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Du projet scientifique des Lumières aux géographies nationales. France, Prusse et Grande-Bretagne (1780-1860)

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Du projet scientifique des Lumières aux géographies nationales.

France, Prusse et Grande-Bretagne (1780-1860)

Thèse pour l'obtention du Doctorat de géographie Présentée et soutenue publiquement le 17 novembre 2014

Laura Péaud

Membres du jury :

Henri Desbois, Maître de conférences HDR à l'Université Paris Ouest Nanterre la Défense (rapporteur)

Isabelle Lefort, Professeur de géographie à l'Université Lyon 2 (directrice) Ulrich Päßler, wissenschaftlicher Mitarbeiter à l'Université Humboldt de Berlin

Philippe Pelletier, Professeur de géographie à l'Université Lumière Lyon 2 (président) Université Lumière Lyon 2

Université de Lyon

École Doctorale Sciences Sociales 483 ScSo

UMR 5600 « Environnement Ville Société »

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À la mémoire d'Isabelle Thomas-Pottier

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Remerciements

Même si le travail de recherche est solitaire, cette thèse n'aurait jamais pu voir le jour sans le concours de nombreuses personnes que je tiens à remercier particulièrement.

Comme l'écrit Alexander von Humboldt à son ami le peintre François Gérard, « on ne travaille bien que là où d’autres travaillent mieux autour de vous ». En vertu de cette belle devise, je remercie très sincèrement ma directrice de thèse, Isabelle Lefort, grâce à qui j'ai appris à me construire en tant que jeune chercheuse. J'ai tout particulièrement apprécié sa disponibilité scientifique et humaine, qui ne s'est jamais démentie au fil de l'avancement de cette thèse, et sa bienveillance. Je la remercie aussi pour m'avoir guidée vers des voies aussi riches qu'inattendues, tout en m'ayant permis, et cela est infiniment précieux, de rester profondément libre.

Je tiens à remercier ensuite les membres du jury, qui ont accepté de prendre le temps de lire et d'évaluer mes recherches. Merci à Philippe Pelletier d'avoir accepté d'être président du jury, à Henri Desbois et Jean-Yves Puyo d'êtres les rapporteurs de ce travail et à Ulrich Päßler d'avoir fait le déplacement depuis Berlin.

Je remercie le CIERA (Centre interdisciplinaire d'études et de recherche sur l'Allemagne) qui m'a fait bénéficier de financements grâce auxquels j'ai pu réaliser un séjour long à Berlin.

Ich möchte meinen deutschen Freunden und Kollegen danken. Ich danke die Forscher der Berlin-Brandenburgische Akademie der Wissenschaften für ihre Nettigkeit, Ansprechbarkeit und ihre ewige gute Laune : die nette Kaffepause kann ich nie vergessen ! Dank Eberhard Knobloch, Ingo Schwarz, Regina Mikosch, Romy Werther, Thomas Schmuck und Ulrich Päßler waren meine Berliner Aufenthalte sehr angenehm. Ich danke auch sehr herzlich Ann-Christine und Johannes für ihre Freundlichkeit : Bier, Kaffee, Pancakes und schöne Wanderungen waren eine sehr gute Hilfe !

Je dois des remerciements à plusieurs de mes professeurs, sans qui je n'aurais pas eu le goût de la géographie, de l'histoire et des lettres. Merci tout d'abord à Alice Schégerin, que j'ai retrouvée avec plaisir il y a quelques mois. Mes pensées vont tout spécialement à Isabelle Thomas-Pottier, qui m'a prodigué des précieux conseils. Merci à mes professeurs d'hypokhâgne et de khâgne du lycée Guist'hau à Nantes. Merci à Yves Touchefeu pour sa très grande bienveillance. Merci à Robert Cheize pour m'avoir fait découvrir et aimer la géographie. Merci surtout à Gilles Candar pour son extrême gentillesse, sa passion pour l'histoire, qu'il a réussie à me transmettre et que j'essaie de développer, et son amour des bonnes choses ! Je tiens aussi à remercier Myriam Houssay-Holzschuch, qui m'a convaincue de l'intérêt de se poser des questions sur ce qu'on fait et m'a encouragée dans la voie des recherches en histoire de la géographie.

Les séances de travail à Bron-sur-mer n'auraient pas été les mêmes sans la joyeuse bande qui a animé l'IRG ces dernières années. Un énorme merci à Pascale, ma grande sœur de thèse avec qui j'ai pu régulièrement exprimer mes doutes scientifiques et pédagogiques, autour d'un thé et de quelques douceurs ! Merci à Quentin, joyeux luron grâce à qui je me sentais moins seule dans mon champ épistémologique ! Un grand merci à tous les autres, Adrien, Clémentine, Jérôme, François, Ferréol, pour leur bonne humeur quotidienne. Un remerciement tout spécial à Anne-Laure, notre gestionnaire- ange gardien de Bron !

Je remercie très chaleureusement ma dream team de relecteurs de thèse : un grand merci à tous

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ceux qui ont pris du temps, parfois sur leurs vacances, pour relire un morceau de ce travail.

Disponibilité, efficacité et bienveillance ont été les maîtres mots de ce travail à plusieurs : un trio gagnant ! Vous aurez les gâteaux au chocolat promis !

Une pensée va à mes amis, qui sont là depuis longtemps avant la thèse. Merci à Élodie et Élise, mes sœurs de cœur. Merci à mes Nantaises adorées : Amélie, Amandine, Karell, Maïlys, Élisabeth, Gwenaëlle. Un merci spécial à Amandine et Karell, mes thésardes préférées, pour n'avoir pas déserté pendant l'été ! Merci à la petite bande de Lyonnais, fidèle depuis les amphis de Bron, et qui continue de s'agrandir : Audrey, Sophie, Matthieu, Jean, François, Geoffroy, Marion, Maria, Louis, Louna et Calixte. Un merci particulier à Claire, Matthieu, Maria et François de m'avoir régulièrement prêté leur canapé lyonnais ! Merci aux Clermontois, notamment Corinne et Philippe. Pour terminer le tour de France, merci aux Toulousaings : merci à Nesrine pour les soirées en terrasse, merci à Céline pour les séances de sport salvatrices, merci aux copines de la chorale !

Je remercie ma maman, Marie, d'être toujours là quand j'ai besoin d'elle et plus encore. Je remercie ma sœur, Clémence, mon soleil brésilien, et Lucas. J'adresse une pensée à mes grands-mères, qui doivent être rassurées que j'aie enfin terminé mes études. Je remercie mon père, Jean-Jacques, pour m'avoir transmis la curiosité pour le monde qui nous entoure.

Un très grand merci enfin à Rémy, qui a supporté quotidiennement et patiemment mes errements existentiels de thésarde (parfois) en détresse et qui a toujours répondu présent.

À vous tous, je veux dire très sincèrement : Merci beaucoup ! Herzlichen Dank !

(6)

Cette thèse a été réalisée avec le soutien du CIERA (Centre interdisciplinaire d'études et de recherche

sur l'Allemagne) via le programme d'aide à la mobilité vers les pays germanophones.

