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DEUX REGARDS SUR LA JUSTICE DANS LA PENSÉE POLONAISE DU XVI e SIÈCLE : ANDRZEJ FRYCZ MODRZEWSKI ET PIOTR SKARGA

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DEUX REGARDS SUR LA JUSTICE DANS LA PENSÉE POLONAISE DU XVI e SIÈCLE : ANDRZEJ

FRYCZ MODRZEWSKI ET PIOTR SKARGA

Stanislaw Fiszer

To cite this version:

Stanislaw Fiszer. DEUX REGARDS SUR LA JUSTICE DANS LA PENSÉE POLONAISE DU XVI

e SIÈCLE : ANDRZEJ FRYCZ MODRZEWSKI ET PIOTR SKARGA. Réalités et représentations

de la justice, Bialec, 2012. �hal-02501480�

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DEUX REGARDS SUR LA JUSTICE DANS LA PENSÉE POLONAISE DU XVIe SIÈCLE : ANDRZEJ FRYCZ MODRZEWSKI ET PIOTR SKARGA

Stanislaw FISZER

Université de Lorraine

Les considérations sur la justice occupent une place non négligeable dans les écrits politiques polonais du XVI

e

siècle. Parmi les écrivains qui, sans être les plus radicaux, ont influencé d’une manière décisive le débat sur la justice pénale et sociale dans l’ancienne Pologne, figurent Andrzej Frycz Modrzewski (1503-1572) et Piotr Skarga (1536-1612). Ils appartiennent à deux périodes différentes de l’histoire du pays : la vie active du premier coïncide avec le règne de Sigismond I

er

Jagellon (1506-1548), son fils Sigismond II Auguste (1548-1572) et l’apogée de la Renaissance, du second avec le déclin de cette dernière et le début de l’époque baroque sous les rois électifs Étienne I

er

Bathory (1576-1586) et Sigismond III Vasa (1587-1632).

Ils représentent les courants de pensée opposés. Modrzewski, humaniste fidèle à l’esprit d’Érasme et de Thomas More, connu dans l’Europe lettrée sous le nom de Modrevius, est jusqu’à aujourd’hui invoqué par les courants démocratiques et libertaires. En matière politique, il préconise un équilibre entre la monarchie, l’oligarchie et la démocratie. Le souverain regardé comme le plus haut dignitaire de l’État, devait pourtant respecter ses usages et ses lois votées par la diète, c’est-à-dire le parlement. Skarga, quant à lui, opte pour un pouvoir monarchique fort, s’inspirant de Robert Bellarmin, théoricien de l’absolutisme

1

. Par conséquent, il projette d’affaiblir la diète, représentant la noblesse, et de restreindre certains privilèges nobiliaires, tels que le droit d’élire les rois.

En matière religieuse, Modrzewski, catholique proche de la Réforme polonaise, est partisan d’une Église nationale, indépendante de Rome, et démocratique : elle serait dirigée par un synode élu par la population. Même s’il considère l’hérésie comme un mal, il s’oppose à la conversion par force et se prononce en faveur d’une entière liberté de conscience. D’après lui, toutes les questions théologiques devaient être discutées par le concile dans un esprit d’irénisme. Skarga qui, en tant que jésuite

2

, a épousé la cause de la Contre-Réforme

3

et du catholicisme post-tridentin, regarde le pouvoir absolu d’un roi catholique comme le meilleur garant de la suprématie de l’Église romaine et de l’élimination des religions non-catholiques. Il tient celles-ci pour responsables de la faiblesse de l’État et considère la Confédération de Varsovie, assurant la paix entre les religions, comme illégale

4

.

1 À l’encontre de Skarga, les jésuites ont vite renoncé aux projets absolutistes en Pologne et, par le dense réseau de leurs collèges, offert leur soutient au républicanisme nobiliaire. C’est ce qui leur a permis de gagner la noblesse à leur cause.

2 En 1568, Skarga, ordonné prêtre en 1564, s’est rendu à Rome et, l’année suivante, il a demandé son admission dans la Compagnie de Jésus.

3 L’introduction des jésuites en Pologne, en 1565, est en général considérée comme le début de la Contre- Réforme dans le pays. Mais il fallait attendre le XVIIe siècle pour qu’elle l’emporte définitivement sur la Réforme et ses nombreux adhérents, surtout parmi les nobles.

