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Le cas S. B. ou la lente destruction du capitalisme italien par un capitaliste (1994-2011).

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Submitted on 23 May 2012

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Le cas S. B. ou la lente destruction du capitalisme italien par un capitaliste (1994-2011).

Christophe Bouillaud

To cite this version:

Christophe Bouillaud. Le cas S. B. ou la lente destruction du capitalisme italien par un capitaliste (1994-2011).. Congrès de l’Association française de science politique - ST 28 ” Milieux politiques et milieux d’affaires : pour une sociologie comparée européenne. ”, Aug 2011, Strasbourg, France.

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ST 28 - Congrès de l’AFSP – Strasbourg - 2011.

Le cas S. B. ou la lente destruction du capitalisme italien par un capitaliste (1994-2011).

Christophe Bouillaud, IEP de Grenoble.

Selon toute vraisemblance, la parabole politique de Silvio Berlusconi entamée au début des années 1990 à la faveur de la transition de la « Première République » à la

« Seconde République », se trouve en train de s’achever. Comme le titrait le petit ouvrage de synthèse de l’historien italien Antonio Gibelli, Berlusconi passato alla storia. L’Italia nell’era della democrazia autoritaria [Berlusconi devenu un objet d’histoire. L’Italie dans l’ère de la démocratie autoritaire]

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paru l’année dernière en Italie, voici désormais le moment où un premier regard rétrospectif d’ensemble peut commencer à être porté sur le phénomène Berlusconi. Entrepreneur « descendu sur le terrain » selon ses propres termes en 1993-1994 pour sauver l’Italie du communisme et lui apporter « la liberté », après un victoire surprise et un premier gouvernement qui ne dura que huit mois en 1994, S. Berlusconi se trouve au pouvoir presque sans interruption depuis le printemps 2001. De fait, il se trouve depuis quelques années déjà être le plus âgé des dirigeants européens en poste. Il a lui-même annoncé au cours de cet été 2011 qu’il ne se représenterait pas aux élections générales prévues normalement en 2013 en Italie, et il a pour la première fois désigné un successeur à la tête de sa formation politique, Angelino Alfano. La carrière politique devrait s’arrêter donc s’arrêter le jour, sans doute prochain, où il ne sera plus Président du Conseil. En effet, en raison de l’océan de scandales qui l’entoure plus que jamais, aussi bien ceux portant directement sur sa vie privée ou sur ses intérêts dans le monde des affaires que ceux concernant ses collaborateurs ou des membres de son administration ou de sa majorité, sa vieille ambition, d’ailleurs très classique chez les anciens Présidents du Conseil italiens, de parachever sa carrière d’homme politique comme Président de la République parait ne plus être du tout d’actualité. Sa démission ou son renversement par un vote de défiance de l’une ou l’autre

1 Rome, Donzelli, 2010, traduit en français sous le titre, Berlusconi ou la démocratie autoritaire, Paris, Belin, 2011.

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branche du Parlement constituera donc une fin sans appel. Ainsi, tout au long de l’écriture de la présente communication, il n’a pas été complètement sûr qu’au moment où elle serait rendue publique lors du Congrès de l’AFSP (31 août-2 septembre 2011), Silvio Berlusconi serait encore Président du Conseil de la République italienne.

Nous voulions traiter un point rarement abordé par les travaux des politistes italiens et étrangers à propos de Silvio Berlusconi, à savoir la question suivante : le fait que S.

Berlusconi, avant, pendant, et sans doute bientôt après, son parcours politique, ait été un entrepreneur à succès, un grand capitaliste de l’Italie contemporaine, a-t-il eu un effet sur le sort de l’économie italienne ? Si oui, lequel ? A-t-il été un serviteur avisé de ce capitalisme italien dont la crise avait été annoncée dès les années 1970 ? En a-t-il au contraire été le grand fossoyeur ?

Entre le moment où nous avons proposé cette communication à la bienveillante attention des promoteurs de cette section 28 du Congrès et la tenue de ce dernier, la question a de fait reçu une réponse tranchée de la part de ceux-là mêmes que l’on peut considérer comme les gardiens du temple du capitalisme contemporain, comme l’attestent dans le courant de cet été 2011 la pétition commune de presque tous les représentants des intérêts organisés du pays et le diktat de la Banque centrale européenne à l’égard du gouvernement Berlusconi. Les événements de l’été 2011 ont en effet constitué une confirmation, bien au-delà d’ailleurs de nos propres attentes par son caractère à notre connaissance inédit, de l’échec complet de S.

Berlusconi sur le plan de l’économie. L’histoire en marche a donc résolu la question que nous nous proposions de traiter dans notre communication. Posons-là donc, en la modifiant en conséquence, en essayant de comprendre désormais les causes de cette situation. Avant cela, rappelons les événements de cet été 2011.

Tout d’abord, rappelons qu’en cet été 2011, les pythies des « marchés » ont émis leur

oracle défavorable pour l’Italie. Pour la première fois depuis les années 1990, le caractère

soutenable à moyen terme de la dette publique italienne a en effet été remis en cause par les

marchés internationaux de la dette publique des Etats. En conséquence, les taux d’intérêt sur

la dette publique italienne ont augmenté. Surtout l’écart (le spread) entre les taux d’intérêt

demandés sur la dette publique allemande (considérée à tort ou à raison comme la plus sûre de

l’Eurozone) et les taux d’intérêts demandés sur la dette publique italienne a augmenté. Cette

divergence a remis en cause l’ensemble du financement de l’Etat italien, et a fait courir un

vent de panique dans les chancelleries européennes. Ce dernier a abouti au sommet

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extraordinaire de la zone Euro du 21 juillet 2011. Comme le lecteur le sait sans doute, ce dernier a essentiellement organisé le défaut partiel de l’Etat grec sur sa dette publique, mais il a aussi rappelé encore une fois pour tous les pays de l’Eurozone la nécessité de respecter « à la lettre » les programmes de réduction des déficits publics, tout en souhaitant partout des réformes structurelles pour relancer la croissance. L’Italie, membre éminent de la confrérie maudite des « PIIGS (Portugal, Ireland, Italy, Greece, Spain) » définie par les « marchés » et émettrice en plus d’une dette publique d’une taille sans commune mesure avec celle de ses compagnons d’infortune, était cette fois-ci tout particulièrement visée. En effet, tous les commentaires ont rappelé que le mécanisme européen d’entraide mis en place depuis un peu plus d’un an (FESF, Fonds européen de stabilité financière) ne possède pas la taille suffisante pour sauver l’Italie de la banqueroute, et qu’en pratique, les contribuables des « pays vertueux » ne sont pas prêts pour l’heure à se faire les garants ultimes de la dette publique italienne, il faut donc que l’Italie se sauve elle-même par une maîtrise accrue de ses comptes publics pour sauvegarder l’Euro. Au cours de cet été 2011, la situation apparaît tellement compromise, que la Banque centrale européenne se voit obligée d’acheter sur le marché secondaire des titres publics italiens, contrairement à son mandat officiel d’ailleurs

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, mais avec l’aval des dirigeants européens cependant.

Dans ce cadre, puisqu’elle se trouve désormais en train de devenir propriétaire d’une part de la dette publique italienne, et comme le ferait un créancier à l’encontre de son débiteur impécunieux, elle a envoyé le 4 ou le 5 août 2011 une lettre de cadrage au gouvernement Berlusconi sous la double signature de son gouverneur actuel, Jean-Claude Trichet et de celle du gouverneur de la Banque d’Italie, Mario Draghi, qui se trouve être aussi être son futur dirigeant à compter du 1

er

novembre 2011. L’existence de cette lettre aurait dû rester secrète, mais le Corriere della Sera en révèle l’existence et le contenu générique dès le 8 août 2011.

