Du projet scientifique des Lumières aux géographies nationales.
France, Prusse et Grande-Bretagne (1780-1860)
Thèse pour l'obtention du Doctorat de géographie Présentée et soutenue publiquement le 17 novembre 2014
Laura Péaud
Membres du jury :
Henri Desbois, Maître de conférences HDR à l'Université Paris Ouest Nanterre la Défense (rapporteur)
Isabelle Lefort, Professeur de géographie à l'Université Lyon 2 (directrice) Ulrich Päßler, wissenschaftlicher Mitarbeiter à l'Université Humboldt de Berlin
Philippe Pelletier, Professeur de géographie à l'Université Lumière Lyon 2 (président) Université Lumière Lyon 2
Université de Lyon
École Doctorale Sciences Sociales 483 ScSo
UMR 5600 « Environnement Ville Société »
À la mémoire d'Isabelle Thomas-Pottier
Remerciements
Même si le travail de recherche est solitaire, cette thèse n'aurait jamais pu voir le jour sans le concours de nombreuses personnes que je tiens à remercier particulièrement.
Comme l'écrit Alexander von Humboldt à son ami le peintre François Gérard, « on ne travaille bien que là où d’autres travaillent mieux autour de vous ». En vertu de cette belle devise, je remercie très sincèrement ma directrice de thèse, Isabelle Lefort, grâce à qui j'ai appris à me construire en tant que jeune chercheuse. J'ai tout particulièrement apprécié sa disponibilité scientifique et humaine, qui ne s'est jamais démentie au fil de l'avancement de cette thèse, et sa bienveillance. Je la remercie aussi pour m'avoir guidée vers des voies aussi riches qu'inattendues, tout en m'ayant permis, et cela est infiniment précieux, de rester profondément libre.
Je tiens à remercier ensuite les membres du jury, qui ont accepté de prendre le temps de lire et d'évaluer mes recherches. Merci à Philippe Pelletier d'avoir accepté d'être président du jury, à Henri Desbois et Jean-Yves Puyo d'êtres les rapporteurs de ce travail et à Ulrich Päßler d'avoir fait le déplacement depuis Berlin.
Je remercie le CIERA (Centre interdisciplinaire d'études et de recherche sur l'Allemagne) qui m'a fait bénéficier de financements grâce auxquels j'ai pu réaliser un séjour long à Berlin.
Ich möchte meinen deutschen Freunden und Kollegen danken. Ich danke die Forscher der Berlin-Brandenburgische Akademie der Wissenschaften für ihre Nettigkeit, Ansprechbarkeit und ihre ewige gute Laune : die nette Kaffepause kann ich nie vergessen ! Dank Eberhard Knobloch, Ingo Schwarz, Regina Mikosch, Romy Werther, Thomas Schmuck und Ulrich Päßler waren meine Berliner Aufenthalte sehr angenehm. Ich danke auch sehr herzlich Ann-Christine und Johannes für ihre Freundlichkeit : Bier, Kaffee, Pancakes und schöne Wanderungen waren eine sehr gute Hilfe !
Je dois des remerciements à plusieurs de mes professeurs, sans qui je n'aurais pas eu le goût de la géographie, de l'histoire et des lettres. Merci tout d'abord à Alice Schégerin, que j'ai retrouvée avec plaisir il y a quelques mois. Mes pensées vont tout spécialement à Isabelle Thomas-Pottier, qui m'a prodigué des précieux conseils. Merci à mes professeurs d'hypokhâgne et de khâgne du lycée Guist'hau à Nantes. Merci à Yves Touchefeu pour sa très grande bienveillance. Merci à Robert Cheize pour m'avoir fait découvrir et aimer la géographie. Merci surtout à Gilles Candar pour son extrême gentillesse, sa passion pour l'histoire, qu'il a réussie à me transmettre et que j'essaie de développer, et son amour des bonnes choses ! Je tiens aussi à remercier Myriam Houssay-Holzschuch, qui m'a convaincue de l'intérêt de se poser des questions sur ce qu'on fait et m'a encouragée dans la voie des recherches en histoire de la géographie.
Les séances de travail à Bron-sur-mer n'auraient pas été les mêmes sans la joyeuse bande qui a animé l'IRG ces dernières années. Un énorme merci à Pascale, ma grande sœur de thèse avec qui j'ai pu régulièrement exprimer mes doutes scientifiques et pédagogiques, autour d'un thé et de quelques douceurs ! Merci à Quentin, joyeux luron grâce à qui je me sentais moins seule dans mon champ épistémologique ! Un grand merci à tous les autres, Adrien, Clémentine, Jérôme, François, Ferréol, pour leur bonne humeur quotidienne. Un remerciement tout spécial à Anne-Laure, notre gestionnaire- ange gardien de Bron !
Je remercie très chaleureusement ma dream team de relecteurs de thèse : un grand merci à tous
ceux qui ont pris du temps, parfois sur leurs vacances, pour relire un morceau de ce travail.
Disponibilité, efficacité et bienveillance ont été les maîtres mots de ce travail à plusieurs : un trio gagnant ! Vous aurez les gâteaux au chocolat promis !
Une pensée va à mes amis, qui sont là depuis longtemps avant la thèse. Merci à Élodie et Élise, mes sœurs de cœur. Merci à mes Nantaises adorées : Amélie, Amandine, Karell, Maïlys, Élisabeth, Gwenaëlle. Un merci spécial à Amandine et Karell, mes thésardes préférées, pour n'avoir pas déserté pendant l'été ! Merci à la petite bande de Lyonnais, fidèle depuis les amphis de Bron, et qui continue de s'agrandir : Audrey, Sophie, Matthieu, Jean, François, Geoffroy, Marion, Maria, Louis, Louna et Calixte. Un merci particulier à Claire, Matthieu, Maria et François de m'avoir régulièrement prêté leur canapé lyonnais ! Merci aux Clermontois, notamment Corinne et Philippe. Pour terminer le tour de France, merci aux Toulousaings : merci à Nesrine pour les soirées en terrasse, merci à Céline pour les séances de sport salvatrices, merci aux copines de la chorale !