4 Établie au cours du XVIe siècle malgré l’opposition de l’Église catholique, la tolérance a été consacrée par la Confédération de Varsovie, en 1573. Elle garantissait à tous les nobles de quelque communion ou confession chrétienne qu’ils fussent, l’égalité de droits civils et politiques, y compris l’éligibilité aux dignités du sénat et de la couronne.

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Modrzewski a présenté l’essentiel de ses vues dans quatre discours sur La punition de l’assassinat (1543, 1545, 1546) et dans De Republica emendanda (De la réforme de l’État, 1551)

5

, ouvrages écrits, comme la plupart des traités scientifiques de l’époque, en latin, mais dès le XVI

e

siècle traduit en polonais et dans d’autres langues européennes

6

. Skarga a exposé ses idées principales dans Sermons de Diète (Kazania sejmowe, 1597), rédigés entièrement en polonais qui est devenu une langue littéraire à l’époque de la Renaissance

7

.

Apparemment tout séparait les deux écrivains en question. Et pourtant, dans le domaine de la justice, leurs vues se rapprochent. Même s’ils ne demandent ni l’abolition totale des privilèges de la noblesse, ni l’égalité politique de trois classes sociales : les nobles, les bourgeois et les paysans, ils se prononcent pour l’égalité civile de tous les états et de tous les sujets de l’État devant la loi, devançant de telle façon beaucoup de juristes et théoriciens politiques européens de la Renaissance

8

. « Tous les hommes qui vivent dans la même république – affirme Modrzewski - doivent encourir les mêmes peines pour les mêmes délits »

9

. Or, dans le droit pénal de l’ancienne Pologne la punition de l’assassinat à l’égard des nobles différait de celle à l’égard des paysans : si un paysan tuait un noble, il était passible d’une peine capitale. En revanche, si celui-ci tuait celui-là, il était passible d’une amende de dix grzywna

10

. Ainsi les paysans pouvaient être tués presque impunément. Cette loi était en vigueur jusqu’à la fin de la République nobiliaire, au XVIII

e

siècle. Les nobles – ironise Voltaire

« avaient encore droit de vie et de mort sur leurs paysans : ils pouvaient tuer impunément un de ces serfs, pourvu qu’ils missent environ dix écus sur la fosse ; et quand un noble polonais avait tué un paysan appartenant à un autre noble, la loi d’honneur l’obligeait d’en rendre un autre »

11

. D’après la même loi, datant de 1496, le noble coupable de l’assassinat d’un autre noble, était condamné à un an et six semaines de prison et à une amende de 120 grzywna. Aussi bien Modrzewski que Skarga dénoncent cette loi inique et exigent la peine de mort pour tous les assassins, indépendamment de leur appartenance sociale. Soit dit en passant, à la même époque les ariens qui représentaient le courant le plus progressiste du protestantisme polonais, tout en proclamant les principes de l’égalité, reprouvaient la peine capitale, pratiquée alors dans la plupart des pays européens.

Parmi les plus importants privilèges de la noblesse polonaise figurait la fameuse loi de 1432, Neminem captivabimus nisi jure victim qui interdisait d’emprisonner sans jugement. Les historiens ont l’habitude de la comparer à l’Habeas corpus de 1697, qu’elle devançait de 256 ans. Rappelons qu’en vertu de la loi anglaise, toute personne arrêtée avait le droit de savoir pourquoi elle était arrêtée et de quoi elle était accusée. Ensuite, elle pouvait être libérée sous caution, puis amenée dans les trois jours qui suivaient devant un juge. Toujours est-il que la loi anglaise garantissait la liberté individuelle à tous les sujets du roi

12

, la loi polonaise, uniquement aux nobles propriétaires terriens. Ceux-ci en abusaient pour échapper à la justice, ce qui était d’autant plus facile que les diètes, où on les jugeait

13

,

5De Republica emendanda a paru en 1551 chez Oporin à Bâle et a été traduit en polonais par Cyprian Bazylik en 1557 sous le titre O poprawie Rzeczypospolitej księgi czworo. Cette traduction ne comprenait pas le livre « De l’Église ».

6 Aux XVIe et XVIIe siècles on a traduit De Republica emendanda en allemand, français, espagnol, italien et deux fois en russe.