(7)

Sommaire

Remerciements...4

Sommaire...7

Introduction générale...10

Introduction de la première partie...34

Chapitre 1. 1780-1815 : Pluralité et variété des savoirs géographiques...37

Chapitre 2. 1790-1815 : Affirmations nationales et augmentation de la demande de savoirs géographiques...68

Chapitre 3. L'information d'une discipline géographique naissante par le politique...96

Chapitre 4. Déclinaisons individuelles autour de l'ambition universaliste...143

Conclusion de la première partie...179

Introduction de la deuxième partie...184

Chapitre 5. La création de lieux dédiés aux savoirs géographiques...190

Chapitre 6. Les gestes du géographe : apparition et fixation progressive de figure(s) de géographes.250 Chapitre 7. Mettre géographiquement le monde en récit...298

Chapitre 8 : Entre Nationalgefühl et Universalismusgebot, positionnement et discours des géographes ...374

Conclusion de la deuxième partie...390

Introduction de la troisième partie...394

Chapitre 9. Entre résistance et délitement de l'exigence universaliste : la situation des savoirs géographiques au milieu du XIXème siècle...398

Chapitre 10. L'ambition coloniale comme horizon des savoirs géographiques ?...460

Chapitre 11. Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation...517

Conclusion de la troisième partie...561

Conclusion générale...566

Bibliographie...578

Annexes...598

Index...614

Table des figures...617

Table des matières...621

(8)
(9)

INTRODUCTION GENERALE

(10)

Introduction générale

Retour sur un épisode lisboète

Alors que je participais à Lisbonne à un colloque sur le thème très vaste et très riche de la

science coloniale en novembre, un épisode à la fois curieux et très intéressant s'est déroulé devant moi,

qui a contribué à renforcer mes choix de recherche. Je présentais à cette occasion une communication

dans une session portant sur les enjeux de cartographie, de détermination des frontières et, plus

généralement, des connaissances géographiques des territoires coloniaux. Une fois les présentations

achevées, un temps de questions permettait de prolonger les réflexions soulevées par les différents

intervenants. La discussion s'engagea alors sur le rôle et la place des savants en contexte colonial, en

particulier dans leur lien avec les instances politiques et militaires. Mais elle dépassa aussi, d'une façon

très naturelle et intéressante, le strict contexte colonial : la question fut ainsi déportée vers toutes les

situations dans lesquelles le monde scientifique se trouve en relation, plus ou moins étroite, avec le

monde du pouvoir (qu'il soit entendu au sens politique, militaire ou économique). Une interrogation, à

mon sens essentielle, émergea alors au fil de la discussion : au-delà du contexte colonial, qui constitue

sinon une forme de parangon des interactions entre science et savoir, comment peut-on, ou doit-on, en

tant que savant se situer par rapport au pouvoir ? Dans la mesure où, et les intervenants comme le

public présent dans la salle semblaient en être intimement convaincus, le politique et le scientifique

sont essentiellement connectés, comment en tant que chercheur parvenir à prendre conscience de cet

état de fait et à l'intégrer dans ses recherches ? Cela revient en définitive à questionner la posture à

adopter par le corps scientifique vis-à-vis de la situation de plus ou moins grande proximité dans

laquelle il se trouve par rapport au politique. Nous en étions là de nos interrogations lorsqu'une

chercheuse, d'âge mûr, prit la parole. Quelle ne fut pas ma surprise de l'entendre dire que, pour sa part,

elle ne se sentait absolument pas concernée par la discussion en cours, puisque, je rapporte ses propos

de mémoire, elle n'avait jamais fait ses recherches avec le champ politique, que celui-ci n'avait

strictement rien à faire avec sa pratique de recherche et qu'elle parvenait sans peine à produire du

savoir « neutre », c'est-à-dire détaché de toute contingence politique voire même culturelle. Elle

finissait par mettre en cause la pertinence même de nos propos précédents : pourquoi s'intéresser aux

rapports entre science et politique, puisque ces deux sphères fonctionnent indépendamment ? Tel était

en substance le fond de sa pensée. Un échange de regards gênés s'en est suivi entre les différents

participants à la discussion, personne ne sachant réellement comment répondre à ce qui m'est apparu

comme la manifestation d'une naïveté que je ne soupçonnais pas au sein du corps scientifique. Sa

remarque était peut-être porteuse d'une très grande provocation, mais je crois plutôt, au contraire

(11)

qu'elle dénotait l'adhésion à l'évidence de la neutralité scientifique. Une neutralité qui a participé à la fabrication même de la science, dans la mesure où elle lui a historiquement servi de substrat.

Au-delà de l'étonnement évident suscité par de telles remarques, en particulier dans le cadre d'un colloque qui manifestement dans le choix de son thème mettait indubitablement l'accent sur les liens entre science et pouvoir, cette intervention a donné à ma propre réflexion du grain à moudre. Si j'étais déjà intimement convaincue de l'intérêt de mon objet d'étude, les relations entre savoirs géographiques et sphère politique, et sûre du bien-fondé et de la légitimité d'un tel objet, cet échange m'a confortée dans mon approche et démarche. Cette question des rapports entre savoir et pouvoir, maintes fois posée en histoire et en épistémologie des sciences (Foucault, 1975 ; Gauchet, 1985, 2003 ; Weber, 2002) mérite de continuer à être travaillée, en géographie. Cet épisode lisboète m'a apporté la preuve de l'importance qu'il y a aujourd'hui à réfléchir au contexte de production de la science, que ce contexte soit une situation coloniale ou non.

Écrire une thèse en histoire et en épistémologie de la géographie

Cet épisode lisboète m'a profondément décontenancée, mais m'a aussi permis d'asseoir la légitimité des interrogations scientifiques que je porte depuis plusieurs années. En ce sens, il a permis la vérification, à travers la continuation d'un processus réflexif sur mes propres pratiques, de ma posture scientifiques et a largement contribué à affirmer et à assurer mon positionnement.

Retour sur un parcours de recherche

Pour commencer, cet épisode a balayé les doutes que je pouvais encore nourrir quant à la

légitimité de faire une thèse en histoire et en épistémologie de la géographie. Car cette posture m'est

toujours apparue comme relativement inconfortable, bien que parfaitement assumée. En dépit d'un

cursus en géographie, mon appétence pour l'histoire me place dans une position d'entre-deux qui

suscite parfois dans la sphère académique une certaine réticence. Même si ce champ de recherche se

développe largement depuis plusieurs années, faire de l'histoire de sa discipline ferait dans une

certaine mesure sortir du champ de sa propre discipline. Et ce pour plusieurs raisons. D'une part, car la

géographie doit se préoccuper du temps présent, du contemporain ; elle s'est construite historiquement

sur cet horizon (Lefort, 2014), et dans une moindre part sur celui de la prospection, et laisse à sa rivale

l'histoire le champ du passé. D'autre part, et c'est particulièrement vrai pour la géographie française, la

discipline géographique fonde sa légitimité sur une pratique du terrain. Cette pratique constitue un

élément essentiel de structuration et d'identification de la géographie (Calbérac, 2010). De plus, si la

pratique réflexive s'impose peu à peu à la géographie, à l'instar des habitudes cultivées dans les autres

sciences humaines, elle demeure encore un habitus à affirmer. Pour ces raisons majeures, faire le choix

d'une thèse en histoire et en épistémologie de la géographie contribue encore, d'après les critères

énoncés plus haut, à me placer partiellement hors-champ. Hors de la pratique du terrain, car mes

recherches reposent sur un travail d'archives ; hors de l'horizon contemporain, car j'interroge un

(12)

moment passé ; hors de la dimension pratique fortement implantée en géographie, car je me situe sur une posture réflexive et critique.

Pour autant, il m'est apparu très tôt que faire de la géographie sans réfléchir à ce que recouvre ce terme, du point de vue des pratiques, des méthodes, de outils, des concepts, bref en prenant en compte tout l'outillage épistémologique et sociologique qui soutient et structure le savoir-faire disciplinaire contemporain, était vain et appauvrissait considérablement ce faire. En quelque sorte, il m'apparaissait nécessaire d'appréhender cette science en conscience, d'interroger ce qui fait son essence et comment elle fait science.

