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Transmission des savoirs et exercice des métiers artistiques en France méridionale au XVIIIe siècle : mutations et permanences

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Émilie Roffidal, « Transmission des savoirs et exercice des métiers artistiques en France méridionale au XVIIIe

siècle : mutations et permanences »

L’année 1751 voit la naissance officielle de l’académie de peinture et de sculpture de Toulouse par décision de lettres patentes royales. Cette reconnaissance publique1

, la première de l’aire méridionale, fait écho à celle de l’académie de Rouen en 1750 par arrêt du Conseil2

. Ces deux micro-évènements semblent marquer le basculement de la formation et des pratiques du travail des corporations vers les académies d’art3

, et inaugurer une aire nouvelle, celle du règne de l’académisme artistique en province. En effet, au cours de cette période, la France connait un phénomène inédit de création d’institutions centrées sur la formation artistique et artisanale. Ces établissements d’un nouveau genre dépassent le cadre des corporations développé au cours des siècles précédents, et annoncent l’École des arts et métiers et les écoles des beaux-arts qui connaitront un succès inégalé au XIXe

siècle.

Il serait alors aisé d’avoir une préhension duelle, entre une première moitié du siècle occupée par un monopole corporatiste et une seconde moitié connaissant une effervescence de fondations académiques. Cette vision synthétique, traçant les grandes lignes de force et de fonds qui traversent le siècle en son entier, n’en restitue pas pour autant toute la complexité. La prise en compte d’études de cas précis est ainsi nécessaire pour proposer une lecture de cette seconde moitié du XVIIIe

siècle comme un moment « phare » de cohabitation et d’imbrication mouvantes de ces structures. En effet, il s’agit d’un temps de transition, où l’émergence de nouvelles institutions bénéficiant d’aides publiques se conjugue avec la persistance du cadre traditionnel des formes corporatistes et la permanence de modalités d’exercice du métier en-dehors de tout cadre formalisé.

1 Établissement de l’Académie Royale de Peinture, Sculpture et Architecture à Toulouse par lettres patentes du

Roy Enregistrées au Parlement le 13 janvier 1751, Toulouse, chez Gaspard Henault, 1751 ; Marjorie GUILLIN, « ”L’anéantissement des arts en province” ? L’Académie royale de peinture, sculpture et architecture de Toulouse au XVIIIe siècle (1751-1793) », thèse de doctorat, Université Toulouse II – Le Mirail (dir. Pascal

Julien et Fabienne Sartre), 2013.

2 Aude HENRY-GOBET, « Une sociabilité du dessin au XVIIIe siècle  : artistes et académiciens à Rouen au

temps de Jean-Baptiste Descamps, 1751-1791 », thèse de doctorat, Université Panthéon-Sorbonne, 2008 ; Frédéric MORVAN-BECKER, « L’École gratuite de dessin de Rouen, ou la formation des techniciens au XVIIIe siècle », thèse de doctorat, Université Paris VIII-Saint-Denis, 2010.

Pour les publications, on peut citer de façon non-exhaustive : Frédéric MORVAN-BECKER, « L’école gratuite de dessin à Rouen (1740-1795) », L’Art en Normandie, Actes du XXVIe congrès des Sociétés historiques et

archéologiques de Normandie, Béatrice Poulle (éd.), 2 vol., Caen, 1992, vol. II, p. 181-186 ; Aude GOBET, « La culture de la Robe à l’épreuve des arts, Pierre-Robert Le Cornier de Cideville et l’École de dessin de Rouen (1741-1776) », dans Frédéric BIDOUZE, Les parlementaires, les Lettres et l’Histoire au siècle des Lumières 1715-1789, Actes du colloque de Pau des 7-9 juin 2006, Pau, Presses Universitaires de Pau, 2008, p. 341-356.

3 Sous le terme générique d’« académie d’art » sont réunies les écoles de dessin, les écoles académiques et les

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L’hétérogénéité et la dynamique des organisations - formelles ou informelles - sont au cœur de la question des métiers d’art, tant dans l’exercice que dans la transmission du savoir professionnel. Elles nécessitent de réfléchir au jeu de tensions qui anime le monde du travail au cours du XVIIIe

siècle et de penser la question des mutations comme le fruit d’un système complexe où les relations et les interdépendances, les besoins, le système d’offre et de demande, les initiatives individuelles et collectives, les conditions historiques et géographiques du moment s’entremêlent. Quels sont les éléments qui ont rendu cette transformation possible ? Comment comprendre la survie de certains traits de la transmission des savoirs et la mutation de certains ? Se pose ici la question du XVIIIe

siècle comme accélérateur de ruptures annonçant les révolutions sociales et industrielles du siècle suivant, mais également comme marqueur de la permanence de structures économiques, politiques, mentales ou artistiques durables.

