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Des hiérarchies de dominance au gouvernement des hommes Considérations naturalistes sur l'origine de l'État

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES FACULTÉ DE PHILOSOPHIE ET LETTRES

Des hiérarchies de dominance au gouvernement des hommes Considérations naturalistes sur l'origine de l'État

Doctorat en philosophie Benoît Dubreuil

Thèse dirigée par:

Jean-Marc Ferry, Université libre de Bruxelles

Membres du jury:

Jean-Marc Ferry, Université libre de Bruxelles Emmanuelle Danblon, Université libre de Bruxelles

Marc Groenen, Université libre de Bruxelles

Robert Legros, Université libre de Bruxelles

Michel Seymour, Université de Montréal

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Résumé

Des hiérarchies de dominance au gouvernement des hommes Considérations naturalistes sur l'origine de l'État

Résumé (199 mots)

Cette thèse vise à fournir un élément de réponse à un problème politico- anthropologique classique, celui de l'origine de l'inégalité parmi les hommes. Plus précisément, elle vise à déterminer deux choses: 1) pourquoi des hommes, capables de culture, ont vécu pendant des centaines de milliers d'années dans des petits groupes de chasseurs-cueilleurs nomades et égalitaires et 2) pourquoi l'apparition de sociétés de grande taille au cours du Néolithique s'est systématiquement accompagnée d'une différenciation sociale accrue, de l'apparition de hiérarchies de statut et, éventuellement, de la centralisation du pouvoir politique.

La réponse proposée est que la taille des sociétés humaines est sensible à un effet de plafonnement. Ceci s'explique par le caractère conditionnel de la coopération humaine et par la mémoire limitée des humains en contexte social. Ce plafonnement de la taille des groupes ne peut être surmonté que si les humains créent des institutions qui permettent une division sociale du travail de sanction, ce qui à son tour dépend de l'émergence chez l'homme d'un langage et d'une théorie de l'esprit complexes. L'argument proposé est de type fonctionnaliste et vise à appuyer les théories en sciences sociales qui s'intéressent à l'évolution de la culture et des formes politiques.

Mots-clé: anthropologie politique, épistémologie sociale, évolution culturelle, évolution du langage, État, fonctionnalisme, hiérarchie, inégalité, institution, théorie de l'esprit.

Thèse doctorale réalisée à l'Université libre de Bruxelles sous la direction du

professeur Jean-Marc Ferry.

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Abstract

From dominance hierarchies to the government of men Naturalist considerations on the origin of the state Abstract (172 words)

This thesis brings an element of answer to a classical politico-anthropological question: that of the origins of inequality among men. More precisely, it aims at answering two questions: 1) why did cultural beings like humans live for hundred thousands of years in small egalitarian bands of hunter-gatherers, and 2) why did the emergence of large-scale societies during the Neolithic universally implied increased social differentiation, the creation of status hierarchies and, eventually, political centralization?

This thesis put forward an answer which suggests that the size of human societies is sensitive to a ceiling effect. This can be explained by the conditional nature of human cooperation and by humans' limited memory in social context. Group size can grow beyond this ceiling only if humans create institutions that allow for a social division of sanction, what in turns depends on the emergence of complex language and theory of mind. The argument put forth is of a functionalist nature and aims at supporting theories in social sciences that are interested in the evolution of culture and political systems.

Keywords: cultural evolution, evolution of language, functionalism, hierarchy, inequality, institution, political anthropology, social epistemology, state, theory of mind.

PhD thesis prepared at the Université libre de Bruxelles under the supervision of

Prof. Jean-Marc Ferry.

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Remerciements

D'aussi loin que je me souvienne, mon intérêt pour la philosophie politique a été guidé par un même questionnement. Comment expliquer la capacité des humains à constituer de gigantesques sociétés hiérarchiques et centralisées au sein desquelles les individus peuvent être appelés à coopérer avec des millions d'inconnus? Le pari de cet ouvrage est qu'il est possible de répondre à cette question en s'interrogeant sur la nature de la coopération et du langage chez Homo sapiens.

La thèse que je présente ici est le fruit d'un cheminement au cours duquel j'ai accumulé de nombreuses dettes intellectuelles. Mes premiers remerciements vont à mon promoteur Jean-Marc Ferry qui m'a communiqué, à travers ses ouvrages et nos rencontres, la conviction qu'une véritable compréhension des sociétés humaines devait nécessairement relever le défi interdisciplinaire et viser une connaissance globale de l'Homme. Je le remercie également de la confiance dont il a témoigné dès le départ pour un projet qui pouvait sembler ambitieux.

Je remercie également les nombreuses personnes qui ont alimenté ma réflexion au cours des années et qui ont contribué à ma formation académique.

Parmi celles-ci, je tiens à remercier les professeurs Dietmar Köveker, Christian Nadeau, Jean Roy et Michel Seymour de l'Université de Montréal, qui m'ont fait partager leur passion pour la philosophie politique sous toutes ses formes, de même que Joseph Heath de l'Université de Toronto qui m'a réveillé de mon sommeil dogmatique en me faisant comprendre tout l'intérêt des sciences de l'esprit et du comportement pour l'étude des sciences sociales.

Je suis aussi reconnaissant à Joëlle Proust et Nicolas Baumard de l'Institut Jean Nicod, Emmanuelle Danblon de l'ULB, Luc Faucher de l'UQAM et Benoît Hardy-Vallée de l'Université de Waterloo, avec qui j'ai eu l'occasion de discuter certaines des idées présentées dans ce travail et dont les suggestions et commentaires m'ont aidé à m'orienter dans le domaine des sciences cognitives.

Les généreux conseils de Marc Groenen de l'ULB m'ont été d'une grande utilité

sur le plan paléoanthropologique.

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Je suis redevable aux participants au congrès de la Société de philosophie analytique (Aix-en-Provence, septembre 2006) qui ont commenté généreusement l'argument présenté dans le chapitre 2, de même qu'aux participants au colloque Cognitio 2006. Au-delà du cerveau (UQAM, août 2006) avec qui j'ai eu l'occasion de discuter une bonne partie de la matière présentée dans le chapitre 3.

L’introduction a été en partie publiée dans Eurostudia et je remercie la direction de la revue de m’autoriser à en reproduire le contenu

1

.

Si je suis le seul responsable des erreurs et des défauts de cet ouvrage, je dois reconnaître qu'il est en partie le fruit d'une longue réflexion collective que je partage avec mes collègues et amis Dave Anctil (Université Paris-I), Mathieu Bock-Côté (UQAM), Ludovic Chevalier (Université de Montréal), David Robichaud (UCL) et Patrick Turmel (Université de Toronto). Si mon intérêt pour les grands singes les a toujours fait sourire, je crois qu'ils reconnaîtront à quel point la thèse défendue ici participe d'une même communauté d'esprit, tant pour ce qui est des idées que des méthodes.

Ce travail de recherche n'aurait évidemment pu être réalisé sans le généreux soutien de plusieurs organismes, à commencer par la Communauté française de Belgique qui m'a permis de débuter mes recherches à l'Université libre de Bruxelles, du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) qui a financé les premiers mois de la recherche, et du Fonds National de la Recherche Scientifique de Belgique (FNRS) qui m'a permis de bénéficier d'un mandat d'aspirant.

Je tiens finalement à souligner l'aide précieuse de Jeanne Beutter et Nicole Pelletier qui ont accepté de relire avec attention l'ensemble du document et m'ont fait profiter de leurs nombreuses suggestions stylistiques.

Merci enfin tout spécialement à ma compagne Marie-Pierre, qui m'a appuyé tout au long de cette recherche et a su toujours regarder avec amusement l’air lunatique dans lequel me plongeaient mes réflexions politico- anthropologiques. Merci finalement à ma fille Camille qui a été assez gentille pour me laisser écrire tout cela. Ce travail leur est dédié.

