avenir :

Caliginosa nocte premit Deus (3).

Ce qu'il y a de sûr, c'est que j ' a i pour la personne en ques-

(1) Benjamin avait été éliminé de cette assemblée pour l'avoir essayé.

(2) Oe que Sainte-Beuve, assez drôlement d'ailleurs, appelait : la dose de Coppet.

(3) Dieu l'enveloppe dans une nuit obscur*.

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tion une tendre et éternelle affection, et que je ne connais pas de caractère plus angélique (1).

Mais j ' a i pour notre amie, car elle l'est et doit l'être encore, un sentiment profond qui fait le tourment de ma vie, et qui me rend son bonheur plus nécessaire que le mien.

Adieu, mon ami. Je ne serais plus ici pour recevoir votre réponse, mais adressez-la à Lausanne chez Mme de Nassau, en ajoutant Canton de Vaud en Suisse.

16 juillet 1807.

Je remets cette lettre, mon cher Hochet, à M . Roujoux, sous-préfet de Dôle, qui va à Paris pour une affaire qu'il a à traiter auprès du Conseil d'Etat. Il vous l'expliquera, et je na doute pas que vous ne puissiez lui donner de t r è s bons conseils.

Sa "cause est éminemment juste, et i l me semble qu'il est de l'intérêt public qu'il obtienne justice. Enfin, mon père lui a des obligations, et ce me sera un vrai bonheur de lui en témoigner ma reconnaissance.

Je voudrais bien m'en tenir là, et ne plus vous entretenir de ma situation qui est déplorable. Imaginez-vous qu'après neuf jours de séjour ici, chez un père de quatre-vingt-deux ans, Schlegel est venu, de la part de notre amie, me déclarer que si je ne repartais pas avec lui, elle allait arriver, quitter Mme Réca- mier, s'empoisonner, que sais-je ? Ce qu'il y a de plus triste, c'est que je lui avais mandé que je voulais donner à mon père quinze jours et que c'est pour cinq ou six qu'elle me fait tous ces éclats et remplit l'univers de son désespoir et de ma perfidie.

Je ne saurais vous peindre l'angoisse et tous les sentiments pénibles dont cette conduite m'a rempli. L a vie n'est pas tenable avec çe despotisme, et les dernières affections, que je conserve comme un reste précieux de douze années, s'affaissent, sous ce poids à la fois si lourd et si agité, d'une tyrannie qui n'est accessible ni à la raison, n i à la pitié. M a santé ne lui était de rien à Paris, ici le repos de mon père et l'idée de me laisser remplir des devoirs que j ' a i souvent négligés ' pour elle, ne l'arrêtent pas un instant.

Schlegel est absolument fou, d'une folie qui n'est pas sans

(1) Il s'agit de Charlotte de Hardenberg, que Benjamin devait épouser l'année suivante.

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L E T T R E S A CLAUDE HOCHET 217 noblesse et sans désintéressement, mais qui voit dans la volonté de Mme de S. la fatalité à laquelle i l trouve atroce que tout ne cède pas à l'instant. Il me disait hier de bonne foi qu'un père n'était rien quand i l était question d'épargner deux heures de peine à une amie divine, que le repos, la convenance, la liberté étaient des choses extérieures qui ne tenaient point à la vie, parce que la vie était dans le cœur, que lorsqu'on avait ren- contré un être surnaturel, on était trop heureux de lui immoler la célébrité et la considération personnelle qu'on aurait pu acqué- r i r , que la stabilité n'était pas dans les séjours, mais dans l'âme, qu'on pouvait se sentir toujours chez soi, en voyageant toute sa vie, parce qu'on portait son chez soi dans son propre cœur ; enfin c'est un mélange d'enthousiasme, de sophisme et de stoï- cisme pour les autres qui me fait tourner la tête, parce que tout cela est accompagné du tableau de ce qu'elle souffre et que ce tableau, exagéré ou non, me déchire et me rend fou.

A Monsieur Hochet, secrétaire de la Commission du conten- tieux près le ministère de S. E. le Grand Juge, rue Saint- Honoré, n" 363, à Paris.

Lausanne, ce 30 juillet 1807.

(Cachet postal : 30 germinal, a n X I I . )

Je trouve, en arrivant, mon cher Hochet, votre lettre du 20.

