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LA CUISINE DE L'AUTRE. ECHANGES ET RIVALITES DANS LES RELATIONS GASTRONOMIQUES FRANCO-ANGLAISES DU XVIII e SIECLE A NOS JOURS

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LA CUISINE DE L’AUTRE. ECHANGES ET RIVALITES DANS LES RELATIONS

GASTRONOMIQUES FRANCO-ANGLAISES DU XVIII e SIECLE A NOS JOURS

Denis Saillard

To cite this version:

Denis Saillard. LA CUISINE DE L’AUTRE. ECHANGES ET RIVALITES DANS LES RELATIONS

GASTRONOMIQUES FRANCO-ANGLAISES DU XVIII e SIECLE A NOS JOURS. Nos meilleurs

ennemis. L’entente culturelle franco-britannique revisitée., 2014. �halshs-01884367�

(2)

LA CUISINE DE L’AUTRE.

ECHANGES ET RIVALITES DANS LES RELATIONS GASTRONOMIQUES FRANCO-ANGLAISES

DU XVIII

e

SIECLE A NOS JOURS

« Le peuple anglais mange pour vivre ; en France, on vit pour manger » dit un vieux proverbe. Cuisiner n’est presque jamais considéré comme un art au sein de nos classes pauvres et il est vraiment nécessaire que la ménagère anglaise apprenne à faire la cuisine du mieux qu’il lui est possible. Voltaire faisait remarquer à propos de la cuisine anglaise que « si nous avions vingt-quatre religions, nous ne disposions que d’une seule sauce »

1

.

En 1958, dans son Anthropologie structurale, afin d’exposer l’idée que les « structures culinaires » se retrouvent, universellement et pas seulement chez les peuples premiers, dans la mythologie, l’art ou l’idéologie politique, Claude-Lévi-Strauss met en exergue l’exemple qui paraît le plus familier à ses lecteurs : l’opposition des cuisines anglaise et française

2

. Pourtant, le modèle du triangle culinaire

3

peut-il expliquer le fossé gastronomique franco-anglais ? La détestation des Français pour les plats bouillis anglais ou le rejet par les Anglais de la consommation de grenouilles et d’escargots, animaux jugés inquiétants en raison de leur nature visqueuse, ont souvent été discutés depuis les années 60. Récemment, aussi bien sur le plan socio-économique qu’anthropologique, Anthony Rowley a démoli les théories, devenues classiques, de la différence des cuisines française et anglaise

4

. Par exemple, le penchant marqué et durable de nombre d’Anglais pour la consommation d’huîtres, nourriture « naturelle » et visqueuse elle aussi, laisse penser que l’interprétation de Lévi- Strauss ne fonctionne pas complètement. L’étude diachronique des représentations gastronomiques, à condition qu’elle n’oublie pas de s’interroger sur la réalité des pratiques alimentaires, permet d’aborder ce débat scientifique sous un autre angle

5

.

1

Harriet DeSalis, Art of Cookery. Past and Present, Londres, Hutchinson, 1898, pp. 22-25, citée par Amy Trubek, Haute Cuisine. How the French Invented the Culinary Profession, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2000, p. 59.

2

Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, pp. 99-100.

3

Claude Lévi-Strauss, Le Cru et le cuit (Mythologiques I) ; L’Origine des manières de table (Mythologiques III), Paris, Plon, 1964 et 1968.

4

« Cuisine française, cuisine anglaise : je t’aime moi non plus, 1715-2010 », conférence à la BnF, http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_conferences_2010/a.c_101204_rowley.html

5

A. Rowley (conférence citée) rappelle l’origine du terme Froggy ; elle remonte au Moyen-Age quand les Français sont

désignés en Angleterre comme des « mangeurs de crapauds », autrement dit de créatures diaboliques.

(3)

Caricatures et stéréotypes foisonnent dans toute représentation de l’Autre et la nourriture constitue l’un des supports anthropologiques de choix, si ce n’est le premier, de la dépréciation d’autrui

6

. Français et Anglais ont multiplié les représentations gastronomiques dévalorisantes pour les voisins d’Outre-Manche. Les termes de « Froggies » et de « Rosbifs » ont ainsi régulièrement fleuri dans l’expression populaire pour désigner plus ou moins péjorativement l’Autre. Pourtant, comme l’a démontré dans les années 1980 l’étude de Stephen Mennell

7

, une importante dissymétrie caractérise les regards croisés des Français et des Anglais sur la cuisine de l’Autre. En dépit de fluctuations dans les modes culinaires et de réactions nationalistes, la majeure partie de l’élite sociale anglaise admet très tôt la « supériorité » de la cuisine française. Celle-ci a emprunté une voie originale en Occident à partir du XVII

e

siècle, alors que la cuisine anglaise, elle, est presque invariablement jugée

« mauvaise » par les Français, toutes classes sociales confondues.

Ce schéma général résiste-t-il à une analyse plus détaillée ? Ne masque-t-il pas de nombreuses exceptions, voire des évolutions qui rendraient les regards sur l’Autre plus complexes qu’il n’y paraîtrait de prime abord ?

La cristallisation du discours gastronomique anglais au XVIII

e

siècle

Il existe d’importantes différences des cuisines et des manières de table françaises et anglaises

8

et de multiples représentations anglo-françaises de la cuisine de l’Autre bien avant le XVIII

e

siècle. Cependant, le succès auprès d’une partie importante de l’élite anglaise de la nouvelle haute cuisine française qui, depuis la Renaissance, s’est développée à la Cour et dans les milieux aristocratiques notamment grâce aux innovations des chefs François Pierre de la Varenne (Le Cuisinier français, 1651

9

), Pierre de Lune (Le Cuisinier, 1656) et François Massialot (Le Cuisinier

6

Denis Saillard, « Nourritures et territoires en Europe. La gastronomie comme frontière culturelle », Eurolimes, Journal of the Institute for Euroregional Studies, n°9, 2010, pp. 127-139.

7

Stephen Mennell, All Manners of Food : Eating and Taste in England and France from the Middle Ages to the Present , Oxford, Blackwell, 1985 ; rééd. Champaign, University of Illinois Press, 1996 / Français et Anglais à table du Moyen-Age à nos jours, Paris, Flammarion, 1987.

8

A. Rowley, conférence citée et Bruno Laurioux, « Les repas en France et en Angleterre aux XIV

e

et XV

e

siècles », pp.

87-114, in Jean-Louis Flandrin et Jane Cobbi (dir.), Tables d’hier, tables d’ailleurs : histoire et ethnologie du repas, Paris, Odile Jacob, 1999. Cf. également J.-L. Flandrin, « La diversité des goûts et des pratiques alimentaires en Europe du XVI

e

au XVIII

e

siècles », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, janvier 1983, pp. 66-83.