Je remercie ma maman, Marie, d'être toujours là quand j'ai besoin d'elle et plus encore. Je remercie ma sœur, Clémence, mon soleil brésilien, et Lucas. J'adresse une pensée à mes grands-mères, qui doivent être rassurées que j'aie enfin terminé mes études. Je remercie mon père, Jean-Jacques, pour m'avoir transmis la curiosité pour le monde qui nous entoure.
Un très grand merci enfin à Rémy, qui a supporté quotidiennement et patiemment mes errements existentiels de thésarde (parfois) en détresse et qui a toujours répondu présent.
À vous tous, je veux dire très sincèrement : Merci beaucoup ! Herzlichen Dank !
Cette thèse a été réalisée avec le soutien du CIERA (Centre interdisciplinaire d'études et de recherche
sur l'Allemagne) via le programme d'aide à la mobilité vers les pays germanophones.
Sommaire
Remerciements...4
Sommaire...7
Introduction générale...10
Introduction de la première partie...34
Chapitre 1. 1780-1815 : Pluralité et variété des savoirs géographiques...37
Chapitre 2. 1790-1815 : Affirmations nationales et augmentation de la demande de savoirs géographiques...68
Chapitre 3. L'information d'une discipline géographique naissante par le politique...96
Chapitre 4. Déclinaisons individuelles autour de l'ambition universaliste...143
Conclusion de la première partie...179
Introduction de la deuxième partie...184
Chapitre 5. La création de lieux dédiés aux savoirs géographiques...190
Chapitre 6. Les gestes du géographe : apparition et fixation progressive de figure(s) de géographes.250 Chapitre 7. Mettre géographiquement le monde en récit...298
Chapitre 8 : Entre Nationalgefühl et Universalismusgebot, positionnement et discours des géographes ...374
Conclusion de la deuxième partie...390
Introduction de la troisième partie...394
Chapitre 9. Entre résistance et délitement de l'exigence universaliste : la situation des savoirs géographiques au milieu du XIXème siècle...398
Chapitre 10. L'ambition coloniale comme horizon des savoirs géographiques ?...460
Chapitre 11. Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation...517
Conclusion de la troisième partie...561
Conclusion générale...566
Bibliographie...578
Annexes...598
Index...614
Table des figures...617
Table des matières...621
INTRODUCTION GENERALE
Introduction générale
Retour sur un épisode lisboète
Alors que je participais à Lisbonne à un colloque sur le thème très vaste et très riche de la
science coloniale en novembre, un épisode à la fois curieux et très intéressant s'est déroulé devant moi,
qui a contribué à renforcer mes choix de recherche. Je présentais à cette occasion une communication
dans une session portant sur les enjeux de cartographie, de détermination des frontières et, plus
généralement, des connaissances géographiques des territoires coloniaux. Une fois les présentations
achevées, un temps de questions permettait de prolonger les réflexions soulevées par les différents
intervenants. La discussion s'engagea alors sur le rôle et la place des savants en contexte colonial, en
particulier dans leur lien avec les instances politiques et militaires. Mais elle dépassa aussi, d'une façon
très naturelle et intéressante, le strict contexte colonial : la question fut ainsi déportée vers toutes les
situations dans lesquelles le monde scientifique se trouve en relation, plus ou moins étroite, avec le
monde du pouvoir (qu'il soit entendu au sens politique, militaire ou économique). Une interrogation, à
mon sens essentielle, émergea alors au fil de la discussion : au-delà du contexte colonial, qui constitue
sinon une forme de parangon des interactions entre science et savoir, comment peut-on, ou doit-on, en
tant que savant se situer par rapport au pouvoir ? Dans la mesure où, et les intervenants comme le
public présent dans la salle semblaient en être intimement convaincus, le politique et le scientifique
sont essentiellement connectés, comment en tant que chercheur parvenir à prendre conscience de cet
état de fait et à l'intégrer dans ses recherches ? Cela revient en définitive à questionner la posture à
adopter par le corps scientifique vis-à-vis de la situation de plus ou moins grande proximité dans
laquelle il se trouve par rapport au politique. Nous en étions là de nos interrogations lorsqu'une
chercheuse, d'âge mûr, prit la parole. Quelle ne fut pas ma surprise de l'entendre dire que, pour sa part,
elle ne se sentait absolument pas concernée par la discussion en cours, puisque, je rapporte ses propos
de mémoire, elle n'avait jamais fait ses recherches avec le champ politique, que celui-ci n'avait
strictement rien à faire avec sa pratique de recherche et qu'elle parvenait sans peine à produire du
savoir « neutre », c'est-à-dire détaché de toute contingence politique voire même culturelle. Elle
finissait par mettre en cause la pertinence même de nos propos précédents : pourquoi s'intéresser aux
rapports entre science et politique, puisque ces deux sphères fonctionnent indépendamment ? Tel était
en substance le fond de sa pensée. Un échange de regards gênés s'en est suivi entre les différents
participants à la discussion, personne ne sachant réellement comment répondre à ce qui m'est apparu
comme la manifestation d'une naïveté que je ne soupçonnais pas au sein du corps scientifique. Sa
remarque était peut-être porteuse d'une très grande provocation, mais je crois plutôt, au contraire
qu'elle dénotait l'adhésion à l'évidence de la neutralité scientifique. Une neutralité qui a participé à la fabrication même de la science, dans la mesure où elle lui a historiquement servi de substrat.