Selon le grand quotidien du nord du pays, qui n’a pas été démenti depuis, la BCE enjoint au gouvernement d’accélérer encore le mouvement, déjà engagé lors des récents collectifs budgétaires dont un voté au pas de charge pas plus tard qu’en juillet 2011, sur tous les sujets de réforme. Les recommandations sont banales et ne rappellent que trop celles demandées depuis trois ans à tous les autres pays européens : retraites à retarder plus vite que prévu, en l’occurrence pour les femmes ; privatisations à faire de suite, y compris de tous les services

2 Ce n’est pas la première fois que, depuis le début de la crise, la BCE opère ainsi, mais c’est la première fois que deux grands pays, l’Italie et l’Espagne, sont concernés. Le conseil des gouverneurs de la BCE met en minorité le gouverneur de la Bundesbank, qui s’oppose à cette mesure. Le montant de l’intervention sur le marché secondaire de la part de la BCE est à ce jour inconnu, mais les taux demandés pour détenir de la dette publique italienne diminuent.

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publics locaux

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; réformes drastiques du marché du travail à engager enfin, avec des licenciements plus faciles et un décentralisation de la politique contractuelle des salaires ; réforme de la fonction publique. Bref, la BCE demande mutatis mutandis aux gouvernants italiens d’effectuer sans délais la purge néo-libérale désormais habituelle. L’existence de cette lettre, dont le contenu exact n’a pas été rendu public à ce jour, n’a pas été niée par le gouvernement Berlusconi. Ce dernier a d’ailleurs obtempéré en une semaine en adoptant par décret-loi

4

(comme demandé selon le Corriere dans la lettre de la BCE) le 12 août en Conseil des ministres un nouveau collectif budgétaire – un premier avait déjà été adopté en juillet 2011 !- censé permettre à l’Etat italien de revenir à l’équilibre budgétaire dès 2013. Les mesures de ce collectif devraient être approuvées par le Parlement italien dès le début de septembre 2011.

Parallèlement à ce nouvel épisode du vincolo esterno, équivalent italien de la contrainte extérieure, auquel les Italiens sont habitués depuis les années 1980, le gouvernement Berlusconi était confronté au même moment à une critique en règle de part des partenaires sociaux (patrons et salariés) à la suite du collectif budgétaire de juillet 2011 et du sommet européen du 21 juillet 2011. Ces derniers ont réussi à établir un texte en commun, qui réunit les signatures du ban et de l’arrière-ban des syndicats patronaux, des syndicats de petits indépendants et des syndicats de salariés

5

. Intitulé simplement Proposte delle parte sociali (Proposition des partenaires sociaux), il indique en six points les réformes à faire : équilibre budgétaire en 2014, avec une règle constitutionnelle à l’appui ; réduction des coûts de la politique, avec l’abolition de départements et de communes ; libéralisations des secteurs

3La lettre de la BCE ferait tout de même exception pour le secteur de la distribution d’eau. Il est vrai qu’au printemps 2011, l’électorat italien vient à peine de se prononcer lors de référendums abrogatifs à une écrasante majorité contre la poursuite du mouvement de privatisation dans ce domaine. Il n’est pas sûr que les privatisations des autres services publics locaux, demandées par la BCE et comme on le verra par une bonne partie des élites économiques du pays, correspondent à la volonté actuelle des électeurs italiens.

4 La presse française rendant compte de cette demande de la BCE de procéder par décret-loi y a vu l’intention de la part de cette dernière de contourner le Parlement. Rappelons toutefois qu’en Italie, un décret-loi est adopté par le Conseil des ministres avec effet immédiat, mais qu’il doit être converti en loi par les deux chambres du Parlement au plus tard dans les 60 jours pour devenir définitif. Ces dernières peuvent refuser ou amender le décret-loi. En l’espèce, comme le montre l’exemple du collectif budgétaire de juillet 2011, les oppositions parlementaires (Parti démocrate, Italie des valeurs, et Union démocratique du centre) considèrent que la situation financière de l’Etat italien est tellement compromise qu’une opposition frontale au collectif n’est pas possible.

En revanche, au sein de l’actuelle majorité, un vaste débat a lieu sur la modification de certaines mesures adoptées le 12 août.

5 Selon l’une des listes que nous avons trouvé, le document aurait été proposé par : Abi, Alleanza Cooperative Italiane (Confcooperative, Lega Cooperative, Agci), Ania, Cgil, Cia, Cisl, Claai, Coldiretti, Confagricoltura, Confapi, Confindustria, Rete Imprese Italia (Confcommercio, Confartigianato, Cna, Casartigiani, Confesercenti), Ugl, Uil (selon le site de la Confartigianato d’Emilie-Romagne,

http://www.confartigianato.re.it/docs/uploaded/Crisi%20economica.pdf, consulté le 24 août 2011). La presse a parlé, elle, de 36 sigles présents à la rencontre. En tout cas, la grande fédération patronale, la Confindustria, et les trois grands sigles syndicaux des salariés, Cgil, Cisl, Uil, y sont, ainsi que les représentants traditionnels des indépendants (Confcommercio, Confartigianato, Coldiretti).

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réglementés et privatisations ; relance des investissements publics en infrastructures, en particulier de ceux qui seraient encore possibles sur financement européen ; réforme de l’administration publique pour la rendre plus productive ; et enfin réforme du marché du travail, sans compter un septième point listant des mesures destinées à permettre aux entreprises italiennes de retrouver leur compétitivité sur les marchés internationaux. Vu la tonalité néo-libérale de l’ensemble, qui rejoint les demandes faites au même moment par les instances européennes, et la forte probabilité que la Confindustria, principale organisation patronale, ait été le maître d’œuvre du dit texte, il n’est pas étonnant que le principal syndicat de salariés, la CGIL, ait signé le document avec des réserves consistantes, sur les privatisations et le marché du travail en particulier

6

.

Les critiques et les suggestions présentes dans ce texte sont toutefois loin d’être une surprise pour qui suit ne serait-ce qu’un peu la vie politique et économique de l’Italie. Il reste que l’existence même d’un tel document surprend. Il rassemble des groupes aux intérêts normalement opposés entre eux (capital/travail, grand capital/petit capital, agriculture/commerce/industrie/service) dans ce qui se présente comme une sorte d’appel au secours. De fait, les signataires de ce texte entendent se servir de l’opportunité liée à la situation compromise de la dette publique italienne sur les marchés internationaux depuis le début de l’été 2011 pour remettre en cause toute la stratégie économique du gouvernement Berlusconi. Ce document correspond en outre à la montée en puissance dans l’opinion publique italienne d’une hostilité envers « la politique », ou plutôt envers la « caste » des politiciens

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(voir le deuxième point des revendications), dont entendent bien profiter les élites de la « société civile » organisée. Pour bien mesurer la portée de l’événement, il convient de citer le passage de ce document qui constitue une claire condamnation de la surdité des gouvernements Berlusconi en matière de politique économique:

« Ma la solidità dei conti pubblici va accompagnata e rafforzata con misure per la crescita dell’economia. Sono anni che tutti noi chiediamo misure per la crescita. Sono anni che chiediamo meccanismi per sbloccare gli investimenti pubblici e privati. Sono anni che chiediamo di modernizzare la pubblica amministrazione per lasciare più spazio all’iniziativa imprenditoriale e al mercato e di ridurre i

6 Voir son communiqué de presse en date du 5 août 2011,

http://www.cgil.it/Archivio/PRIMOPIANO/materiali/Nota_incontro_parti_sociali4agosto2011.pdf consulté le 24 août 2011.

7 Depuis la publication de l’enquête de G. Antonio Stella et Sergio Rizzo (La casta. Così i politici italiani sono diventati intoccabili, Milan, Rizzoli, 2007) et son immense succès public, le terme ancien de « classe politique », qui datait de la fin du dix-neuvième siècle, tend à être remplacé dans le vocabulaire antipolitique italien par celui de « la caste ». Les succès de librairie s’enchaînent pour les ouvrages dénonçant à tel ou tel titre les participants à la vie politique du pays, et plus généralement l’une ou l’autre élite du pays (magistrats, dirigeants économiques, médecins, prélats, etc.).