Mes propres réflexions s'inscrivent dans un certain renouveau historiographique au sein de la

discipline géographique française, bien visible depuis une vingtaine d'années, et amorcé depuis le

milieu du XX

ème

siècle. La sphère de la géographie française rattrape ainsi son retard sur le monde

anglophone, et même germanophone, bien plus habitués à réfléchir sur les modalités du faire

géographie. Ces deux sphères cultivent en effet une vraie tradition de la réflexivité et de

l'historicisation des pratiques géographiques (voir par exemple : Clout, 2009 ; Engelmann, 1983 ;

Livingstone, 2005 ; Schröder, 2011 ; Withers, 2007). Du côté français, quelques travaux portent sur la

dimension historique de la discipline, mais souvent de manière érudite (Broc, 1972). Et, mis à part

quelques pionniers, notamment Philippe Pinchemel (voir Pinchemel, 1988, 2005), l'intérêt pour les

questions historiques et épistémologiques ne se développe réellement qu'à la fin du XX

ème

siècle. Cet

intérêt prend appui sur quelques moments forts de la discipline : l'après 1870 pour Isabelle Lefort

(Lefort, 1992) et surtout le moment vidalien, qui constitue une période essentielle d'interrogations pour

les géographes, notamment pour Marie-Claire Robic (Robic, 2001) ou Olivier Orain (Orain, 2003). De

plus, un véritable courant de géohistoire apparaît, notamment grâce aux travaux novateurs et inspirants

de Christian Grataloup (Grataloup, 1996, 2007). La géographie se positionne ainsi progressivement

comme une science ayant une véritable légitimité à réfléchir elle-même à la manière dont elle produit

ses savoirs, sans laisser cette partie à l'histoire, à la sociologie ou à la philosophie (même si cette

habitude se nourrit bien sûr des relations fécondes entretenues avec ces champs). Les réflexions

historiques et épistémologiques se structurent peu à peu par leur institutionnalisation progressive : au

sein par exemple de l'équipe d'accueil E.H.G.O. (UMR Géographie-cité). Un développement

contemporain de ce type de recherche est également bien visible parmi les géographes français, en

particulier au sein de la jeune génération. Que ce soit sur des moments ou des courants géographiques,

je pense à la thèse de Gaëlle Hallair sur la Landschaftkunde de la fin du XIX

ème

siècle (Hallair, 2010),

sur des pratiques, par exemple à travers la thèse de Yann Calbérac sur le terrain (Calbérac, 2010), sur

des objets : Nicolas Canova s'est penché sur les liens entre géographie et musique (Canova, 2014), ou

encore sur des géographes, notamment le travail de Ségolène Débarre sur les géographes allemands de

la fin du XIX

ème

siècle (Débarre, 2011), les travaux en histoire et en épistémologie de la géographie se

multiplient ces dernières années, constituant pour certains une vogue historiographique (Robic,

(13)

2006(b)).

S'inscrire dans des préoccupations contemporaines

Sans constituer un déferlement, il est indéniable que les questionnements historiques et épistémologiques constituent désormais une vague de fond dans la géographie française contemporaine. Les thématiques de recherche actuelles et les grands courants qui traversent la discipline soutiennent mes recherches et forment des axes de réflexion tout à fait heuristiques.

Tout d'abord, je souscris à - et m'inscris pleinement dans - la montée en réflexivité constatée depuis plusieurs années en géographie, mais aussi dans l'ensemble de la sphère des sciences humaines et sociales. Cette injonction à réfléchir à ce que l'on fait procède d'un retour en grâce du sujet et, plus généralement, de la subjectivité dans les modalités de production scientifique. L'ère de la post- modernité revalorise le lien objet-sujet, et ce faisant, plutôt que de s'attacher à en démontrer la distance, elle vise au contraire à mettre à jour les relations complexes qui nouent le chercheur à son objet (De Certeau, 1990 ; Latour, 1989 ; Latour et Woolgar, 1996). Comprendre en effet comment l'on passe d'un sujet (compris au sens individuel comme collectif) à une production scientifique, ce qui se joue dans le passage de l'intentionnalité à l'effectivité me paraît en effet très riche de sens. Faire acte de réflexivité de manière contemporaine à ses propres travaux semble la meilleure façon de savoir d'où l'on part, d'où l'on parle, pour comprendre où l'on arrive. Mais l'exigence de réflexivité peut aussi s'entendre sur le temps long de la discipline : convoquer le passé pour (ré)envisager le présent rend possible un jeu de miroir réfléchissant. C'est cette perspective que j'embrasse depuis mes recherches de master, qui portaient sur Alexander von Humboldt (Péaud, 2009, 2011), à savoir conjuguer un enjeu réflexif à une dimension historique. C'est également ce qui anime cette recherche doctorale, dans laquelle j'interroge les manières de faire géographiques dans une perspective croisée entre France, Prusse et Grande-Bretagne au début du XIX

ème

siècle.

D'autres inspirations provenant du courant de géographie culturelle nourrissent mes recherches, ce courant s'inscrivant lui-même dans le tournant plus vaste des cultural studies (Hunt, 2013). En posant le caractère situé des savoirs géographiques, le tournant culturel pousse depuis une vingtaine d'années à interroger les liens entre notre discipline et son contexte sociétal (Claval et Stazsak, 2008).

Cette approche, qui met en avant l'importance essentielle de l'environnement, social, économique,

politique et culturel, dans le processus de production des faits sociaux, peut tout à fait être intégrée

dans des questionnements épistémologiques. Elle rejoint de ce fait les travaux de Bruno Latour, qui

conçoit la production scientifique comme un fait social semblable à tous les autres (Latour, 1989,

1998). Cet apport combiné du cultural turn et du spatial turn est particulièrement fécond, dans la

mesure où il me permet d'envisager les liens entretenus par les savoirs géographiques avec le politique,

ce qui nous intéresse ici au premier chef, de manière systémique tout en distinguant les particularités

propres à chaque sphère. La problématique des savoirs situés me paraît d'une très grande richesse

(14)

heuristique, et je la fais pleinement mienne à l'occasion de ces recherches doctorales. Je reviendrai plus avant par la suite sur les usages que j'en fais.

Ensuite, les apports du tournant culturel sont pour moi de plusieurs ordres, qui s'articulent les uns aux autres. Tout d'abord, en termes d'objets : il invite à penser politique et géographie comme des univers particuliers, dotés d'éléments matériels et surtout idéels qui les définissent. Ces univers se déclinent à l'échelle collective et aussi individuelle. Cette dernière, celle du géographe pour moi, est particulièrement mise en valeur dans la géographie culturelle et encourage la mobilisation de matériaux originaux relevant du domaine de l'intime (correspondances, journal de voyage, croquis).

En termes de matériaux, le tournant culturel offre donc de nouvelles possibilités. Le texte, figure scientifique majeure de l'ère moderne (Berthelot, 2003), laisse aussi la place à des supports matérialisant le caractère évolutif et toujours finalement transitoire, ou intermédiaire, de la production scientifique (Hébert, 2009). Enfin, et c'est le troisième enjeu que je relèverai, aux représentations devenues objets à part entière, et que le tournant culturel permet de révéler à travers une mobilisation de nouveaux matériaux, s'articule une approche culturelle qui vise à leur associer un/des mode(s) de conception de l'espace. La géographie culturelle, en valorisant bien évidemment la dimension spatiale, permet en effet de mettre à jour des schèmes spatiaux associés à des groupes ou à des individus (Besse, 2004). Dans la mesure où cette thèse interroge les relations entre le champ des savoirs géographiques et le champ du pouvoir au début du XIX

ème

siècle, cette approche culturelle de l'espace s'intègre pleinement à mes réflexions.