Au-delà de l'étonnement évident suscité par de telles remarques, en particulier dans le cadre d'un colloque qui manifestement dans le choix de son thème mettait indubitablement l'accent sur les liens entre science et pouvoir, cette intervention a donné à ma propre réflexion du grain à moudre. Si j'étais déjà intimement convaincue de l'intérêt de mon objet d'étude, les relations entre savoirs géographiques et sphère politique, et sûre du bien-fondé et de la légitimité d'un tel objet, cet échange m'a confortée dans mon approche et démarche. Cette question des rapports entre savoir et pouvoir, maintes fois posée en histoire et en épistémologie des sciences (Foucault, 1975 ; Gauchet, 1985, 2003 ; Weber, 2002) mérite de continuer à être travaillée, en géographie. Cet épisode lisboète m'a apporté la preuve de l'importance qu'il y a aujourd'hui à réfléchir au contexte de production de la science, que ce contexte soit une situation coloniale ou non.
Écrire une thèse en histoire et en épistémologie de la géographie
Cet épisode lisboète m'a profondément décontenancée, mais m'a aussi permis d'asseoir la légitimité des interrogations scientifiques que je porte depuis plusieurs années. En ce sens, il a permis la vérification, à travers la continuation d'un processus réflexif sur mes propres pratiques, de ma posture scientifiques et a largement contribué à affirmer et à assurer mon positionnement.
Retour sur un parcours de recherche
Pour commencer, cet épisode a balayé les doutes que je pouvais encore nourrir quant à la
légitimité de faire une thèse en histoire et en épistémologie de la géographie. Car cette posture m'est
toujours apparue comme relativement inconfortable, bien que parfaitement assumée. En dépit d'un
cursus en géographie, mon appétence pour l'histoire me place dans une position d'entre-deux qui
suscite parfois dans la sphère académique une certaine réticence. Même si ce champ de recherche se
développe largement depuis plusieurs années, faire de l'histoire de sa discipline ferait dans une
certaine mesure sortir du champ de sa propre discipline. Et ce pour plusieurs raisons. D'une part, car la
géographie doit se préoccuper du temps présent, du contemporain ; elle s'est construite historiquement
sur cet horizon (Lefort, 2014), et dans une moindre part sur celui de la prospection, et laisse à sa rivale
l'histoire le champ du passé. D'autre part, et c'est particulièrement vrai pour la géographie française, la
discipline géographique fonde sa légitimité sur une pratique du terrain. Cette pratique constitue un
élément essentiel de structuration et d'identification de la géographie (Calbérac, 2010). De plus, si la
pratique réflexive s'impose peu à peu à la géographie, à l'instar des habitudes cultivées dans les autres
sciences humaines, elle demeure encore un habitus à affirmer. Pour ces raisons majeures, faire le choix
d'une thèse en histoire et en épistémologie de la géographie contribue encore, d'après les critères
énoncés plus haut, à me placer partiellement hors-champ. Hors de la pratique du terrain, car mes
recherches reposent sur un travail d'archives ; hors de l'horizon contemporain, car j'interroge un
moment passé ; hors de la dimension pratique fortement implantée en géographie, car je me situe sur une posture réflexive et critique.
Pour autant, il m'est apparu très tôt que faire de la géographie sans réfléchir à ce que recouvre ce terme, du point de vue des pratiques, des méthodes, de outils, des concepts, bref en prenant en compte tout l'outillage épistémologique et sociologique qui soutient et structure le savoir-faire disciplinaire contemporain, était vain et appauvrissait considérablement ce faire. En quelque sorte, il m'apparaissait nécessaire d'appréhender cette science en conscience, d'interroger ce qui fait son essence et comment elle fait science.
Mes propres réflexions s'inscrivent dans un certain renouveau historiographique au sein de la
discipline géographique française, bien visible depuis une vingtaine d'années, et amorcé depuis le
milieu du XX
èmesiècle. La sphère de la géographie française rattrape ainsi son retard sur le monde
anglophone, et même germanophone, bien plus habitués à réfléchir sur les modalités du faire
géographie. Ces deux sphères cultivent en effet une vraie tradition de la réflexivité et de
l'historicisation des pratiques géographiques (voir par exemple : Clout, 2009 ; Engelmann, 1983 ;
Livingstone, 2005 ; Schröder, 2011 ; Withers, 2007). Du côté français, quelques travaux portent sur la
dimension historique de la discipline, mais souvent de manière érudite (Broc, 1972). Et, mis à part
quelques pionniers, notamment Philippe Pinchemel (voir Pinchemel, 1988, 2005), l'intérêt pour les
questions historiques et épistémologiques ne se développe réellement qu'à la fin du XX
èmesiècle. Cet
intérêt prend appui sur quelques moments forts de la discipline : l'après 1870 pour Isabelle Lefort
(Lefort, 1992) et surtout le moment vidalien, qui constitue une période essentielle d'interrogations pour
les géographes, notamment pour Marie-Claire Robic (Robic, 2001) ou Olivier Orain (Orain, 2003). De
plus, un véritable courant de géohistoire apparaît, notamment grâce aux travaux novateurs et inspirants
de Christian Grataloup (Grataloup, 1996, 2007). La géographie se positionne ainsi progressivement
comme une science ayant une véritable légitimité à réfléchir elle-même à la manière dont elle produit
ses savoirs, sans laisser cette partie à l'histoire, à la sociologie ou à la philosophie (même si cette
habitude se nourrit bien sûr des relations fécondes entretenues avec ces champs). Les réflexions
historiques et épistémologiques se structurent peu à peu par leur institutionnalisation progressive : au
sein par exemple de l'équipe d'accueil E.H.G.O. (UMR Géographie-cité). Un développement
contemporain de ce type de recherche est également bien visible parmi les géographes français, en
particulier au sein de la jeune génération. Que ce soit sur des moments ou des courants géographiques,
je pense à la thèse de Gaëlle Hallair sur la Landschaftkunde de la fin du XIX
èmesiècle (Hallair, 2010),
sur des pratiques, par exemple à travers la thèse de Yann Calbérac sur le terrain (Calbérac, 2010), sur
des objets : Nicolas Canova s'est penché sur les liens entre géographie et musique (Canova, 2014), ou
encore sur des géographes, notamment le travail de Ségolène Débarre sur les géographes allemands de
la fin du XIX
èmesiècle (Débarre, 2011), les travaux en histoire et en épistémologie de la géographie se
multiplient ces dernières années, constituant pour certains une vogue historiographique (Robic,
2006(b)).