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confini dello Stato. Sono anni che chiediamo misure vere di liberalizzazione per eliminare posizioni di rendita e restituire efficienza ai servizi. »

« Mais la tenue des comptes publics doit être accompagnée et renforcée par des mesures en faveur de la croissance de l’économie. Nous demandons tous depuis des années des mesures pour la croissance. Nous demandons depuis des années des mécanismes pour relancer les investissements publics et privés. Nous demandons depuis des années la modernisation de l’administration publique afin de laisser plus de place à l’initiative des entrepreneurs et au marché et de réduire le rôle de l’Etat. Nous demandons depuis des années de vraies mesures de libéralisation pour éliminer les positions de rente et redonner son efficacité au secteur des services. »

Sur la base de ce document établi quelques jours auparavant

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, les partenaires sociaux obtiennent donc une réunion ad hoc avec les principaux ministres du gouvernement Berlusconi qui s’est tenue le 4 août 2011

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. Les membres du gouvernement présents à la réunion promettent alors de tenir compte de ces remontrances, qui devraient donner lieu à un programme législatif dès cet automne. Pour sa part, se caricaturant lui-même, Silvio Berlusconi en profite, selon la presse, pour se lancer dans son habituelle diatribe contre les magistrats !

Par ailleurs, à l’occasion de ces doutes sur le caractère soutenable de la dette publique italienne de l’été 2011, les agences de notation, mais aussi les économistes italiens et étrangers, la presse économique en général, se sont tous fait l’écho d’une constatation aussi simple que désagréable pour S. Berlusconi : la croissance de l’économie italienne pendant les années 2000, où il a gouverné de 2001 à 2006 et de 2008 à aujourd’hui, s’est avéré pour le moins médiocre (en moyenne, 0,5% par an sur la dernière décennie). Tous les indicateurs économiques sont mauvais ou médiocres : emploi, consommation des ménages, épargne des ménages, balance commerciale, etc. Le nouveau miracle économique promis par S.

Berlusconi quand il est revenu au pouvoir après sa longue période d’opposition (1995-2000) au printemps 2001 ne s’est pas produit. Il l’avait d’ailleurs reconnu lui-même lors de sa campagne électorale de 2008. Il s’était alors bien gardé de vendre de nouveau un tel miracle aux électeurs, se contentant de promettre de gouverner sagement le pays par gros temps. Cette dernière promesse a minima a bien fonctionné auprès de l’opinion publique au moins jusqu’au printemps 2010, lorsque les électeurs donnèrent une dernière fois leur appui lors des élections régionales aux forces politiques soutenant la coalition qu’il dirige. Cependant, la rigueur

8 Une première version est présentée à la presse le 27 juillet 2011.

9 Des réunions moins médiatisées ont lieu aussi avec les dirigeants des oppositions parlementaires.

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pratiquée par le Ministre de l’économie depuis 2008, Giulio Tremonti, pour tenir les comptes publics italiens, à laquelle font allusion les partenaires sociaux dans leur texte du 4 août 2011, se trouve désormais considérée à l’aune des lendemains qui déchantent qu’elle prépare pour l’économie italienne.

En effet, l’idée appliquée par G. Tremonti de couper de manière « linéaire » dans toutes les dépenses publiques, y compris dans celles porteuses d’avenir comme l’investissement dans les infrastructures, l’éducation ou la recherche, a fini par être considéré comme un pis-aller. Cette austérité, y compris au plus fort de la crise économique de 2008-09, a certes maintenu la dette publique italienne dans les étiages (élevés), au-delà de 100% du PIB, qu’elle connaissait déjà avant cette dernière, mais l’absence de perspective stratégique dans les coupes opérées semble devoir saper les fondements mêmes de toute croissance future d’une « économie de la connaissance » à laquelle l’Italie comme nation (post-)industrielle devrait logiquement prétendre. Et l’on ne parlera pas ici du sort du sud de l’Italie, qui n’a pas avancé relativement d’un pouce tout au long de la dernière décennie dans l’égalisation de sa condition socio-économique avec les régions les plus avancées… sinon parce que la crise économique des années récentes a été particulièrement aiguë au nord du pays, là où se situent la plupart des industries exportatrices.

Il ne s’agit toutefois nullement là d’une découverte subite du début de l’été 2011 – ce constat a été écrit depuis bien longtemps partout

10

, si l’on excepte les diverses brochures de bilan produites par les gouvernements Berlusconi eux-mêmes -, mais de l’officialisation d’une décennale stagnation italienne, auquel S. Berlusconi a présidé – si l’on excepte la parenthèse 2006-2008. Du coup, il est piquant de constater que les mêmes discours sur la nécessité d’effectuer de profondes « réformes de structure » pour retrouver la croissance resservent désormais à l’encontre du bilan « conservateur » de S. Berlusconi, comme elles ont servi pour toutes les phases précédentes de la politique italienne depuis au moins le milieu des années 1970. L’incompétence de S. Berlusconi lui-même en matière de choix de politiques économiques semble d’ailleurs être l’un des constats qu’un chargé d’affaire américain a souhaité communiquer aux autorités de Washington à en croire les câbles diplomatiques américains révélés lors de l’affaire Wikileaks.

Ce constat, qui aurait dû rester confidentiel, rejoint les critiques montantes de la Confindustria, le patronat organisé italien, à l’encontre de la gestion de S. Berlusconi depuis

10 Cf. pour une compte-rendu des critiques possibles à la fin de son premier mandat (2001-2006), Bruno Mascitelli et Emiliano Zucchi, « Expectations and Reality : The Italian Economy under Berlusconi », Journal of Contemporary European Studies, vol. 15, n°2, août 2007, p. 129-147.

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le milieu de son premier mandat des années 2000

11

, dont le texte intercatégoriel du 4 août 2011 peut être vu comme un nouvel épisode. Le leadership actuel (depuis 2008), Emma Marcegaglia

12

, et l’ancien leadership (2004-2008), Luca Cordero di Montezemolo

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, de la plus importante organisation patronale italienne, se situent dans une opposition ouverte aux aspects conservateurs du « berlusconisme », vu comme la défense de politiques sociales inadéquates, de la rente, et de toutes les clientèles au sens large. Les déclarations d’Emma Marcegaglia se font au fil des derniers mois plus acerbes. Ce constat du grand patronat organisé italien corrobore les analyses au vitriol bien connues du berlusconisme de la part The Economist

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. Comme le lecteur ne l’ignore sans doute pas, ce magazine, qui se veut la voix autorisée du capitalisme anglo-saxon et libéral, poursuit depuis dix ans au moins S. Berlusconi de sa vindicte. Plus généralement, il serait difficile de trouver un article récent dans la presse économique qui fasse l’éloge de la gestion de S. Berlusconi, ou encore un seul article d’un économiste louangeur à son égard.

Bref, la cause semble définitivement entendue : S. Berlusconi a fort mal géré l’Italie si l’on juge ses choix à l’aune des standards capitalistes contemporains eux-mêmes (c’est-à-dire essentiellement l’augmentation du PIB et la compétitivité du « système Italie »

15

) et de ceux qui s’arrogent le droit de parler en leur nom

16

– même ses partisans les plus idéologisés l’ont

11 B. Mascitelli et E.Zucchi, op. cit., insistent longuement à juste titre sur ces critiques, mais ils oublient la courte lune de miel du début de la décennie 2000 (voir plus bas).

12 Née en 1965, elle est l’une des héritières d’un groupe familial fondé en 1959. Spécialisé dans la production d’acier, le groupe Mercegaglia, avec son siège à Mantoue (Lombardie), désormais très internationalisé, exporte et produit dans le monde entier (voir le site internet de l’entreprise, http://www.marcegaglia.com/, consulté le 25 août 2011). Elue presque à l’unanimité par ses pairs en mars 2008, elle est aussi la première femme à la tête de la grande organisation patronale.

13 Né en 1947, dans une vieille famille de l’aristocratie piémontaise, il a occupé de nombreuses tâches de direction dans les grandes entreprises (dont la Fiat). Il est surtout connu en Italie pour être depuis 1991 le président de la célèbre firme automobile Ferrari. Tout au long de son mandat à la tête de la Confindustria (2004- 2008), il ne cessera de critiquer les politiques, dont S. Berlusconi. On lui prête l’intention d’entrer en politique lors des prochaines élections. Sa fondation, ItaliaFutura, fondée en 2009, semble de fait à mi-chemin entre un think tank et la préfiguration du « parti personnel » de son dirigeant (voir le site de la fondation, http://www.italiafutura.it, consulté le 25 août 2011). La future force électorale de L. C. di Monzemolo est d’ailleurs déjà testée par les sondeurs italiens.