1 Benoît Dubreuil, « L’origine de l’État et la nature de la coopération », dans Eurostudia, 2006, Vol. 2, no. 2, 27 pages.

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Table des matières

Introduction

... 3 L'origine d'un problème

... 3 Les explications de l'origine de l'État

... 10 Des considérations naturalistes sur l'origine de l'État

... 18 Chapitre 1 – La disposition au conformisme normatif

... 25 Le problème de la coopération et de l'ultrasociabilité

... 25 L'action intentionnelle

... 26 L'action intentionnelle et les interactions sociales

... 34 L'altruisme et les états mentaux

... 48 La disposition au conformisme normatif

... 52 L'émergence de la disposition au conformisme normatif

... 69 Chapitre 2 – Le plafonnement de la taille des groupes

... 92 Le plafonnement de la taille des groupes nomades de chasseurs-cueilleurs

... 92

La taille des groupes chez les primates

... 96 Combien valent vos principes?

... 101 Suivre une règle et agir conformément à une règle

... 109 La révision des normes

... 111 Les émotions et la révision des préférences

... 117 La taille des groupes et les coûts de la punition

... 123 La confiance

... 128 L'accumulation des normes sociales

... 132 Des normes plus vulnérables que d'autres

... 135 Plafonnement de la taille des groupes et diffusion de la culture

... 139

Chapitre 3 – La coévolution du langage et de la théorie de l'esprit

... 141

La chefferie et les systèmes tribaux

... 141 Les premières manifestations symboliques

... 144 La normativité avant le langage

... 163 L'émergence du protolangage

... 170 Le protolangage et le développement de la théorie de l'esprit

... 178

Tout est une question de perspective

... 186 Le passage du protolangage au langage

... 192 Le langage, la première des institutions sociales

... 200 Des hiérarchies de dominance à la chefferie

... 211 Chapitre 4 – Les sujets collectifs

... 216 La boîte de Pandore institutionnelle

... 216 Les fonctions de statut et l'engagement conjoint

... 219 Les sujets collectifs ont-ils des cerveaux?

... 230 Un sujet doit-il nécessairement être conscient?

... 235 La place des sujets collectifs dans l'évolution de l'homme

... 243

Chapitre 5 -La division et la délégation du travail de sanction

... 253

Le droit de sanctionner

... 253 La division du travail de sanction

... 256 Inégalité ou hiérarchie?

... 260 La société sans État et la société étatique

... 265

(7)

Le plafonnement des sociétés sans État

... 268 La centralisation du pouvoir

... 273 Le fonctionnalisme et l'évolution

... 276 L'État et l'émergence des systèmes internationaux

... 281 Conclusion

... 293 Bibliographie des ouvrages cités

... 297 Index

... 319

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Introduction

Deux voisins peuvent s’entendre pour drainer une prairie qu’ils possèdent en commun ; car il leur est facile de connaître l’un l’autre leur pensée ; et chacun perçoit nécessairement que la conséquence immédiate de tout manquement de sa part, c’est l’abandon de l’ensemble du projet.

Mais il est très difficile, et certes impossible, que mille personnes s’entendent pour une telle action

; car il leur est difficile de se concerter sur un dessein aussi complexe et plus difficile encore de l’exécuter ; alors que chacun cherche un prétexte pour se libérer du trouble et de la dépense et laisserait volontiers aux autres tout le fardeau. La société politique remédie aisément à ces deux inconvénients.

David Hume, Traité de la nature humaine, 17401

...lorsque la population augmente, les divisions et les sous-divisions deviennent plus nombreuses et mieux définies.

Herbert Spencer, Principes de la sociologie, 18752

L'origine d'un problème

La question de l'origine de l'État ne s'est pas toujours posée ou, du moins, pas toujours de la même manière. Depuis longtemps, les hommes sont conscients de la complexité de l'espace géopolitique dans lequel ils s'inscrivent et de la diversité des formes que peuvent prendre leurs sociétés. La typologie des régimes établie par Aristote témoigne de manière exemplaire de cet intérêt précoce pour l'ordonnancement des formes politiques. La monarchie, l'aristocratie et la politeia composaient, de pair avec leurs formes corrompues, la classe naturelle des régimes politiques. Il allait de soi pour Aristote qu'une cité était nécessairement dirigée par un seul, par le petit nombre ou par le grand nombre, et qu'il n'y avait pas de régime politique possible en dehors de cette classification.

Bien sûr, les régimes « politiques » ne concernaient que les polis, c'est-à- dire les cités où le pouvoir était déjà constitué et où un ordre avait été établi entre gouvernants et gouvernés. Or, Aristote était conscient que ces régimes ne

1 David Hume, A Treatise of Human Nature, Londres, J.M. Dent,1952, II, p. 239.

2 Herbert Spencer, The Principles of Sociology, Vol. 3, Appleton and Company, New York, 1897, pp. 449-450.

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concernaient pas tous les humains et que plusieurs d'entre eux, notamment des barbares, vivaient en dehors de tout lien politique

3

. C'est pourquoi la cité n'était pour Aristote qu'une des formes de l'organisation sociale, à laquelle s'ajoutaient la famille et le village. Le philosophe s'intéressait à l'essence de la cité, mais ne questionnait pas son origine historique. Quoi de plus normal, puisqu'elle était naturelle et précédait même les autres formes d'organisation sociale. La cité était en effet antérieure aux villages et à la famille, de la même manière que le tout est antérieur à ses parties. Ce n'est donc pas par ignorance qu'Aristote n'a pas développé de théorie de l'origine de l'État

4

, mais bien parce que la vision architectonique qu'il endossait aurait rendu absurde une explication de la cité à partir de formes sociales antérieures.

Il faudra un long cheminement pour que la question de l'origine de l'État acquière le sens qui nous intéresse aujourd'hui. L'accumulation des récits ethnographiques, portés par les missionnaires et explorateurs, de même qu'une meilleure connaissance de l'histoire ancienne, a sans doute contribué à ramener la question à l'avant-scène chez les penseurs modernes. Aristote pouvait peut-être expliquer le mode de vie des « barbares sans chefs » à partir d'une architectonique centrée sur la perfection de la cité grecque, mais pouvait-on dire la même chose des sauvages américains? Visiblement, ceux-ci n'appartenaient pas à la périphérie de notre humanité. Ayant vécu dans l'isolement et l'autarcie depuis toujours, il fallait bien conclure qu'ils appartenaient à une autre humanité. Or, si c'était bien le cas, la différence entre les sociétés de sauvages et les sociétés civiles ne pouvait plus simplement s'expliquer à partir d'un ordonnancement naturel des sociétés humaines. Elle devait désormais s'expliquer sur un mode conventionnel.

C'est du moins cette lecture charitable qu'a adopté un auteur comme Montaigne

5

. On ne s'étonne pas dès lors de l'intérêt qu'a éveillé en lui la lecture de La Boétie qui, dans son Discours de la servitude volontaire

6,

dépeignait précisément le caractère conventionnel de la domination politique. La tyrannie et

3 Aristote, Politique, I, 2. Traduction J. Tricot, Paris, Vrin, 1962, pp. 24-31.

4 C'est ce que soutient, par exemple, Robert L. Carneiro, « A Theory of the Origin of the State », dans Science, 1970, Vol. 169, pp. 733-738.

5 Michel de Montaigne, « Des cannibales », dans Essai, I, XXXI, Gallimard, 1965, pp. 300-314.

6 Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Mille et une nuits, 1997.