Je désirerais beaucoup, s'il en est encore temps, que notre amie ne sût pas que je vous ai écrit l'expédition de Schlegel. Elle souffre surtout de l'idée qu'on connaît l'espèce d'insistance qu'elle a mise vis-à-vis de moi, et je voudrais lui épargner au moins tous les sentiments pénibles qu'il est en mon pouvoir de lui épargner.

Depuis ma dernière lettre, nous avons vécu comme aupara- vant, tristement, mais paisiblement. Une nuée de Genevois inon- dait Coppét pour voir Mme Récamier et cet ennui était une interruption à toute autre chose. Elle est partie avec Juliette pour les glaciers (1), et moi je suis venu ici, où je compte rester quelque temps. Elle y viendra passer trois semaines dans cinq ou six jours.

(1) Sur cette excursion a Chamonlx, voir P. K O H L E E , JSfm» de Staël et la Uuiste, p. 16t.

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(26)

218 L A R E V U E

Juliette a été t r è s affectée de la mort du pauvre Alphonse.

S a douleur est douce et naturelle, mais sa santé en souffre, et je suis assez inquiet pour elle. Elle tâche de se distraire plus qu'elle n'y réussit. Le voyage des glaciers lui fera du bien. Notre amie m'a prévenu qu'elle m'avait fait une espèce de tracasserie avec vous. Elle doit, si j ' a i bien compris des phrases assez obs- cures, vous avoir mandé à peu p r è s qu'elle était sûre que vous m'aviez montré un billet de Prosper. Elle m'a soutenu à moi- même que j'avais cité à Schlégel une lettre de Prosper où se trouvait le mot feuilletonner. I l n'y a pas un mot de vrai, et je ne savais pas même l'existence du mot feuilletonner 'avant qu'elle m'en p a r l â t . Mais dans l'agitation où elle est quelque- fois, elle se trompe sur sa mémoire d'une façon bizarre et fâcheuse. Je vous dis cela, mon ami, comme un fait, et non comme une justification. Nous n'en sommes plus là, vis-à-vis l'un de l'autre.

Vous avez eu raison de croire que, pendant ces jours d'orage, je pensais peu aux affaires publiques. Je m'y ré-intéresse depuis que je reprends du calme. Cette paix et la manière rapide dont elle s'est conclue, Alexandre commandant les manœuvres des troupes françaises, etc., etc.. tout cela a son genre de merveil- leux. Mais ce qui est plus merveilleux que tout, c'est le génie de notre Empereur, qui semble avoir fait faire ses ennemis, à plai- sir, et comme i l lui convenait. (1)

Adieu, mon cher ami. Votre lettre m'a fait un bien v i f plai- sir. Je vous suis attaché pour la vie et sans réserve. Mandez-moi, je vous prie, où en est l'affaire dont vous m'avez parlé avant mon départ, et qui m'intéresse vivement puisqu'elle vous regarde.

N'entrez pas dans des détails qui vous ennuieraient, mais dites- moi seulement si vous êtes content de la tournure qu'elle a prise.

J ' a i besoin de le savoir, comme de savoir toujours que vous êtes tranquille et aussi heureux que la vie le comporte.

Je vous embrasse tendrement.

Lausanne, ce 10 août 1807.

Votre lettre du 29 juillet, mon cher Hochet, m'a surpris et affligé, surpris en ce que, sans me le dire, vous paraissez croire que j ' a i pris mon parti de laisser à notre amie des impressions

(1) La paix de Tllsltt.

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L E T T R E S A C L A U D E HOCHET 219

défavorables sur vos sentiments à son égard, et que, satisfait de ce que vous appeliez notre rapprochement, je me consolerais sans peine, quand même ce rapprochement vous eût enlevé une partie de son amitié ; affligé, parce que je sens que votre intérêt pour moi a été la cause de son injustice envers vous. J'aurais désiré pouvoir lui montrer votre lettre, dont plusieurs phrases au- raient produit une t r è s bonne impression. Mais i l y en a une qui me l'a rendu tout à fait impossible. A u sujet des garanties à donner, selon vous, aux biens dont vous parlez, vous ajoutez qu'il n'y a plus que des considérations de la plus fausse et de l a plus misérable vanité, qui puissent prévaloir contre les puissants motifs qu'elle doit avoir de donner ces garanties. Elle ne vous eût jamais pardonné cette phrase. Notre amie est un composé de toutes les qualités et de tous les charmes : mais elle se fait une théorie, d'après ce qu'elle croit lui convenir, et lorsqu'on attaque sa théorie, elle prend cela pour des personnalités. D'ailleurs ces garanties auxquelles vous faites allusion, on a pu croire que je les désirais, et que mon but était d'y arriver. Mais Dieu m'est témoin que j'éprouve un sentiment tout contraire. Je n'entre pas dans le développement des motifs qui me font penser ainsi.