9

Ce livre fait l’objet de trois éditions londoniennes en anglais, The French Cook, en 1653, 1654 et 1673 ; cependant

l’accentuation de la divergence entre cuisines anglaise et continentale (française, italienne et espagnole tout

particulièrement) est perçue en Grande-Bretagne dès les années 1610, notamment par les cuisiniers anglais Gervase

(4)

royal et bourgeois, 1691), change durablement la donne. Ces innovations consistent principalement dans le service à la française qui d’ailleurs ne cesse d’évoluer sous l’Ancien Régime, la séparation du salé et du sucré, la diminution drastique de l’usage des épices, la diversification des sauces, de plus en plus relevées, et des modes de cuisson, ainsi que la nette augmentation de l’usage du beurre

10

. La vogue des French Cooks ne se démentira quasiment jamais en Angleterre. Elle relance d’ailleurs l’exportation de vins français en Angleterre, florissante depuis le XIV

e

siècle notamment pour le Bordeaux

11

. De surcroît, la réaction nationaliste que provoque l’engouement pour les chefs français dès le milieu du XVII

e

siècle, mais surtout à partir de 1710, rejouera périodiquement jusqu’à nos jours. Mieux même, la mémoire de cette date fondatrice du discours gastronomique moderne anglais, qui correspond à la publication dans le numéro 148 du Tatler d’un article hostile aux modes de préparation français, rejaillit parfois quand périodiquement surgissent des revivals de la cuisine anglaise traditionnelle ou supposée telle. C’est le cas par exemple au milieu des Sixties dans un article de Jean Robertson, rédactrice de la chronique culinaire du Sunday Telegraph, par ailleurs très favorable, dans le sillage d’Elizabeth David, à l’ouverture de l’Angleterre aux cuisines française et méditerranéenne :

« Effective French influence on the English kitchen dates back to the 18

th

century, when it was sufficiently widespread for Richard Steele, writing in the Tatler, to make a plea for a return to the beef and mutton which had fuelled the warriors of Crécy and Agincourt. »

12

Le contexte, aussi bien diplomatique que culturel (mode vestimentaire, cuisine, ...) des relations franco-britanniques, en ce début du XVIII

e

siècle, explique la réaction appuyée du Tatler. Le très inventif ouvrage de Massialot a été traduit en anglais et publié à Londres en 1702 sous le titre, The Court and Country Cook, et semble avoir augmenté encore l’engouement pour la cuisine française parmi l’élite anglaise. Nous savons aujourd’hui que l’auteur de l’article du Tatler du 21 mars 1710 était en réalité Joseph Addison, l’autre co-fondateur de ce journal, et que quelques fragments de texte, notamment deux vers de la Satyr against the French, datant de 1691, précèdent cette

Markham – qui pille allègrement les livres de recettes de cuisinières – et John Murrell ainsi que par le voyageur écossais Fynes Morrison ; cf. Gilly Lehmann, The Bristish Housewife. Cookery Books, Cooking and Society in 18

th

Century Britain, Totnes, Prospect Books, 2003, p. 36.

10

Benoît Garnot, La culture matérielle en France aux XVI

e

-XVII

e

-XVIII

e

siècles, Paris, Ophrys, 1995, pp. 42-56 ; Patrick Rambourg, De la cuisine à la gastronomie. Histoire de la table française, Paris, Louis Audibert, 2005 ; rééd., Paris, Plon, 2013 ; Florent Quellier, La Table des Français. Une histoire culturelle (XV

e

-début XIX

e

siècle), Rennes, PUR, 2007.

11

Marcel Lachiver, Vins, vignes et vignerons. Histoire du vignoble français, Paris, Fayard, 1988, p. 115 ; Paul Butel, Les dynasties bordelaises : splendeur, déclin et renouveau, Paris, Perrin, 2008.

12

« English Cooking rediscovered », The Sunday Telegraph, 2 mai 1965, p. 17.

(5)

réaction

13

, sans revenir bien entendu aux quelques réactions hostiles à l’influence des modes de préparation culinaires français introduits un peu plus tôt par La Varenne

14

. Néanmoins, il semble que ce soit le premier texte sur cette question comportant des arguments nationaux si patents : généalogie historique de la tradition de consommer de la viande rôtie en Angleterre, qu’Addison construit du roi Arthur à Elizabeth I

re

en passant par le Prince noir et la gentry de la fin du Moyen- Age

15

; justification « médicale » selon laquelle bœuf et mouton rôti seraient les aliments de loin les plus aptes à donner santé et vigueur à tous les Anglais ; énumération dépréciative des plats français, des viandes aux desserts, tous issus de transformations qui les éloignent beaucoup trop de l’état naturel de l’aliment premier

16

.

L’opéra et la caricature popularisent davantage encore la représentation de l’Anglais robuste, car mangeur de roast beef, opposée à celle du Français chétif et mal nourri. En 1731, une chanson explicitement antifrançaise de l’oeuvre d’Henry Fielding, The Grub-Street Opera, fait la louange du roast beef : dans la seconde scène du troisième acte, la cuisinière Susan, à laquelle Fielding fait quasiment chanter les termes employés par Addison, se lamente du recul de la consommation de bœuf rôti au profit de celle du ragoût français, appelé à devenir le plat paradigmatique des moqueries récurrentes anglaises :

« When mighty Roast Beef was the Englishman’s food, It ennobled our brains and enriched our blood.

Our soldiers were brave and our courtiers were good Oh ! the Roast Beef of old England,

And old English Roast Beef !

But since we have learnt from all-vapouring France To eat their ragouts as well as to dance, We’re fed up with nothing but vain complaisance

Oh ! the Roast Beef of Old England, And old English Roast Beef ! […] »

13

Maggie Lane, Jane Austen and Food, Londres, The Hambledon Press, 1995, p. 151.

14

G. Lehmann, op. cit., sur les ouvrages du cuisinier Robert May (1660, 1665, ...), un grand professionnel ouvert à la cuisine continentale mais plutôt inquiet de l’influence française ; pp. 39, 40 et 45.

15

En revanche, Addison ne cite pas le passage d’Henry VIII (1599), où Shakespeare souligne le caractère identitaire du roast beef pour l’Anglais.

16

Il s’agit bien de représentations et cela nous incite à toujours analyser leur relativisme. En effet, les chefs français à l’origine de la révolution culinaire des XVII

e

et XVIII

e

siècles, qui bien entendu ne se réfèrent absolument pas à la cuisine anglaise, disent, eux, recourir à des ingrédients plus simples et plus naturels que ceux de la cuisine aristocratique de la fin du Moyen-Age et de la Renaissance, en s’inspirant pour part de recettes paysannes et bourgeoises (Cf.

bibliographie de la note 5). Cependant, la sophistication et le coût des recettes et des tables d’un Massialot par exemple

sont patents et provoquent donc, surtout à partir de 1710, leur rejet par des littérateurs et des cuisiniers et cuisinières

anglais.

(6)

Cet air, dont il existe plusieurs versions remporte un tel succès que Fielding le reprend dans un autre opéra. The Roast Beef of Old England devient l’hymne de tous ceux qui veulent exprimer leurs sentiments antifrançais à une période où la peur de la puissance militaire française est très répandue, de même que l’idée selon laquelle l’influence culturelle française pourrait entraîner la corruption de l’identité anglaise, le désordre et la décadence, puisque selon des stéréotypes séculaires le Français, ce « papiste », est souvent décrit comme hypocrite, inconstant, insolent, vaniteux, malpropre et débauché

17

.

En 1735, Henry Rich, machiniste du théâtre de Covent Garden, et George Lambert, peintre de scène, fondent The Sublime Society of Beefsteaks, association d’artistes, écrivains et acteurs qui chaque samedi de la saison théâtrale, d’octobre à juin, banquettent à Drury Lane et chantent rituellement The Roast Beef of Old England. Dans les années 1760, une chanson équivalente de Theodosius Forrest la supplante. Cette société perdure jusqu’en 1867

18

. Contrairement à une légende tenace William Hogarth n’en a jamais été membre et par conséquent moins encore le co- fondateur. Si cette histoire a circulé il est évident que c’est en raison de l’immense succès du tableau de Hogarth, The Gate of Calais or the Roast Beef of Old England, réalisé en 1748. Il reprend les thèmes développés par Addison, Fielding, Rich et ses amis. Largement diffusé en gravure, il inspire directement une partie de l’abondante propagande antifrançaise de la seconde moitié du XVIII

e

siècle et de la période napoléonienne

19

. La caricature anglaise, dont la vitalité et l’influence sont tellement prononcées pendant ces décennies que l’on a parlé de son âge d’or

20

, utilise souvent le thème de la nourriture.