7 Kazania sejmowe n’ont été traduits qu’en français et seulement en 1916, sous le titre Les Sermons politiques (Sermons de Diète, 1597), par A. Berga.

8 Dans ses Six livres de la République, l’illustre Jean Bodin prévoit, pour un même délit, des peines qui diffèrent selon les états et il polémique ainsi avec Modrzewski : « et mesmes André RICCE Polonois dit, que c’est grand injustice d’avoir esgard en jugement aux nobles, ou roturiers, pauvres ou riches, bourgeois ou estrangers, et que la peine doibt estre esgale à tous, qui est bien loin de corriger les abus de la République, comme il prétend », Jean Bodin, Les Six livres de la République, Paris, 1577, livre VI, chapitre VI, p. 742.

9 Andrzej Frycz Modrzewski, Wybór pism (Œuvres choisies), Wrocław, Zakład Narodowy im. Ossolińskich, 1977, p. 132. Skarga partage entièrement l’avis de Modrzewski: « Une loi qui est au service d’un parti ou d’une classe et qui gêne ou lèse une autre classe ne doit pas […] s’appeler une loi, car les constitutions doivent être générales et profiter à tous les citoyens », P. Skarga, Les Sermons politiques (Sermons de Diète, 1597), trad.

franc. A. Berga, Paris, Société Française d’Imprimerie et de Librairie, 1916, p. 163.

10 Grzywna est une ancienne unité monétaire polonaise.

11 Voltaire, Essais sur les mœurs, Paris, Classiques Garnier, 1990, t. II, p. 142.

12 L’habeas corpus n’était pourtant pas en vigueur en Écosse et outre-mer, hors du ressort des tribunaux anglais.

13 En Angleterre, les personnes détenues ont été jugées par les tribunaux, dont l’indépendance à l’égard du pouvoir exécutif augmente d’une manière significative après la révolution de 1688.

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n’étaient ni fréquentes, ni régulières et qu’on n’y examinait qu’un très petit nombre de causes criminelles. Cette loi était d’ailleurs en elle-même abusive parce qu’elle interdisait l’arrestation préventive, même en cas de culpabilité évidente. Pour toutes ces raisons Modrzewski et Skarga critiquent la Neminem captivabimus. Le dernier le fait non sans exagération :

Et cette mauvaise loi qui défend d’arrêter le plus grand scélérat, eût-il trahi la patrie, outragé la majesté royale, égorgé cent personnes, pillé de fond en comble des maisons et fait du carnage à volonté ! Ne l’arrêtez pas jusqu’à ce que la loi l’atteigne14, après vingt, trente ou quarante ans, et seulement à la diète où se jugent à peine cinq ou six affaires ou à peu près ; car vous avez encore cette autre loi ou coutume détestable, qu’il n’est pas permis de juger de pareils scélérats en dehors de la diète, où vous avez autre chose à faire et vous perdez le temps à vous quereller. Oh ! la malheureuse loi, qui ruine toute justice et qui fait descendre la malédiction sur le royaume !15

L’asservissement progressif des paysans au XVI

e

siècle en Pologne comporte tout un ensemble de restrictions juridiques relatives à la liberté personnelle, à la situation de la population rurale par rapport à la propriété du sol, enfin à la juridiction elle-même. En ce qui concerne cette dernière, à partir de 1518, le roi Sigismond I

er

renonce judiciairement, dans plusieurs sentences qui faisaient la jurisprudence, à examiner les plaintes portées par les paysans contre leurs seigneurs. Ceux-ci expropriaient ceux-là de la terre qu’ils cultivaient pour agrandir leurs propres réserves seigneuriales et pour les contraindre à y faire la corvée. Désormais, les paysans étaient soumis à la justice de leurs maîtres. Modrzewski s’en prend violemment à tous ces abus de pouvoir : il demande en particulier que les litiges entre le propriétaire et ses sujets soient jugés par un tribunal d’État. Dans la cour d’appel de ce tribunal il devait y avoir aussi des bourgeois. Skarga, tout comme Modrzewski, proteste avec indignation contre le rattachement des paysans à la glèbe

16

:

… nous les asservissons par force et sans aucun droit et quand la misère les a forcés à prendre la fuite nous les revendiquons en justice comme s’il s’agissait d’un bétail acheté ; et quand ces pauvres malheureux cherchent ailleurs leur subsistance, nous tirons d’eux une rançon comme font les Turcs avec leurs captifs

.