14 Les critiques de The Economist sont abondamment citées par B. Mascitelli et E.Zucchi, op. cit. , rendant compte de leur centralité dans la perception par les milieux économiques italiens et internationaux du berlusconise.

15 Ce terme du jargon économique italien désigne le fait que la compétitivité des entreprises italiennes dépend de l’ensemble national dans lequel elles sont insérées.

16 Nous prenons ici comme un fait que la manière actuelle de juger des performances économiques d’un pays s’appuie sur une construction sociale particulière, historiquement datée, au centre de laquelle trônent le PIB, la valeur boursière des entreprises cotées, la compétitivité des entreprises sur les marchés globaux, etc., et que des institutions et des individus spécifiques, les économistes, sont chargés d’étudier. On admettra par ailleurs que, selon cette vision, le seul bon modèle de développement économique, de capitalisme, pour un pays comme l’Italie repose sur la conquête des marchés extérieurs. On pourrait avoir une autre approche de la réussite économique d’un pays, qui ferait appel à une autre définition de ce qui importe ou non, mais on sortirait de l’approche standard du capitalisme. En l’occurrence, comme toutes les élites politiques, économiques et sociales

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appelé récemment lors d’une réunion publique à Rome à retrouver le souffle (néo-)libéral de 1994 quand il semblait devoir être celui qui apporterait la révolution (néo-)libérale dont le pays avait (soit – disant) besoin.

L’échec en matière économique apparaît en effet d’autant plus cuisant et significatif que S. Berlusconi est entré en politique au début de l’année 1994 en tenant justement le discours de l’entrepreneur à succès, qui entre en politique depuis Milan, capitale traditionnelle de la modernité en Italie depuis le XIX

ème

siècle, pour y apporter son talent et son savoir-faire contre des politiciens romains ou romanisés de la « Première République », aussi corrompus qu’incapables de bien gérer le pays, et contre les « communistes »

17

, spoliateurs, liberticides et tout aussi incapables eux aussi de sauver le pays du désastre économique. Ce discours était moins novateur de sa part qu’on a pu le croire alors. En fait, il correspondait à son hostilité publiquement affirmée dès les années 1970 envers les politiciens de la majorité conservatrice de ces années-là

18

et envers l’opposition communiste. Cette façon de se présenter comme un entrepreneur, comme « l’uomo del fare » (l’homme de l’action), contre des politiques et des bureaucrates, impuissants, eut alors un grand impact sur le public, et explique sans doute une bonne part de son succès auprès de l’électorat modéré. En 2001, même si le discours du candidat Président du Conseil a gagné de l’ampleur tout en modérant ses ardeurs néo- libérales, la thématique persiste qui consiste à proposer aux Italiens de donner le pouvoir à un homme d’action, à un « président ouvrier » (sic), comme le propose l’une de ses célèbres affiches d’alors. Au-delà de la volonté de séduire ainsi les travailleurs manuels en les rassurant sur ses intentions en s’assimilant à eux, le chiasme d’un entrepreneur, alors déjà richissime depuis une vingtaine d’années au moins, se présentant par voie d’affiche comme un ouvrier constitue alors le signe le plus parfait de cette conscience de sa part d’incarner alors dans sa propre personne les « vertus (et vices) du capital ».

Comme la cause semble entendue, le discours à tenir devrait s’arrêter là. Cependant, il y a quelques années, un historien d’origine britannique, désormais devenu citoyen italien et l’un des leaders de la gauche intellectuelle anti-Berlusconi, Paul Ginsborg avait proposé une

italiennes acceptent cette vision, sans doute à cause du repoussoir de l’autarcie fasciste, S. Berlusconi est jugé, non sur une différence d’objectifs, mais sur son incapacité à atteindre des objectifs partagés.

17 Pour S. Berlusconi, les « communistes », même s’ils sont officiellement convertis à la social-démocratie, restent ontologiquement des communistes prêts à tous les excès contre la liberté d’autrui. Que cette fable ait eu dans l’Italie des années 1990 une prise sur l’opinion publique modérée ne peut se comprendre que par le poids historique de la propagande anti-communiste des années de Guerre Froide.

18 Ces premiers discours contre les politiciens ne l’empêche pas d’être proche de l’astre montant de la politique milanaise, puis italienne, Bettino Craxi, un milanais d’origine familiale sicilienne comme lui, qui devient en 1976, le secrétaire général du Parti socialiste italien (PSI). B. Craxi se présente lui-même comme l’homme de la modernité contre tous les conservatismes.

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autre interprétation

19

: Silvio Berlusconi aurait représenté une nouvelle phase du capitalisme italien, une phase post-industrielle, fondée sur les médias, la mode, le style, la créativité, qui aurait eu son épicentre à Milan. Cette thèse a pu paraître séduisante quand S. Berlusconi paraissait au faîte de son pouvoir politique au début des années 2000. Elle parait étonnante vu de l’année 2011, mais elle nous met sur la piste de la compréhension de cet échec de S.

Berlusconi, entrepreneur, à servir au mieux les intérêts du capitalisme italien.

Pour essayer de rendre compte de ce hiatus entre ce qu’on pouvait espérer (ou craindre) d’un entrepreneur arrivé au pouvoir et ce qu’il en résulte finalement du point de vue même du capitalisme italien, il nous faudra évoquer trois points : le secteur économique d’où émerge l’entrepreneur S. Berlusconi ; les problèmes de légitimité qu’il pose au capitalisme néo-libéral qui triomphe alors à l’échelle planétaire ; et enfin les choix en matière de politiques publiques qu’il a effectué.

A. S. Berlusconi, un capitaliste monopoliste orienté vers le marché intérieur.

Si l’on revient aux sources dans les années 1960 de la puissance économique de S.

Berlusconi, ce dernier commence par être un promoteur immobilier à Milan et dans sa région.

De ce point de vue, il reste surtout célèbre pour avoir urbanisé à la fin des années 1960 un nouveau quartier entier, « Milano 2 ». Ensuite, en lien d’ailleurs avec l’opération immobilière

« Milano 2 » où il a créé une télévision par câble, il se lance en 1978-1980, à l’occasion de la libéralisation des ondes des années 1970, dans la création d’un réseau national de télévision

20

. Il supplante rapidement ses concurrents par la capacité qu’il possède de choisir avec soin les programmes étrangers susceptibles de distraire le public italien, mais aussi par sa capacité à maîtriser les aspects les plus techniques de la diffusion hertzienne et à récolter de la publicité en rendant national son réseau. En violation patente des normes présidant à la libéralisation des ondes hertziennes qui limitaient les nouvelles chaînes privées à des audiences locales ou régionales, il crée de facto une première chaîne privée nationale (Canale 5), apte à concurrencer les chaînes nationales de la RAI (télévision publique). Ce réseau, qui comprend

19 Cf. Paul Ginsborg, Berlusconi. Ambizioni patrimoniali in una democrazia mediatica, Turin, Einaudi, 2003.

20 Cf. Gabriela Balbi et Benedetta Prario, « The history of Fininvest/Mediaset’s media strategy: 30 years of politics, market, technology and Italian society”, Media, Culture and Society, vol. 32 (3), p. 391-409, qui souligne les capacités d’innovation de la firme de S. Berlusconi.

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bientôt trois chaînes nationales (Canale 5, Rete 4, Italia 1) par rachat de ses principaux concurrents (1983 et 1984), finit par devenir au bout de quelques premiers rebondissements politiques et judiciaires la partie privée du duopole du marché télévisuel italien (Rai publique contre Fininvest privée, avec chacune trois chaînes). En 1983-85, S. Berlusconi reprend par ailleurs un magazine dédié aux programmes de télévision, Sorrisi e canzoni TV, acquisition dont la synergie avec sa montée en puissance dans le secteur audiovisuel s’avère pour le moins évidente.