Pour éclairer ces questions croisées, nous nous proposons d’adopter un angle d’approche reprenant les grandes lignes structurelles évoquées plus haut, en nous intéressant à l’exercice des métiers dans le cadre des corporations et au sein des académies d’art. Cependant pour déconstruire d’emblée cette opposition binaire, et pour illustrer la variété des possibilités pour les artistes et les artisans4

de travailler en dehors des cadres corporatistes et académiques, nous avons choisi de nous intéresser à un cas précis, celui des religieux artistes. Seront ainsi pris en compte des individus ayant non seulement des statuts sociaux dissemblables, mais également des parcours hétéroclites et des réussites diverses qui témoignent, au-delà des permanences et des mutations, de l’extrême diversité des pratiques et de l’exercice des métiers.

Les religieux : témoignages de l’exercice indépendant des métiers d’art ?

La réalité de l’organisation des métiers d’art échappe en effet à toute vision d’uniformité. Entre les artistes de renom attachés à un « prince » et certains artisans d’art qui exercent hors corporation5

, nombreux sont les acteurs du champ artistique qui se démarquent des cadres institutionnels et structurés, réglant les modes de recrutement, de formation et de constitution des carrières professionnelles. Le panel particulièrement bien représenté en

4 Nous ne reviendrons pas sur la question de la définition de l’artiste et du flou qui l’entoure. Elle a été

largement reprise et développée depuis les travaux de Nathalie Heinich (notamment dans Nathalie HEINICH, « De l’apparition de l’artiste à l’invention des Beaux-Arts », Revue d’histoire moderne et contemporaine, janv-mars 1990, tome 37, p. 3-35). On peut également consulter : William H. SEWELL, Gens de métiers et révolutions. Le langage du travail de l’Ancien Régime à 1848, Paris, Aubier Montaigne, 1983, p. 35-42.

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France méridionale des religieux-artistes, ou devrait-on dire des artistes-religieux, est représentatif de cette pratique du travail dont on peine encore à cerner l’extraordinaire diversité. Leur situation en parallèle de l’existence des corporations et du développement des académies et des écoles d’art constitue un espace original d’exercice des métiers d’art6

. Leur ancrage religieux, qui les exonère d’un rattachement formel à une structure professionnelle, détermine cependant certaines modalités, contraintes et enjeux impactant sur l’exercice de leur métier7

.

L’historiographie s’est longtemps attachée à interroger cette spécificité en reliant la production artistique des différentes congrégations aux textes théoriques qu’elles avaient produites. L’idée d’une théorisation propre à chaque ordre religieux est cependant nuancée par les recherches les plus récentes qui inscrivent la production de ces biens (mobiliers et immobiliers) dans une histoire de l’art plus globale8. Il n’en demeure pas moins que le mode de travail au sein des congrégations religieuses témoigne d’une grande originalité qui est à chercher, notamment, du côté des mobilités. La circulation des religieux-artistes entre les couvents d’un même ordre, encore peu évaluée à une large échelle, constitue un moteur essentiel de la diffusion des formes et des savoir-faire. Au sein de la province dominicaine de Toulouse qui recoupe, à quelques nuances près, l’aire méridionale, il est possible de suivre les déplacements croisés de religieux au grès des ouvertures de chantiers. Ainsi, les travaux du chœur de Saint-Maximin (Var), dirigés par le frère Vincent Funel9

au tournant du XVIIIe

siècle, suscitent-ils la venue de religieux « extérieurs » (Balthasar-Thomas Moncornet de Toulouse10

, Dubois de Bordeaux) qui viennent prêter main forte aux « locaux » (Vincent Dureux). En 1756, la construction de la chaire à prêcher de l’église est confiée, quant à elle, au maximinois Louis Gudet pourtant fortement sollicité par le couvent d’Avignon11

, et en

6 Il semblerait que cela concerne moins la formation que la pratique même du travail. Ce point reste cependant à

être précisé et fera l’objet de recherches plus approfondies.