C’est là une chose inouïe dans toute la chrétienté. Je sais bien que tous ne font pas cela chez nous ; mais selon cette loi mauvaise, inique et en quelque sorte sauvage, chacun le peut faire au risque de se damner.17

En réalité les lois simplifiaient la procédure dans les poursuites engagées contre des serfs fugitifs, et les propriétaires fonciers eux-mêmes, pour prévenir la fuite de leurs paysans, prenaient des dispositions diverses, notamment les peines qui frappaient les voisins des fugitifs, les châtiments corporels infligés à ces derniers repris par leurs maîtres, etc. Certains seigneurs vendaient leurs paysans comme du bétail et se considéraient comme ayant droit de vie et de mort sur eux. Pourtant, d’après Modrzewski, « la vie d’un homme, fût-il le plus misérable, ne peut être soumise à un autre […] Les sujets peuvent recevoir du seigneur des vêtements, des champs et des maisons, mais non pas la vie, qui ne leur vient que de Dieu, créateur de la nature entière »

18

. Alors que selon Modrzewski tous les hommes sont de nature égaux, les ariens, que nous venons de mentionner, affirment qu’ils sont frères et qu’un chrétien ne peut posséder de serfs, ni en tirer profit de leur travail : il doit au contraire vivre du travail de ses propres mains

19

. Bien évidemment, ce type de préceptes ne pouvait être accepté, à quelques exceptions près, par la noblesse, et ni Modrzewski, ni Skarga, conscients du conservatisme de cette classe et assez réalistes, n’ont jamais poussé si loin leurs propositions.

14 En théorie, la loi Neminem captivabimus devenait inopérante en cas de viol, d’incendie, de brigandage et de violation à main armée, où le staroste (gouverneur-juge) devait intervenait directement. En pratique, on a rarement respecté cette clause.

15 P. Skarga, Les Sermons politiques, op. cit., pp. 170-171.

16 L’attachement des paysans à la glèbe n’a été supprimé qu’en 1807, dans le duché de Varsovie.

17 Ibidem, p. 171.

18 Cité d’après Edward Lipiński, De Copernic à Stanislas Leszczyński, Paris, Presses Universitaires de France, 1961, p. 46.

19 Certains ariens, s’inspirant du christianisme primitif, sont allés jusqu’à tenter de mener une vie communautaire. D’ailleurs, à la suite de cette expérience ils ont forgé le mot communistes [komunistowie] dans la langue polonaise.

(5)

La question est maintenant de savoir quels sont les critères des lois justes et injustes selon les deux protagonistes de notre étude ?

Dans l’histoire de la pensée la justice indique, selon les cas, la conformité à une norme ou à l’idéal auquel celle-ci doit se référer pour être valable. À certains égards Modrzewski est à cheval sur la tradition antique et médiéval, tout en les dépassant. Dans ses premiers écrits, surtout dans ses discours sur La punition de l’assassinat, la norme est définie comme le droit naturel qui se confond avec le droit divin. Suivant cette définition du droit naturel, propre à la pensée chrétienne médiévale, Modrzewski puise des arguments de la Bible pour justifier la peine de mort pour l’homicide. Ainsi il cite Le Livre des Nombres : « Vous ne recevrez pas d’argent de celui qui s’est souillé de sang ; il doit immédiatement périr lui-même »

20

et les paroles du Christ du Nouveau Testament : « Quiconque se sert de l’épée périra par l’épée »

21

, afin de désavouer les partisans d’une peine pécuniaire en cas de meurtre.

Cependant avec le temps, Modrzewski s’éloigne de cette conception médiévale. Car autant cette dernière présente le droit ou plutôt le « juste » naturel comme un reflet dans l’homme de la loi divine grâce à la révélation, autant l’auteur de De la réforme de l’État, à l’instar d’Aristote et de Cicéron, la considère comme l’expression de la rationalité de la nature humaine

22

. Et alors que pour les philosophes du Moyen Âge, comme saint Augustin, le droit naturel, éternel et immuable, consubstantiel à la volonté divine et transcendant l’esprit humain, est la seule vraie justice, pour Modrzewski il est l’instrument d’évaluation du droit positif. Celui-ci est juste dans la mesure où il est conforme au droit naturel, c’est-à-dire à la nature qui s’accorde avec la raison. On peut avancer que l’accent mis par Modrzewski sur le caractère normatif de la raison humaine le rapproche de Grotius, qui, par ailleurs admirateur du célèbre Polonais, au commencement du XVII

e

siècle, a formulé l’une des premières doctrines modernes du droit naturel.