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les hiérarchies sociales pouvaient d'autant plus apparaître comme conventionnelles qu'une nouvelle humanité semblait en être totalement dépourvue

7

. Quoiqu'il en soit, c'est avec les penseurs du contrat social que la question de l'origine de l'État s'installera au centre de la philosophie politique. Elle y restera pendant deux siècles. Pour Hobbes, Locke ou Spinoza, l'objectif principal n’était plus de déterminer quel était le meilleur régime, mais bien d'où la société civile tirait son origine. Il ne s'agissait plus simplement de classifier les formes de gouvernement, mais bien d'expliquer ce qui en général justifiait la soumission de l'homme à des hiérarchies sociales dont la nature était nécessairement conventionnelle.

Cette constitution de la société civile était bien sûr pensée à partir d'un état originel, l'état de nature, que les auteurs contractualistes, par prudence sans doute, se sont bien gardés de poser comme historique. La bible reste elle-même laconique sur l'organisation sociale des premiers humains. Les villes et les royaumes apparaissent très tôt après le déluge, mais rien n'empêchait de penser qu'ils avaient été précédés d'un état général de sauvagerie. Il était donc possible de voir dans les sauvages américains l'image des premiers habitants du monde, ce que John Locke proposa d'ailleurs explicitement

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. Quoiqu'il en soit, pour les penseurs du contrat social, déterminer l'origine de la société civile, c'était d'abord et avant tout en élucider les fondements rationnels. En ce sens, les spéculations sur l'origine réelle des États avaient d'abord une fonction pédagogique, à laquelle les considérations historiques sont demeurées subordonnées.

La chose change peut-être avec Rousseau qui, tout en reconnaissant prudemment le caractère fictif de l'état de nature, n'hésite pas à multiplier les comparaisons avec les sauvages. Au coeur des Lumières, alors que la science s'imprégne de l'histoire naturelle naissante, poser l'origine de la société civile n'équivaut déjà plus à s'engager simplement dans une reconstruction des conditions rationnelles de celle-ci. Cela implique également de questionner la place que les sociétés sauvages et civilisées occupent les unes par rapport aux

7 Robert Legros, L'avénement de la démocratie, Paris, Grasset, 1999.

8 John Locke, Traité du gouvernement civil, chapitre VIII, 108-109, Flammarion, 1992, pp. 224- 227.

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autres dans l'histoire de l'espèce humaine. Condorcet, dans son œuvre posthume sur les progrès de l'esprit humain, l'illustre bien, puisqu'il aborde clairement la question de l'origine de l'État comme un problème historique :

« Le besoin d'un chef, afin de pouvoir agir en commun, soit pour se défendre, soit pour se procurer avec moins de peine une subsistance plus assurée et plus abondante, introduisit dans ces sociétés [les peuplades] les premières idées d'une autorité politique. »9

De telles synthèses ne sont pas surprenantes puisque l'histoire est de plus en plus habitée par l'idée que la nature forme un ensemble dynamique tourné vers le progrès. Ces considérations s'ajoutent nécessairement à celles des philosophes contractualistes: il ne s'agit plus simplement de reconstruire les conditions de possibilité des sociétés civiles, mais bien d'imaginer comment celles-ci peuvent prendre place dans le déploiement général de l'humanité. Cette question sera à la source de la philosophie de l'histoire de Hegel, pour qui il ne s'agit plus simplement de penser les différents états de l'humanité, mais bien d'envisager ceux-ci dans le cadre d'un même déploiement de l'esprit. Pour Hegel, les sauvages africains, auxquels il consacre de longs passages tout en admettant en savoir peu de choses,

« ne sont pas encore parvenus à cette reconnaissance de l'universel.

Leur nature est le repliement en soi. Ce que nous appelons religion, État, réalité existant en soi et pour soi, valable absolument, tout cela n'existe pas encore pour eux. »10

Ethnocentrisme, dirait-on aujourd'hui. Sans aucun doute. L'important est que Hegel n'hésite pas à considérer le sauvage africain comme participant à la même dynamique évolutive: l'histoire universelle.

À l'aube du XIXe siècle, il ne manquait donc plus qu'un ingrédient pour que la question de l'origine de l'État puisse prendre pleinement le sens que nous lui attribuons aujourd'hui. Cet ingrédient est la conviction nouvelle selon laquelle l'histoire générale des sociétés humaines est susceptible d'être saisie par une science positive de l'homme. À cette idée, nous pouvons bien entendu associer

9 Nicolas de Condorcet, Esquisse d'un tableau des progrès de l'esprit humain, Paris, Agasse, An III (1794), p. 24.

10 Georg W.F. Hegel, La raison dans l'histoire, Bibliothèques 10/18, 1965, p. 250.

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Auguste Comte et sa loi des trois états, mais aussi Marx et Engels, dans L'idéologie allemande, puis, plus tardivement, Engels, dans son traitement détaillé

11

du livre de Lewis H. Morgan, Ancient Societies

12 .

La surprise de Engels devant l'ampleur du travail de Morgan témoigne d'un changement de dynamique : les philosophes avaient définitivement perdu le monopole du questionnement sur l'origine de l'État. Celui-ci était devenu l'objet de nouvelles disciplines : l'anthropologie et la sociologie. Ce sont elles qui élaboreront désormais les principaux schémas et les principales méthodes à partir desquels se pensera l'évolution des sociétés. Dans ce domaine, Morgan avait eu un noble prédécesseur. Herbert Spencer avait en effet proposé d'importer la pensée évolutionniste de Darwin dans l'étude des sociétés humaines. Il avait également tracé le chemin qui menait des sociétés simples aux sociétés complexes.

L'approche de Morgan n'en était cependant pas moins révolutionnaire, car, pour la première fois, la question de l'origine de l'État était abordée par un auteur ayant une connaissance intime des sociétés primitives. L'auteur avait en effet consacré de nombreuses études de terrain à l'organisation sociale et politique des Iroquois.

La question des sociétés primitives devenait d'autant plus importante que les milieux scientifiques commençaient à la même époque à se convertir à l'idée de l'ancienneté du genre humain. L'utilisation de la stratigraphie en France avait permis à Boucher de Perthes de démontrer, malgré la résistance de l'Académie, l'existence de l'homme antédiluvien

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. La découverte de ce qui allait devenir le Paléolithique venait en quelque sorte renverser les rapports de force entre la civilisation et la société primitive. Cette dernière n'était plus à la marge de celle- ci, mais avait représenté l'état commun de l'humanité pour une durée qui avait pu s'étendre sur plusieurs milliers d'années. Dans ce contexte, la question de l'origine de l'État prenait tout son sens. Comment une espèce qui avait parcouru la terre en petites bandes égalitaires pendant des millénaires avait-elle soudainement

11 Friedrich Engels, L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, Paris, Éd. Sociales, 1983.

12 Lewis Henry Morgan, Ancient Society, or Researches in the Line of Human Progress from Savagery, through Barbarism to Civilization, Londres, Macmillan & Co, 1877(1871).

13 Marc Groenen, Pour une histoire de la préhistoire, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 1994, pp. 52-72.

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commencé à former de grandes sociétés inégalitaires, prenant la forme d'États ou d'empires?

Les débuts de l'anthropologie professionnelle se sont néanmoins montrés hostiles à l'idée d'une évolution des sociétés. Franz Boas, père de l'anthropologie moderne aux États-Unis, a consacré une grande partie de son œuvre à la critique de l'évolutionnisme social et culturel de Spencer, Morgan et Tylor

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. L'idée de progrès, inhérente à ces théories, et l'idée que les sociétés humaines se développaient selon des stades et des séquences précises, n'avaient selon lui aucun sens et étaient farouchement contredites par les données ethnographiques (sans oublier les accusations de racisme et d'ethnocentrisme adressées aux penseurs évolutionnistes). Le combat de Boas contre l'évolutionnisme social et culturel fut par la suite porté par ses nombreux étudiants. Parmi ceux-ci, se trouvaient des auteurs comme Ruth Benedict, Robert Lowie, Margaret Mead et Alfred Kroeber, qui ont marqué l'anthropologie d'une manière définitive

15

.