Par ailleurs, dans le contexte politiquement pour le moins tendu des années 1970, il s’est doté dès 1977 d’un journal quotidien, il Giornale, basé à Milan. Ce dernier, qui opère sous la direction d’Indro Montanelli, célèbre journaliste libéral et conservateur

21

, possède pour objectif de concurrencer sur son propre terrain le grand journal historique de la bourgeoisie libérale du nord du pays, le Corriere della Sera. En effet, à cette époque, le Corriere est devenu au goût du très libéral Berlusconi bien trop modéré face à la gauche communiste.

Rappelons qu’au début des années 1980, le nom de Silvio Berlusconi apparaîtra parmi les inscrits de la « loge maçonnique P2 [Propaganda due] », dirigé par Lucio Gelli, le promoteur d’un « Plan de renaissance démocratique » de l’Italie aux forts relents sinon de fascisme, tout au moins d’autoritarisme. Nous sommes alors dans les années dites du « compromis historique », et Silvio Berlusconi ne cache nullement son hostilité à cette évolution. Les tirages du jeune Giornale resteront toutefois fort modestes par rapport à ceux du vieux Corriere.

Il Giornale deviendra plus tard la propriété du groupe du frère de S. Berlusconi, Paolo Berlusconi. Cependant, l’un des premiers actes de l’entrée en politique de S. Berlusconi en 1993/94 sera de faire se démettre Indro Montanelli de la direction, car le vieux journaliste, qui avait travaillé comme débutant dans la presse fasciste, n’appréciait guère l’idée d’un S.

Berlusconi devenu le nouvel « Unto del Signore » (homme de la Providence) pour reprendre ses propres termes. A ce jour, il Giornale reste l’un des journaux d’opinion indéfectiblement favorables à S. Berlusconi, une sorte de gazette officielle de la majorité.

Dès 1982, S. Berlusconi se lance aussi dans des activités d’assurance. Il propose son intermédiation aux épargnants désireux de faire des placements ; en 1997, il se dote, en partenariat avec un autre groupe italien, d’une banque, la « Mediolanum ». Cette dernière se

21 Que les Brigades rouges blesseront aux jambes dans le cadre de leur campagne de terreur visant les serviteurs trop zélés du Capital.

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veut la spécialiste de la qualité de la relation avec le client, prétention qui n’est pas importance dans un pays où les banques sont notoirement prédatrices vis-à-vis de leur clientèle particulière.

En 1986, S. Berlusconi s’intéresse au football, en prenant possession de l’un des deux clubs de calcio de ville de Milan, « le Milan A. C. ». Il intervient aussi comme producteur et distributeur de cinéma, avec la filiale « Medusa film ». Surtout, au début des années 1990, il conquiert au terme d’une bataille économique et judiciaire qui occupe la première page des journaux, le premier groupe éditorial italien, « la Mondadori ». Ceci l’amène à dominer le marché du livre et à posséder de nombreux magazines. Il possède aussi le groupe de distribution, « la Standa », à partir de 1988, groupe qu’il revend toutefois en 1998.

Les années 2000 voient en effet le groupe Fininvest se spécialiser de plus en plus dans tout ce qui concerne la communication et les loisirs, et abandonner même finalement l’immobilier. En 2007, le groupe Fininvest devient ainsi l’actionnaire majoritaire de l’aussi célèbre que décriée firme hollandaise, Endemol, la créatrice mondiale de la « télé-réalité ».

Comme on le constate aisément, toutes ces diverses activités possèdent en commun un point essentiel : elles sont toutes orientées vers la satisfaction des désirs de consommation (logement et loisirs passifs essentiellement) des Italiens eux-mêmes. Elles émergent quand les Italiens, enrichis par le « miracle économique » des années 1950-60, commencent à profiter de la « société de consommation », et à partir du cœur même de ce miracle, Milan.

Il n’est pas étonnant alors que, lorsqu’il se lance en politique dans les années 1993- 1994, il puisse s’appuyer sur les connaissances accumulées par son groupe sur les attentes des Italiens : le consommateur est aussi un électeur. Cette histoire a été racontée maintes fois, et l’on sait comment le parti Forza Italia, créé en janvier 1994, se trouve être au départ sponsorisé directement par les structures chargées de récolter au niveau local la publicité pour les télévisions du groupe Fininvest, et, comment S. Berlusconi duplique avec les clubs Forza Italia la méthode de mobilisation des masses testée avec succès pour les supporteurs avec les clubs du Milan A.C. . Il n’est pas étonnant non plus que les sondages d’opinion fassent partie des nouveautés introduites en politique par S. Berlusconi.

Or, du point de vue des marchés qu’elles visent, l’idiosyncrasie des activités économiques de S. Berlusconi au regard du capitalisme italien en général semble patente. Le groupe de S. Berlusconi se trouve presque entièrement tourné vers le consommateur intérieur.

On sait bien en France que la tentative de transposer dès 1985-86 le modèle de télévision

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privée à l’italienne en France avec la « Cinq » a été un échec cuisant ; on sait moins que le groupe Berlusconi n’a pas réussi à implanter vraiment ailleurs en Europe sa manière de faite de la télévision qu’en Espagne (avec « Telecinquo »). Les autres secteurs du groupe n’ont guère été plus beaucoup plus efficaces dans leur internationalisation. Cette particularité ne serait qu’un détail, si cela ne mettait pas les activités économiques de S. Berlusconi aux marges de ce qui constitue historiquement le cœur du capitalisme italien depuis les années 1950, à savoir les industries exportatrices. En nous appuyant ici sur les historiens de l’économie italienne, il est possible d’affirmer que l’aile centrale du capitalisme italien – celle qui en tout cas détermine les miracles et les crises en terme de croissance du P.I.B. - est constituée par les industries exportatrices. Après la période d’autarcie fasciste, face à la pauvreté des Italiens et donc face aux faibles débouchés du marché intérieur italien, les autorités gouvernementales italiennes d’après guerre ont choisi de permettre aux entrepreneurs italiens de rationaliser leurs outils de production – quitte à créer du chômage, à résoudre alors par l’émigration des travailleurs italiens surnuméraires –. Cette rationalisation devait leur permettre d’être compétitifs sur les marchés extérieurs solvables, européens tout particulièrement. Le miracle économique italien fut ainsi d’abord un miracle d’internationalisation, semblable à celui du Japon à la même époque.

Le dernier miracle économique en date, celui des années 1990, a largement été fondé sur ce même modèle d’exportations industrielles, largement aidé cette fois-ci par la forte dévaluation de la lire italienne (près de 30%) en 1992-93 à la suite de la crise du SME. Tout ce qu’on appelle la « Troisième Italie » du point de vue économique, et qui a constitué et constitue la force de l’Italie sur les marchés mondiaux, n’est pas d’ailleurs sans ressembler fortement au modèle allemand du « Mittelstand » : petites et moyennes entreprises fortement spécialisées sur un produit à haute valeur ajouté, souvent présentes sous forme de districts industriels dans un lieu donné, et qui ne survivent que grâce à l’exportation sur les marchés européens et mondiaux. Les activités économiques de S. Berlusconi, elles, dirigées vers le consommateur italien, ne dépendent, ni de la conjoncture économique mondiale, ni du positionnement du made in Italy sur les marchés européens et internationaux. Elles se portent d’ailleurs fort bien.