En 1779, Politeness de James Gillray apporte lui aussi une contribution décisive à l’élaboration du stéréotype de l’opposition entre les mangeurs anglais et français : les deux hommes assis se tournent le dos mais se regardent en chien de faïence ; sur la gauche de l’image, un John Bull replet, vêtu plutôt bourgeoisement, se nourrit de roast beef, un grand bock de bière à la main ; sur la droite, un aristocrate Français maigrelet, accoutré de manière exubérante, ne semble

17

Pascal Dupuy, Calais vu par ... Hogarth, Catalogue de l’exposition du musée de Calais, 2003 et Face à la Révolution et l’Empire : Caricatures anglaises (1789-1815), Collections du musée Carnavalet, Paris, Paris-Musées, 2008.

18

Toute son histoire peut être consultée sur la page suivante :

http://www.sublimesocietyofbeefsteaks.org/History/History_and_Context.html

19

Peter Wagner, « The Continental Foreigner in Hogarth’s Graphic Art », in Serge Soupel (dir.), La Grande Bretagne et l’Europe des Lumières, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1996, pp. 107-132 et « The Artistic Framing of English Nationalism in Hogarth’s The Gate of Calais or the Roast Beef of Old England », in Frédéric Ogée (dir), « Better In France ? » : The Circulation Of Ideas Across The Channel In The Eighteenth Century, Lewisburg, Bucknell University Press, 2005, pp. 71-87.

20

Michel Jouve, L’âge d’or de la caricature anglaise, Paris, Presses de la FNSP,1983. Cf. aussi Augustin Filon, La

caricature en Angleterre, Paris, Hachette,1902.

(7)

s’alimenter que d’oignons et de grenouilles. Le roast beef est bel et bien devenu un symbole national. Publicistes et caricaturistes l’associent étroitement à la prospérité, au bien-être et à la force physique mais aussi à l’idée de liberté

21

. Ils représentent l’Angleterre, avec sa monarchie tempérée et son puissant Parlement, comme l’antithèse de la France encore sous le joug de l’absolutisme. La férocité des caricaturistes anglais redouble quand les révolutionnaires français, sans-culottes et Jacobins notamment, leur semble piétiner les libertés édictées en 1789, puis quand le « tyran » Bonaparte s’empare durablement du pouvoir et tente de mettre à bas la suprématie britannique. Le stéréotype de l’Anglais gras, se nourrissant très convenablement et du Français maigre, réduit à consommer des oignons et des navets, s’est tellement ancré dans l’imaginaire

22

, qu’en 1801, juste avant la signature de la Paix d’Amiens très favorable à la France, dans John Bull at the sign, the case is altered, Isaac Cruikshank peut, sans nullement risquer l’incompréhension du public, inverser les deux images : un gros Français doté d’une large côte de bœuf et un Anglais étique, son assiette ne contenant que quelques aliments épars.

Si l’histoire de la construction Outre-Manche de l’opposition radicale entre Français et Anglais dans la chanson, le pamphlet et la caricature est désormais bien documentée et ne donne plus lieu qu’à des divergences d’interprétation

23

, l’influence exacte de la haute cuisine française en Angleterre au XVIII

e

siècle fait encore débat parmi les chercheurs. Gilly Lehmann, qui a analysé en détail les livres de recettes anglais ainsi que des correspondances privées et des journaux intimes

24

, pense que la réception anglaise de la cuisine française a été plus complexe que ne le laissait entendre l’étude fondatrice de Stephen Mennell.

21

Ben Rogers, Beef and Liberty, Roast Beef, John Bull and the English Nation, Londres, Chatto & Windus, 2004.

22

Citons quelques-unes des caricatures de cette période où il est utilisé : A French migrant cook begging for a slice of English beef (anonyme, 1794) ; Consequences of a Successful French Invasion (Gillray, 1798) ; The summit of Happiness (anonyme, 1800) ; Armed-Heroes (James Gillray, 1803) ; The English Lamb and the French Tiger (attribuée à Charles Williams, 1806) ; Hogarth’s roast beef realised (William Heath, 1810). La plupart sont reproduites dans P.

Dupuy, op. cit., 2003 et figurent sur la Toile.

23

Menno Spiering pense qu’il faut aller plus loin que ne le fait Ben Rogers dans l’analyse de la siginification du choix de la viande de boeuf comme symbole identitaire national. Selon lui, le roast beef est, certes, un symbole de la prospérité économique sociale ainsi que de l’honnêteté et de la simplicité des Protestants. Mais il fonctionne davantage encore comme un marqueur d’une nation guerrière et dominante ; M. Spiering, « Food, Phagophobia and English National Identity », European Studies, 2006, vol. 22, Thomas M. Wilson (dir.) « Food, Drink and Identity in Europe », pp. 31-48. Cf. également Ron Broglio, Technologies of the Picturesque. British Art, Poetry, and Instruments 1750- 1830, Lewisburg, Bucknell University Press and Associated University Presses, 2008, p. 181 sq.

Cf. aussi, plus tard, l’opposition masculin/féminin entre John Bull et Marianne, encore que Maurice Agulhon, ait invité à plusieurs reprises à la prudence pour son interprétation ; « Leçon inaugurale au Collège de France », Annales E.S.C., mai-juin 1987, pp. 595-610.

24

G. Lehmann, op. cit., 2003.

(8)

Il est certain qu’Addison a eu des émules dans les lettres anglaises tout au long du XVIII

e

siècle. On retrouve des attaques ou des moqueries à l’encontre de la cuisine française dans la première édition (1747) du London Tradesman, un guide de la capitale, rédigé par Robert Campbell, ou dans des œuvres de Tobias Smollett comme ses romans The Adventures of Ferdinand Count Fathom (1753) et The Expedition of Humphry Clinker (1771) ou sa comédie The Reprisal or the Tars of Old England (1757), de même que dans Pride and Prejudice, l’un des principaux romans de Jane Austen, publié en 1813 mais écrit en 1796-7. Comment les interpréter ? Par une réaction nationaliste à la Hogarth ? Le journal qu’a minutieusement tenu le pasteur James Woodforde, ainsi que d’autres sources

25

, montre que la « petite gentry », très ancrée encore dans le monde rural, exprime sans doute régulièrement son désaveu de la cuisine française, qu’elle juge trop sophistiquée, déguisée et dispendieuse

26

. Gilly Lehmann repère également, après 1740, des changements dans les menus de la gentry aisée. Bien que deux des cuisiniers qui les ont propagées, Vincent La Chapelle

27

et Clouet, travaillent au service d’aristocrates anglais et que l’ouvrage de Menon La Cuisinière bourgeoise (1746, 1

e

édition) soit rapidement traduit en anglais, les dernières modes culinaires françaises (unification des saveurs, généralisation des sauces au détriment des garnitures abondantes), semblent avoir rencontré moins de succès en son sein

28

; en cuisine, la gentry aisée ne cherche plus à imiter les grands pour des raisons autant politiques – l’élite whig convertie à la haute cuisine française étant suspectée d’anti-patriotisme – que morales, la société de cour passant pour un modèle de gabegie. Gilly Lehmann en conclut qu’à la fin du XVIII

e

siècle, une

« multiplicité de modèles [... répondant] aux aspirations et à la culture du mangeur » avait succédé à l’imitation de la haute cuisine française par une très large partie de l’aristocratie et de la gentry, quelques décennies plus tôt. Parmi ses modèles, citons la cuisine des Housewife cookbooks, jusque- là hermétique à l’art culinaire français et qui aurait donc elle aussi fini par évoluer en intégrant

25

G. Lehmann, « L’hospitalité à table : le menu idéal et sa présentation au XVIII

e

siècle en Angleterre », in Alain Montandon (dir.), L’hospitalité au XVIII

e

siècle, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000, pp. 23- 36.