La méfiance des anthropologues face aux questionnements évolutionnistes sur l'origine de l'État ne les a cependant pas empêché de multiplier les considérations précisément politiques sur les sociétés primitives. L'ouvrage le plus important à cet égard est sans doute celui sur les Systèmes politiques africains, édité par Meyer Fortes et E.E. Evans-Pritchard en 1940

16

. Rompant définitivement avec l'idée selon laquelle il n'y avait pas de politique en dehors de la polis, les auteurs n'hésitent plus à analyser la dynamique des sociétés africaines en termes de pouvoir, de contrôle et d'ordre social. Comme le remarque Marc Abélès:

« L'un des apports essentiels des anthropologues qui ont étudié les sociétés « primitives » consiste à mettre en lumière le fait que l'absence d'État n'est nullement synonyme d'une absence de dispositifs politiques. En affirmant l'universalité du lien politique, l'anthropologie pose simultanément l'exigence d'analyses appropriées qui ne se contentent pas d'isoler artificiellement des «

14 Franz Boas, « The Limitations of the Comparative Method in Anthropology », dans Science, 1896, Vol. 4, pp. 901-908.

15 Robert L. Carneiro, Evolutionism in Cultural Anthropology, Westview Press, 2003.

16 Meyer Fortes et E.E. Evans Pritchard, Systèmes politiques africains, Paris, PUF, 1964 (1940).

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systèmes ». »17

Le rejet explicite des grandes synthèses évolutives par les premiers anthropologues professionnels a conduit à une multiplication des connaissances sur l'organisation « politique » des sociétés sans État. Ironiquement, cette meilleure connaissance ethnographique, en révélant ou en précisant certaines régularités, préparait le terrain pour une réapparition des grandes synthèses évolutives.

Le refus de l'évolutionnisme avait néanmoins permis d'épurer le débat sur l'origine de l'État de plusieurs des questions qui avaient été centrales à sa formulation au XIXe siècle. D'abord, il fallait abandonner l'idée d'une évolution lamarckienne des sociétés humaines, c'est-à-dire d'un développement qui serait naturellement tourné vers le progrès. Ensuite, il fallait ancrer plus solidement les thèses évolutives sur les connaissances ethnographiques et archéologiques disponibles. Finalement, il fallait préciser les mécanismes grâce auxquels les sociétés humaines évoluaient. Dans ces conditions, les théories sur l'origine de l'État et l'évolution des sociétés pouvaient peut-être redevenir fréquentables.

Après tout, les faits étaient là: pendant des millénaires, l'humain avait vécu en petites bandes égalitaires, puis, soudainement, des villages et des villes étaient apparues, ce qui s'était accompagné d'une plus grande différenciation sociale et d'une centralisation du pouvoir politique.

Le développement de la sociologie fut peut-être pour quelque chose dans la réconciliation de l'anthropologie avec l'évolutionnisme. Depuis ses débuts, celle-ci s'était intéressée aux changements sociaux et à la modernisation des sociétés. Dans ce cadre, le passage de la société traditionnelle à la société moderne était bien entendu un questionnement privilégié. Ce fut du moins le cas chez Durkheim, ce le sera également chez Tönnies, puis chez Weber. Le développement de la théorie fonctionnaliste de Talcott Parsons aux États-Unis posa toutefois les bases sur lesquelles la question de l'évolution des sociétés et de l'origine de l'État était susceptible de renaître. Si la question avait été maintenue

17 Marc Abélès, Anthropologie de l'État, Paris, Payot, 2005 (1990), pp. 229-230.

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en vie par des auteurs comme Julien Steward ou le très combatif Leslie A.

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18

, c'est véritablement l'approche fonctionnaliste de la modernisation des sociétés qui a posé le cadre théorique à partir duquel a été de nouveau envisagée l'origine de l'État

19

. Pour des anthropologues comme Marshall Sahlins, mais aussi et surtout Morton H. Fried et Elman R. Service, l'évolution des sociétés se pense d'abord comme une succession de stades, chacun caractérisé par une forme d'«

intégration sociale », à savoir par la manière dont y est maintenu l'ordre social.

Dès lors, penser l'origine de l'État équivaut à se questionner sur l'apparition d'une hiérarchie sociale spécialisée dans le maintien de l'ordre social.

Les explications de l'origine de l'État

Dans quelle mesure les théories fonctionnalistes sont-elles capables de rendre compte de l'origine de l'État? Depuis les années 1960, elles sont en effet critiquées pour leur incapacité à expliquer les changements sociaux. Les théories fonctionnalistes accorderaient trop d'importance à l'ordre politique, proposant une vision statique et consensuelle des rapports sociaux

20

. Une fois décrit l'aspect fonctionnel des différents stades de l'évolution des sociétés, comment expliquer le passage de l'un à l'autre? On peut bel et bien se demander avec Alain Testart si les théories évolutionnistes de Morton H. Fried ou d'Elman R. Service ne sont pas plutôt de simples « classifications des sociétés »

21

? Si l'on admet qu'il existe différents modes d'intégration sociale, caractéristiques de différents types de sociétés, comment expliquer le passage d'un type à l'autre? Quels sont les facteurs ou les mécanismes qui alimentent l'apparition de l'État? Les possibilités sont nombreuses.

La première explication fait intervenir une forme de volontarisme. Elle se trouve notamment chez les auteurs contractualistes modernes, qui voient dans

18 Robert L. Carneiro, Evolutionism in Cultural Anthropology, Westview Press, 2003.

19 Talcott Parsons, Sociétés : essai sur leur évolution comparée, Paris, Dunod, 1973, 151 pages.

20 Robert Paynter, « The Archaeology of Equality and Inequality », dans Annual Review of Anthropology, 1989, Vol. 18, pp. 369-399.

21 Alain Testart, Éléments de classification des sociétés, Éditions errance, 2005, p. 17.

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l'apparition de l'État le résultat d'un acte de volonté. Cette idée se trouvait déjà en partie chez La Boétie qui, malgré son analyse fine des mécanismes qui rendent possible la domination, affirmait de manière emphatique qu'il suffisait d'être résolu à ne plus servir pour être libre

22

. C'est également le volontarisme qui est au coeur de la pensée de Condorcet, lorsque celui-ci souligne que c'est le désir d'agir en commun qui donna aux hommes l'idée de se donner des chefs

23

. Une conception volontariste plus récente fut associée au sinologue Karl A. Wittfogel.

Il s'agit de la célèbre hypothèse hydraulique de l'origine de l'État

24

. Selon cette hypothèse, la centralisation du pouvoir tire son origine de la volonté de villages autonomes de s'associer pour lancer de grands travaux d'irrigation. Encore une fois, c'est la volonté des gens de produire une action collective plus efficace qui est à l'origine de l'État. L'hypothèse hydraulique a cependant été malmenée au cours des années, lorsque l'archéologie a démontré qu'au Mexique, en Chine et en Mésopotamie, trois des régions données en exemple par Wittfogel, l'irrigation a plutôt suivi l'apparition de la centralisation étatique

25

.

Sans nier qu'il puisse exister quelque chose de volontaire dans l'apparition de l'État, il n'en reste pas moins que le volontarisme explique bien peu de choses.

Comment se fait-il que l'État soit apparu ici et non là? Comment expliquer que ce soit précisément les sauvages qui aient refusé l'État, alors que les civilisés s'en sont accommodés si facilement? Comment les gens ont-ils soudainement cessé de vouloir ce qu'ils avaient si longtemps voulu? C'est peut-être l'incapacité de répondre à ces questions qui a motivé une explication davantage matérielle de l'évolution des sociétés humaines. Celle-ci a pris corps chez Marx et Engels, sous la forme d'une dialectique alimentée par les rapports de production:

« Il s'ensuit qu'un mode de production ou un stade industriel déterminés sont constamment liés à un mode de coopération ou à un stade social déterminés,

22 Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Mille et une nuits, 1997, p. 15.