7 Émilie ROFFIDAL, Histoires sacrées. Mobiliers des églises marseillaises et aixoises au XVIIIe siècle,

Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Aix-en-Provence, 2004, p. 109-111.

8 Alexandre GADY, Pascal JULIEN, « L’architecture jésuite en France : état de la question et perspectives de

recherches », dans Isabel ÁLVARO ZAMORA, Javier IBÁÑEZ FERNÁNDEZ, Jesús CRIADO MAINAR (coord.), La arquitectura jesuítica. Actas del Simposio Internacional, Zaragoza, Arte, colección Actas, 2012, p. 193-212.

9 Louis ROSTAN, « Le frère Vincent Funel, sculpteur », Revue des Sociétés Savantes des Départements, to. 4,

1886, p. 211 ; Émilie ROFFIDAL, Paul AMARGIER, Les stalles et la chaire de la basilique de Saint-Maximin, Marseille, La Thune, 2000 ; Bernard MONTAGNES, « Les Frères convers artistes dans l’ordre des Frères Prêcheurs à la fin du XVIIe siècle », Concorde : Bulletin de liaison de la Province de Toulouse, n°132, avril

1988, p. 7-10.

10 Brune de LOŸE, Un artiste dominicain : le Frère Balthasar-Thomas Moncornet, (1630-1716), peintre et

graveur, mémoire de Master II, Université Toulouse II – Le Mirail, 2009.

11 Louis ROSTAN, « Monographie du couvent des dominicains de Saint-Maximin », Bulletin de la société

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1774 celle de l’orgue monumental à Jean-Esprit Isnard (1707-1781) du couvent de Tarascon. De la même manière, les chartreux favorisent les déplacements de leurs artistes à l’échelle des « provinces » par l’implantation réticulaire de leurs couvents. Joseph-Gabriel Imbert (1666-1749) en est un illustre exemple : ce peintre originaire de Marseille, élève à Paris de Van der Meulen et de Charles Le Brun, puis maître de Joseph Duplessis, d’Adrien Manglard et d’Étienne Parrocel, entre dans l’Ordre en 1703. Il travaille activement pour les chartreuses du midi de la France, notamment Marseille, Villeneuve-lez-Avignon (Gard) et Montrieux (Var)12

, croisant sur ces chantiers d’autres frères comme le modeleur Ange Farnier, l’architecte Urbain Guiran13

ou le dessinateur et pastelliste Benoît Bourrelli14 .

À cette dynamique de réseaux doivent être ajoutés d’autres phénomènes locaux, économiques et sociaux qui participent aux déplacements des artistes. La venue aux Minimes de Mane (Alpes-de-Haute-Provence), entre 1716 et 1719, de deux religieux de Marseille - Michel Arouet pour sculpter des stalles sur le modèle de celles qu’il avait réalisé pour la Trinité-des-Monts à Rome et Toussaint Gacin pour dorer le maître-autel et les autels des chapelles latérales15

- doit être liée à l’importance du seigneur du lieu, Joseph de Forbin Janson ( ?-1728). Ce militaire de carrière, frère de l’archevêque d’Arles, s’était retiré en 1709 sur ses terres de Mane après avoir été blessé lors de la guerre de succession d’Espagne. Entre 1709 et 1728, le couvent bénéficie de ses largesses et connaît une période florissante d’un point de vue architectural et décoratif, ainsi qu’un rayonnement intellectuel et formatif qui qui justifie la prestigieuse référence romaine16

.

Dans la plupart des cas évoqués ci-dessus se détache le rôle de religieux ayant des charges (prieurs, provinciaux, etc.) Les déplacements d’artistes sont alors d’autant plus activés qu’ils se superposent à leurs propres circulations et rotations au sein des couvents. À ce titre le cas du chartreux Dom Jean-Baptiste Berger (1633-1719) est double, puisqu’il est dans le même temps architecte et prieur successif des couvents de Villeneuve, de Marseille

12 Marc DUBOIS, « Un artiste peintre marseillais ignoré : Joseph Gabriel Imbert chartreux », Provincia, to. XII,

Marseille, 1932, p. 214-230 ; Lara LODS, Joseph-Gabriel Imbert et la chartreuse du Val-de-Bénédiction, mémoire de Master II, Université de Provence (dir. E. Jollet), 2005.