Les apports de la géographie culturelle sont donc multiples et ouvrent des horizons très riches aux recherches en histoire et en épistémologie de la géographie. Pour autant, ils soulèvent aussi quelques difficultés sur le plan méthodologique. La convocation de matériaux de différentes natures et de différents statuts pose par exemple le problème de leur articulation. De plus, la géographie culturelle convoque des approches venues d'autres champs disciplinaires (sociologie, histoire, philosophie, philosophie des sciences) et appelle à la trans- et pluridisciplinarité ; mais cette injonction remet en question la délimitation de chaque disciplinaire et soulève en creux l'enjeu de l'identité de la discipline géographique. À l'occasion d'une journée d'étude tenue en mars 2014, Quentin Morcrette et moi-même soulevions justement cet enjeu qui traverse aujourd'hui la géographie

1

. Deux questions centrales : qu'apporte-t-on en tant que géographe dans l'interaction avec les autres sciences sociales ? Et, surtout, que reste-t-il du projet géographique dans le dialogue qui s'engage avec les autres disciplines ? Le tournant culturel invite en effet à se questionner sur l'effet miroir qu'engendre la mobilisation de nouvelles approches, c'est-à-dire sur la capacité qu'a la mobilisation de savoirs et savoir-faire venus d'autres disciplines à révéler les habitudes, mais aussi les failles méthodologiques ou théoriques de la géographie. Sans prétendre faire un sort à cette interrogation très vaste, cette thèse

1 Cette journée d'étude a eu lieu le 21 mars 2014 à l'ENS de Lyon, dans le cadre de l'UMR 5600 – EVS. Elle portait sur les approches historiques et épistémologiques en géographie aujourd'hui et visait spécialement à interroger les nouvelles approches et nouveaux objets que la géographie fait siens depuis quelques décennies.

(15)

entend apporter quelques éclairages sur ce sujet. Le regard porté vers les sphères germanophone et anglophone permet de continuer à ouvrir l'horizon géographique français à d'autres habitudes et façons de faire disciplinaires et de participer au courant de l'histoire transnationale (Heilbron, 2009).

En positionnant ce travail dans les axes de réflexion contemporains de la discipline, je revendique une inscription pleine et entière dans le champ de la géographie. Mes incursions dans des champs disciplinaires connexes (histoire, sociologie) et le choix d'embrasser des questionnements historiques et épistémologiques participent au renouveau historiographique engagé depuis plusieurs années dans la géographie française.

Présentation du sujet de thèse

« États et savoirs sur le monde en France, Prusse et Grande-Bretagne (1785-1860) » : que cache exactement ce titre ? Après avoir affirmé fortement mon positionnement dans le champ de l'histoire et de l'épistémologie de la géographie, il est temps d'entrer dans le cœur de mon objet de recherche.

Articuler géographie et politique

Mon mémoire de master 2 portant sur la question des relations entre sphère scientifique et

sphère du pouvoir a été l'occasion de travailler sur le parcours d'Alexander von Humboldt. Cet

exemple m'a semblé être un axe de réflexion à poursuivre. Le champ politique, interrogé dans son

rapport à l’histoire des sciences, devient un enjeu croissant de la réflexion épistémologique (Gauchet,

1985, 2003 ; Weber, 2002). L’élucidation des relations entre champ scientifique et champ politique

émerge peu à peu en épistémologie de la géographie, mais demeure un questionnement encore mineur,

alors même que les autres sciences humaines en ont fait un objet à part des interrogations

historiographiques. Les travaux fondateurs de Michel Foucault ne sont bien sûr pas étrangers à cet

intérêt (Foucault, 1969, 1975). Les champs de la géographie et du politique ne sont pourtant pas

dissociables l’un à l’autre. Géographie et politique sont tout d’abord articulés dans leurs usages. Ceux-

ci relèvent de la cartographie, d’une part, et du domaine de l’expertise et de l’intervention, d’autre part

(Palsky, 1996). Historiquement, la géographie est un domaine de l'expertise, au service de l’État,

comme le montre parfaitement Henri Desbois (Desbois, 2012). Ensuite, les champs de la géographie et

du politique sont liés dans le registre des modalités : les connaissances géographiques sont en effet

traditionnellement mobilisées dans les entreprises de maillage politique des espaces. L'exemple de

Vidal de la Blache aidant au tracé de la frontière entre Brésil et Guyane française ou l'actualité plus

récente du découpage régional en constituent deux exemples parmi d'autres. Enfin, ils sont articulés du

point de vue des périmètres d’objet reconnus par les géographes. Le « politique » fonctionne comme

un objet de la géographie, dont les modalités analytiques ont largement évolué. Claude Raffestin dans

Pour une géographie du pouvoir (1980) démonte et démontre bien comment l’on est passé d’une

géographie politique centrée sur l’État (Ratzel, 1923 (1897)) à une géographie politique centrée sur

l’analyse du pouvoir (Claval, 1978 ; Lacoste, 1976, 2002, 2003). Il insiste sur la notion de dissymétrie,

(16)

qui est centrale pour comprendre les relations que peuvent tisser deux acteurs.

Aujourd’hui, les travaux épistémologiques en viennent à considérer le politique (voir définition infra) comme un opérateur de la fabrique géographique (Besse, Blais, Surun, 2010 ; Blais, 2005). Bien que les champs de la géographie et du politique aient déjà été l’objet de regards croisés, peu de travaux ont encore été réalisés de manière systématique sur la place du politique dans le développement et la construction de la discipline. Dans le cas de la géographie, ces recherches sont seulement esquissées par plusieurs chercheurs. Et paradoxalement, ces chercheurs ne sont eux-mêmes pas géographes de formation. Cette question intéresse des philosophes, comme Jean-Marc Besse (Besse, Blais et Surun, 2010), ou bien des historiens, tels que Hélène Blais ou Isabelle Laboulais-Lesage (Blais, 2005 ; Laboulais-Lesage, 1999, 2008). Ce projet fait le pari que les géographes eux-mêmes peuvent s’emparer de manière opératoire de cette question. Partir des notions de dissymétrie et de pouvoir, utilisées plus traditionnellement dans la géographie politique appliquée à un territoire, permettrait de s’attacher à un champ de l’histoire et de l’épistémologie des sciences encore peu exploré. C’est justement la notion de dissymétrie, à travers ses manifestations et ses motivations, qu'il s'agira d'explorer, dans le cadre d’une analyse relationnelle de deux champs distincts.

Pour ce faire, une définition des deux objets en jeu est nécessaire. Le premier pôle de l'analyse relationnelle se situe du côté des savoirs géographiques. Entre 1780 et 1860, la discipline moderne telle que nous la connaissons et pratiquons aujourd’hui est en voie de constitution. À l'instar d'autres sciences à cette époque, telles que l'histoire, elle connaît un processus d’individuation et d’institutionnalisation (Claval, 2004, 2001). Le paysage scientifique européen se transforme : d’un projet encyclopédiste et universaliste émergent progressivement plusieurs disciplines individualisées (Besse, Blais, Surun, 2010 ; Schröder, 2011). La géographie voit son épistémologie peu à peu stabilisée : on passe progressivement de savoirs géographiques, marqués par une essentielle pluralité de leurs modalités de production, à une science géographique. Les savoirs géographiques font peu à peu science, c'est-à-dire corps autour de pratiques, d'objets, d'outils et de méthodes disciplinaires, la fondation des premières sociétés de géographie entre 1820 et 1830 en témoigne (Lejeune, 1993). C'est dans l’atmosphère intellectuelle des Lumières que celle-ci trouve des conditions favorables à sa construction. Les philosophies du contrat social, telle celle de Rousseau, qui croient en une société perfectible, donnent un nouvel élan à la géographie politique. Parallèlement, l’usage des statistiques se développe (Bourguet, 1989 ; Palsky, 1996). La géographie se préoccupe alors du devenir de la société et constitue, dans une mesure qu’il s’agira d’évaluer et de qualifier, un véritable outil au service du politique. Sa place et le contenu de sa production évolue au fil de la période : l'épisode révolutionnaire de même que le développement des entreprises coloniales redéfinissent son rôle.