26

James Woodforde, The Diary of a Country Parson, 1758-1802, dernière édition, Norwich, Hymns Ancient and Modern Ltd, 2011, p. 144. L’adoption, le rejet ou la critique de la cuisine française serait par conséquent ici davantage lié à la culture protestante, mais nous avons vu que ce facteur est loin de toujours entrer en compte. D’ailleurs, certaines pratiques culinaires anglaises, le rôtissage du bœuf en tout premier lieu puisqu’il ne permet pas de conserver la viande, provoquent plus de gaspillage que les françaises.

27

La Chapelle publie les trois volumes du Modern Cook en 1733. L’édition française, Le Cuisinier moderne, paraît en 4 volumes à Amsterdam deux ans plus tard.

28

G. Lehmann, « Mythe et réalité de la cuisine française en Angleterre au XVIII

e

siècle », in Marie-Claire Rouyer (dir.),

Food for thought ou les avatars de la nourriture, Presses Universitaires de Bordeaux, 1998, pp. 21-30.

(9)

quelques apports français

29

par le canal des livres de recettes de la nouvelle génération des cuisiniers des auberges, tels Richard Briggs, Francis Collingwood ou John Woolams

30

.

Dans un article très récent

31

, Robert James Merrett revient sur cette question des livres de recettes des cuisinières anglaises. Il insiste sur le fait que ces dernières, en rejetant massivement la cuisine française, se sont coupées pour longtemps de la modernité et de l’inventivité culinaires.

Cependant, pour ce qui nous occupe dans cet article, il nous faut surtout retenir l’idée que, quels qu’aient été la chronologie fine et les degrés d’influence de la cuisine française sur celle du pays voisin, il est patent que cette dernière a dû se déterminer par rapport à elle. De surcroît, comme la révolution culinaire française des XVII

e

et XVIII

e

siècles se double, à la fin du XVIII

e

et dans les premières décennies du XIX

e

siècle, d’une révolution gastronomique et de l’invention du modèle parisien du restaurant, l’aura et le prestige de la cuisine française s’avèrent durablement relancés au sein de l’élite anglaise et d’une partie au moins de la gentry.

Certitudes françaises

« Qu’est-ce qu’une nation inconsidérée, légère et frivole ? » se demande Madame de Genlis dans ses Souvenirs

32

. Bien vite son argumentation retourne à l’Angleterre ces trois qualificatifs que la plupart des auteurs anglais, quelles que soient leur origine sociale et leurs opinions politiques, attribuent depuis longtemps – et ce stéréotype se retrouve jusqu’à nos jours – à la France. En quelques pages, Madame de Genlis démolit avec une gourmandise évidente la soi-disant « solidité anglaise ». La comparaison tourne systématiquement à l’avantage de la France : stabilité du système politique

33

, « sagesse » qui imprègnerait toute la production des auteurs. « Les Français veulent en toute chose de la raison, et c’est pourquoi ils ont tant de goût. » Les Anglais s’emparent par conséquent de nombreuses modes françaises, au premier rang desquelles Madame de Genlis cite la

29

Sur la question complexe des appropriations de plats et de dénominations culinaires d’un pays à un autre, cf. G.

Lehmann, « Foreign or English ? A tale of two dishes : oilos and fricassees » , in Eileen White (dir.), The English Kitchen, Totnes, Prospect Books, 2007, pp. 55-79.

30

G. Lehmann, « Les cuisiniers anglais face à la cuisine française », in XVIII

e

Siècle, n°15, « Aliments et cuisine » (dir.

J.-Cl. Bonnet et Béatrice Fink), 1983, pp. 75-90 ; S. Mennell, op. cit., 1985, pp. 99-101.

31

Robert James Merrett, « The Culinary Art of Eighteenth Century Women Cookbook Authors », in Tiffany Potter (dir.), Women, Popular Culture, and the Eighteenth Century,University of Toronto Press, 2012, pp. 115-132.

32

Souvenirs de Félicie, par Mme de Genlis, Paris, Firmin-Didot, 1857, p. 163 sq.

33

Mme de Genlis publie ses Souvenirs en 1804 et ne tient compte ici que de l’Ancien Régime. Par conséquent, ce

passage pourrait facilement servir, s’il en était encore besoin, à mettre en doute les « vérités » qu’assène tout discours

sur la supposée psychologie des nations.

(10)

cuisine. Livrés à eux-mêmes, les Anglais, en dépit de leur puritanisme supposé, ne sauraient se tenir correctement à table :

« Est-ce l’austérité des mœurs anglaises qui donne à cette nation une telle réputation de solidité ? Les Français et les Italiens passent pour les hommes les plus sobres d’Europe ; ils aiment mieux la conversation que le vin et la table : c’est bien là un genre de raison, et la tempérance est une vertu recommandable qui fait assurément une partie des bonnes mœurs. Les Anglais, au contraire, passent plus de la moitié de leurs journées à boire et à manger ; la solidité de cette manière de vivre est un peu matérielle et ne prouve pas beaucoup la solidité de l’esprit.

34

»

La représentation des Anglais en gloutons qui se goinfrent pendant une bonne partie de la journée devient un stéréotype. Dans une caricature datant de 1815, divisée en deux dessins, un Anglais filiforme se laisse entraîner, à son arrivée en France, dans un restaurant ; il en ressort tellement énorme qu’une brouette est nécessaire pour véhiculer son ventre jusqu’au navire où il doit réembarquer

35

. Une autre caricature se moque des troupes étrangères qui occupent Paris : deux soldats, un Anglais et un Prussien, sortent fort satisfaits du restaurant des frères Véry. Une fois encore l’Anglais est un homme d’une maigreur maladive, tandis que le Prussien est un gros homme

36

. Cependant, les caricatures françaises du premier tiers du XIX

e

siècle, le plus souvent anonymes et non précisément datées

37

, figurent presque systématiquement les mangeurs anglais à l’embonpoint prononcé et consommant à tout va vins et aliments de toute sorte, notamment de la viande de boeuf. Ils ressemblent par conséquent à l’image donnée par les Anglais eux-mêmes au XVIII

e

siècle, mais leur corpulence n’est plus synonyme de leur bonne santé et de la prospérité de leur nation, mais d’entrave à leurs mouvements. Le mangeur enthousiaste et libre de roast beef en Angleterre est transformé en France en « Rosbif » à la réputation de goinfre, de personne mal éduquée vite saisie par la démesure.

En ce début de XIX

e

siècle les Français, les habitants de Paris et des grandes villes de province en premier lieu, ont de plus en plus l’occasion de croiser, de près ou de loin, des mangeurs britanniques. Mais que savent-ils de la cuisine anglaise ? Habitudes alimentaires, reproduction de l’avis des auteurs précédents, stéréotypes sur l’Autre, rivalités géopolitiques peuvent se conjuguer dans l’appréciation de l’alimentation d’un pays par des voyageurs

34

Souvenirs de Félicie, par Mme de Genlis, Paris, Firmin-Didot, 1857, p. 163 sq.

35

Dessins reproduits dans l’excellente analyse de « l’invention » du restaurant parisien qu’a publiée Rebecca Spang ; The Invention of the Restaurant. Paris and Modern Gastronomic Culture, Cambridge, Harvard University Press, 2000, pp. 180-1.

36

Ibidem, p.183.