S'inscrire dans des préoccupations contemporaines
Sans constituer un déferlement, il est indéniable que les questionnements historiques et épistémologiques constituent désormais une vague de fond dans la géographie française contemporaine. Les thématiques de recherche actuelles et les grands courants qui traversent la discipline soutiennent mes recherches et forment des axes de réflexion tout à fait heuristiques.
Tout d'abord, je souscris à - et m'inscris pleinement dans - la montée en réflexivité constatée depuis plusieurs années en géographie, mais aussi dans l'ensemble de la sphère des sciences humaines et sociales. Cette injonction à réfléchir à ce que l'on fait procède d'un retour en grâce du sujet et, plus généralement, de la subjectivité dans les modalités de production scientifique. L'ère de la post- modernité revalorise le lien objet-sujet, et ce faisant, plutôt que de s'attacher à en démontrer la distance, elle vise au contraire à mettre à jour les relations complexes qui nouent le chercheur à son objet (De Certeau, 1990 ; Latour, 1989 ; Latour et Woolgar, 1996). Comprendre en effet comment l'on passe d'un sujet (compris au sens individuel comme collectif) à une production scientifique, ce qui se joue dans le passage de l'intentionnalité à l'effectivité me paraît en effet très riche de sens. Faire acte de réflexivité de manière contemporaine à ses propres travaux semble la meilleure façon de savoir d'où l'on part, d'où l'on parle, pour comprendre où l'on arrive. Mais l'exigence de réflexivité peut aussi s'entendre sur le temps long de la discipline : convoquer le passé pour (ré)envisager le présent rend possible un jeu de miroir réfléchissant. C'est cette perspective que j'embrasse depuis mes recherches de master, qui portaient sur Alexander von Humboldt (Péaud, 2009, 2011), à savoir conjuguer un enjeu réflexif à une dimension historique. C'est également ce qui anime cette recherche doctorale, dans laquelle j'interroge les manières de faire géographiques dans une perspective croisée entre France, Prusse et Grande-Bretagne au début du XIX
èmesiècle.
D'autres inspirations provenant du courant de géographie culturelle nourrissent mes recherches, ce courant s'inscrivant lui-même dans le tournant plus vaste des cultural studies (Hunt, 2013). En posant le caractère situé des savoirs géographiques, le tournant culturel pousse depuis une vingtaine d'années à interroger les liens entre notre discipline et son contexte sociétal (Claval et Stazsak, 2008).
Cette approche, qui met en avant l'importance essentielle de l'environnement, social, économique,
politique et culturel, dans le processus de production des faits sociaux, peut tout à fait être intégrée
dans des questionnements épistémologiques. Elle rejoint de ce fait les travaux de Bruno Latour, qui
conçoit la production scientifique comme un fait social semblable à tous les autres (Latour, 1989,
1998). Cet apport combiné du cultural turn et du spatial turn est particulièrement fécond, dans la
mesure où il me permet d'envisager les liens entretenus par les savoirs géographiques avec le politique,
ce qui nous intéresse ici au premier chef, de manière systémique tout en distinguant les particularités
propres à chaque sphère. La problématique des savoirs situés me paraît d'une très grande richesse
heuristique, et je la fais pleinement mienne à l'occasion de ces recherches doctorales. Je reviendrai plus avant par la suite sur les usages que j'en fais.
Ensuite, les apports du tournant culturel sont pour moi de plusieurs ordres, qui s'articulent les uns aux autres. Tout d'abord, en termes d'objets : il invite à penser politique et géographie comme des univers particuliers, dotés d'éléments matériels et surtout idéels qui les définissent. Ces univers se déclinent à l'échelle collective et aussi individuelle. Cette dernière, celle du géographe pour moi, est particulièrement mise en valeur dans la géographie culturelle et encourage la mobilisation de matériaux originaux relevant du domaine de l'intime (correspondances, journal de voyage, croquis).
En termes de matériaux, le tournant culturel offre donc de nouvelles possibilités. Le texte, figure scientifique majeure de l'ère moderne (Berthelot, 2003), laisse aussi la place à des supports matérialisant le caractère évolutif et toujours finalement transitoire, ou intermédiaire, de la production scientifique (Hébert, 2009). Enfin, et c'est le troisième enjeu que je relèverai, aux représentations devenues objets à part entière, et que le tournant culturel permet de révéler à travers une mobilisation de nouveaux matériaux, s'articule une approche culturelle qui vise à leur associer un/des mode(s) de conception de l'espace. La géographie culturelle, en valorisant bien évidemment la dimension spatiale, permet en effet de mettre à jour des schèmes spatiaux associés à des groupes ou à des individus (Besse, 2004). Dans la mesure où cette thèse interroge les relations entre le champ des savoirs géographiques et le champ du pouvoir au début du XIX
èmesiècle, cette approche culturelle de l'espace s'intègre pleinement à mes réflexions.
Les apports de la géographie culturelle sont donc multiples et ouvrent des horizons très riches aux recherches en histoire et en épistémologie de la géographie. Pour autant, ils soulèvent aussi quelques difficultés sur le plan méthodologique. La convocation de matériaux de différentes natures et de différents statuts pose par exemple le problème de leur articulation. De plus, la géographie culturelle convoque des approches venues d'autres champs disciplinaires (sociologie, histoire, philosophie, philosophie des sciences) et appelle à la trans- et pluridisciplinarité ; mais cette injonction remet en question la délimitation de chaque disciplinaire et soulève en creux l'enjeu de l'identité de la discipline géographique. À l'occasion d'une journée d'étude tenue en mars 2014, Quentin Morcrette et moi-même soulevions justement cet enjeu qui traverse aujourd'hui la géographie
1. Deux questions centrales : qu'apporte-t-on en tant que géographe dans l'interaction avec les autres sciences sociales ? Et, surtout, que reste-t-il du projet géographique dans le dialogue qui s'engage avec les autres disciplines ? Le tournant culturel invite en effet à se questionner sur l'effet miroir qu'engendre la mobilisation de nouvelles approches, c'est-à-dire sur la capacité qu'a la mobilisation de savoirs et savoir-faire venus d'autres disciplines à révéler les habitudes, mais aussi les failles méthodologiques ou théoriques de la géographie. Sans prétendre faire un sort à cette interrogation très vaste, cette thèse
1 Cette journée d'étude a eu lieu le 21 mars 2014 à l'ENS de Lyon, dans le cadre de l'UMR 5600 – EVS. Elle portait sur les approches historiques et épistémologiques en géographie aujourd'hui et visait spécialement à interroger les nouvelles approches et nouveaux objets que la géographie fait siens depuis quelques décennies.