En regard des savoirs géographiques, un autre objet complexe est convoqué dans cette étude :

le champ politique. Tout d’abord, la nature, la taille ou encore la stabilité du maillage politique

considéré sont différents dans les trois sphères culturelles abordées (France, Prusse et Grande-

(17)

Bretagne

2

). Un des enjeux de cette thèse réside précisément dans la prise en compte différenciée de ces trois sphères et dans la mise en perspective de ces trois contextes avec les modalités de production des savoirs géographiques qui y président. Ensuite, le champ du politique comprend deux niveaux distincts mais néanmoins liés : il est fait de l’imposition d’un pouvoir sur/dans un territoire ; cette imposition étant mise en œuvre par des institutions, des normes, des organes et acteurs. Même si les facteurs du politique prévaudront dans cette recherche doctorale, il est évident que des éléments (diplomatiques, économiques…) de la politique menée par ces différents États ne sauraient être évacués. Si l'accent est mis sur le premier terme, le binôme conceptuel politics/policy (le politique/la politique) constitue le deuxième pôle de l'analyse. Lorsque j'emploie le terme « le politique » dans le cours de cette thèse, cette expression recouvre les acteurs, voire les actants de la décision politique, qui seront précisés à mesure de leur convocation dans les analyses. Ce qui intéresse in fine cette recherche se situe dans l’interface entre la construction, effective et envisagée, d’un projet étatique et la fabrication de la science géographique. L’analyse des éléments constitutifs de la relation (acteurs, finalités, stratégies, media de la relation, composantes spatiales et temporelles) constitue une entrée opérationnelle pour interroger, qualifier, mesurer la relation entre le champ des savoirs géographiques et le champ du politique.

Comparer et croiser trois sphères culturelles : France, Prusse et Grande-Bretagne

Le périmètre géographique de cette recherche propose d'emblée une perspective comparatiste et croisée, dans la mesure où il embrasse trois sphères culturelles à la fois proches et distantes de par leur histoire et leurs caractéristiques politiques et culturelles. Il concerne la France, État constitué et centralisé, la Prusse, royaume à l’origine de l’unification allemande, et enfin la Grande-Bretagne, État fait d’une mosaïque de différentes nations. Le choix de ces trois pôles, prussien, britannique et français, n'est évidemment pas le fruit du hasard. Au cours de ce moment de transition et d’évolution aussi bien politique que scientifique que constitue la période 1780-1820, ces trois ensembles ont des fonctionnements à la fois très semblables et spécifiques aussi bien sur les plans scientifique que politique. Tout d’abord, ce sont trois espaces de l’institutionnalisation précoce de la géographie. Les premières sociétés de géographie y voient le jour (Lejeune, 1993). Je reviendrai bien évidemment sur cet épisode majeur. Selon des calendriers différents, ces trois espaces s’engagent aussi dans le processus de construction nationale (Agulhon, 1979), voire dans le processus colonisateur (France et Grande-Bretagne). Mais de grandes divergences marquent aussi ces espaces. Sur le plan intérieur, ils ne connaissent pas tous des régimes politiques de même nature. La France est marquée par une certaine instabilité, entre Révolution et Restauration. La Prusse initie au XIX

ème

siècle sa construction nationale et soutient l'idée d'une unité nationale allemande. La Grande-Bretagne a sans doute le régime

2 Lorsque je parle de « la France », « la Prusse » et « la Grande-Bretagne » dans la suite de la thèse, j'opère un raccourci qui ne doit pas cacher la complexité de ces termes. Je suis consciente que cela procède d'un nominalisme facilitant, qui ne doit pas cacher les acteurs (notamment et en particulier les classes politiques), que je serai amenée à préciser au fur et à mesure des développements.

(18)

politique le plus stable des trois, car sa révolution date de la fin du XVII

ème

siècle, mais elle est aux prises avec les multiples nationalités constitutives du pays : anglaise, galloise, écossaise, irlandaise, cette dernière étant particulièrement problématique (Kenny, 2004). Sur le plan extérieur, l’horizon de la colonisation se dessine : ces trois pôles y sont engagés d’une façon qui bouleverse le rapport à l’espace-monde et la gestion de l’espace (Grataloup, 2007), mais de manière inégale. La France et la Grande-Bretagne relancent ce processus fortement, alors que la Prusse se concentre sur son espace national.

Ces trois sphères constituent le support de l'analyse relationnelle entre politique et géographie qui forme le cœur de cette recherche. En considérant ces trois espaces ainsi que leurs extensions territoriales variables au fil de la période (évolution des frontières nationales, processus de colonisation), cette recherche s'inscrit de fait dans la problématique des savoirs situés (Jacob, 2007).

Cette approche pose que le contexte, social, culturel et politique, dans lequel sont produits des savoirs possède un effet structurant sur ceux-ci, et pas seulement encadrant. Interroger le processus de construction disciplinaire, c'est-à-dire le passage des savoirs géographiques à une science géographique, dans un périmètre géographique comprenant trois sphères culturelles et politiques, invite de facto à mettre l'accent sur la manière dont chaque environnement politique informe, ou non, ce processus. Dans quelle mesure les relations entre géographie et politique sont-elles fondées sur des invariants d'une sphère à l'autre ? Comment, au contraire, peut-on identifier des modalités relationnelles propres à chacune des trois ensembles convoqués ici ? Pour le dire autrement, en quoi le processus de renforcement national à l’œuvre dans ces trois États donne-t-il lieu à des façons de faire nationales ? L'enjeu consiste donc à identifier comment la volonté de construire des États-nations, sur le plan politique, rejaillit sur les modalités de construction d'une science géographique. Car l'hypothèse qui structure l'ensemble de ce travail pose que l'examen des modalités de la production des savoirs géographiques ces trois sphères révélera des particularités nationales. Il s'agit donc à la fois d'identifier des manières nationales de faire de la géographie et d'identifier dans quelle mesure ces conditions de production sont influencées, informées ou suggérées par le politique, c'est-à-dire les acteurs qui agissent en fonction de projets, de stratégies et d'idéologies.

En faisant le choix de ces trois ensembles politiques et géographiques, cette recherche n’a de

plus pas vocation à être seulement une pierre à l’édifice de l’épistémologie et de l’histoire de la

géographie. Cela ne lui conférerait qu’une dimension rétrospective. Ce faisant, je souhaite au contraire

éclairer le présent de la discipline, dont l’ouverture, la circulation et les intersections mobilisent

aujourd’hui la dimension européenne (voire internationale). À ce titre, mobiliser les espaces français,

prussien (et germanophone par extension) ainsi que britannique revient aussi à interroger la question

du fait circulatoire, mobilitaire et réticulaire dans la pratique géographique. Dans le passage du siècle

des Lumières à celui des nationalismes se joue le maintien d'un esprit universaliste. Or, l'enjeu de libre

circulation des savoirs n'est pas étranger à la fabrique géographique contemporaine, dans la mesure où

(19)

elle s'insère dans l'internationalisation et la mondialisation des savoirs et y participe (Caillé et Dufoix, 2013). Dans un jeu de miroirs inversés par rapport à la situation contemporaine, l'examen de la période 1780-1860 devrait permettre d'apporter des clés de compréhension quant au fonctionnement actuel de la discipline.

Si le titre annonce une répartition égale des analyses, une hiérarchie s'opère en fait entre ces trois sphères géographiques, pour des raisons de temps mais aussi d'affinité. La France et la Prusse fonctionnent comme les pôles principaux de cette recherche. Ces deux sphères forment un diptyque fort, tandis que la sphère britannique fait l'objet d'éclairages ponctuels. Ces espaces n'ont donc pas le même statut au sein de ce travail, mais ils concourent tous à proposer une réflexion comparée et croisée.