37

Les étrennes anglaises, Un peu d’aide fait grand bien, Mister Plumpudding avec Lady Arrhée, Le tête-à-tête anglais,

La voracité anglaise, Jacques Rosbif rendant sa visite, Les Anglais en Bourgogne, L’après-souper des Anglais à Paris,

toutes reproduites in P. Dupuy, op. cit., 2003, p. 54 sq.

(11)

étrangers. Mais leurs récits constituent, pour peu que l’on ne perde jamais de vue les considérations précédentes et les particularités biographiques de chacun d’entre eux, des sources très intéressantes pour l’histoire des représentations. Au XVIII

e

siècle, les voyageurs français en Angleterre ont souvent fait des descriptions assez succinctes de la cuisine anglaise. Leur jugement d’ensemble est loin d’être défavorable

38

. Cependant, le témoignage le plus enthousiaste, et encore n’est-ce pas le cas sur les alcools et l’hygiène, émane d’un brillant érudit d’origine suisse, pasteur de l’église française réformée, sans doute sensible à la « simplicité » culinaire anglaise, Jacques-Henri Meister, secrétaire de Grimm, proche de Diderot et Necker :

« Je n’ai pas été flatté de l’usage où l’on est de vous présenter, à chaque poste, une jatte de punch ou de brandy, que l’on a souvent la politesse de faire circuler de bouche en bouche ; je n’ai pas aimé non plus, aux meilleures tables d’hôte, ces grandes nappes avec lesquelles on se croit dispensé de vous donner une serviette, ni ce linge qui sent le charbon, ni ce porter, si lourd, ni ce smaal [sic], beer, qui a presque toujours un goût de tisanne [sic], ni ce vin de Porto, si épais et si liquoreux. Je m’arrangerais, je crois, d’ailleurs à merveille de la cuisine anglaise : je ne connais rien dont on se nourrisse mieux et dont on se lasse moins que du bon bifsteak, des patatoes, du royal plumpudding et de l’excellent fromage de Chester, etc.

39 »

Il est rare que les voyageurs français fassent preuve de sévérité ou de dégoût ; quelques pratiques inusitées en France sont soulignées :

« J’ai été engagé par M. de Boulogne, ancien trésorier de la guerre à dîner à sa taverne, le Prince de Galles dans Conduit Street. C’est là que j’ai vu pour la première fois le pot de chambre dans un coin de la salle à manger derrière un paravent. Le dîner consistait en une soupe sans pain – quand les Anglais en mangent ce n’est que du pur bouillon sans pain, ni légumes – du cabillaud, des tranches de bœuf rôti ; des pommes de terre à l’eau, des haricots verts. Ensuite le fromage. Il est certain que cette cuisine simple fait qu’on ne mange qu’à sa faim.

40

»

Difficile de s’étonner que les visiteurs établissent la comparaison avec leur cuisine nationale : « On ne sert pas de ragoûts comme en France : la vie ordinaire est le bouilli avec le rôti et quelques plats de légumes, suivis d’un dessert assez frugal.

41

» Mais il est évident que leur préférence va à leur cuisine et qu’ils expriment la fierté française de posséder une cuisine plus complexe, plus savante, plus diversifiée que celle des Anglais. La plupart de ces textes renferment donc l’idée que

38

Nous suivons ici les conclusions d’Isabelle Laboulais dans l’édition qu’elle a établie du récit de Coquebert de Montbret, Voyage de Paris à Dublin à travers la Normandie et l’Angleterre en 1789, Presses universitaires de Saint- Etienne, 1995, note 1, p. 118.

39

Jacques Henri Meister, Souvenirs d’un voyage en Angleterre [1790], Paris, Aubin, 1795 (1

e

éd., 1791), p. 13 ; publié aussi avec une graphie des termes anglais légèrement différente in Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et de Diderot, depuis 1753 jusqu’en 1790, t. 15, Paris, Furne, 1831.

40

Coquebert de Montbret, op. cit., pp. 117-8.

41

Lerouge, Curiosités de Londres et de l’Angleterre, Bordeaux 1766, p. 121. Cf. aussi Londres et ses environs, p. 29.

(12)

l’alimentation n’est pas qu’une simple nécessité pour les Français, idée d’ailleurs partagée, nous l’avons vu, par l’élite anglaise séduite par l’art culinaire des chefs d’Outre-Manche.

Or la pensée gastronomique et le terme même de « gastronomie », oubliés depuis la Grèce antique, sont réinventés au début du XIX

e

siécle en France

42

, principalement par Berchoux, Carême, Grimod de la Reynière et Brillat-Savarin. Ils font de nombreux émules chez les publicistes et polygraphes parisiens. Mieux même, ce discours gastronomique moderne trouve de multiples relais dans la littérature, le théâtre, les beaux-arts et la musique. Les Français possèdent donc des raisons supplémentaires par rapport à leurs voisins pour se sentir fiers de leur cuisine nationale puisqu’elle est alors présentée comme « la meilleure du monde » ; de surcroît, en filigrane, l’idée que l’identité française a beaucoup à voir avec sa cuisine chemine de plus en plus. A cette aune, que peut alors valoir pour les Français la cuisine anglaise, par définition déjà étrangère à leurs habitudes alimentaires ? Peu de chose, d’autant que le sentiment patriotique et le romantisme viennent encore accentuer le caractère national du discours gastronomique français. Sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, beaucoup de témoignages français sur la cuisine et les manières de table anglaises sont encore empreints de la modération de ceux des décennies précédentes et reprennent toujours l’opposition cuisine anglaise simple / cuisine française raffinée. Cependant les commentaires désobligeants se multiplient.

Les « guides de voyage », qui par nature doivent faire preuve, au moins partiellement, d’empathie pour le pays visité, ne sont pas encore trop sévères. Certains sont même l’œuvre d’anglomanes

43

, mais le canevas le plus fréquent consiste en un exposé assez neutre, voire par moments enthousiaste, sur les pratiques culinaires anglaises, suivi ou parsemé de quelques coups de pied de l’âne. En 1820, la présentation que fait Dubergier sur « la manière de vivre en Angleterre »

44

constitue un bon exemple de ce type de discours. Dubergier trouve certains mets excellents comme la viande rôtie ou bouillie que l’on peut déguster à des prix très raisonnables dans les shops de Londres, mais ses observations sont sans appel sur les dîners si ennuyeux et au cours desquels les Anglais boivent beaucoup trop. Il conclut ainsi :

« Les Français ne sont point partisans de la cuisine anglaise, qui n’offre aucun de ces entremets délicats qui terminent agréablement un repas commencé par des mets plus succulents ; car grâce à

42

Pascal Ory, Le discours gastronomique des origines jusqu’à nos jours, Paris, Gallimard/Julliard, coll. « Archives », 1998 ; Priscilla P. Ferguson, Accounting for Taste. The Triumph of French Cuisine, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2004 ; Françoise Hache-Bissette et Denis Saillard (dir.), Gastronomie et identité culturelle française. Discours et représentations (XIX

e

–XXI

e

siècle), Paris, Nouveau Monde Editions, 2007 et 2

e

éd. 2009.

43

Cf. par exemple Barclay de Tolly, L’Angleterre, l’Irlande et l’Ecosse. Souvenirs d’un voyageur solitaire, ou Méditations sur le caractère national des Anglais..., Paris, Chez Brockhaus et Avenarius, t. 2, 1843, pp. 106-118.

44

Le Glaneur à Londres ou l’observateur français, contenant des anecdotes sur ..., Paris, 1820, pp. 25-28.

(13)

l’art de nos modernes gastronomes, nous avons acquis l’heureux talent, même en cuisine, de mêler l’utile à l’agréable, comme nous sommes en possession de le faire depuis longtemps pour des objets un peu plus essentiels.