entend apporter quelques éclairages sur ce sujet. Le regard porté vers les sphères germanophone et anglophone permet de continuer à ouvrir l'horizon géographique français à d'autres habitudes et façons de faire disciplinaires et de participer au courant de l'histoire transnationale (Heilbron, 2009).
En positionnant ce travail dans les axes de réflexion contemporains de la discipline, je revendique une inscription pleine et entière dans le champ de la géographie. Mes incursions dans des champs disciplinaires connexes (histoire, sociologie) et le choix d'embrasser des questionnements historiques et épistémologiques participent au renouveau historiographique engagé depuis plusieurs années dans la géographie française.
Présentation du sujet de thèse
« États et savoirs sur le monde en France, Prusse et Grande-Bretagne (1785-1860) » : que cache exactement ce titre ? Après avoir affirmé fortement mon positionnement dans le champ de l'histoire et de l'épistémologie de la géographie, il est temps d'entrer dans le cœur de mon objet de recherche.
Articuler géographie et politique
Mon mémoire de master 2 portant sur la question des relations entre sphère scientifique et
sphère du pouvoir a été l'occasion de travailler sur le parcours d'Alexander von Humboldt. Cet
exemple m'a semblé être un axe de réflexion à poursuivre. Le champ politique, interrogé dans son
rapport à l’histoire des sciences, devient un enjeu croissant de la réflexion épistémologique (Gauchet,
1985, 2003 ; Weber, 2002). L’élucidation des relations entre champ scientifique et champ politique
émerge peu à peu en épistémologie de la géographie, mais demeure un questionnement encore mineur,
alors même que les autres sciences humaines en ont fait un objet à part des interrogations
historiographiques. Les travaux fondateurs de Michel Foucault ne sont bien sûr pas étrangers à cet
intérêt (Foucault, 1969, 1975). Les champs de la géographie et du politique ne sont pourtant pas
dissociables l’un à l’autre. Géographie et politique sont tout d’abord articulés dans leurs usages. Ceux-
ci relèvent de la cartographie, d’une part, et du domaine de l’expertise et de l’intervention, d’autre part
(Palsky, 1996). Historiquement, la géographie est un domaine de l'expertise, au service de l’État,
comme le montre parfaitement Henri Desbois (Desbois, 2012). Ensuite, les champs de la géographie et
du politique sont liés dans le registre des modalités : les connaissances géographiques sont en effet
traditionnellement mobilisées dans les entreprises de maillage politique des espaces. L'exemple de
Vidal de la Blache aidant au tracé de la frontière entre Brésil et Guyane française ou l'actualité plus
récente du découpage régional en constituent deux exemples parmi d'autres. Enfin, ils sont articulés du
point de vue des périmètres d’objet reconnus par les géographes. Le « politique » fonctionne comme
un objet de la géographie, dont les modalités analytiques ont largement évolué. Claude Raffestin dans
Pour une géographie du pouvoir (1980) démonte et démontre bien comment l’on est passé d’une
géographie politique centrée sur l’État (Ratzel, 1923 (1897)) à une géographie politique centrée sur
l’analyse du pouvoir (Claval, 1978 ; Lacoste, 1976, 2002, 2003). Il insiste sur la notion de dissymétrie,
qui est centrale pour comprendre les relations que peuvent tisser deux acteurs.
Aujourd’hui, les travaux épistémologiques en viennent à considérer le politique (voir définition infra) comme un opérateur de la fabrique géographique (Besse, Blais, Surun, 2010 ; Blais, 2005). Bien que les champs de la géographie et du politique aient déjà été l’objet de regards croisés, peu de travaux ont encore été réalisés de manière systématique sur la place du politique dans le développement et la construction de la discipline. Dans le cas de la géographie, ces recherches sont seulement esquissées par plusieurs chercheurs. Et paradoxalement, ces chercheurs ne sont eux-mêmes pas géographes de formation. Cette question intéresse des philosophes, comme Jean-Marc Besse (Besse, Blais et Surun, 2010), ou bien des historiens, tels que Hélène Blais ou Isabelle Laboulais-Lesage (Blais, 2005 ; Laboulais-Lesage, 1999, 2008). Ce projet fait le pari que les géographes eux-mêmes peuvent s’emparer de manière opératoire de cette question. Partir des notions de dissymétrie et de pouvoir, utilisées plus traditionnellement dans la géographie politique appliquée à un territoire, permettrait de s’attacher à un champ de l’histoire et de l’épistémologie des sciences encore peu exploré. C’est justement la notion de dissymétrie, à travers ses manifestations et ses motivations, qu'il s'agira d'explorer, dans le cadre d’une analyse relationnelle de deux champs distincts.