13 Alain BRETON, « Un frère architecte de la chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon », Les Chartreux et l’art,

XIVe-XVIIIe siècles, actes du Xe colloque international d’histoire et de spiritualité cartusiennes, édités par Daniel

LE BLEVEC et Alain GIRARD, Paris, éd. du Cerf, 1989, p. 65-74.

14 Mercure de France, 26 août 1743, p. 718.

15 Julie ROUGE, Le couvent des Minimes de Mane, mémoire de maîtrise, Université de Provence, 2002, p.

65-67. Pour réaliser ce mémoire, Julie Rouge a exploité le « Livre d’état de maison des Minimes de Mane, délibérations du chapitre » (AD. Hautes-Alpes, H 26).

16 Un noviciat y est installé, des cours publics de théologie y sont dispensés et le chapitre provincial de l’Ordre

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puis de Rome, avant de devenir procureur général17

. Cette juxtaposition des fonctions, dont l’expression dans le détail mériterait d’être étudiée, facilite la fluidité des circulations. Si son action en tant que procureur reste à déterminer, celle de son contemporain, le dominicain Anthonin Cloche (1628-1720) est mieux connue. Ce général de l’Ordre des prêcheurs a un rôle de tout premier plan dans l’embellissement des couvents : « c’est le dessein le plus noble qu’on puisse avoir » écrit-il au provincial de Provence en 168918

. Cet activateur de projets artistiques se démarque d’ailleurs en 1706, en commandant un Saint Dominique, première statue de fondateurs d’ordre à orner la nef de Saint-Pierre de Rome19

. Il décline cette action emblématique dans les couvents de sa juridiction, et particulièrement ceux de la région de la province d’Occitanie dont il est originaire, en encourageant de nombreux travaux. Il intervient ainsi directement dans le processus de dorure de la chaire à prêcher de Marseille en demandant au provincial de Toulouse d’envoyer dans cette ville deux frères doreurs, l’un d’Avignon et l’autre de Saint-Maximin20

.

Les exemples mobilisés pourraient donner une vision quasi exclusive de l’exercice du métier, où les congrégations religieuses se réserveraient le monopole de leurs religieux artistes. D’autres documents témoignent, au contraire, de l’intervention de ces religieux hors de leur sphère initiale, essentiellement sur des chantiers à caractère religieux, et plus rarement civils21

. C’est le cas du dominicain Jean-Baptiste Jaste du couvent de Prouilhe qui travaille aux Cordeliers de Castelnaudary22

, ou du chartreux Urbain Guiran au couvent du Verbe Incarné en Avignon et à l’église paroissiale de Bédouin23

. Le parcours du facteur d’orgues

17 Régis BERTRAND, « La construction de l’église des chartreux de Marseille (1680-1702) », Provence

historique, XXVIII, fasc. 113, 1978, p. 199-214.

18 Bernard MONTAGNES, « Le tricentenaire d’A. Cloche », Archivium Fratrum Prædicatorum, Rome, LVII,

1987, p. 221-289. Il s’inscrit en cela dans une tradition initiée par le maître général de l’Ordre Nicolas Ridolfi dès 1629 (Émilie ROFFIDAL, « Autour de l’urne d’Allesandro Algardi (1634) : Art, dévotion et pouvoir à la basilique royale de Saint-Maximin », Revue Histoire de l’Art, 73/2013, p. 54-55).

Rome, AGOP IV, 175, f° 73, « Lettre de Cloche au provincial de Provence », 10 sept. 1689, cité dans B. MONTAGNES, op. cit., p. 275.

19 ibid., p. 285.

20 Rome, AGOP IV, 175, f°27, « Lettre de Cloche à Thomas L’Hermite, provincial de Toulouse », 4 sept. 1691 ;

« Lettre à Antonin Fort, ex-provincial de Provence », 4 sept. 1691, citées dans B. MONTAGNES, op. cit., p. 279.