45

»

Les fondateurs du discours gastronomique moderne prennent moins de précautions que les voyageurs. Elaborant des normes gastronomiques, ils sont amenés à dénigrer des pratiques jugées déviantes. Bien souvent c’est l’Angleterre qui sert de repoussoir. Grimod de la Reynière, dans l’un de ses ouvrages appelé à un grand succès, le Manuel des amphitryons, se montre l’auteur le plus tranchant dans ce répertoire

46

. Cette assurance et ce dédain français caractérisent une très grande part de la littérature gastronomique parisienne. Ainsi, un tableau fort critique des restaurants de la ville dressé en 1842, Comme on dîne à Paris, se montre particulièrement virulent. Son auteur, Jacques Arago, républicain bon teint, y fait en réalité surtout part de ses préoccupations sociales en parlant longuement des cantines populaires et de la mendicité. Cependant, vers la fin de l’ouvrage, quand il s’agit de décrire le Dîner anglo-français du « 20 rue basse-du-rempart », ce grand voyageur, pourtant curieux de cultures lointaines, établit une distinction systématique entre les plats français délicieux et les anglais repoussants.

Les stéréotypes sur les manières de table anglaises et le jugement négatif sur la cuisine anglaise s’ancrent durablement en France. Les réactions des exilés politiques français en Angleterre dans la seconde moitié du XIX

e

siècle, analysées par Sylvie Aprile, sont particulièrement riches d’enseignement

47

. Certes l’exil politique est subi. Il est souffrance, séparation brutale avec la terre natale et il induit un rapport très particulier à la nourriture de l’autre. Bien souvent le fossé ne fait que s’accroître entre les proscrits et la population locale. Leurs écrits apparaissent plutôt marqués du sceau du manque de goût plutôt que de celui du dégoût. Ce qui domine également, c’est le rapport à l’excès ou à l’abstinence : le dimanche anglais est particulièrement stigmatisé. Dans les rares textes qui font preuve de curiosité envers la cuisine anglaise reviennent également des jugement négatifs très communs. Même la plume alerte d’Elisée Reclus, dans un guide pour les visiteurs de l’Exposition de 1862, n’échappe pas à cette tendance. Le géographe anarchiste les met en garde contre le pain anglais et l’usage des épices à Londres. Ainsi le maintien des stéréotypes est un mode de préservation des liens avec la communauté d’origine, d’autant que les proscrits s’adressent

45

Dubergier, op.cit., p. 28. Sa dernière remarque aurait pu être désapprouvée avec véhémence par Brillat-Savarin qui, quelques années plus tard, en 1826 dans la Physiologie du Goût, place la gastronomie au firmament.

46

Anthony Rowley, ouverture de la conférence citée ; Grimod de la Reynière, Manuel des amphitryons, Paris, Chez Capelle et Renand, 1808, pp. 229-230.

47

Sylvie Aprile, « Le pain amer de l’exil », in Didier Francfort et Denis Saillard (dir.), Le Goût des autres, De

l’expérience de l’altérité gastronomique à l’appropriation (Europe, XVIII

e

-XXI

e

siècles), colloque de Bakou

(Azerbaïdjan), Universités Nancy II, Versailles/St-Quentin et Khazar, MSH Lorraine, 2010 (actes à paraître).

(14)

souvent aux lecteurs français ; ils cherchent donc aussi à les étonner, d’où les multiples anecdotes sur « l’exotisme » gastronomique anglais : Noël, la consommation de thé, etc. Dans ce contexte, transferts culinaires et acculturation s’avèrent impossibles. Par conséquent, les textes des exilés politiques français constituent la preuve de la vigueur des stéréotypes sur la cuisine anglaise. Elle est telle qu’Emile Zola pense que le fossé culinaire franco-anglais est à jamais irréductible :

« Et ce n’est pas pour me plaindre que je parle de la cuisine, mais pour m’étonner philosophiquement de l’abîme qu’il y a entre le pot au feu français et la soupe à la queue de bœuf anglaise. On finira peut-être par faire s’embrasser les peuples, mais on ne les réconciliera jamais sur la cuisine. Quand nous serons tous frères, nous nous battrons encore sur la question de savoir s’il faut servir des pommes de terre sans beurre ou avec beurre

48

».

Les chefs français seuls sur l’Olympe gastronomique

Emile Zola n’évoque ici que la cuisine populaire. Il n’ignore sans doute pas que l’élite sociale anglaise s’est entichée depuis longtemps de la haute cuisine française. Bien sûr les caricatures de Hogarth sont toujours rééditées sur différents supports (gravures, assiettes, ...) et connaissent un grand succès populaire tout au long du XIX

e

siècle, perpétuant le topos identitaire de l’Anglais mangeur de roast beef. La jeune satire anglaise (Punch, ...) vient également donner du sang neuf aux piques anti-françaises. Pendant la Révolution et l’Empire, un grand nombre de voyageurs anglais et américains produisent d’abord des commentaires peu amènes sur l’étrange lieu public de consommation que leur semble être le restaurant. Ils réemploient à son sujet les stéréotypes sur la frivolité et la folie françaises. Beaucoup de ces « témoignages » prennent en réalité leur source dans les descriptions de Grimod de la Reynière. En laissant croire que tous les restaurants parisiens ressemblent à ceux du Palais Royal, les voyageurs anglais décrivent ces derniers comme des espaces

« impurs », décadents, reproduisant le banquet de Trimalcion. Presque tous les voyageurs anglo- saxons sont frappés par le nombre important de femmes présentes dans les restaurants et par le manque de pudeur et de réserve qu’il y a, selon eux, à se montrer à table dans un endroit public où, de surcroît les miroirs ne manquent pas. Ils en tirent une généralité sur le comportement des Français : ces étrangers n’ont aucun goût pour leur chez soi, leur famille, leur vie privée

49

.

48

S. Aprile, art. cit. ; Emile Zola, Chroniques et polémiques, Pages d’exil, (1898), Œuvres complètes, vol. XIV, Paris, 1970.

49

R. Spang, « National Characters and National Cuisine », in op. cit., pp. 192-202.

(15)

Cependant, la mode des cuisiniers français reprend durablement en Angleterre, grâce en particulier au succès des traités culinaires d’Antonin Carême et de son brillant passage, de 1817 à 1820, au palais de Brighton au service du prince régent, le duc de Cambridge, futur George IV.

L’aristocratie s’empresse, et dans des proportions sans commune mesure avec ce qui s’était passé au siècle précédent, d’embaucher des chefs français dans ses hôtels particuliers et dans les nombreux clubs que comptent Londres et les autres cités du royaume. Puis des restaurants s’ouvrent, les préventions face à cette nouveauté socio-économique gastronomique s’estompant progressivement.

Il est même possible de parler de déferlante culinaire française en Angleterre pour les premières décennies du XIX

e

siècle. Anthony Rowley a calculé que de 1789 à 1830, à Londres, le nombre des plats dits « à la française » passe d’une cinquantaine à trois milliers

50

.

L’admiration de l’élite anglaise, bientôt suivie dans son jugement par la bourgeoisie aisée, pour l’art français en général et l’art culinaire en particulier est à nouveau à son comble

51

. La première puissance mondiale s’octroie le génie industriel mais abandonne le leadership artistique à la France

52

. Aristocratie et bourgeoisies anglaises reconnaissent que le savoir-faire des chefs français dépasse de loin celui des cooks nationaux, que cette question même ne souffre d’aucune discussion :

« Ce ne sont pas seulement dans les grands restaurants et les hôtels que l’on mange bien à Paris. […] A Londres […], dès que vous quittez la vingtaine, au maximum, de restaurants dorés, vous tombez immédiatement dans une cuisine vulgaire et un goût insipide indignes du nom de cuisine.