Pour ce faire, une définition des deux objets en jeu est nécessaire. Le premier pôle de l'analyse relationnelle se situe du côté des savoirs géographiques. Entre 1780 et 1860, la discipline moderne telle que nous la connaissons et pratiquons aujourd’hui est en voie de constitution. À l'instar d'autres sciences à cette époque, telles que l'histoire, elle connaît un processus d’individuation et d’institutionnalisation (Claval, 2004, 2001). Le paysage scientifique européen se transforme : d’un projet encyclopédiste et universaliste émergent progressivement plusieurs disciplines individualisées (Besse, Blais, Surun, 2010 ; Schröder, 2011). La géographie voit son épistémologie peu à peu stabilisée : on passe progressivement de savoirs géographiques, marqués par une essentielle pluralité de leurs modalités de production, à une science géographique. Les savoirs géographiques font peu à peu science, c'est-à-dire corps autour de pratiques, d'objets, d'outils et de méthodes disciplinaires, la fondation des premières sociétés de géographie entre 1820 et 1830 en témoigne (Lejeune, 1993). C'est dans l’atmosphère intellectuelle des Lumières que celle-ci trouve des conditions favorables à sa construction. Les philosophies du contrat social, telle celle de Rousseau, qui croient en une société perfectible, donnent un nouvel élan à la géographie politique. Parallèlement, l’usage des statistiques se développe (Bourguet, 1989 ; Palsky, 1996). La géographie se préoccupe alors du devenir de la société et constitue, dans une mesure qu’il s’agira d’évaluer et de qualifier, un véritable outil au service du politique. Sa place et le contenu de sa production évolue au fil de la période : l'épisode révolutionnaire de même que le développement des entreprises coloniales redéfinissent son rôle.
En regard des savoirs géographiques, un autre objet complexe est convoqué dans cette étude :
le champ politique. Tout d’abord, la nature, la taille ou encore la stabilité du maillage politique
considéré sont différents dans les trois sphères culturelles abordées (France, Prusse et Grande-
Bretagne
2). Un des enjeux de cette thèse réside précisément dans la prise en compte différenciée de ces trois sphères et dans la mise en perspective de ces trois contextes avec les modalités de production des savoirs géographiques qui y président. Ensuite, le champ du politique comprend deux niveaux distincts mais néanmoins liés : il est fait de l’imposition d’un pouvoir sur/dans un territoire ; cette imposition étant mise en œuvre par des institutions, des normes, des organes et acteurs. Même si les facteurs du politique prévaudront dans cette recherche doctorale, il est évident que des éléments (diplomatiques, économiques…) de la politique menée par ces différents États ne sauraient être évacués. Si l'accent est mis sur le premier terme, le binôme conceptuel politics/policy (le politique/la politique) constitue le deuxième pôle de l'analyse. Lorsque j'emploie le terme « le politique » dans le cours de cette thèse, cette expression recouvre les acteurs, voire les actants de la décision politique, qui seront précisés à mesure de leur convocation dans les analyses. Ce qui intéresse in fine cette recherche se situe dans l’interface entre la construction, effective et envisagée, d’un projet étatique et la fabrication de la science géographique. L’analyse des éléments constitutifs de la relation (acteurs, finalités, stratégies, media de la relation, composantes spatiales et temporelles) constitue une entrée opérationnelle pour interroger, qualifier, mesurer la relation entre le champ des savoirs géographiques et le champ du politique.
Comparer et croiser trois sphères culturelles : France, Prusse et Grande-Bretagne
Le périmètre géographique de cette recherche propose d'emblée une perspective comparatiste et croisée, dans la mesure où il embrasse trois sphères culturelles à la fois proches et distantes de par leur histoire et leurs caractéristiques politiques et culturelles. Il concerne la France, État constitué et centralisé, la Prusse, royaume à l’origine de l’unification allemande, et enfin la Grande-Bretagne, État fait d’une mosaïque de différentes nations. Le choix de ces trois pôles, prussien, britannique et français, n'est évidemment pas le fruit du hasard. Au cours de ce moment de transition et d’évolution aussi bien politique que scientifique que constitue la période 1780-1820, ces trois ensembles ont des fonctionnements à la fois très semblables et spécifiques aussi bien sur les plans scientifique que politique. Tout d’abord, ce sont trois espaces de l’institutionnalisation précoce de la géographie. Les premières sociétés de géographie y voient le jour (Lejeune, 1993). Je reviendrai bien évidemment sur cet épisode majeur. Selon des calendriers différents, ces trois espaces s’engagent aussi dans le processus de construction nationale (Agulhon, 1979), voire dans le processus colonisateur (France et Grande-Bretagne). Mais de grandes divergences marquent aussi ces espaces. Sur le plan intérieur, ils ne connaissent pas tous des régimes politiques de même nature. La France est marquée par une certaine instabilité, entre Révolution et Restauration. La Prusse initie au XIX
èmesiècle sa construction nationale et soutient l'idée d'une unité nationale allemande. La Grande-Bretagne a sans doute le régime
2 Lorsque je parle de « la France », « la Prusse » et « la Grande-Bretagne » dans la suite de la thèse, j'opère un raccourci qui ne doit pas cacher la complexité de ces termes. Je suis consciente que cela procède d'un nominalisme facilitant, qui ne doit pas cacher les acteurs (notamment et en particulier les classes politiques), que je serai amenée à préciser au fur et à mesure des développements.
politique le plus stable des trois, car sa révolution date de la fin du XVII
èmesiècle, mais elle est aux prises avec les multiples nationalités constitutives du pays : anglaise, galloise, écossaise, irlandaise, cette dernière étant particulièrement problématique (Kenny, 2004). Sur le plan extérieur, l’horizon de la colonisation se dessine : ces trois pôles y sont engagés d’une façon qui bouleverse le rapport à l’espace-monde et la gestion de l’espace (Grataloup, 2007), mais de manière inégale. La France et la Grande-Bretagne relancent ce processus fortement, alors que la Prusse se concentre sur son espace national.
Ces trois sphères constituent le support de l'analyse relationnelle entre politique et géographie qui forme le cœur de cette recherche. En considérant ces trois espaces ainsi que leurs extensions territoriales variables au fil de la période (évolution des frontières nationales, processus de colonisation), cette recherche s'inscrit de fait dans la problématique des savoirs situés (Jacob, 2007).