Ce qui illustre et résume le mieux l’importance des éléments rationnels dans la pensée de Modrzewski c’est le raisonnement suivant de l’écrivain

23

: les nobles revendiquent un montant inégal de la peine pour l’homicide, qui doit être différente pour les roturiers et pour eux-mêmes, à cause de leur origine sociale, de leurs mérites et des libertés dont ils jouissent dans la république. Pourtant la vraie liberté, selon Modrzewski qui sans doute s’inspire ici de Cicéron, ne consiste pas à faire ce qu’on veut et à se livrer à ses passions criminelles, mais à les maîtriser par la raison. Car c’est elle qui distingue l’homme de l’animal et qui doit dominer les passions. Et il n’est pire d’esclavage que celui d’être l’esclave de ses propres passions.

D’autre part, tout comme Aristote, Modrzewski ne fait pas de coupure aussi nette qu’au Moyen Âge entre les droits positifs, ceux qui sont en vigueur à un moment et dans un pays donnés, et le droit naturel censé être universel. De telle façon, s’inspirant des juristes romains, le penseur polonais met de côté les discussions philosophiques sur la nature de la justice au profit de la pratique.

Le symbole de cette pratique dans le droit romain est le corpus juris civilis, constitué sur ordre de l’empereur Justinien (527-567). C’est exactement au Code justinien que Modrzewski fait allusion

24

dans le but de fonder la loi polonaise sur le droit romain. Et c’est dans celui-ci qu’il trouve la justification de la peine de mort pour tous les homicides.

Cela ne veut pas dire que Modrzewski prône la nécessité d’accepter comme juste et vrai tout ce qui avait été tranché par le droit romain. Loin d’un dogmatisme juridique quelconque, l’écrivain affirme que non seulement les lois positives doivent s’accorder avec la raison, mais encore qu’elles sont de nature à changer en fonction de l’évolution sociale. Car l’homme ne peut se réaliser, s’accomplir en tant qu’homme que dans le cadre de la république entendue comme une communauté politique et celle-ci exige l’institution de lois positives conformes à la nature spécifique de chaque

20 Wybór mów staropolskich (Les discours choisis d’ancienne Pologne), Wrocław, Zakład Narodowy im.

Ossolińskich, 1961, p. 91.

21 Ibid., p. 94.

22 Voici comment Cicéron définit le droit naturel dans De la République : « Il existe une loi vraie, c’est la droite raison, conforme à la nature, répandue dans tous les êtres, toujours d’accord avec elle-même, non sujette à périr, qui nous appelle impérativement à remplir notre fonction, nous interdit la fraude et nous en détourne ». Et dans le Traité des lois, Cicéron précise que : « La loi est la raison suprême (summa ratio), gravée dans notre nature, qui ordonne ce qu’on doit faire et interdid ce qu’on doit éviter ».

23 Voir Andrzej Frycz Modrzewski, Œuvres choisies, op. cit., pp. 127-128.

24 Andrzej Frycz Modrzewski, ibid., p. 138.

(6)

peuple à un stade donné de son histoire. C’est pourquoi, d’ailleurs, Modrzewski demande le changement de la loi sur l’homicide et sur d’autres délits encore.

Pour être justes, les lois positives doivent servir l’intérêt général et assurer une vie pacifique et heureuse en communauté. Modrzewski rapproche ainsi la valeur de la justice d’autres valeurs, telles que l’utilité sociale et le bonheur du plus grand nombre : « Comment peut-on considérer comme juste –demande-t-il - la loi qui ne serait pas utile à toute la République ? »

25

. Même si l’on trouve dans cette question l’écho des idées aristotéliciennes, Modrzewski y préfigure également en quelque sorte la pensée utilitariste anglaise des XVIII

e

et XIX

e

siècles

26

, qui pose la question du droit en considération de sa finalité plutôt que de son origine. Mais surtout, du fait de remettre en cause l’exclusion de la nation des bourgeois et des paysans, de demander les mêmes lois pour tous et soutenir que les lois justes doivent défendre les plus faibles face aux puissants, il annonce l’idée qui ne prendra de l’importance qu’à partir de la fin du XVIII

e

siècle et qui assimile la justice avec l’égalité politique et sociale. De cette façon, Modrzewski réinterprète l’héritage intellectuel de l’Antiquité grecque et romaine dans l’esprit de la Renaissance, tout en annonçant les conceptions de la justice à venir.