21 Ce type d’intervention, qui semble plus rare, doit être corrélée à leur insertion dans la vie sociale, culturelle et

académique locale. C’est le cas, par exemple, du chartreux Joseph-Gabriel Imbert qui dessine le socle de la statue équestre de Louis XIV à Montpellier (Marc DUBOIS, op. cit., p. 214-230 ; Jean BOYER, « La peinture et la gravure à Aix-en-Provence aux XVIe-XVIIe-XVIIIe siècles », Gazette des Beaux-Arts, to. LXXVIII, juil-sept.

1971, p. 131 ; É. ROFFIDAL, op. cit., 2008, p. 110.). À son décès, une notice biographique est rédigée par l’académicien marseillais Claude Dageville puis par Michel-François DANDRÉ-BARDON (Traité de peinture, suivi d'un essai sur la sculpture. Pour servir d'introduction à une histoire universelle, relative à ces Beaux-Arts. Par M. Dandré Bardon,... to. 1, chez Desaint, 1765, p. 169) et enfin par Jean-Baptiste de BOYER D’ARGENS, (Examen critique des différentes écoles de peinture…, Haude et Spener, 1768, p. 137).

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Jean-Esprit Isnard constitue également un excellent contre point. Outre ses déplacements dans les différents couvents de son ordre, notamment celui de Saint-Maximin, la liste des chantiers extérieurs auxquels il a participé est impressionnante : Aix, Nîmes, Carpentras, Pignans, Arles, Rodez, Vaison-la-Romaine, Albi ou Marseille24

. Sa trajectoire professionnelle est un témoignage exemplaire de l’importance de l’itinérance mais également des chaines relationnelles. Ainsi, lors de ses séjours à Toulouse, Isnard est en contact avec un autre facteur d’orgues, le dominicain Joseph Cavaillé (1700-1767)25

qui travaille à Perpignan et à Gaillac ; Cavaillé est lui-même en liens avec le bénédictin Dom Bédos de Celles (1709-1779) actif, pour sa part, sur des chantiers répartis sur un vaste quart sud-ouest (Narbonne, Pézenas, Sarlat, Tours, Clermont-Ferrand, Bordeaux etc.)26

. Se dessine ainsi une cartographie qui impose l’idée qu’entre 1750 et 1780, l’essentiel de la construction et de la rénovation de ces instruments en France méridionale est réparti entre ces trois artisans.

Les « corps » de métier : monopole ou diversité ?

À l’aube du XVIIIe

siècle, un grand nombre d’artistes et d’artisans travaillent dans le cadre de métiers constitués - communément appelés « corporations »27

- où l’apprentissage, l’embauche de compagnons et l’accession à la maîtrise sont réglementés. Si l’historiographie s’est intéressée très tôt à ce phénomène, soit par des ouvrages généraux de synthèses s’attachant à une étude globale des métiers28

, soit par des études monographiques se

24 Claude AUBRY, « Jean-Esprit Isnard et les facteurs d’orgues provençaux du XVIIIe siècle », L’orgue de

Jean-Esprit et Joseph Isnard dans la basilique de la Madeleine à Saint-Maximin. 1774, Nice, 1991, p. 21-22 ; Jean-Robert CAIN, Robert MARTIN, Jean-Michel SANCHEZ, Les Isnard, une révolution dans la facture d’orgue, Aix, Edisud, 1991 ; Jean-Michel SANCHEZ, Les buffets d'orgues du Sud-Est de la France : de la fin de l'Ancien Régime à la Grande Guerre, thèse de doctorat, Université de Provence (dir. Claude Massu), 2004.

25 Joseph Cavaillé travaille avec son neveu Jean-Pierre Cavaillé (1743-1808) qui inaugurera une longue lignée

de facteurs d’orgue.

26 L’action de Dom Bedos de Celles, également membre de l’Académie des Sciences de Bordeaux, s’étend à

l’échelle nationale, notamment par la publication de son ouvrage L’Art du facteur d’orgues, encouragé par l’Académie royale des Sciences de Paris (Norbert DUFOURCQ, Le livre de l’orgue français, to. 3, 2e partie,

Picard, 1975-1978 ; Hans STEINHAUS, Guilhem BEUGNON, Dom Bédos de Celles : entre orgues et cadrans solaires, vie et travaux d'un bénédictin du Languedoc (1709-1779), XXe cahier de la Société archéologique,

scientifique et littéraire de Béziers, 2008).