53

»

Avec l’essor des restaurants et la professionnalisation du métier de cuisinier, les chefs doivent suivre des règles culinaires strictes et ce sont celles des Français qui se sont imposées dans le monde. En effet, l’« école » culinaire française continue à se développer après Carême, et à se structurer ; la littérature gastronomique française et d’autres vecteurs propagent ses conceptions, des milliers de chefs français travaillent dans toute l’Europe, les deux Amériques et les principales villes des Empires coloniaux européens. Aussi, à la Belle Epoque, l’un des principaux organisateurs anglais d’expositions culinaires ne peut que reconnaître l’hégémonie culinaire française :

« L’Anglais fait un excellent administrateur, et s’il pouvait seulement combiner ce talent de gestionnaire avec le génie culinaire des Français il deviendrait un chef de tout premier ordre. Mais cela

50

A. Rowley, conférence citée.

51

Cf., pour ce paragraphe et les deux suivants, Stephen Mennell, op. cit. , Amy Trubek, op. cit., ainsi que son article « Comment les chefs français ont diffusé la haute cuisine dans le monde au XIX

e

siècle », in F. Hache-Bissette, D. Saillard (dir.), op. cit., pp. 123-140.

52

Paul Greenhalgh, Ephemeral Vistas. The Expostions Universelles, Great Exhibitions and World’s Fairs 1851-1939, New York, St. Martin’s Press, 1988.

53

En français dans le texte. Clark’s Pocket Paris, 1900, p. 102, cité par A. Trubek, art. cit., p. 123. Cf. également, par

exemple, Blanchard Jerrold, Epicure’s Yearbook, 1868, p. 11.

(16)

n’arrivera pas avant qu’il ne travaille dur pour atteindre ce but. L’art de la cuisine doit être étudié et pratiqué professionnellement et non occasionnellement […]. Quand nous aurons réformé et amélioré l’apprentissage de la cuisine dans ce pays et qu’on nous aura enseigné à ne plus la considérer comme une activité mineure mais comme un art honorable et à part entière, […] nous pourrons alors prétendre disposer d’un corps de chefs anglais capables de tenir tête aux artistes étrangers. »

54

Il existe bien une littérature gastronomique anglaise, mais elle est presque totalement sous l’influence des auteurs français. Seuls le Good Food Guide et Thomas Walker, qui publie en 1835 une revue hebdomadaire, The Original, et un livre, Aristology or the art of Dining, s’en distinguent

55

. Les classes aisées anglaises se tiennent au courant des innovations françaises grâce aux livres de recettes, traduits ou non, mais elles ont également l’habitude de se rendre en France, surtout d’abord à Paris, puis de plus en plus souvent, avec la révolution des transports, en province, vers la Côte d’Azur à la Belle Epoque pour prendre un exemple particulièrement connu. Avant 1914, les Anglais sont de très loin les voyageurs étrangers les plus nombreux en France et ce n’est plus seulement les monuments, les œuvres d’art ou les paysages qui intéressent ces visiteurs.

Anthony Rowley n’hésite pas à parler de « Grand Tour culinaire » pour caractériser le voyage de certains Anglais en France. D’autre part, comme l’écrit Amy Trubek,

« Le plaisir de bien manger s’accompagne de celui de partager des vins, des plats, un cérémonial et un vocabulaire distingués et aussi appréciés comme tels. Le repas « à la française » n’est pas une marchandise purement matérielle ; le consommateur achète aussi l’art culinaire et la philosophie gastronomique, car la haute cuisine française, [est] perçue comme [un] élément de la culture des élites [...]

56

».

Ce désir de l’élite sociale anglaise de renforcer son identité de classe et de se considérer elle-même comme « cosmopolite » explique également pour une bonne part le succès grandissant et impressionnant de la haute cuisine française Outre-Manche.

D’autres grands chefs français qu’Antonin Carême, comme Louis-Eustache Ude, ancien cuisinier apprenti à la cour de Louis XVI

57

, travaillent en Angleterre et atteignent un statut social très privilégié faisant déjà penser à celui des stars du fourneau d’aujourd’hui, car, lors de cette

54

Charles Herman Senn, « The Souvenir of the Cookery Annual », in To Commemorate the Coming of Age of the Universal Food and Cookery Association, Londres, Food and Cookery Publishing Agency, 1907, cité par A. Trubek, art. cit., p. 123.

55

S. Mennell, op. cit., pp. 385-6 et Valerie Mars, « Beyond Beeton. Some 19

th

Century Cookery and Households Books in the Special Brothenton Collections » , in Eileen White (dir.), The English Cookery Books, Totnes, Prospect Books, 2004, pp. 181-182.

56

A. Trubek, art. cit., pp. 129-130.

57

Il est l’auteur d’un French Cook à succès, paru en 1813 et réédité de nombreuses fois, notamment en 1822.

(17)

grande époque de la « cuisine artistique », la gastronomie est également un spectacle

58

. Après la mort de Carême en 1833, Alexis Soyer, Urbain Dubois et Auguste Escoffier sont successivement les trois chefs français

59

les plus célèbres en Angleterre au XIX

e

siècle. Le premier d’entre eux d’ailleurs reste méconnu en France, mais non en Angleterre puisque c’est dans ce pays qu’il vit à partir de 1831. Il y multiplie les innovations, y compris en matière de cuisine populaire : cuisines du Reform Club, restaurant près du Crystal Palace en 1851, élaboration de repas pour les Irlandais pendant la Grande Famine et pour les soldats hospitalisés lors de la guerre de Crimée, etc.

60

Dubois et Escoffier, eux, accomplissent à la fois une carrière internationale et parisienne. Dubois officie surtout en Russie et en Prusse et ne fait que quelques passages à Londres, mais la première édition de l’un de ses principaux ouvrages consacrés à la cuisine artistique est anglaise

61

. Sa simplification – relative – des architectures culinaires de Carême et son engagement en faveur du « service à la russe » sont très vite repris en Angleterre. Quant à Escoffier, le chef de la Belle Epoque que toutes les grandes capitales s’arrachent, son souvenir à Londres reste surtout attaché aux premières années du Savoy (1890-97), projet de Richard d’Oyle Carte, à celles du Carlton (1899-1920) et aussi au lancement du Ritz à Piccadilly en 1906. Les cuisines de ces trois grands hôtels modernes londoniens dont la gestion est assurée par César Ritz constituent, pour Escoffier, autant de laboratoires pour ses nouveaux menus et ses créations culinaires. Son influence sur les milliers d’autres chefs français travaillant alors en Angleterre paraît considérable.

L’anecdote est connue : Escoffier tente et réussit un soir à faire manger des grenouilles au Prince de Galles, le futur Edouard VII. Le déguisement du produit caractérise assez bien la sophistication et l’assurance de la haute cuisine française de la Belle Epoque. Escoffier fait cuire ses

« Cuisses de nymphe à l’aurore » dans un court-bouillon aux herbes, les sert froides arrosées d’un chaud-froid au paprika, les décore d’estragon ciselé, les recouvre enfin d’une gelée de poule ; le prince de Galles dit s’être régalé

62

. Dans la presse culinaire française, les chefs laissent transparaître

58

D. Saillard, « L’artification du culinaire par les expositions (1851-1939) », Sociétés et représentations, vol. 34, automne 2012, pp. 71-84.

59

L’autre grand nom de la haute cuisine de la période victorienne est celui de Charles Elmé Francatelli (1805-1876), un Anglo-Italien né à Londres mais formé à Paris ; Ann Currah (dir.), Chef to Queen Victoria. The recipes of Charles Elmé Francatelli, Londres, William Kimber, 1973.