À l’opposé de Modrzewski, Skarga renoue avec les doctrines médiévales de la justice. Dans le septième Sermon de Diète, il esquisse la hiérarchie des lois en haut de laquelle se trouve la loi naturelle identifiée à la loi divine. « Cette loi naturelle est éternelle et vraiment divine ; sur elle se fondent toutes les autres, et elles en sortent comme les rivières de leur source »

27

. Sa meilleure expression écrite est le décalogue. Viennent ensuite les lois ecclésiastiques. Elles sont instituées par les prêtres et les évêques, « mais surtout dans les conciles et dans les constitutions des successeurs de Pierre, les souverains pontifes assis sur le siège apostolique », qu’on doit « écouter sous peine de damnation »

28

. En bas de la hiérarchie il y a les lois « des rois et de la République, qui ont été établies par les hommes dans un but d’ordre, de justice et de discipline, pour le bien des sujets et la conservation des royaumes »

29

.

Les lois positives sont temporaires, sujets aux changements et de nature imparfaites, car corrompues par le péché originel. Pourtant elles sont nécessaires pour maintenir l’ordre établi, de préférence monarchique : « La loi est pour la République [ici entendue comme l’État en général] ce que le nocher est pour la barque, le cocher pour le char et le général pour l’armée. Par elle l’ordre se maintient sans troubles… »

30

. Et de même que les lois profanes, pour être justes, doivent procéder de la volonté divine, le pouvoir temporel qui les instaure et exécute, doit dépendre du pouvoir spirituel de l’Église, qui les sanctionne. D’ailleurs, Skarga considère comme mauvaises les lois qui empêchent le bras séculier de venir en aide à la juridiction ecclésiastique

31

. Ce n’est donc pas par hasard s’il se prononce en faveur d’un pouvoir monarchique fort et en même temps limité par les lois d’obédience catholique : soumis à l’Église et aux jésuites, comme l’était Sigismond III Vasa, il devait juguler les ambitions de la noblesse, bien influencée par la Réforme, et réaliser les projets d’hégémonie politique du Vatican

32

.

Partisan d’une justice sociale d’esprit paternaliste et théocratique, Skarga place tout naturellement les dix commandements au-dessus des lois païennes en général, romaines en

25 Ibid., p. 124. Plus loin, Modrzewski affirme : « Les lois existent pour […] être utiles et garantir la paix et la sécurité de tous », ibid., p. 126.

26 Le représentant le plus éminent de l’utilitarisme anglais est Jeremy Bentham (1748-1832), auteur de l’Introduction aux principes de la morale et de la législation (1789) et des Traités de législation civile et pénale (1911). Bentham, inspiré entre autres de C. A. Helvétius et de C. Beccaria, a résume le principe de l’utilité commune, qui, d’après lui, fonde les sociétés et les lois, dans la formule célèbre : « le plus grand bonheur du plus grand nombre possible ».

27 P. Skarga, Les sermons politiques, op. cit., p. 158.

28 Ibid., p. 159.

29 Ibid.

30 Ibid., p. 161.

31 La diète de 1563 avait interdit l’exécution par le bras séculier des sentences épiscopales concernant la noblesse. C’était la suppression du pouvoir politique des évêques, et un commencement de séparation de l’Église et de l’État.

32 Le Saint-Siège et les jésuites, sous l’emprise desquels se trouvait le roi Sigismond III Vasa, l’incitèrent à tenter de réunir le trône de Suède protestante à celui de Pologne catholique et à conquérir et convertir la Russie.