Embrasser un temps long : de 1785 à 1859

Outre un périmètre géographique étendu, cette recherche fait également le choix d'embrasser un temps long de l'histoire de la discipline. La période allant de 1785 à 1859 présente une unité temporelle sur les plans politique et géographique, de même qu'une périodisation assez marquée. En appui des paragraphes suivants, un tableau synoptique situé en annexes permet de revenir tout au long de la lecture au déroulement chronologique (voir annexe 1).

Le croisement de ces différents champs et échelles permet de faire ressortir la période 1785-

1859, c'est-à-dire un long premier XIX

ème

siècle, comme les bornes temporelles de notre sujet. Ces

deux dates correspondent à des symboles forts. 1785 voit en effet le départ de La Pérouse pour son

voyage autour du monde, tandis que 1859 correspond à l'année de décès de deux géographes prussiens

majeurs, Humboldt et Ritter, ainsi qu'à la parution de L'origine des espèces de Darwin, qui va modifier

le contexte scientifique européen, voire mondial. Au-delà cependant de ces symboles, en quoi la

période allant de 1785 à 1859 constitue-t-elle une matrice temporelle efficiente pour aborder la

question des liens entre le champ politique et la sphère géographique en cours de construction ? Cette

périodisation ne s'impose pas d'elle-même, mais tient compte de différents facteurs, qui sont de

plusieurs ordres. Notre interrogation portant essentiellement sur les interactions entre les champs

politique et géographique, ces derniers forment deux jalons essentiels à l'élaboration de la

périodisation. Le champ de l'histoire des sciences doit également être mobilisé, ainsi que celui plus

vaste de l'histoire culturelle. De plus, dans l'optique d'une histoire comparatiste et, plus encore, d'une

histoire croisée (Werner et Zimmermann, 2003) sur laquelle nous nous appuyons, il faut dépasser la

simple juxtaposition des chronologies nationales et cloisonnées, et faire interagir l'histoire de

différents champs mobilisés, qu'ils soient thématiques ou spatiaux. Le choix de la période du travail

doctoral procède d'une démarche de croisement entre ces multiples facteurs. Ceux-ci se déclinent à

plusieurs échelles géographiques. Tout d'abord, c'est bien le contexte européen, dans une dimension

d'histoire politique et culturelle, qui est pris en compte : il englobe et déborde la situation respective

(20)

des trois entités géographiques choisies, ainsi que les champs politique, scientifique et géographique.

Ensuite, chacune de ses entités, France, monde germanique et Grande-Bretagne, possède une chronologie qui lui est propre, que le travail prend également en charge. Là encore, l'enjeu est de saisir conjointement les enjeux liés aux champs politique et géographique. À plus grande échelle et au sein de la sphère géographique, la chronologie des institutions et des individus est aussi d'importance et sera prise en compte dans le corps de la recherche.

Le choix de ce qu'on peut appeler le « moment 1800 » (Journée d'étude du Centre Alexandre Koyré, 2003) comme moment de focalisation relève tout d'abord d'un certain renouveau historiographique pour le premier XIX

ème

siècle. Sylvie Aprile souligne que l'histoire économique a ouvert la porte à un renouveau de la vision du XIX

ème

siècle (Aprile, 2010). Les dimensions économiques sociales et culturelles, prises en charge notamment par la Revue d'histoire du XIXème siècle, permettent ainsi d'élargir l'historiographie de cette période. Ces nouvelles thématiques sont enrichies de plusieurs façons nouvelles de faire de l'histoire. L'histoire globale ou connectée d'une part, portée au départ par des chercheurs anglophones (Bayly, 2004 ; Cannadine, 2007) envisage les connexions globales de questions auparavant traitées localement. La colonisation et les transferts scientifiques et culturels constituent notamment des axes de réflexion. D'autre part et de façon complémentaire, l'histoire croisée (Frank et du Réau, 2002 ; Werner et Zimmermann, 2004) propose depuis la chute du mur de Berlin et l'affirmation du processus de construction européenne d'interroger des objets historiques à la lumière de croisements temporels et spatiaux. L'ensemble de ces renouveaux historiographiques enjoint à changer de regard sur le premier XIX

ème

siècle. Sans dénier l'importance du politique à cette époque, il s'agit de l'articuler avec d'autres champs.

Ce changement de vision historiographique intervient aussi chez les historiens de la géographie.

Dans leur introduction à Géographies plurielles, Hélène Blais et Isabelle Laboulais-Lesage (2006(a)) remarquent en effet que la fin du XVIII

ème

siècle et le début du XIX

ème

siècle constituent un impensé collectif chez les géographes. Pris en tenaille entre l'âge d'or des explorations (XVII

ème

et XVIII

ème

siècles) (voir les travaux de Broc : 1972) et la création de l’École française de géographie (Berdoulay, 1995 ; Robic, 2006(a)), cette époque a longtemps été perçue comme digne d'une moindre attention.

Cela s'avère également une réalité de la bibliographie anglophone (Withers, 2006). Le monde

germanophone a plus tôt fait une place à cette période, en considérant notamment de façon

hagiographique les deux héros de la discipline, Humboldt et Ritter (Engelmann, 1983). Cette tendance

générale à impenser cette période s'inverse cependant depuis une dizaine d'années. Des historiens ont

engagé ce mouvement : Marie-Noëlle Bourguet, Hélène Blais, Isabelle Laboulais-Lesage ou encore

Isabelle Surun soulignent, entre autres, la richesse et la multiplicité des géographies et géographicités

du moment 1800. Des philosophes des sciences poursuivent également ce mouvement. Les travaux de

Jean-Marc Besse s'inscrivent par exemple dans cette tendance : après avoir porté sur les XVI

ème

et

XVII

ème

siècle (Besse, 2003(a), 2004), ils se décalent temporellement vers le XVIII

ème

siècle (Besse,

(21)

Blais, Surun, 2010). Au tour des géographes de poursuivre l'examen de cette période passée sous silence, sous prétexte d'un manque d'intérêt et d'un écrasement par les moments encadrants.

Sans entrer ici dans le détail précis de la périodisation, voici rapidement quelques clés de lecture de ce long moment 1800 qui permettent de découper la période 1785-1859 en trois temps. Sur le plan politique, il faut constater une permanence de l'horizon révolutionnaire au cours de cette période, avec quelques épisodes marquants (1789-1815, 1848) que l'on retrouve dans les trois sphères, bien que les modalités soient distinctes, ce que nous serons amenés à repréciser. En outre, cette période est aussi celle des affirmations nationales : l'esprit des Lumières laisse place à la montée progressive des nationalismes, qui résultent pour une bonne part de la Révolution française (Aprile, 2010). Ainsi, chaque sphère engage un processus de consolidation nationale interne, dont, là encore, les modalités devront être examinées (Caron et Vernus, 2004 ; Droz, 1945). Sur le plan scientifique, et du point de vue des savoirs géographiques plus particulièrement, cette période correspond à une volonté de disciplinarisation

3

. Celle-ci touche bien d'autres sphères que la géographie (Dhombres et Dhombres, 1999 ; Schulze, 2007). D'une manière concomitante dans les trois sphères de cette étude, ceux qui commencent alors à se définir comme géographes prennent conscience de la nécessité de faire science et s'en donnent peu à peu les moyens (institutionnels, intellectuels, méthodologiques). Ce processus en cours tout au long de cette période interpelle, dans la mesure où sa chronologie coïncide avec les bouleversements politiques à l’œuvre. Un élément symbolique l'illustre : la décennie 1820 voit la création de trois sociétés de géographie dans chacune des villes capitales (Paris, Berlin, puis Londres), alors même que ce moment est aussi celui d'une prise de conscience politique et culturelle de plus en plus marquée en faveur du fait national. Il s'agira de questionner plus avant ce parallélisme apparent : au-delà de la coïncidence, peut-on identifier des processus communs à ces deux mouvements, la montée des nationalismes et la montée en discipline des savoirs géographiques ? Cette question constitue l'un des enjeux principaux de cette recherche, dans la mesure où elle vise à mettre au jour à la fois des invariants dans la disciplinarisation géographique à l'échelle européenne et des particularités nationales.