27 Il est entendu que le terme de « corporation » n’a été utilisé que tardivement, au cours de la seconde moitié du

XVIIIe siècle, dans les écrits dénonçant le système corporatif. Il s’agit cependant de la terminologie la plus

usitée pour désigner un phénomène qui est appelé selon les lieux : confrérie, métiers, communautés, maîtrises, jurandes…

28 Étienne MARTIN SAINT-LÉON, Histoire des corporations de métiers depuis leurs origines jusqu’à leur

suppression en 1791, 1897 (rééd. 1941) ; François OLIVIER-MARTIN, L’organisation corporative de la France d’Ancien Régime, Paris, Sirey, 1938 ; Émile COORNAERT, Les corporations en France avant 1789, Paris, Éditions ouvrières, 1941 ; François Abel POITRINEAU, Ils travaillaient la France : métiers et mentalités du XVIe au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 1992 ; Steven Laurence KAPLAN, La fin des corporations, traduit

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focalisant sur une ville29

, rares sont les études complètes prenant en compte la spécificité des métiers d’art. Dans son dernier ouvrage, Antoine Schnapper a proposé une étude synthétique du métier de peintre dans un contexte plus spécifiquement parisien, mise en regard de la situation en province. Tout en montrant la vigueur des corporations comme cadre naturel d’exercice des métiers artistiques, il a démontré le chevauchement fréquent des statuts, et ce notamment pour les « peintres du roi »30

. Par ailleurs, des études locales31

ont permis de poser des jalons pour comprendre l’organisation et l’action des corps de métiers qui dessinent l’environnement visuel des villes32

.

Pour les communautés de métiers, le XVIIIe

siècle apparaît comme une période contrastée, entre apogée numérique et montée en puissance des attaques dont elles font l’objet, notamment de la part des physiocrates. Ces dissensions trouvent leur expression la plus éloquente dans l’édit de Turgot enregistré au Parlement de Paris le 12 mars 1776 qui supprime les corporations, et dans l’édit de confirmation du 23 août 1776 qui les restaure33

. L’année 1776 est une étape particulièrement marquante pour les métiers artistiques puisque, à l’occasion de cette suppression/confirmation, est affirmée la distinction entre l’exercice libéral de l’art et son exercice mécanique. De plus, la Déclaration royale du 15 mars 1777, établissant la liberté des arts et protégeant les artistes pour qu’ils « ne puissent, sous quelque

29 Simona CERRUTI, Naissance d’un langage corporatif. Identité citadine et métiers (Turin, XVIIe

-XVIIIe siècles), thèse de doctorat, Paris, EHESS (dir. Maurice Aymard), 1989 ; Bernard GALLINATO, Les

corporations à Bordeaux à la fin de l’Ancien Régime, Talence, Presses Universitaires de Bordeaux, 1992 ; Guy-Michel LEPROUX, « La corporation parisienne des peintres et sculpteurs au début du XVIIe siècle »,

XVIIe siècle, n°201, 1998-4, p. 649-668.

30 Antoine SCHNAPPER, Le métier de peintre au Grand Siècle, Paris, éd. Gallimard, 2004. Les travaux anciens

de Jules Guiffrey, qui portent essentiellement sur le XVIIIe siècle, avaient, à la fin du XIXe siècle, permis de

mettre au jour de nombreux documents inédits sur l’exercice des métiers de peintres et sculpteurs à Paris (Artistes parisiens du XVIe et du XVIIe siècles : donations, contrats de mariage, testaments, inventaires, etc.

tirés des insinuations du Châtelet de Paris, Paris, Imprimerie nationale, 1915).

31 Pour le midi de la France : Jean BOYER, La peinture et la gravure à Aix-en-Provence aux XVIe, XVIIe et

XVIIIe siècles (1530-1790), thèse présentée devant la Faculté des Lettres et Sciences Humaines

d’Aix-en-Provence le 2 mars 1970, Service de reproduction des thèses, Université Lille III, 1972 ; Martine VASSELIN, « Le monde des arts en Provence de 1481 à 1799 », dans La Provence moderne 1481-1800, Rennes, Éd. Ouest-France Université, 1991 ; Louis AUSSEIL, L’orfèvrerie en Roussillon : les orfèvres de la juridiction de Perpignan du XIIIe au XIXe siècle, Perpignan, Direction des archives départementales, 1994 ; Julien LUGAND,

Peintres et doreurs au Roussillon aux XVIIe et XVIIIe siècles, Cahors, Trabucaire, 2006.