On peut imaginer alors, sans bien sûr pouvoir le prouver autrement que par son

parcours professionnel, que S. Berlusconi comme entrepreneur ne soit pas en réalité capable

de se mettre à la place de ses pairs entrepreneurs industriels qui doivent affronter les marchés

extérieurs. Il est d’ailleurs piquant de constater que les deux derniers présidents en date de la

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Confindustria représentent à travers le parcours professionnel qui les a amenés à ce poste prestigieux, l’Italie qui exporte. La carrière de Luca Cordero de Monzemolo est liée à la firme Ferrari. Cette marque italienne, mondialisée par excellence par le marché qu’elle vise, constitue l’un des symboles hyperboliques du « luxe à l’italienne » pour tous les parvenus, nouveaux riches, et autres bien trop nombreux représentants de la « classe de loisir » que compte désormais la planète. Emma Mercegaglia, héritière d’une firme familiale ayant pris soin de se former à l’étranger comme beaucoup de jeunes Italiens dans son heureuse situation, vient d’une entreprise sidérurgique, qui se veut le leader mondial sur ses spécialités. Les théories d’économie politique, qui opposent les intérêts des « secteurs abrités » de l’économie nationale et ceux des « secteurs protégés » de cette dernière, semblent pouvoir trouver ici dans le cas de S. Berlusconi face aux représentants de ses pairs grands capitalistes une illustration caricaturale.

On peut sans doute voir de plus dans cette origine consumériste des activités de S.

Berlusconi une contradiction de fond sur la stratégie de long terme à adopter pour l’Italie : en effet, l’entrepreneur S. Berlusconi n’a vraiment nul besoin d’un consommateur italien éduqué, intelligent, actif, critique. Il s’accommode fort bien, pour ne pas dire qu’il entretient sciemment, du faible niveau d’éducation relatif des citoyens consommateurs italiens. Sa télévision a représenté de ce point de vue le produit parfaitement adapté à l’Italie de la licenza elementare (certificat d’études). Le succès d’audience dans les années 1970-1980 des chaînes privées crées par S. Berlusconi tient au fait qu’elle rompent avec le modèle pédagogique, didactique, en vigueur à la RAI depuis les années 1950, pour inventer un modèle de distraction, vulgaire et sans complexe d’infériorité vis-à-vis de la haute culture. Ce succès obligera d’ailleurs la RAI à ajuster son offre à cette demande du public en direction d’une

« néo-télévision » récréative pour user du terme utilisé par les spécialistes italiens des médias.

Pendant les deux dernières décennies, la plus grande partie des électeurs les plus fidèles de S.

Berlusconi se caractérisent d’ailleurs par le fait qu’ils ne s’informent de la vie publique du pays que par le seul canal de la télévision, celui de ses télévisions, ce qui correspond à leur faible niveau d’éducation. Ces électeurs, éloignés de la presse écrite, le seront aussi d’Internet, média sur lequel le groupe Fininvest n’aura guère d’ailleurs guère d’impact jusqu’à ce jour.

Au contraire, les représentants du patronat, et donc des industries exportatrices, ne

cessent d’appeler depuis 25 ans (au moins depuis que nous nous intéressons à ce pays…), tout

comme l’OCDE, la Commission européenne, les économistes, les éditorialistes en vue, les

universitaires, les hommes de culture, etc. à une élévation du niveau d’éducation et de

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formation de la main d’œuvre italienne. En effet, un pays comme l’Italie ne peut, selon eux, rester compétitif sur les marchés mondiaux que si sa main d’œuvre devient aussi formée, qualifiée, éduquée, etc. que possible, à l’image de celle du nord de l’Europe. Comme les autres gouvernements italiens depuis 1990, ceux de S. Berlusconi ont certes toujours prétendu vouloir suivre cette voie de l’élévation du niveau de qualification des Italiens, de la recherche et de l’innovation, or force est de constater que c’est sans doute le secteur éducation/recherche qui a connu le plus de déconvenues de la part de son dernier gouvernement

22

. Un seul chiffre bien connu résume toute l’impasse : l’Italie ne consacre que 0,5% ou 0,7% selon les sources de son P.I.B. à la R&D

23

– pour un objectif dans la Stratégie européenne de Lisbonne (2000- 2010) de 3% !

Enfin, cette orientation vers le marché intérieur, vers le consommateur italien, en rupture avec l’aile marchante du capitalisme industriel italien, s’accompagne de pratiques de contournement du droit en vigueur. Comme on le sait, S. Berlusconi devient un objet de débat politique en 1984-1985 pour avoir obtenu de son ami milanais, Bettino Craxi, leader du Parti socialiste italien depuis 1976, alors Président du Conseil, pas moins de trois décrets-lois successifs lui permettant d’échapper à une décision judiciaire qui aurait mis fin à la constitution de ses réseaux télévisuels à l’échelle du pays. Les télévisions de S. Berlusconi s’empresseront bien sûr de renvoyer l’ascenseur au PSI lors des élections générales de 1987.

Ses activités dans le secteur télévisuel ne reçoivent de fait un fondement légal qu’à mesure qu’il s’avère capable d’influer le pouvoir politique (« loi Mammi » de 1990), de faire appel aux électeurs téléspectateurs contre ses opposants (référendum abrogatif de 1995) ou de l’exercer lui-même (« loi Gasparri » de 2003/2004). L’infini imbroglio présidant à la régulation des ondes télévisuelles en Italie semble répéter sans fin le même scénario, où les juges ordinaires, constitutionnels et européens condamnent le plus souvent les abus commis par le groupe télévisuel de S. Berlusconi et où ce dernier s’arrange, jusqu’à ce jour, pour que

22 Cf. Giancarlo Gasperon, « La politica scolastica di Mariastella Gelmini : tagli in assenza di un progetto culturale », in Gianfranco Baldini et Anna Cento Bull (dir.), Politica in Italia. Edizione 2009, Bologne, il Mulino, 2009, p. 223-240, et Giliperto Capano, « La via finanziaria di riforma dell’istruzione », in Elisabetta Gualmini et Eleonora Pasotti (dir.), Politica in Italia. Edizione 2011, Bologne, il Mulino, 2011, p. 149-166. Les universités italiennes auraient dû connaître en 2010 une baisse de leurs crédits de 18%, mesure sur laquelle le gouvernement a dû revenir en partie, mais il reste prévu des baisses ultérieures de financement pour 2011 et les années à venir.

23 Ce chiffre s’explique à la fois par la faible taille des entreprises italiennes et par le peu d’intérêt des gouvernants italiens pour le financement public de la recherche.

(17)

rien de décisif ne vienne entamer son duopole de la télévision généraliste avec la RAI établi il y a trente ans

24

.

Sa conquête du groupe Mondadori ne s’est pas fait pas non plus apparemment sans huiler quelques rouages. Le récent jugement en appel l’opposant au groupe concurrent C. I. R.

de Carlo De Benedetti condamne ainsi son entreprise à une indemnisation de plusieurs de centaines de millions d’euros (sic), pour avoir obtenu par corruption de magistrat la propriété du groupe Mondadori. De fait, au-delà du cas d’espèce, les nombreux procès qu’ont connu S.

Berlusconi ou ses proches collaborateurs tout au long des années 1990-2000 tournent le plus souvent autour du soupçon récurrent, qui, certes, peut devenir ou non vérité judiciaire, qui, ne le nions pas, souvent se noie dans les eaux de la prescription ou dans les dispositifs légaux inventés par S. Berlusconi législateur (les célèbres leggi ad personam), que S. Berlusconi et ses proches collaborateurs n’hésitent pas à enfreindre les lois en vigueur pour imposer leur suprématie économique à un concurrent, ou à éviter d’avoir un concurrent sur le marché considéré.

Là encore, les activités économiques de S. Berlusconi se situent en rupture avec les pratiques économiques de la partie la plus dynamique de l’industrie italienne. En effet, ces entreprises opèrent elles sur des marchés européens et/ou mondiaux, souvent destinés à des clients nombreux, particuliers ou entreprises, où il n’est pas possible d’obtenir par corruption une position de monopole. Un producteur de voitures, de meubles, de cuisines intégrées, de machines à outils, de céramiques, de vêtements, de chaussures, etc. peut sans doute être amené à enfreindre toute une série de législations, italiennes et étrangères (sur le travail, sur la protection de l’environnement, sur la sécurité des produits, etc.), mais sa position concurrentielle dépend essentiellement du prix et de la qualité de son produit et du jugement de nombreux acheteurs. Le sort de l’entreprise Benetton, qui représente bien l’entreprise exportatrice italienne des dernières décennies, s’avère en ce sens exemplaire : ce groupe textile a connu il y a quelques années déjà d’extraordinaires succès sur le marché français, avant de connaître un fort repli, sous le coup de concurrents plus aguerris encore. Le sort très fluctuant lui aussi de la Fiat sur les marchés internationaux de l’automobile présente un autre

24 S. Berlusconi n’a toutefois pas réussi à empêcher l’entrée sur le marché italien de News Corp. (groupe Murdoch) à partir de 2003, avec Sky Italia, chaîne payante qui aurait désormais près de 5 millions d’abonnés pour son offre proliférante. Il a toutefois doublé la TVA sur l’abonnement aux chaînes payantes en 2008, provoquant l’indignation de son alter ego australien. Il n’a pas pu non plus empêcher « La7 », la chaîne généraliste issue de l’ancienne TMC émettant en Italie du nord, de se développer au fil de la dernière décennie.