Il suffirait que notre amie considérât, à tort ou à raison, ces garanties comme pouvant lui nuire, pour quetje fusse décidé, non seulement à ne les pas demander, mais à ne les accepter jamais. Je ne nie point que cette disposition de notre amie ne me place dans une situation bizarre. Elle dit actuellement à qui veut l'entendre que si je l'exigeais, et plutôt que de renoncer à moi, elle préférerait m'épouser. Mais elle me dit en même temps que les haines que mes opinions m'ont attirées rendraient tout mariage entre nous un grand inconvénient pour elle, qu'elle n'aurait plus d'asile, ses enfants plus de carrière, que sa place dans la société serait diminuée, etc., de sorte que le résultat d'une réunion pareille serait de la voir attribuant tout ce qui pourrait nous arriver de fâcheux à une exigence de ma part qu'elle appellerait indélicate et ingénéreuse. Ainsi, par cette double conversation, et par la douleur qu'elle manifeste, je suis menacé de passer pour un monstre si je m'éloigne, pour un homme égoïste si je l'épouse, tandis que la tristesse et le décou- ragement qui résultent de mon sentiment intime me sont repro- chés avec des larmes amères, et de cruelles insinuations.

Vous voyez, mon cher ami, que vos félicitations étaient pour

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le moins prématurées. J'ai revu notre amie, j ' a i retrouvé son esprit, sa grâce, toutes ses séductions, son affection dévouée pourvu qu'elle soit satisfaite, enfin tout son charme : mais dans tout cela, je ne vois rien pour l'avenir. Une défiance, peut-être méritée à quelques égards, a pris racine dans son cœur. Elle démêle facilement ce que j'éprouve, et m'accuse tour à tour de dissimulation et de dureté. Enfin, je le répète, l'avenir est plus que jamais couvert pour moi d'une nuit obscure. Tantôt je veux me résigner en entier, et je suis troublé dans cette intention parce que ma résignation m'étant pénible, ma tristesse est punie par des reproches amers. Tantôt je me dis que je devrais accepter ce mariage que l'on m'offre pourvu que je l'exige, et je me retrace combien ma vie serait empoisonnée en voyant ce mariage considéré comme la cause de tous les malheurs qui pour- raient nous arriver. D'autres fois je voudrais disparaître tout à fait, m'ensevelir je ne sais où, à la Trappe, si j ' é t a i s catholique, et oublier le monde où j ' a i tant souffert, et, dit-on, tant fait souffrir. Enfin, je jette quelquefois des regards vers une autre destinée, et je souffre d'une autre manière.

Pour cette fois, cher Hochet, que tout ceci soit bien entre nous. Vos discussions avec notre amie sont terminées. Je ne vous écris que p^irce que j ' a i besoin d'épancher avec vous un cœur froissé de toutes parts ; quoi qu'il arrive, ne dites jamais rien contre notre amie. Je crois bien qu'il y a de sa faute dans la douleur que nos relations nous causent à tous deux. Mais i l y a sûrement beaucoup aussi de mon caractère. Je n'ai pas besoin d'être justifié, quoi qu'il arrive. Je suis découragé de mon existence, et je n'aurai plus rien à demander aux hommes, si je me retrouve à quarante ans n'ayant su profiter d'aucun des dons de la nature, et forcé de briser la plus profonde affection du cœur. Ce qui me tourmente plus que tout, c'est qu'il m'est dé- montré que je fais plus de mal que de bien à notre amie : et je n'ai pas même la consolation de penser qu'elle est heureuse de ce que je souffre pour elle.

Adieu, mon ami. Toutes mes idées sont bien vagues. Je ne travaille plus. Je dispute, je m'irrite, je m'attendris, et je ne parviens ni à être convaincu ni à convaincre. Ecrivez-moi, dites- moi que vous m'aimez. C'est une des consolations en bien petit nombre qui me restent encore.

(A suivre.) B E N J A M I N C O N S T A N T .

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