Pour terminer sur l'élément temporel, un découpage en trois sous-périodes paraît pertinent :

• 1785-1815 : à un moment de bouleversement politique répond une restructuration complète du système scientifique européen. Cette période est celle d'une valorisation politique et étatique des savoirs géographiques et de leur reconnaissance sociétale. Cela s'accompagne de la part de ceux qui commencent à se reconnaître comme géographes de l'expression d'une volonté disciplinaire.

3 Ce concept est ici convoqué en référence aux travaux foucaldiens. Pour Foucault, la disciplinarisation comprend deux volets conjoints : un premier qui tient à la fabrication disciplinaire, au sens de transmission des savoirs, et un deuxième volet, intrinsèquement lié au premier, qui s'attache à la normalisation des modalités de l'organisation et de la production scientifique (Foucault, 1969, 1975).

(22)

• 1815-1840 : ce moment est celui de la recherche d'un nouvel ordre politique à l'échelle européenne, qui passe par une montée des nationalismes. La nation devient alors l'échelon majeur à travers lequel les territoires européens sont pensés et administrés par le politque : cette délimitation devient alors une catégorie de pensée de l'espace pour soi. La disciplinarisation des savoirs géographiques s'amorce, grâce à l'impulsion du champ scientifique lui-même, mais en suivant les cadres nationaux qui s'imposent. Elle passe par la création d'institutions dédiées : les sociétés de géographie, qui symbolisent cette profonde volonté de faire discipline. L'enjeu réside à comprendre en quoi nationalisation des cadres de pensée et disciplinarisation des savoirs géographiques fonctionnent non seulement parallèlement, mais de manière systémique.

• 1840 à 1860 : du côté politique, ce dernier temps connaît une exacerbation des aspirations nationales, notamment à travers le développement de la colonisation pour la France et la Grande-Bretagne et d'une progressive nationalisation des territoires germanophones autour de la Prusse. Les géographes poursuivent leurs efforts de disciplinarisation : après l'étape de l'institutionnalisation, ce sont les cadres épistémologiques qui font l'objet d'une attention particulière, entre exigence universaliste et tentation nationale.

De 1785 à 1860, les savoirs géographiques passent donc bien d'une reconnaissance officielle, de nature étatique, à la nécessité de rendre effective une reconnaissance scientifique. Ce processus s'effectue en parallèle de bouleversements politiques majeurs, qui interrogent la possibilité d'une montée en discipline indépendante de la sphère du pouvoir. Ce tableau dressé à grands traits, et à l'échelle européenne, soulève bien des enjeux qui seront au cœur de cette thèse.

Problématique générale et principales hypothèses

Pour rassembler les différents questionnements soulevés jusqu'ici, une problématique construite

sur une dialectique entre universel et national constitue le fil conducteur de cette thèse : en quoi le

processus de montée en discipline des savoirs géographiques engagé simultanément en France, en

Prusse et en Grande-Bretagne dans la période 1785-1860 se trouve-t-il fondamentalement en tension

entre, d'une part, une exigence universaliste portée à l'échelle européenne par le champ scientifique et,

d'autre part, la nationalisation progressive des savoirs géographiques ? Pour le dire autrement,

comment la disciplinarisation progressive des savoirs géographiques qui commence dans ce long

premier XIX

ème

siècle est-elle constamment empreinte d'une double influence : à la volonté, dans un

esprit humaniste et hérité des Lumières, de construire un champ scientifique autonome et au service du

progrès de l'humanité, semble répondre une présence toujours plus forte du politique et, en particulier,

de l'échelon national ? L'enjeu de cette thèse réside donc très précisément dans l'identification des

modalités d'articulation de ces deux polarités et de leurs effets sur la construction du champ

géographique.

(23)

Cette interrogation générale doit s'entendre à différentes échelles et différents plans. À différentes échelles tout d'abord, car selon l'approche du spatial turn et la problématique des savoirs situés qui guident mes analyses, l'endroit dont on parle importe. Je fais l'hypothèse que les variations d'échelle révéleront des manifestations différenciées de la dialectique qui est au cœur de cette recherche. Il s'agit donc d'envisager ce questionnement général à l'échelle européenne dans un premier temps : comment se manifeste la tension universel/national si l'on envisage à petite échelle le processus de mise en discipline des savoirs géographiques ? Ensuite, l'échelon de la nation doit bien sûr faire l'objet de toutes les attentions : en quoi cette tension possède-t-elle des particularités nationales ? Ou, pour le formuler différemment, en quoi existe-t-il des manières française, prussienne ou britannique d'articuler ces deux polarités ? Enfin, en m'inspirant des apports de la géographie culturelle, et des cultural studies d'une manière générale, je souhaite également interroger l'échelle individuelle. À travers un corpus de matériaux variés, il s'agit de questionner le différentiel possible entre le collectif (qu'il soit européen ou national) et l'individuel. Je fais le pari que l'analyse à l'échelle individuelle révélera des modalités particulières de la gestion de la dialectique universel/national.

La problématique générale se décline de plus sur différents plans, en gardant toujours à l'esprit qu'ils s'entendent aussi aux échelles présentées ci-dessus :

• 1° sur un plan épistémologique : il s'agit avant tout de questionner l'objet, ou les périmètres d'objet, la finalité, les méthodes et les pratiques qui président à la disciplinarisation des savoirs géographiques. Ce questionnement précède et s'articule à la manière dont le champ politique peut influencer l'épistémologie de la discipline géographique. Il s'agit donc d'identifier la manière par laquelle l'épistémologie géographique est progressivement définie : dans quelle mesure le facteur politique influence-t-il et informe-t-il les méthodes, outils, pratiques, objets et finalités des géographes et des savoirs géographiques produits au tournant du XVIII

ème

et du XIX

ème

siècle ?

• 2° sur un plan historiographique, ensuite, cette thèse vise à interroger les modes de restitution et d'écriture des savoirs géographiques. Quelle écriture du monde se met alors en place dans la période 1785-1860 ? Peut-on identifier des marqueurs politiques jusqu'au cœur de cette écriture ? En quoi l'écriture des savoirs géographiques porte-t-elle l'empreinte de l'intrication du scientifique et du politique ? Cette empreinte se différencie-t-elle d'une sphère culturelle à l'autre ? L'enjeu consiste sur ce plan à déterminer si des stratégies rhétoriques de l'écriture du monde se développent spécifiquement dans chacune des sphères.

• 3° sur un plan sociologique et institutionnel, cette recherche questionne enfin les lieux,

personnalités, réseaux en un mot l'organisation générale de la production des savoirs

géographiques. Il s'agit sur ce plan, plus particulièrement, d'interroger et de confronter les

organisations d'ensemble, qui représenteraient des manières collectives de faire, et les

(24)

pratiques individuelles. L'enjeu réside dans la mise au jour d'éventuels écarts aux modes d'organisation collectifs. De plus, la part du politique est aussi à mesurer : comment le politique participe-t-il ou non de l'institutionnalisation et de l'affirmation disciplinaire de la géographie ? Peut-on mettre en évidence des spécificités individuelles qui constitueraient des écarts aux modèles aussi bien disciplinaires que politiques ?

Cette multitude d'interrogations repose sur deux grandes hypothèses, qui transparaissent partiellement dans mes développements précédents :

• La première hypothèse pose que le politique (politics) et la politique (policy) sont des opérateurs indissociables de la construction des savoirs géographiques. Du point de vue des pratiques et des finalités de la discipline scientifique, la sphère du pouvoir intervient et informe les savoirs produits. En posant clairement comme postulat de départ que le contexte social, culturel, linguistique, économique et politique constitue un facteur structurant, et pas seulement encadrant, de tout processus social, j'affirme ainsi dans le cadre de ce travail le rôle d'opérateur du politique et de la politique dans le mouvement de disciplinarisation géographique. Tout l'enjeu consiste ensuite à identifier dans quelle mesure le couple politics/policy agit sur le processus de production des savoirs géographiques.