« La7 » fait partie du groupe Telecom Italia et est aussi liée à MTV. Cette chaîne a de plus en plus tendance à recueillir les animateurs et aussi les spectateurs exaspérés par le duopole RAI/Mediaset, qui est devenu en pratique un monopole surtout depuis 2008.

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exemple de ce qui constitue le quotidien des dirigeants de la part la plus dynamique de l’économie italienne.

Bref, la double spécialité des activités économiques de S. Berlusconi – séduire et distraire le public italien dans sa partie la moins éduquée d’une part et écarter des concurrents pour établir un monopole d’autre part – n’est pas vraiment en adéquation avec ce que vivent les responsables des entreprises italiennes sur leurs marchés à l’exportation.

B. Un capitaliste qui délégitime le capitalisme.

Parmi les attaques les plus violentes et les plus argumentées contre Silvio Berlusconi, celles de The Economist, qui n’ont d’ailleurs pas donné lieu à un procès en diffamation, resteront dans l’histoire. Elles ont permis aux observateurs de la situation, comme nous- mêmes au fil de ces années, de s’amuser franchement, à voir S. Berlusconi présenter à chaque fois le dit magazine comme un organe manipulé par ses ennemis politiques et vendu ainsi aux

« communistes », « juges rouges » et autres « ennemis de la liberté ». On ne saurait en effet imaginer accusation plus ridicule.

Les conditions de possibilité d’un tel propos dans la vie politique italienne contemporaine renvoient à la capacité de S. Berlusconi d’avoir imposé à son propre camp le récit du « complot des juges », et ce depuis qu’en décembre 1994 la magistrature italienne l’a inculpé pour la première fois. L’existence de ce complot constitue l’acte de foi fondamental que réclame S. Berlusconi à ses partisans – et, bien sûr, que nous-mêmes puissions être porté à croire tout ou partie des éléments publics faisant partie de ce « complot » nous range dans la catégorie des naïfs manipulés ou pire des « communistes ».

Pourquoi The Economist a-t-il été aussi résolument hostile à S. Berlusconi ? On

pourrait y voir, en usant d’un culturalisme vieillot et simpliste, une simple illustration d’une

morgue toute britannique à l’encontre d’un parvenu du sud de l’Europe, ou les effets d’une

vision maffieuse de la Péninsule, plus inspirée du cinéma hollywoodien (par exemple le

Parrain ) que par quoi ce soit d’autre. Les articles, tout au moins avant que S. Berlusconi ne

revienne au pouvoir et ne soit jugé sur son action gouvernementale, insistent sur le côté

trouble de ses affaires : on liste ses affaires judiciaires en cours, on les explique brièvement au

lectorat international. De ces pages transparaît une vision « éthique » du capitalisme, une

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version de ce dernier selon laquelle la libre concurrence du marché fait l’emporter le meilleur, et non le plus finaud avec la justice ou le plus proche de la mafia.

Notre hypothèse est donc que cette hostilité de The Economist à l’encontre de S.

Berlusconi résulte du fait qu’il dévoile (ou ne masque pas assez) les « esprits animaux » du capitalisme : la visée du monopole, la rente, la fin de la concurrence, la capacité à enfreindre toutes les règles, voire la connivence avec le crime organisé. De fait, toute l’histoire de S.

Berlusconi peut servir d’illustration à l’idée marxiste selon laquelle dans les grands moments d’accumulation, l’aspirant capitaliste est prêt à enfreindre toutes les règles, à user même de la violence, pour s’imposer sa volonté aux autres. S. Berlusconi illustre d’autant mieux cette idée, profondément gênante pour la légitimité du capitalisme – sauf à rationaliser cette position éthique dans le « devoir d’égoïsme » à la Ann Ryand -, qu’il est largement soupçonné – sans que personne ne puisse le prouver – d’avoir utilisé au départ de ses affaires immobilières, au mieux, des fonds issus de l’évasion fiscale des petits entrepreneurs lombards, et, au pire, des capitaux issus directement de la mafia sicilienne. Toute sa carrière est marquée par ailleurs par sa capacité à avoir le pouvoir politique de son côté. Comme le résume l’un de ses censeurs italiens les plus acerbes, Paolo Flores d’Arcais, « L’unique liberté que connaisse Berlusconi est celle des esprits animaux du capitalisme sans règle. La liberté du ploutocrate comme liberté cannibale, homo homini lupus. »

25

Bref, S. Berlusconi représente la version moderne, contemporaine, des « barons voleurs » de la fin du XIX

ème

/XX

ème

siècles. Il ne prend même pas soin, contrairement à ce que font beaucoup de personnages similaires en vue dans le monde anglo-saxon, de se bâtir l’image d’un mécène. S. Berlusconi est en effet célèbre, sans doute désormais dans le monde entier, pour le luxe inouï de ses nombreuses résidences, pour son train de vie fastueux dont il fait volontiers profiter ses « ami(e)s », mais, de fait, on ne lui connaît pas d’importante activité caritative, il n’est pas non plus connu pour être un grand mécène des arts, il n’a même pas promis de donner tout ou partie de sa fortune à quelque cause morale (au contraire, il semble avoir à cœur de bien doter ses enfants pour plusieurs vies

26

). De fait, la seule activité qu’il ait sponsorisé avec son argent, comme il le souligne parfois, n’est autre que des organes de presse militants de sa cause, il Giornale d’abord, puis il Foglio, Libero, etc., et, bien sûr, son parti politique, Forza Italia, monté au départ entièrement sur ses propres deniers. En dehors du don de sa personne et d’un peu de sa fortune qu’il a fait à la politique italienne et

25 Cf. Paolo Flores d’Arcais, « Fascisme et berlusconisme », Le Débat, 2011/2, n°164, p. 95-112.

26 Une des premières décisions lors de son retour au pouvoir en 2001 aura été de supprimer l’impôt sur l’héritage en Italie, disposition dont ses enfants sont les plus importants bénéficiaires connus.

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donc aux Italiens, fait qu’il ne cesse de souligner depuis sa « descente sur le terrain » en 1994, Silvio Berlusconi ne masque aucunement son « individualisme possessif » exacerbé sous le masque de la philanthropie. D’après les enquêtes judiciaires, tout au moins ce qu’en rapporte la presse et les nombreux ouvrages qui en rendent compte

27

, il fait certes beaucoup de cadeaux en nature et en numéraire à ses « amis » - et à ses « amies » -, mais ces relations de patronage (qui constituent souvent aux yeux de la justice italienne, des actes de corruption, ou même, l’achat déguisé des services de prostituées), présentées publiquement par S. Berlusconi comme l’illustration de sa générosité naturelle, ne correspondent en rien à la définition légitime de la philanthropie ou du mécénat dans le monde occidental contemporain. Distribuer des montres de grand prix à ses collaborateurs en guise de prime de fin d’année passe plutôt mal comme preuve d’altruisme auprès de The Economist, tout comme d’ailleurs sans doute son art de promouvoir des femmes à des postes de responsabilité politique sur des mérites esthétiques autant que politiques

28

.