23 Nicolas de Condorcet, Esquisse d'un tableau des progrès de l'esprit humain, Paris, Agasse, An III (1794), p. 24.

24 Karl A. Wittfogel, Le despotisme oriental : Etude comparative du pouvoir total, Paris, Éditions de Minuit, 1977 (1959).

25 Robert L. Carneiro, « A Theory of the Origin of the State », dans Science, 1970, Vol. 169, pp.

733-738.

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et que ce mode de coopération est lui-même une « force productive »; il s'ensuit également que la masse des forces productives accessibles aux hommes détermine l'état social, et que l'on doit par conséquent étudier et élaborer sans cesse l'« histoire des hommes » en liaison avec l'histoire de l'industrie et des échanges. »26

Le matérialisme de Marx et Engels a soulevé autant d'enthousiasme que de critiques et ce, dès le départ. Il a néanmoins fallu attendre de nombreuses années pour démontrer les limites de l'hypothèse matérialiste et prouver que les rapports de production ne déterminaient pas à eux seuls l'évolution des sociétés humaines.

On peut dire sans hésiter que ce sont les travaux de l'anthropologue évolutionniste Marshall Sahlins sur les peuples des Îles Fidji et d'Hawaï qui ont donné le coup de grâce au matérialisme. En étudiant en détail l'économie des sociétés primitives, ce dernier s'est rapidement rendu compte qu'elles fonctionnaient largement au-dessous de leur potentiel de production.

Contrairement à l'affirmation de Engels, ces sociétés pouvaient facilement s'élever au-dessus du seuil de subsistance. En un sens, les sociétés primitives n'étaient pas des sociétés de subsistance, mais bien d'abondance

27

. La même démonstration a été faite du côté français dans les travaux de l'anthropologue Jacques Lizot sur les Yanomami

28

. Comme chez les peuples du Pacifique, la production de ces chasseurs-cueilleurs-horticulteurs amazoniens demeurait largement au-dessous de son potentiel, démontrant encore une fois les limites de l'hypothèse matérialiste.

Il n'y aucun doute possible sur le fait que la critique du marxisme a mené à une meilleure appréciation du fonctionnement des sociétés primitives. Dans celles-ci, l'économie n'était pas toute puissante et n'était pas en mesure de déterminer à elle seule le changement social. Comme le martèleront Pierre Clastres et plusieurs autres par la suite, la société primitive n'était pas une société sans État, comme le proposait l'anthropologie marxiste, mais bien une société

26 Karl Marx et Friedrich Engels, L'idéologie allemande, Paris, Éd. Sociales, 1962, p. 23.

27 Marshall Sahlins, Age de Pierre, âge d'abondance, l'économie des sociétés primitives, Gallimard, 1976.

28 Jacques Lizot, « Économie primitive et subsistance. Essai sur le travail et l'alimentation chez les Yanomami », dans Libre, 1978, n. 4, pp. 69-113.

(18)

contre l'État

29

. Les primitifs n'étaient pas soumis à un état passif de privation, mais participaient à une lutte active contre la division sociale. Quoiqu'ils ne se représentaient pas explicitement l'apparition possible de l'État, leurs pratiques sociales témoignaient d'une reconnaissance tacite de la possibilité de la division du corps social

30

.

La critique du matérialisme soulève cependant de nouvelles questions.

L'absence de l'État chez les primitifs est due au combat de ceux-ci contre la division sociale. Or, cela n'explique pas pourquoi la division apparaît ici plutôt que là. Nous voici de nouveau devant le problème de l'indétermination qui menace les approches volontaristes. Pierre Birnbaum a justement critiqué l'absence chez Clastres d'explication sociologique de l'origine de l'État. En ce sens, le volontarisme de Clastres serait encore moins élaboré que celui de La Boétie qui, de son côté, identifiait au moins deux mécanismes à l'origine de la servitude volontaire : les coutumes et l'intérêt

31

. La critique de Birnbaum, si elle a soulevé l'ire de Clastres, lui a néanmoins permis de clarifier sa position:

« Quant à savoir si je puis ou non articuler une réponse à la question de l'origine de l'État, je n'en sais encore trop rien, et Birnbaum encore moins.

Attendons, travaillons, rien ne presse. »32

Mais est-ce bien vrai? Clastres n'en savait-il vraiment rien? Au moment de sa mort, ce dernier préparait un ouvrage sur la guerre dans les sociétés primitives.

Les deux premiers chapitres en ont été publiés, mais Clastres a disparu avant d'avoir abordé la question capitale: celle du passage à la société étatique

33

. Qu'en aurait-il dit? Le mystère est certainement aussi grand que celui de l'origine de l'État. Quoiqu'il en soit, l'idée selon laquelle la guerre a joué un rôle important dans l'origine de l'État est séduisante et contient certainement une part de vérité.

Partout où il est apparu, l'État a été associé à l'art de la guerre. Même l'État maya

29 Pierre Clastres, « Les marxistes et leur anthropologie », dans Libre, 1978, no. 3, pp. 135-149.

30 Claude Lefort, « Pierre Clastres », dans Libre, 1978, n. 4, p. 52.

31 Pierre Birnbaum, « Sur les origines de la domination politique. A propos d'Étienne de La Boétie et de Pierre Clastres », dans Revue française de science politique, 1977, Vol. 27, no. 1, pp. 5-21.

32 Pierre Clastres, « Le retour des Lumières », dans Revue française de science politique, 1977, Vol. 27, no. 1, pp. 22-28.

33 Marcel Gauchet, « Pierre Clastres », dans Libre, 1978, no. 4, p. 63.

(19)

classique, dont on a longtemps cru qu'il s'était développé de manière pacifique, a finalement révélé à l'archéologie les traces de son antique militarisation

34

. Est-il pour autant possible de dire que la guerre cause l'apparition de l'État? Si elle en est une condition nécessaire, elle ne semble pas en être une condition suffisante, ce que la fréquence de la guerre dans les sociétés primitives prouve amplement.

Nous ne sommes donc pas plus avancés. Si ce n'est ni l'économie ni la guerre ni le simple volontarisme qui est à l'origine de l'État, de quoi s'agit-il? La Boétie mettait l'accent sur les « coutusmes » et sur leur importance dans le maintien de la servitude. Comment néanmoins expliquer l'abandon aussi soudain des coutumes égalitaires de la société primitive? Suffit-il d'être conquis une seule fois pour s'accommoder définitivement de l'injustice et de l'exploitation? Qu'est-ce qui justifie le maintien et l'abandon des coutumes? Pour expliquer la stabilité de la domination, La Boétie y ajoutait un autre facteur: l'intérêt.

« Il en a toujours été ainsi : cinq ou six ont eu l'oreille du tyran [...] Ces six en ont sous eux six cents, qu'ils corrompent autant qu'ils ont corrompu le tyran. Ces six cents en tiennent sous leur dépendance six mille, qu'ils élèvent en dignité. [...] Grande est la série de ceux qui les suivent. Et qui voudra en dévider le fil verra que, non pas six mille, mais cent mille et des millions tiennent au tyran par cette chaîne ininterrompue qui les soude et les attache à lui, [...] »35

Mais alors, il existe bien un point à partir duquel les coûts de la servitude en dépassent les bénéfices, pourquoi la chaîne ne se brise-t-elle pas en ce point? Qu'y a-t-il de si spécifique à l'esprit humain qui l'empêche de simplement se soustraire à l'exploitation? La chose devrait pourtant être simple, dans la mesure où le nombre des dominés excède toujours celui des dominants. Bien sûr, La Boétie a raison: ce sont la coutume et l'intérêt qui sont à la base de la société étatique. Or, cela ne nous avance guère, puisqu'ils sont également à la base de la société sans État. Comment alors expliquer le passage de l'une à l'autre?