32 À cet égard, les travaux récents de Sylvie Dubois pourraient servir de référentiels de comparaison pour

appréhender d’autres espaces provinciaux (Métiers d'art et société au XVIIIe siècle. L'exemple de Dijon, Dijon,

Éditions universitaires de Dijon, 2011).

33 Dans son article 34, l’édit précise ainsi les limites juridiques de la corporation, incluant les « sculpteurs en

bâtiment, voitures & meubles, vernisseurs, doreurs sur bois, sculpteurs-marbriers ». L’importance de cet édit dans la tension entre corporation, académie de Saint-Luc et académie royale à Paris a été détaillée par Charlotte GUICHARD, « Arts libéraux et arts libres à Paris au XVIIIe siècle : peintres et sculpteurs entre corporation et

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prétexte que ce soit, être troublés ni inquiétés par aucun Corps de Communauté ou Maîtrise »34

, vient parachever cette différenciation : parmi les artistes qui exercent librement leur profession, les meilleurs d’entre eux peuvent solliciter leur réception au sein de l’Académie royale, institution « première et principale », affirmant ainsi sa prééminence sur les académies de province.

Ce jeu de tensions, très fort dans le contexte parisien35

, se retrouve dans une moindre mesure en province et particulièrement dans le Midi de la France où les communautés des peintres et sculpteurs y sont bien moins structurées et puissantes. Il s’agit essentiellement de structures simples, sous la forme de confréries religieuses, souvent de fondation récente au regard des autres communautés de métiers : à Toulouse, elle voit le jour en 1506 mais ne se dote de statuts qu’en 164136

; à Aix, la confrérie des peintres est mentionnée en 1492 mais les sculpteurs ne leur sont associés qu’en 167337 ; à Perpignan, après une première tentative en 1630, elle est véritablement créée en 169838

. Elles réunissent des métiers divers se rattachant au large spectre de l’artisanat et des arts visuels : essentiellement les peintres, sculpteurs, graveurs, brodeurs et doreurs, avec parfois une partition du travail plus spécifique. C’est le cas à Toulouse où les sculpteurs ont une position singulière puisqu’ils ne sont pas formellement rattachés à la corporation des peintres, initialement constituée avec les peintres-verriers, mais témoignent d’une attraction vers la puissante corporation des menuisiers, tout du moins jusqu’à la fin du XVIIe

siècle qui voit le basculement des commandes vers des œuvres en marbre39

. Ailleurs, il s’agit de structures embryonnaires très souples (comme à Arles ou Brignoles), voire même inexistantes.

34 Article 1 de la déclaration royale du 15 mars 1777.

35 Jules GUIFFREY, « Histoire de l’Académie de Saint-Luc », Archives de l’Art Français, 1915, to. 9, 516 p. ;

Katie SCOTT, « Hierarchy, Liberty and Order : Languages of Art and Institutional Conflict in Paris (1766-1776 », Oxford Art Journal, 1989, vol. XII, n°2, p. 59-70 ; Maël TAUZIEDE-ESPARIAT, « Talent versus argent : un aspect des rapports de domination au sein de la Communauté des peintres et sculpteurs de Paris sous l’Ancien Régime », Revue Transversales du Centre Georges Chevrier – 9 – mis en ligne le 1er oct. 2016. 36 G. BELHOMME, « Des vitraux. Statuts des peintres verriers de Toulouse au XVIe siècle », Mémoires de la

Société archéologique du midi de la France, to. V, 1841-1847, p. 161-186, cité par A. SCHNAPPER, op. cit., p. 53. Les Statuts de la maîtrise sont conservés aux archives municipales (AM. HH 68, f°278, 1641).

37 J. BOYER, 1972, op. cit., p. 66-78 ; Nathalie HEINICH, « Académisation et provincialisation des carrières

de peintres en Provence au XVIIe siècle », Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, 45e année, n°6, 1990,

pp. 1301-1315 (p. 1304) ; Martine VASSELIN, Vivre des arts du dessin. France XVIe-XVIIIe siècle,

Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Aix-en-Provence, 2007, p. 64.