• La deuxième hypothèse réside dans la grande labilité des relations entre savoirs géographiques et politique. Je pose qu’en fonction des acteurs, des situations, des enjeux, mais surtout des lieux selon lesquels on l'envisage, l’analyse relationnelle de ces deux pôles fera émerger une grande variété de configurations académiques, intellectuelles et de postures individuelles.

Cette deuxième hypothèse postule des situations dynamiques, renégociant selon les contextes les systèmes de relation entre géographie et politique. Elle met surtout en avant le caractère essentiellement situé des relations entre pouvoir et savoir.

Méthodologie et approches

Cette recherche porte en elle une part de défi méthodologique. Je l'ai souligné au début de cette

introduction, écrire une thèse en histoire et en épistémologie de la géographie achoppe sur bien des

obstacles. Objet situé à la limite du périmètre disciplinaire, braconnage du côté des autres sciences

humaines, non-pratique du terrain tel qu'il s'entend chez les géographes sont autant de difficultés à

surmonter, et à affirmer. La question de la méthode adoptée rejoint tous ces obstacles et les condense,

car l'approche suivie se fait le marqueur d'une filiation disciplinaire. De plus, le sujet choisi augmente

les difficultés : mettre en relation deux polarités majeures (politique/géographie), croiser trois sphères

culturelles (France, Prusse et Grande-Bretagne) et décliner le sujet à plusieurs échelles (européenne,

nationale, individuelle) demande de mettre en œuvre une méthodologie qui permet de tout tenir

ensemble, de rendre compte du système que je cherche à décrire.

(25)

Affirmer ma géographicité

C’est bien le périmètre de la discipline géographique qui constitue le cœur de mes réflexions.

J’entends ainsi déployer les méthodes et les concepts géographiques. Les notions de réseau, de centralité, de nodosité, de pouvoir tiennent une place capitale dans l’analyse relationnelle à mener. De même, la construction systémique des objets d’étude relève des méthodes géographiques. L’analyse du politique et de la géographie doit passer par une phase de spatialisation des acteurs, des lieux, des relations qui structurent leur fonctionnement. Mais j’entends aussi mobiliser des démarches de nature historique, sociologique et issue de science politique. Ces postures, que l’on peut, à cette étape du travail, identifier comme des décentrages d’approche, doivent en miroir me conduire à analyser le processus même d’individuation disciplinaire. Elles permettront donc d’interroger des effets-limites et des effets-frontières entre disciplines.

L’entrée par l’approche externaliste

Située dans la continuité des travaux récents d’épistémologie et d’histoire de la géographie, mon approche est résolument externaliste, seule légitime dans la perspective qui est la mienne. Cette perspective pose la figure et la production scientifiques comme intrinsèquement situées. Elle envisage ainsi la prééminence des facteurs externes dans la détermination de l'évolution et de l'élaboration de la science et vise à mesurer l'influence de ces facteurs. Elle s'oppose à l'approche internaliste, qui ne considère que les logiques internes qui président à la fabrication scientifique (enchaînement des faits scientifiques, logiques de déduction, etc.). Dans ma démarche, la construction de la géographie fait système : il s’agit d’un tout, à comprendre et à saisir comme tel, en pleine évolution au tournant du XIX

ème

siècle. Un système est une entité définissable et délimitée, mais qui est articulée à son environnement immédiat (société, contexte, régime politique, etc.) par de multiples relations (Walliser, 1977). Un système interagit en permanence avec ce qui l’entoure. Questionner les savoirs géographiques, dans leur construction moderne, au regard des liens qu’ils tissent avec le champ politique, enjoint alors à interroger des relations de nature systémique.

De fait, l'approche externaliste trouve ici une place de premier choix dans la conduite de mes

analyses, car elle envisage non pas les savoirs uniquement dans leur dimension épistémologique, mais

comme des éléments constitutifs d'un système, participant d'un environnement culturel, social et

politique complexe. Le but n'est pas d'évacuer radicalement l'approche internaliste, c'est-à-dire la

science écrite, actée, qui recèle aussi bon nombre d'informations utiles pour ma recherche, mais de

parvenir à l'articuler avec l'approche externaliste qui est ici privilégiée. Ce couplage me semble

nécessaire dans une démarche réflexive et/ou de déconstruction de certains objets historiques. Il rejoint

d'ailleurs un autre couplage que je fais mien ici ; celui de l'individu et du collectif.

(26)

L’entrée par l’histoire croisée

En plus d’une approche externaliste et systémique, j’ai l’intention de déployer une double approche méthodologique historique pour faire tenir ensemble les trois espaces étudiés. Cette méthodologie s’inspire de l’histoire comparée et de l’histoire croisée. L’histoire comparée formalisée depuis Marc Bloch (Bloch, 1928) constitue un courant épistémologique central de l’historiographie contemporaine. Elle propose une approche comparative d’un même objet d’étude, envisagé variablement dans le temps ou dans l’espace (Veyne, 1996). Dans le cas de ce sujet, l’angle d’approche comparatif est pertinent, dans la mesure où cela permet de mettre sur le même plan les différents espaces et figures considérés et d’en proposer une lecture cohérente. Cette première méthode sera doublée d’une seconde, l’approche issue de l’histoire croisée. Elle a été théorisée par Michael Cerner et Bénédicte Zimmermann (Espagne et Werner, 1988 ; Werner et Zimmermann, 2004) et forme un nouveau courant fort de l’historiographie contemporaine. Elle s’empare à la fois de l’histoire comparée et de l’histoire globale (notamment de la question des transferts culturels), et propose un renouvellement historiographique autant sur le plan de la méthode que de l’approche. En effet, l’histoire croisée plaide pour le croisement des points de vue et des démarches. Elle postule l’importance des transferts transnationaux et apparaît, dans une démarche d’analyse relationnelle, comme une entrée méthodologique pertinente. L’histoire croisée propose en outre une histoire de l’Europe à géométrie variable, dans la variation des échelles d’analyse et des objets d’étude par exemple, interrogeant en profondeur la catégorie d'État-nation. Dans le cadre de ce sujet de thèse, cette approche doit permettre d’opérer un décloisonnement géographique des figures et des institutions étudiées. En recherchant les points d’intersection entre les pays, les objets et les conceptions géographiques, ce travail pourrait mettre au jour une configuration inédite des liens entre géographie et politique. Il tendrait également à proposer une nouvelle vision de l’espace européen au tournant du XIX

ème

siècle.

Le texte comme terrain

Enfin, l’analyse textuelle conduit ce travail. Elle fonctionne selon deux niveaux de grille

d’analyse. D’une part la situation du texte ne saurait en aucun être évacué, d’autre part la dimension

personnelle de la figure géographique fait aussi pleinement sens. Cette analyse est donc l’occasion de

confronter deux matrices explicatives : celle de l’individu (micro) et celle située à plus petite échelle

(macro). Le texte possède ici le statut de terrain, si cher aux géographes. Ce terrain fonctionne d’après

Jean-Michel Berthelot dans l’articulation de trois caractéristiques. Pour lui, le texte scientifique

exprime une intention de connaissances, il est reconnu par une communauté savante et s’inscrit dans

un espace de publication (Berthelot, 2003). Le statut de « texte scientifique » sera bien sûr à discuter et

à ajuster selon le type de sources envisagé, car les textes scientifiques ne constituent pas l'ensemble de

mon corpus. Les correspondances, mais aussi les productions informelles, telles que les carnets,

comptent pour une part des textes mobilisés, ils sont considérés comme des matériaux à part entière

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