(7)

particulier

33

. Et c’est dans la Bible qu’il puise tous les arguments pour justifier la nécessité de la réforme de la loi pénale et sociale en Pologne

34

. Les lois justes, assimilées à la piété et à la morale chrétiennes, doivent susciter « la crainte de Dieu » ; car « ce n’est pas tant par la sévérité des lois humaines, que par la crainte de la puissance suprême du Ciel, qu’on amène le peuple à l’obéissance et aux autres vertus »

35

. Dans la mesure où les lois positives tiennent de l’essence divine, elles peuvent permettre à l’homme de participer à l’ordre de la Providence. Mais si les lois positives, étant mauvaises, empêchent la justice divine de se réaliser sur terre, Dieu peut s’en venger. Il est à remarquer que Skarga, comme plus tard Bossuet en France, considère l’histoire des nations comme une série de récompenses et de châtiments dispensés par la divine providence. Et en adoptant souvent le ton prophétique, il met en garde ses compatriotes :

«

Pour les royaumes, il ne peut pas y avoir du plus grand fléau que des lois mauvaises et injustes, parce que la vengeance divine n’épargne pas un pareil royaume, et parce que de ces lois résulte un grand dommage pour le peuple »

36

.

Après tout, on peut observer une situation à première vue paradoxale : autant la conception de la justice chez Modrzewski témoigne de sa réaction contre le Moyen Âge, autant Skarga, trente trois ans plus jeune que l’auteur de De la réforme de l’État, y revient avec la conviction proche du fanatisme. Juste au début, nous avons expliqué le contexte historique dans lequel s’effectue ce retour.

En effet, à la charnière du XVI

e

et XVII

e

siècle, la Contre-Réforme l’emporte lentement, mais inexorablement sur la Réforme en Pologne. Cela dit, ni la rupture avec le Moyen Âge chez Modrzewski, ni sa redécouverte chez Skarga ne sont complètes. Modrzewski humaniste réinterprète l’héritage philosophique de l’Antiquité grecque et romaine, en particulier celui d’Aristote et de Cicéron. C’est ce qui lui a permis de développer des méthodes critiques. Mais en même temps, surtout dans ses premiers écrits, il reprend l’idée du droit naturel classique, conçue au sein même de la scholastique hétérodoxe du XIII

e

siècle, qui avait contribué à libérer les sciences profanes de la tutelle de la théologie. Skarga renoue avec la théorie de la justice divine, bien distincte de la justice humaine, chez saint Augustin, et par ce biais avec la philosophie de Platon dont l’auteur de La Cité de Dieu s’était inspiré

37

. Toujours est-il que la laïcité, le criticisme et le rationalisme de Modrzewski l’oppose à l’esprit théologique de Skarga. Le premier rompt avec la menace, dont usait la théologie poursuivant l’homme du Moyen Âge au cours de sa vie et outre-tombe, le deuxième agite de nouveau le spectre d’un Dieu effrayant et vengeur. L’individualisme du premier qui affirme avec fierté : « Je ne donnerai pas mon accord parce que la raison, la logique, disent que cette loi est injuste et contraire à l’ordre naturel »

38

, tranche avec la soumission à l’autorité papale et ecclésiastique du second. L’un voulait confier l’organisation du pouvoir judiciaire à l’État, l’autre envisageait de le mettre sous contrôle de l’Église. Sans doute, le prophétisme de celui-ci est-il en retrait par rapport à l’humanisme précurseur à certains égards de celui-là. Et pourtant, tous les deux considèrent comme injustes les mêmes lois et les mêmes institutions de l’ancienne Pologne, bien qu’ils le fassent au nom de la justice fondée sur les principes sinon opposés, au moins d’inspiration et de nature très différentes.

33 « Chez les anciens Romains, on ordonnait aux enfants d’étudier la loi des XII tables et de la chanter comme on fait les cantiques. La chose se fait mieux chez nous, car nous enseignons aux petits enfants les commandements de Dieu écrits sur deux tables, et nous les leur faisons apprendre, puis réciter le matin et le soir », P. Skarga, Les sermons politiques, op. cit. pp. 160-161.

34 En dénonçant le servage, Skarga recourt, par exemple, au Livre d’Isaïe : « C’est pourquoi le Seigneur vous fait cette menace dans Isaïe : "Vous avez ravagé ma vigne et les dépouilles de mes pauvres sont dans votre maison.

Pourquoi écrasez-vous ainsi mon peuple et broyez-vous la tête de mes pauvres ? », ibid., p. 180.

35 Ibid., p. 164.

36 Ibid., p. 167.

37 Pour Platon, un peu comme plus tard pour Augustin, il y a l’idée de justice en soi, confondue avec la loi divine, éternelle et immuable

38 Cité d’après Edward Lipiński, De Copernic à Stanislas Leszczyński, op. cit., p. 65.

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