Il ne faut pas désespérer de trouver une solution à notre problème. Peut-

34 Robert L. Carneiro, « A Theory of the Origin of the State », dans Science, 1970, Vol. 169, pp.

733-738.

35 Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Mille et une nuits, 1997, pp. 38-39.

(20)

être est-il absurde d'envisager une réponse unique, comme si, chez l'humain, l'économie, la guerre, les coutumes et l'intérêt évoluaient indépendamment les uns des d'autres. S'il est impossible de trouver un déterminant simple, il est peut-être possible d'établir des corrélations entre plusieurs facteurs qui s'accumulent pour déterminer le changement social. C'est certainement cette approche qui guide les meilleurs travaux de synthèse sur la question. Les spécialistes des civilisations anciennes savent que le développement de l'État et de la centralisation a nécessairement plusieurs facettes. Les théoriciens évolutionnistes, si on les a accusés de ne pas rendre compte du changement social et de se limiter à établir des classifications, n'en mentionnaient pas moins plusieurs facteurs susceptibles de se trouver à l'origine de l'État. À la base de la grande transformation se trouvait incontestablement le réchauffement général du climat au cours du Holocène, ayant favorisé l'apparition et la diffusion de l'agriculture

36

. Une fois apparu, ce mode de production intensif basé sur l'accumulation et le stockage avait conduit à l'augmentation de la densité de la population et, dans le contexte d'un environnement riche mais limitant la dispersion, au développement d'une dynamique guerrière alimentant la formation d'unités plus puissantes et l'apparition de corporations guerrières ou religieuses. Pour le dire avec Marcel Gauchet d'une manière sans doute trop sommaire:

« Que croissent le nombre des hommes, le niveau de leurs ressources, la complexité et l'efficacité de leurs techniques, et la fonction organisatrice et coercitive croîtra avec elles. A un certain moment, elle aura suffisamment pris de poids pour qu'on l'appelle l'État. »37

De manière certainement plus précise, l'anthropologue Robert L. Carneiro a décrit le processus récurrent à travers lequel les premiers États sont apparus là où ils sont apparus

38

. Au centre de sa démonstration, le contexte écologique : la plupart des premiers États sont apparus dans des vallées fertiles, elles mêmes cernées par

36 Peter J. Richerson et al., « Was agriculture impossible during the pleistocene but mandatory during the holocene? A climate change hypothesis. » dans American Antiquity, 2001, Vol. 66, no. 3, pp. 387-411.

37 Marcel Gauchet, « Pierre Clastres », dans Libre, 1978, no. 4, p. 58.

38 Robert L. Carneiro, « A Theory of the Origin of the State », dans Science, 1970, Vol. 169, pp.

733-738.

(21)

des milieux hostiles. Que ce soit la vallée de l'Indus, du Nil, de l'Euphrate et du Tigre, de Mexico, la vallée côtière du Pérou ou les vallées fertiles des Andes, partout l'État est apparu dans un environnement fertile enclavé. Dans un contexte ouvert comme l'Amazonie, la croissance démographique mène typiquement à une dispersion des populations. À l'inverse, dans un contexte plus fermé, elle conduit plutôt à une diminution des terres agricoles disponibles. Cela favorise l'apparition de technologies agricoles permettant une intensification de l'agriculture. La rareté de la terre crée un processus de compétition, qui modifie les incitatifs à la base des pratiques guerrières. Si la guerre, dans la société primitive, est essentiellement tournée vers l'acquisition de prestige

39

, elle acquiert dans le contexte décrit par Carneiro un aspect économique prépondérant.

C'est dans ce contexte de tension qu'apparaissent les premiers signes de la centralisation politique. Ceux-ci témoignent à la fois de la subordination des vaincus aux vainqueurs et de la volonté de créer des unités politiques plus performantes. Si les données archéologiques appuient ce scénario pour les exemples donnés plus haut, Carneiro souligne qu'un scénario semblable peut également avoir mené à l'apparition de l'État dans la Vallée de fleuve Jaune en Chine ou dans les basses terres mayas au Mexique. Bien que ces régions ne soient pas à proprement parler enclavées, l'adaptation des populations à ces environnements fertiles peut avoir conduit à un processus de compétition semblable à celui observé dans les autres cas. Ici comme ailleurs, l'État trouve son origine dans l'intérêt d'une population à demeurer dans une région déjà densément peuplée et à s'engager dans une compétition pour une ressource limitée. En ce sens, ce serait bien la reconfiguration des intérêts causée par l'évolution du contexte géopolitique qui mènerait à la création d'unités politiques plus grandes, puis, naturellement, à l'apparition de hiérarchies sociales. Naturellement? C'est bien là la question. Pourquoi la création d'unités politiques plus grandes devrait- elle naturellement mener à l'apparition de hiérarchies sociales?

39 Pierre Clastres, « Malheur du guerrier sauvage », dans Libre, 1977, n. 2, pp. 69-109. Voir aussi Jacques Lizot, « Population, ressources et guerre chez les Yanomami. Critique de l'anthropologie écologique. », dans Libre, 1977, no. 2, pp. 111-145.

(22)

Malgré la diversité des cheminements historiques, les scénarios permettant d'établir l'origine de l'État font tous intervenir à un point ou à un autre des considérations sur le nombre et la démographie

40

. Clastres, par exemple, soulignait que la société primitive, pour se maintenir, devait demeurer de faible taille

41

. De même, Elman R. Service et Morton H. Fried établissent un rapport direct entre la taille des sociétés et les stades évolutifs. Les bandes chez Service, tout comme les sociétés égalitaires chez Fried, sont naturellement des sociétés de faible taille où le groupe local comprend entre 30 et 100 individus. Cette taille peut bien entendu varier de manière saisonnière. La bande alguonquienne, par exemple, comprenait une centaine d'individus pendant l'été mais seulement une trentaine durant l'hiver

42

. L'évolution politique, faisant intervenir une plus grande hiérarchie sociale, se traduit selon les penseurs évolutionnistes par la création de groupes locaux plus nombreux. C'est ainsi que le passage aux sociétés à rangs, puis aux sociétés stratifiées chez Fried, accompagne l'apparition de structures villageoises. De même, l'apparition des tribus et des chefferies chez Service correspond à la formation d'ensembles comprenant plusieurs milliers d'individus.

L'apparition de l'État, finalement, entraîne le développement de sociétés pouvant en comprendre des millions. D'où vient cette étrange corrélation entre le nombre et l'organisation sociale? Pourquoi des unités plus grandes doivent-elles nécessairement prendre une forme hiérarchique?

Pour ces auteurs, qui s'inscrivent dans une tradition fonctionnaliste, il s'agit d'abord de différents stades d'« intégration sociale ». Mais que signifie au juste ce concept? Alain Testart a certainement raison de railler le caractère impressionniste de l'intégration sociale chez les auteurs évolutionnistes. Celui-ci, en effet, ne repose sur aucune définition précise, au-delà de:

« ...l'impression globale et vague que ces « niveaux sociaux d'intégration » correspondraient à des tailles différentes de groupements sociaux:

40 Gérard Bergeron, Petit traité de l'État, PUF, 1990, p. 32. Voir également Jean-William Lapierre, Vivre sans État? Essai sur le pouvoir politique et l'innovation sociale, Seuil, 1978.

41 Pierre Clastres, La société contre l’État, Éditions de Minuit, 1974, p. 181.

42 Roland Viau, Enfants du néant et mangeurs d'âme. Guerre, culture et société en Iroquoisie ancienne, Boréal, 2000 (1997), p. 63.