Comme on l’a vu, la prophétie de The Economist en 2001, 2006 et 2008 selon laquelle S. Berlusconi au pouvoir nuirait à l’Italie, et par delà au bon renom du capitalisme contemporain, s’est d’ailleurs largement avéré : quand on veut citer dans les milieux hostiles au libéralisme économique un exemple de « mélange malsain » entre affaires et politique, ou, éventuellement, entre affaires, politique et mafia, le nom de S. Berlusconi revient systématiquement comme exemple. Il est vrai que S. Berlusconi n’a en plus jamais souhaité utiliser les dispositifs institutionnels qui lui auraient permis de faire au moins semblant de séparer ses activités politiques et économiques. Il a ainsi refusé pendant des années de déléguer la gestion de son groupe économique à un blind trust, sur le modèle anglo-saxon, et ce n’est finalement que parce qu’il a dû organiser sa succession dans le cadre de ses affaires familiales qu’il a fini par s’éloigner (un peu) de la direction de son groupe économique.

En conséquence de cette situation d’évident conflit d’intérêts entre S. Berlusconi entrepreneur et S. Berlusconi chef du gouvernement, chaque décision en matière de législation économique de ses gouvernements n’a pas manquée d’être soupçonnée d’avoir été prise, soit pour influer positivement sur les résultats économiques de son groupe – dont on ne peut que constater qu’ils furent excellents -, soit pour permettre à S. Berlusconi et à sa famille de minimiser leur charge fiscale, soit pour garantir les positions concurrentielles du groupe,

27 En particulier ceux du journaliste Marco Travaglio et Peter Gomez. M. Travaglio est l’un des journalistes

« communistes » que S. Berlusconi a essayé le plus énergétiquement de priver de toute présence télévisuelle.

28 Cf. Amalio Signorelli, « Le ambigue pari opportunità e il nuovo maschilismo », in Paul Ginsborg et Enrica Asquer (dir.), Berlusconismo. Analisi di un sistema di potere, Bari, Laterza, 2011, p. 207-222.

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soit encore, cas plus fréquent encore que les précédents, pour tirer S. Berlusconi ou un de ses proches de quelque mauvais pas judiciaire. P. Ginsborg

29

, largement repris par la suite, parlait d’un retour à une vision patrimoniale de l’Etat ; on peut plus prudemment parler d’une utilisation de la législation en vue de défendre et d’accroître un patrimoine privé.

S. Berlusconi a donc fourni au fil des années un exemple de détournement des décisions publiques au profit des intérêts privés d’une entreprise. Encore cette année, alors même qu’il vient de perdre un référendum abrogatif sur une norme elle-même dérogatoire du droit commun, qui constituait un moyen de retarder l’œuvre de la justice à son égard, S.

Berlusconi n’hésite pas à faire glisser par une plume amie dans le collectif budgétaire du mois de juillet 2011 un amendement qui aurait dispensé son groupe de payer les sommes perdues en appel dans l’affaire Mondadori qui l’oppose à la C.I.R., avant que le recours en cassation ne soit lui-même jugé. Pour une fois, vu que désormais personne n’est plus dupe de ces incessantes manipulations du droit à des fins patrimoniales privées, ses alliés de la Ligue du Nord le lâchent et menacent d’aller à la crise de gouvernement sur ce sujet. L’amendement, qui n’a plus d’ailleurs d’auteur, est retiré.

Sauf à supposer que tous les entrepreneurs sont par nature prompts à la tricherie avec la plus élémentaire équité, tout entrepreneur à la place de S. Berlusconi n’aurait pas agi ainsi, ne serait-ce que par crainte d’apparaître aux yeux de ses électeurs vénal, voire tout simplement mesquin. La saga des lois ad personam depuis 2001 comprend de plus des épisodes, où les choix de S. Berlusconi se situent en opposition frontale avec les intérêts bien compris du capitalisme italien, comme avec la réforme du délit de faux bilan qui menaçait de faire apparaître toutes les entreprises italiennes cotées comme des faussaires

30

. Mais, à penser en ennemi du capitalisme, on peut aussi imaginer qu’il se trouve là dans la vérité du capitaliste, passé et contemporain, en tant que personne par nature legibus solutus. L’historien Antonio Gibelli résume une analyse faite maintes fois désormais par la gauche intellectuelle italienne :

« Bien plus qu’un modèle de politique économique, le libéralisme effréné que prônait le centre- droit a surtout été un condensé de tout cela : un modèle de vie qu’il s’agissait d’atteindre, d’imiter, ou, à tout le moins de désirer. L’acception selon laquelle le terme de ‘liberté’ entrait comme mot-clé dans les dénominations ultérieures du mouvement dirigé par l’entrepreneur lombard se connote clairement d’une

29 Op. cit., 2003.

30 Cette loi, qui avait dépénalisé la présentation de faux bilans au début de la législature 2001-2006, a été largement amendée en raison du scandale Parmalat, qui se produit par la suite et qui oblige le gouvernement S.

Berlusconi à réaffirmer par la loi qu’en Italie les bilans des entreprises doivent être sincères.

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exaltation du droit de chacun à faire à sa convenance, et de libérer sa libido sans frein d’aucune sorte (…) »31.

Un auteur italien, Marco Belpoliti, dans Il corpo del capo

32

, en étudiant la manière dont S. Berlusconi se met en scène dans des photographies depuis le milieu des années 1970, a discerné chez S. Berlusconi un narcissisme paroxystique qui se propose à l’admiration de ses contemporains et prétend de fait arrêter des ans l’irréparable outrage. Les révélations pendant les années 2010-2011 par voie de presse sur l’aspect priapique de sa vie privée, dans les dernières années tout au moins, complètent l’idée d’un homme qui se résume à son propre désir. Cet homme, comme le diraient les psychanalystes les plus traditionnels, ne connaît pas la notion de « Loi », d’interdit. Comme le remarque plus prosaïquement A. Gibelli, S.

Berlusconi représente un bourgeois tardif, tel que le concevait la critique de l’ordre sexuel dans les années 1960, soit un être de pure façade respectable – catholique (quoique deux fois divorcé tout de même), bon fils, bon père de famille, hétérosexuel - qui ne s’interdit rien par ailleurs dans l’ordre privé de ses désirs. Même si, à ce qu’on a pu lire dans la presse, ses fantasmes ressemblent au côté off de ses propres télévisions… Peut-être, pour la première fois dans l’histoire contemporaine, un grand capitaliste, qui se trouve aussi être le chef du gouvernement, se révèle de son vivant

33

n’être qu’un Don Juan frénétique. Là encore, S.

Berlusconi innove : avec lui, il ne fait aucun doute, comme diraient J. A. Schumpeter ou A.

Downs, que le but de la conquête du pouvoir, c’est d’en jouir. La révélation de cette « vérité » aux profanes n’est pas propre à légitimer quelque système politique que ce soit, tout au moins à notre époque d’égalité supposée entre les hommes, et d’égalité entre les hommes et les femmes

34

.

C. Les politiques publiques des gouvernements de S. Berlusconi, ou encore « les fraudeurs sont des électeurs comme les autres »

35

.

31 Op. cit., 2011, p. 51.

32 Cf. Marco Belpoliti, Il corpo del capo, Parme, Ugo Guanda, 2009. Traduction française, Le corps du chef, paris, Editions Lignes, 2010.

33 Que des hommes politiques dans les démocraties ou les dictatures du dernier siècle aient été pris d’une frénésie d’activité sexuelle n’est pas une nouveauté (cf. J. F. Kennedy ou J. Chirac, « trois minutes douche comprise » parait-il selon un ancien chauffeur, Mao ou le terrible L. Beria), mais en général, cet aspect de la personnalité des dirigeants n’est vraiment divulgué au grand public qu’après leur mort ou la fin de leur carrière politique active.

34 Il faut bien sûr rappeler que dans des époques antérieures, le pouvoir d’un homme se distinguait par sa capacité d’avoir un accès sexuel au plus grand nombre de femmes possibles, et donc à la reproduction la plus large de sa personne, cf. le petit livre provocateur de Michel Raymond, Cro-Magnon toi-même ! Petit guide darwinien de la vie quotidienne, Paris, Points-Seuil, 2008, en particulier le chapitre 3, « Système de reproduction et système politique », p. 69-94

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