Cette approche pose que le contexte, social, culturel et politique, dans lequel sont produits des savoirs possède un effet structurant sur ceux-ci, et pas seulement encadrant. Interroger le processus de construction disciplinaire, c'est-à-dire le passage des savoirs géographiques à une science géographique, dans un périmètre géographique comprenant trois sphères culturelles et politiques, invite de facto à mettre l'accent sur la manière dont chaque environnement politique informe, ou non, ce processus. Dans quelle mesure les relations entre géographie et politique sont-elles fondées sur des invariants d'une sphère à l'autre ? Comment, au contraire, peut-on identifier des modalités relationnelles propres à chacune des trois ensembles convoqués ici ? Pour le dire autrement, en quoi le processus de renforcement national à l’œuvre dans ces trois États donne-t-il lieu à des façons de faire nationales ? L'enjeu consiste donc à identifier comment la volonté de construire des États-nations, sur le plan politique, rejaillit sur les modalités de construction d'une science géographique. Car l'hypothèse qui structure l'ensemble de ce travail pose que l'examen des modalités de la production des savoirs géographiques ces trois sphères révélera des particularités nationales. Il s'agit donc à la fois d'identifier des manières nationales de faire de la géographie et d'identifier dans quelle mesure ces conditions de production sont influencées, informées ou suggérées par le politique, c'est-à-dire les acteurs qui agissent en fonction de projets, de stratégies et d'idéologies.
En faisant le choix de ces trois ensembles politiques et géographiques, cette recherche n’a de
plus pas vocation à être seulement une pierre à l’édifice de l’épistémologie et de l’histoire de la
géographie. Cela ne lui conférerait qu’une dimension rétrospective. Ce faisant, je souhaite au contraire
éclairer le présent de la discipline, dont l’ouverture, la circulation et les intersections mobilisent
aujourd’hui la dimension européenne (voire internationale). À ce titre, mobiliser les espaces français,
prussien (et germanophone par extension) ainsi que britannique revient aussi à interroger la question
du fait circulatoire, mobilitaire et réticulaire dans la pratique géographique. Dans le passage du siècle
des Lumières à celui des nationalismes se joue le maintien d'un esprit universaliste. Or, l'enjeu de libre
circulation des savoirs n'est pas étranger à la fabrique géographique contemporaine, dans la mesure où
elle s'insère dans l'internationalisation et la mondialisation des savoirs et y participe (Caillé et Dufoix, 2013). Dans un jeu de miroirs inversés par rapport à la situation contemporaine, l'examen de la période 1780-1860 devrait permettre d'apporter des clés de compréhension quant au fonctionnement actuel de la discipline.
Si le titre annonce une répartition égale des analyses, une hiérarchie s'opère en fait entre ces trois sphères géographiques, pour des raisons de temps mais aussi d'affinité. La France et la Prusse fonctionnent comme les pôles principaux de cette recherche. Ces deux sphères forment un diptyque fort, tandis que la sphère britannique fait l'objet d'éclairages ponctuels. Ces espaces n'ont donc pas le même statut au sein de ce travail, mais ils concourent tous à proposer une réflexion comparée et croisée.
Embrasser un temps long : de 1785 à 1859
Outre un périmètre géographique étendu, cette recherche fait également le choix d'embrasser un temps long de l'histoire de la discipline. La période allant de 1785 à 1859 présente une unité temporelle sur les plans politique et géographique, de même qu'une périodisation assez marquée. En appui des paragraphes suivants, un tableau synoptique situé en annexes permet de revenir tout au long de la lecture au déroulement chronologique (voir annexe 1).
Le croisement de ces différents champs et échelles permet de faire ressortir la période 1785-
1859, c'est-à-dire un long premier XIX
èmesiècle, comme les bornes temporelles de notre sujet. Ces
deux dates correspondent à des symboles forts. 1785 voit en effet le départ de La Pérouse pour son
voyage autour du monde, tandis que 1859 correspond à l'année de décès de deux géographes prussiens
majeurs, Humboldt et Ritter, ainsi qu'à la parution de L'origine des espèces de Darwin, qui va modifier
le contexte scientifique européen, voire mondial. Au-delà cependant de ces symboles, en quoi la
période allant de 1785 à 1859 constitue-t-elle une matrice temporelle efficiente pour aborder la
question des liens entre le champ politique et la sphère géographique en cours de construction ? Cette
périodisation ne s'impose pas d'elle-même, mais tient compte de différents facteurs, qui sont de
plusieurs ordres. Notre interrogation portant essentiellement sur les interactions entre les champs
politique et géographique, ces derniers forment deux jalons essentiels à l'élaboration de la
périodisation. Le champ de l'histoire des sciences doit également être mobilisé, ainsi que celui plus
vaste de l'histoire culturelle. De plus, dans l'optique d'une histoire comparatiste et, plus encore, d'une
histoire croisée (Werner et Zimmermann, 2003) sur laquelle nous nous appuyons, il faut dépasser la
simple juxtaposition des chronologies nationales et cloisonnées, et faire interagir l'histoire de
différents champs mobilisés, qu'ils soient thématiques ou spatiaux. Le choix de la période du travail
doctoral procède d'une démarche de croisement entre ces multiples facteurs. Ceux-ci se déclinent à
plusieurs échelles géographiques. Tout d'abord, c'est bien le contexte européen, dans une dimension
d'histoire politique et culturelle, qui est pris en compte : il englobe et déborde la situation respective
des trois entités géographiques choisies, ainsi que les champs politique, scientifique et géographique.
Ensuite, chacune de ses entités, France, monde germanique et Grande-Bretagne, possède une chronologie qui lui est propre, que le travail prend également en charge. Là encore, l'enjeu est de saisir conjointement les enjeux liés aux champs politique et géographique. À plus grande échelle et au sein de la sphère géographique, la chronologie des institutions et des individus est aussi d'importance et sera prise en compte dans le corps de la recherche.