(23)

ce serait la plus ou moins grande quantité de gens (de population) « encapsulés » dans une formation sociale. Et l'on pourrait donc ordonner ces niveaux assez simplement selon cette grandeur: les petits, les moins petits, les gros, etc. »43

L'évolution des sociétés ne se résume évidemment pas à un passage du plus petit au plus grand. Elle ne peut pas être comprise comme un processus dont le moteur premier serait la croissance démographique. Après tout, elle survient dans un contexte politique, écologique, culturel et économique dont elle dépend, et il n'y a pas de sens à faire de la croissance démographique le critère qui, indépendamment des autres, est susceptible de rendre compte de l'origine de l'État

44

. Or, ce n'est pas cela qu'il faut expliquer.

Le problème se trouve dans la corrélation entre la taille des groupes et leur organisation hiérarchique. Pourquoi cette corrélation existe-t-elle? Pourquoi les petites bandes nomades de chasseurs-cueilleurs sont-elles tournées vers l'égalitarisme? Pourquoi l'apparition de sociétés villageoises s'accompagne-t-elle systématiquement d'une multiplication des rangs et des statuts? Pourquoi toutes les sociétés qui ont rassemblé des millions d'individus ont-elles fait intervenir une forme ou une autre de centralisation politique? C'est à ces questions qu'il faut répondre. Cela ne nous permettra sans doute pas d'établir une théorie complète de l'évolution des sociétés, mais nous donnera peut-être la chance d'expliciter le rapport souvent implicite que les auteurs évolutionnistes ont tracé entre la croissance de la taille des groupes et l'origine de l'État et des hiérarchies sociales.

Des considérations naturalistes sur l'origine de l'État

Cet ouvrage porte sur l'origine de l'État. Il ne vise cependant pas à critiquer, remplacer, compléter, répéter ou acclamer ce que les historiens, archéologues, anthropologues ou sociologues ont écrit à ce sujet. Son objectif est d'expliquer sur quoi repose la relation étroite qu'ils ont établie, de manière souvent

43 Alain Testart, Éléments de classification des sociétés, Éditions errance, 2005, p. 13.

44 Norman Yoffee, Myths of the Archaic State. Evolution of the Earliest Cities, States, and Civilizations, Cambridge University Press, 2005, p. 32.

(24)

implicite et intuitive, entre la croissance de la taille des groupes et l'apparition des hiérarchies sociales et de la centralisation politique. L'idée de départ est que cette relation ne dépend pas de manière contingente de l'environnement physique, technologique, social ou culturel dans lequel les hommes évoluent, mais qu'elle est une conséquence de la sociabilité même de l'être humain. Plus précisément, elle est une conséquence de ces dispositions naturelles qui permettent aux êtres humains de coopérer, de communiquer et de se représenter les intentions d'autrui.

En ce sens, il s'agit d'une thèse naturaliste. Elle part de l'idée que l'être humain apparaît dans la nature, qu'il y développe des motivations et des croyances et qu'il y évolue à la fois en tant qu'être biologique et culturel. Il ne faut pas voir dans ce naturalisme une tentative de réduction de la spécificité de l'expérience humaine du monde. Il est inutile d'y rechercher un positivisme à la Hempel, pour qui la véritable compréhension scientifique se résume à la découverte de schémas nomologicodéductifs

45

. Naturalisme, oui. Réductionnisme, non. Cette thèse ne vise pas à nier l'évidence selon laquelle l'action humaine est d'abord guidée par des raisons, des croyances et des désirs, et que ce sont ceux-ci qui doivent être mis à jour pour comprendre le développement particulier des individus ou des groupes. Elle ne vise pas à jouer l'explication contre la compréhension, d'une manière qui s'avérerait vite futile

46

.

Or, ce n'est pas du réductionnisme que d’affirmer que le développement de nos croyances et de nos motivations est lui-même sujet à des contraintes, qu'elles soient d'ordre biologique, cognitif ou culturel. Les humains ne se représentent pas leur environnement social et matériel de la même manière que les termites. Ils ne développent pas le même type de motivations que les autres primates. Comment cela affecte-t-il le type de sociétés qu'ils forment? Comment cela peut-il nous aider à spécifier la relation que les anthropologues évolutionnistes ont tracée entre la croissance de la taille des groupes et l'apparition des hiérarchies sociales et de la centralisation politique?

45 Carl G. Hempel, Aspects of Scientific Explanation, Free Press, 1965.

46 À ce sujet, voir Nathalie Zaccaï-Reyners, Explication-compréhension. Regards sur les sources et l'actualité d'une controverse épistémologique, Éditions de l'Université de Bruxelles, 2003, 254 pages.

(25)

La réponse que nous proposons dans cet ouvrage est que la taille des groupes humains est sensible à un effet de plafonnement. Celui-ci s'explique par le caractère conditionnel de la coopération chez l'humain et par notre mémoire limitée en contexte social. Ce plafonnement de la taille des groupes ne peut être surmonté que si les humains créent des institutions qui permettent une division sociale du travail de sanction, ce qui à son tour dépend de l'émergence chez l'homme d'un langage et d'une théorie de l'esprit complexes. Si cet argument est juste, nous parviendrons à expliquer pourquoi les sociétés humaines sont canalisées dans leur développement vers des modèles ou des types précis. En somme, nous parviendrons à expliquer pourquoi les bandes de chasseurs- cueilleurs tendent à développer un ethos égalitaire, alors que les sociétés plus grandes sont structurées autour d'une différenciation sociale accrue et, éventuellement, d'une centralisation du pouvoir politique.

L'argument développé dans cet ouvrage est de type fonctionnaliste, c'est-à- dire qu'il repose en bout de ligne sur l'idée que certaines institutions « fonctionnent » mieux que d'autres ou, plus précisément, qu'elles sont plus résistantes à la révision. Notre objectif est de montrer qu'il est possible d'adopter un tel point de vue, tout en tenant compte du changement social et du caractère dynamique des sociétés humaines.

Dans son ensemble, cet ouvrage se présente comme un échafaudage.

Chaque chapitre a été construit autour d'une question politico-anthropologique

précise, à laquelle nous avons tenté de donner une réponse simple. Or, chacune de

ces réponses repose en quelque sorte sur les démonstrations établies dans les

chapitres précédents. Si chaque chapitre s'attaque à un problème circonscrit,

chacun d'entre eux est nécessaire pour comprendre entièrement la réponse que

nous donnons à notre question initiale: sur quoi repose la relation entre la taille

des groupes et les hiérarchies sociales, si souvent tenue pour acquis par les auteurs

qui se sont interrogés sur l'évolution des sociétés et l’origine de l’État. Nous

aurions aimé pouvoir dire, comme certains auteurs, que chacun des chapitres de

cet ouvrage peut être lu indépendamment des autres et ce, sans que cela n’affecte

(26)

la compréhension. Malheureusement, ce n'est pas le cas. Les cinq chapitres forment un tout et c'est seulement en les franchissant un à un que le lecteur pourra saisir l’argument dans son ensemble.

Nous avons cherché à construire des arguments qui s'appuyaient sur les grands savoirs que nous ont livrés les sciences de l'Homme au cours des dernières décennies. Notre travail a été guidé par la conviction qu'une véritable compréhension de la nature politique de l'homme ne pouvait se passer des grandes connaissances de l'anthropologie, de la sociologie, de la psychologie, mais aussi de la linguistique, de la primatologie et des sciences de l'évolution. Nous avons évité, partout où cela était possible, de développer des arguments qui nous entraînaient dans les débats controversés qui divisent les spécialistes des autres disciplines. Néanmoins, là où c'était nécessaire, et là où nous pouvions nous baser sur des arguments solides, nous n'avons pas hésité à prendre position et à nous éloigner de certains consensus. Il ne reste plus qu'à souhaiter que cela suscitera le débat plutôt que la polémique. Voyons maintenant plus en détail comme se présente notre travail.