60

Ruth Brandon, The People Chef’s. Alexis Soyer. A Life in Seven Courses, Wiley, Chichester, 2004 ; Ruth Cowen, Relish. The Extraordinary Life of Alexis Soyer, Victorian Celebrity Chef, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 2008.

61

Artistic cookery : a practical system suited for the use of the nobility and gentry and for public entertainments, Londres, Longmans, Green and C°, 1870. Le même éditeur londonien publie deux autres livres de Dubois en 1870 et 1871, tandis que la version française d’Artistic Cookery bénéficie de trois éditions parisiennes chez Dentu en 1872, 1874 et 1882.

62

Kenneth James, Escoffier : The King of chefs, Londres, Hambledon and London, 2002, pp. 136-9.

(18)

leur constant souci de conserver leur suprématie internationale et d’inventer de nouvelles recettes, voire de nouvelles façons de pratiquer. Leur intérêt pour les cuisines étrangères se révèle souvent vif, d’autant que de nombreux chefs officient en dehors de leur pays natal. S’il est hors de question pour eux d’abandonner la codification culinaire nationale, ils se montrent très attentifs à ce qui pourrait menacer leur hégémonie ainsi qu’aux produits « exotiques »

63

susceptibles d’entrer dans un repas à la française et, selon la « loi » édictée par Carême, d’être francisés, adaptés aux papilles nationales. Or le pays qui accueille le plus grand nombre de chefs français est l’Angleterre.

Ainsi, les chefs français repèrent-ils très vite la création d’une école culinaire professionnelle à Londres dont le but consiste à échapper bientôt à la domination technique française. Charles Virmaître tente de convaincre les pouvoirs publics français de la nécessité pour la France de se doter d’une école similaire

64

. Alfred Suzanne, en revanche, se révèle un infatigable promoteur de la cuisine anglaise dans la presse spécialisée française. Le nombre d’articles qu’il publie sur ce thème est considérable. Il réunit également ses textes dans un gros livres de recettes, d’abord publié à Londres en langue française en 1894, puis réédité et augmenté – notamment en 1904 avec des plats et spécialités des Etats-Unis – de nombreuses fois

65

. Suzanne, qui a travaillé de longues années à Londres, est bien entendu conscient de la place prééminente occupée par la cuisine française dans le monde, de même que des préjugés français sur les plats anglais. Cependant, il rêve à une sorte d’Entente cordiale culinaire entre les deux nations. Le contexte culturel lui paraît favorable, les modes anglaises tendant à se répandre en France :

« Le vent est aujourd’hui à l’anglomanie. On a adopté les sports anglais : le croquet, le foot-ball, la crosse, le rally-paper et le lawn-tennis. Comme les anglais on s’habille et l’ulster, le pantalon collant, la jaquette écourtée et l’habit rouge sont portés par ceux qui, dans le monde élégant, donnent le ton et la mode. Le garden-party [sic], le luncheon et le five o’clock tea sont depuis longtemps naturalisés chez nous, et la cuisine anglaise, elle-même, semble vouloir s’introniser en France ; ce que l’on peut constater en parcourant les menus des bonnes tables et les cartes des grands restaurants.

Pour ma part je n’y trouve rien redire, car, n’en déplaise à certains chauvins gastronomes, il y a dans la cuisine anglaise nombre d’excellents mets qui ne sont pas à dédaigner. [...] Est-il par exemple un mets plus onctueux que la soupe à la tortue ? Connaît-on une friture plus délicate et plus friande que celle du white-bait, un rôti comparable au cochon de lait farci de sauge et d’oignon, et rien de plus délectable qu’un pudding de beefsteaks ou d’alouettes ? Le jambon d’York jouit d’une réputation universelle et, quand au lard fumé du Wiltshire, il n’en est pas au monde qui égale son arôme et sa

63

C’est-à-dire tout ce qui est étranger si l’on prend la définition de Faustine Régnier, L’exotisme culinaire. Essai sur les saveurs de l’Autre, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2004.

64

« Une école pour cuisiniers à Londres », L’Etoile, 1874, n°17 cité par A. Trubek, art. cit., p. 136.

65

Alfred Suzanne, La cuisine anglaise et la pâtisserie. Traité de l’alimentation en Angleterre au point de vue pratique,

théorique, anedotique et descriptif, Londres, Librairie française, 1894.

(19)

saveur. Faut-il citer encore le curry de poulet à l’indienne, le faisan grillé à la diable, le lapin brisé aux câpres et tant d’autres mets savoureux dont la seule nomenclature fait perler une larme au coin des lèvres ? »

66

A elle seule, cette énumération dépasse déjà en variété ce que la plupart des présentations de la littérature de voyage française disaient de la cuisine anglaise. Selon Suzanne, la bonne entente culinaire franco-anglaise est en marche grâce aux chefs français présents en Angleterre, au nombre grandissant de cooks anglais formés dans les restaurants parisiens

67

et au développement, à Londres et dans les grandes villes anglaises, des Schools of Cookery, qui « existent déjà depuis longtemps [et] contribuent à répandre et à populariser la cuisine française en Angleterre.

68

»

Cependant, à la lecture de cette préface de Suzanne, il est aisé de se rendre compte que le tableau qu’il dresse de l’influence culturelle en général, culinaire en particulier, de l’Angleterre en France est idéalisé : le succès des sports anglais en France est réel ; celui des modes vestimentaires et du thé incontestable mais encore conviendrait-il d’en noter les limites. Suzanne, lui-même, nuance l’enthousiasme sans borne de ses premiers paragraphes. Il reconnaît qu’il ne traite pas de la haute cuisine, qui reste un pré carré français, et dit vouloir surtout s’adresser aux chefs français officiant en Angleterre, voire dans les colonies britanniques. Certes, il espère que ses collègues en France auront envie de puiser dans son livre quelques recettes anglaises afin de diversifier leurs menus, ce qui invalide l’annonce faite plus haut de « l’intronisation de la cuisine anglaise en France ». D’autre part, Suzanne n’échappe pas à tous les stéréotypes sur les cultures culinaires anglaise et française :

« En France, la femme n’a pas besoin d’apprendre la cuisine. C’est inné chez elle

69

. A peine installée dans son ménage, elle se met à la tâche tout naturellement, en mettant en pratique les leçons qu’elle a reçues de sa mère et qu’elle inculquera à sa fille. Il n’en est pas de même en Angleterre, où le type de la ménagère n’existe pas. La femme de l’employé et du petit bourgeois croirait déroger si elle s’occupait de cuisine. Quant à l’ouvrier, en rentrant chez lui après son travail, il trouve invariablement sur sa table un morceau de viande froide qui a été cuit le dimanche et qui doit le nourrir toute la semaine. Il ne peut espérer autre chose de sa ménagère, dont les aptitudes et les connaissances

66

Ibidem, préface, pp. 1-2, qui reprend partiellement plusieurs de ses articles parus dans la presse culinaire, comme « La cuisine anglaise », L’Art culinaire, 1885, pp. 223-4.

67

Suzanne affirme que le quart des apprentis des restaurants et pâtisseries de Paris sont des Anglais. Nous ignorons si cette estimation est réaliste.

68

Suzanne et Virmaître interprètent donc le développement des écoles culinaires anglaises de façon radicalement différente.

69

Pourtant Suzanne ne peut ignorer qu’à l’époque où il publie ce livre, plusieurs de ses collègues cuisiniers, Charles Driessens notamment, tentent de mettre en place, à Paris et dans sa banlieue nord, des cours de cuisine pratique pour les femmes. Cf. :

http://www.educationpopulaire93.fr/spip.php?article993

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