Le choix de ce qu'on peut appeler le « moment 1800 » (Journée d'étude du Centre Alexandre Koyré, 2003) comme moment de focalisation relève tout d'abord d'un certain renouveau historiographique pour le premier XIX
èmesiècle. Sylvie Aprile souligne que l'histoire économique a ouvert la porte à un renouveau de la vision du XIX
èmesiècle (Aprile, 2010). Les dimensions économiques sociales et culturelles, prises en charge notamment par la Revue d'histoire du XIXème siècle, permettent ainsi d'élargir l'historiographie de cette période. Ces nouvelles thématiques sont enrichies de plusieurs façons nouvelles de faire de l'histoire. L'histoire globale ou connectée d'une part, portée au départ par des chercheurs anglophones (Bayly, 2004 ; Cannadine, 2007) envisage les connexions globales de questions auparavant traitées localement. La colonisation et les transferts scientifiques et culturels constituent notamment des axes de réflexion. D'autre part et de façon complémentaire, l'histoire croisée (Frank et du Réau, 2002 ; Werner et Zimmermann, 2004) propose depuis la chute du mur de Berlin et l'affirmation du processus de construction européenne d'interroger des objets historiques à la lumière de croisements temporels et spatiaux. L'ensemble de ces renouveaux historiographiques enjoint à changer de regard sur le premier XIX
èmesiècle. Sans dénier l'importance du politique à cette époque, il s'agit de l'articuler avec d'autres champs.
Ce changement de vision historiographique intervient aussi chez les historiens de la géographie.
Dans leur introduction à Géographies plurielles, Hélène Blais et Isabelle Laboulais-Lesage (2006(a)) remarquent en effet que la fin du XVIII
èmesiècle et le début du XIX
èmesiècle constituent un impensé collectif chez les géographes. Pris en tenaille entre l'âge d'or des explorations (XVII
èmeet XVIII
èmesiècles) (voir les travaux de Broc : 1972) et la création de l’École française de géographie (Berdoulay, 1995 ; Robic, 2006(a)), cette époque a longtemps été perçue comme digne d'une moindre attention.
Cela s'avère également une réalité de la bibliographie anglophone (Withers, 2006). Le monde
germanophone a plus tôt fait une place à cette période, en considérant notamment de façon
hagiographique les deux héros de la discipline, Humboldt et Ritter (Engelmann, 1983). Cette tendance
générale à impenser cette période s'inverse cependant depuis une dizaine d'années. Des historiens ont
engagé ce mouvement : Marie-Noëlle Bourguet, Hélène Blais, Isabelle Laboulais-Lesage ou encore
Isabelle Surun soulignent, entre autres, la richesse et la multiplicité des géographies et géographicités
du moment 1800. Des philosophes des sciences poursuivent également ce mouvement. Les travaux de
Jean-Marc Besse s'inscrivent par exemple dans cette tendance : après avoir porté sur les XVI
èmeet
XVII
èmesiècle (Besse, 2003(a), 2004), ils se décalent temporellement vers le XVIII
èmesiècle (Besse,
Blais, Surun, 2010). Au tour des géographes de poursuivre l'examen de cette période passée sous silence, sous prétexte d'un manque d'intérêt et d'un écrasement par les moments encadrants.
Sans entrer ici dans le détail précis de la périodisation, voici rapidement quelques clés de lecture de ce long moment 1800 qui permettent de découper la période 1785-1859 en trois temps. Sur le plan politique, il faut constater une permanence de l'horizon révolutionnaire au cours de cette période, avec quelques épisodes marquants (1789-1815, 1848) que l'on retrouve dans les trois sphères, bien que les modalités soient distinctes, ce que nous serons amenés à repréciser. En outre, cette période est aussi celle des affirmations nationales : l'esprit des Lumières laisse place à la montée progressive des nationalismes, qui résultent pour une bonne part de la Révolution française (Aprile, 2010). Ainsi, chaque sphère engage un processus de consolidation nationale interne, dont, là encore, les modalités devront être examinées (Caron et Vernus, 2004 ; Droz, 1945). Sur le plan scientifique, et du point de vue des savoirs géographiques plus particulièrement, cette période correspond à une volonté de disciplinarisation
3. Celle-ci touche bien d'autres sphères que la géographie (Dhombres et Dhombres, 1999 ; Schulze, 2007). D'une manière concomitante dans les trois sphères de cette étude, ceux qui commencent alors à se définir comme géographes prennent conscience de la nécessité de faire science et s'en donnent peu à peu les moyens (institutionnels, intellectuels, méthodologiques). Ce processus en cours tout au long de cette période interpelle, dans la mesure où sa chronologie coïncide avec les bouleversements politiques à l’œuvre. Un élément symbolique l'illustre : la décennie 1820 voit la création de trois sociétés de géographie dans chacune des villes capitales (Paris, Berlin, puis Londres), alors même que ce moment est aussi celui d'une prise de conscience politique et culturelle de plus en plus marquée en faveur du fait national. Il s'agira de questionner plus avant ce parallélisme apparent : au-delà de la coïncidence, peut-on identifier des processus communs à ces deux mouvements, la montée des nationalismes et la montée en discipline des savoirs géographiques ? Cette question constitue l'un des enjeux principaux de cette recherche, dans la mesure où elle vise à mettre au jour à la fois des invariants dans la disciplinarisation géographique à l'échelle européenne et des particularités nationales.
Pour terminer sur l'élément temporel, un découpage en trois sous-périodes paraît pertinent :
• 1785-1815 : à un moment de bouleversement politique répond une restructuration complète du système scientifique européen. Cette période est celle d'une valorisation politique et étatique des savoirs géographiques et de leur reconnaissance sociétale. Cela s'accompagne de la part de ceux qui commencent à se reconnaître comme géographes de l'expression d'une volonté disciplinaire.
3 Ce concept est ici convoqué en référence aux travaux foucaldiens. Pour Foucault, la disciplinarisation comprend deux volets conjoints : un premier qui tient à la fabrication disciplinaire, au sens de transmission des savoirs, et un deuxième volet, intrinsèquement lié au premier, qui s'attache à la normalisation des modalités de l'organisation et de la production scientifique (Foucault, 1969, 1975).