Le chapitre 1 présente notre problème dans le cadre plus général de la sociabilité animale. Nous y expliquons que la coopération chez les humains est rendue possible par une disposition particulière, que nous appelons la « disposition au conformisme normatif » et qui conduit l'humain à développer des préférences pour la réalisation des actions sanctionnées socialement et la punition des comportements déviants. Nous parcourons par la suite les indices paléoanthropologiques qui nous permettent de retracer l'émergence de cette disposition au cours de l'histoire évolutive de l'homme. Nous soutenons qu'elle est apparue très tôt et qu'elle est probablement contemporaine de l'apparition du genre Homo au cours du Plio-Pléistocène, il y a 2,5-1,5 millions d'années.

Le chapitre 2 vise à expliquer pourquoi, alors que la disposition au

conformisme normatif ouvre en principe la voie à la coopération entre un nombre

infini d'acteurs, les premiers humains ont continué à vivre au sein de petites

bandes de chasseurs-cueilleurs pendant près de deux millions d'années. Notre

(27)

argument sera que la coopération chez les humains a un caractère conditionnel et que, comme pour les primates, elle demeure sensible à la taille des groupes. En effet, la mémoire sociale limitée des humains fait en sorte que les coûts reliés à la punition des comportements déviants augmentent rapidement dans les groupes trop nombreux. Cela crée un effet de plafonnement de la taille des groupes et une dynamique de fission et de fusion caractéristiques des bandes nomades de chasseurs-cueilleurs.

À partir du chapitre 3, nous nous intéresserons à une espèce humaine particulière, l’Homo sapiens. Nous chercherons à savoir pourquoi les bandes nomades de chasseurs-cueilleurs chez Homo sapiens, contrairement aux espèces antérieures, s'insèrent dans des ensembles tribaux de grandes tailles, articulés autour d'institutions comme la chefferie, permettant à un individu de prendre la parole au nom du groupe. Nous soutiendrons que cette innovation est rendue possible chez Homo sapiens grâce à deux choses: le développement d'une meilleure cognition sociale, associé à l'apparition d'une théorie de l'esprit complète, et le passage d'un protolangage à un langage moderne, structuré autour d'une syntaxe récursive et hiérarchique. Nous soutiendrons que ce sont ces deux innovations, étroitement reliées l'une à l'autre, qui permettent à Homo sapiens d'attribuer des fonctions de statut aux gens, en contrastant et en mettant en perspective les droits et obligations qui s'adressent à eux en tant que tels, et ceux qui s’y adressent en tant que porteurs d'une fonction de statut. Nous affirmerons finalement que l'émergence de ces deux innovations coïncide dans l'histoire évolutive de l'homme avec l'apparition des premières manifestations symboliques il y a au moins 75 000 ans en Afrique.

Le chapitre 4 poursuit le développement amorcé au chapitre précédent, en montrant que la coévolution du langage et de la théorie de l'esprit ouvre une véritable boîte de Pandore institutionnelle, grâce à laquelle pourra prospérer un ensemble d'activités généralement considérées comme propres à Homo sapiens:

art, religion, mythologie, etc. Plus précisément, nous nous intéresserons à la

création de sujets collectifs, dotés d'états intentionnels propres. Contrairement à

(28)

l'idée défendue par les individualistes méthodologiques, nous soutiendrons que l'attribution d'états intentionnels aux sujets collectifs n'est pas plus problématique que l'attribution d'états intentionnels aux sujets individuels. Notre argument fera valoir que le point de vue essentialiste que les individualistes méthodologiques adoptent sur les sujets individuels n'est pas fondé au niveau de la psychologie et des neurosciences. De même, nous soutiendrons que les individualistes méthodologiques réduisent souvent la subjectivité à la conscience, deux notions qu'il est pourtant possible de dissocier.

Le chapitre 5 regroupe les arguments présentés dans les chapitres précédents pour produire une réponse aussi complète que possible au problème que nous avons identifié en introduction: d'où vient la corrélation entre la taille des groupes et l'apparition des hiérarchies sociales et de l'État? La clé du problème se trouve dans les mécanismes que peuvent utiliser les humains pour surmonter le plafonnement de la taille des groupes imposé par leur mémoire sociale limitée.

L'argument principal est que les humains sont capables de créer des institutions qui leur permettent de contrôler la croissance des coûts associés à la punition des comportements déviants. Cela est possible à partir du moment où il existe des institutions permettant de diviser socialement le travail de sanction, que ce soit en attribuant à certains individus des droits spécifiques de sanction ou en créant de longues chaînes à l'intérieur desquelles seront délégués les droits de sanction.

Nous montrerons que ces deux mécanismes correspondent à ce que les sociologues et les anthropologues ont décrit comme la différenciation sociale et la centralisation du pouvoir politique. La dernière partie du chapitre est consacrée à expliquer ce que la thèse que nous avons défendue implique pour les débats récents sur la nature de l'État et la constitution des systèmes internationaux.

En somme, si notre démonstration s'avère convaincante, elle permettra

d'expliquer pourquoi une espèce particulière, Homo sapiens, est parvenue au

cours des 10 000 dernières années à créer des sociétés d'une taille inégalée et

pourquoi la création de ces sociétés s'est systématiquement accompagnée d'une

plus grande différenciation sociale et d'une centralisation du pouvoir politique.

(29)

Cette explication ne permet évidemment pas de remplacer le compte rendu plus

précis des cheminements historiques particuliers qui ont mené, il y a plusieurs

millénaires, à l'apparition de l'État et des hiérarchies sociales. Ces comptes rendus,

seuls les anthropologues, les archéologues et les historiens sont en mesure de les

fournir. En revanche, nous espérons que notre démonstration permettra de

clarifier les paramètres cognitifs et motivationnels à l'intérieur desquels se déploie

et s'est déployée la sociabilité humaine au cours des derniers deux millions

années.

(30)

Chapitre 1 – La disposition au conformisme normatif

Le problème de la coopération et de l'ultrasociabilité

Comment les sociétés humaines sont-elles possibles? Par quelle force mystérieuse les hommes en viennent-ils à se rapprocher, à accepter une promiscuité souvent accablante et ce, en dépit d'un égoïsme et d'une agressivité qu'ils ne parviennent pas toujours à réprimer? La question occupe depuis toujours ceux qui s'intéressent au fondement de la vie en société et, depuis quelques siècles, ceux qui s’interrogent sur les fondements des sciences sociales. Pour ces derniers, la question a pris un tournant plus précis: comment l'ordre social et la coopération peuvent-ils émerger parmi des organismes ayant des préférences si souvent conflictuelles? Par quels mécanismes les êtres humains parviennent-ils à coordonner leurs actions en vue d'objectifs communs? Comment cela est-il possible alors qu'ils ignorent souvent le contenu des états mentaux de leurs partenaires et l'effet de leurs actions dans le monde?

Commençons par le début. À l'intérieur du règne animal, l'espèce humaine

occupe une place particulière. Les sociétés qu'elle construit se distinguent par leur

incroyable diversité. Les missionnaires, les aventuriers, les chasseurs de curiosité

et, plus sérieusement mais trop tardivement, les grands ethnologues, ont décrit

avec minutie la variété des croyances et des coutumes de l'homme. Dans ce

chapitre, nous nous intéresserons à un trait particulier des sociétés humaines, à

savoir le fait que les gens y sont prêts à coopérer avec une multitude d'inconnus,

souvent sans rien attendre en échange. Cela a un impact sur la taille qu'elles

peuvent atteindre. Que ce soit dans les États modernes ou dans les grands empires

d'autrefois, les humains sont capables de s’insérer dans des réseaux sociaux qui

regroupent jusqu'à des millions d'individus. Pour tout dire, il ne semble pas y

avoir de plafond au nombre d'individus qui peuvent cohabiter et coopérer au sein

d'une même société.

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Quatre thèmes sont présentés dans l’introduction générale et développés dans les différentes contributions, les auteurs pouvant en traiter plusieurs : le rôle