38 Julien LUGAND, « La réglementation des métiers de peintre, doreur, sculpteur et brodeur dans la province du

Roussillon (1698-1727) », Métiers et gens de métiers en Roussillon et en Languedoc XVIIe-XVIIIe siècles,

Presses Universitaires de Perpignan, Perpignan, 2009, p. 135-139.

39 Mes remerciements vont à Fabienne Sartre qui a su éclairer mon propos, tout particulièrement sur le cas

toulousain.

Robert MESURET, L’âge d’or de la peinture toulousaine, Paris, Musée de l’Orangerie, 1947 ; Jeanne BAYLE, « Les peintres-verriers toulousains au XVIe siècle », Mémoires de la Société Archéologique du Midi de la

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La transmission du savoir échappe ainsi fréquemment à des contraintes écrites et la structure entre maîtres et apprentis est souvent plus informelle que formelle. Antoine Schnapper a d’ailleurs montré que le titre de « maître », utilisé pour certains peintres, relevait plus d’un appellatif de politesse que d’une réelle organisation, mentionnant à ce sujet les cas d’Arles, Aix, Narbonne, Brignoles ou encore Carcassonne 40

. Les seules sources qui peuvent nous renseigner sont des contrats devant notaire (rarement diserts), des mentions éventuelles dans des statuts (eux-mêmes rarement conservés) et des précisions indirectes lors de litiges. En Roussillon, il apparaît que l’entrée chez un maître est parfois soumise à un droit d’apprentissage qui peut aller du simple au double au sein d’une même profession, lié certainement à l’ancienneté et au prestige du maître41

. En Provence, la formation se fait souvent dans plusieurs domaines par la fréquentation successive des ateliers d’un peintre et d’un sculpteur. L’accession à la maîtrise, quant à elle, se fait par la réalisation d’un chef-d’œuvre, mais ce de façon non contraignante : à Toulouse le chef-d’œuvre est requis pour les tailleurs de pierre, mais non pour les menuisiers42

. Enfin, les ateliers, où se déroulent la formation et la pratique du travail, comprennent généralement un faible nombre de personne, ce qui induit un contact direct avec d’autres artistes et artisans relativement restreint d’un point de vue numérique. Ainsi, au-delà du cadre familial primitif, qui peut s’élargir par le jeu des alliances matrimoniales, la mise en place des liens professionnels passe souvent par le mode de la sous-traitance ou de l’association ponctuelle, ce que les sociologues en analyse de réseaux qualifieraient d’« encastrements temporaires »43

.

Si la permanence de ces traits traverse l’intégralité du XVIIIe

siècle, un certain nombre de mutations, touchant essentiellement à des questions de statuts, se mettent progressivement en place au sein des communautés des peintres et sculpteurs. Un premier frémissement se fait sentir à Aix en 1692 lorsque l’« assemblée » des peintres et sculpteurs, appelée également « compagnie », prend le titre de « corps académique ». Cette titulature nouvelle s’accompagne de la création des postes de recteurs, de professeurs, de syndics et de trésoriers qui sonnent comme un savant mélange corporatiste et académique. Ce glissement terminologique apparaît comme le témoignage d’un souci intrinsèque, celui d’être considéré fondamentalement comme un art libéral. De ce point de vue, la présence du peintre et

40 A. SCHNAPPER, op. cit., p. 61. 41 J. LUGAND, op. cit., 2006, p. 44.

42 Geneviève BERTRAND, Les corporations de métier à Toulouse depuis le début du XVIIIe siècle jusqu’à la

Révolution, thèse de droit, Université de Toulouse, 1951, p. 32.

43 Claire BIDART, Alain DAGENNE, Michel GROSSETI, La vie en réseau. Dynamique des relations sociales,

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architecte Jean-Baptiste Daret - reçu en 1663 à l’Académie royale de Paris et fer de lance parisien de l’autonomie des artistes - parmi les recteurs du corps académique aixois n’est pas anodine44

. En outre, le changement de nom marque, de façon symbolique, une intention qui est également financière, celle de se soustraire à la lourde imposition frappant les arts mécaniques. En Provence, l’ensemble des corps de métiers est taxé à la fin du XVIIe

siècle à hauteur de 150.000 livres, avec une contribution de 770 livres pour les peintres et sculpteurs d’Aix et de 600 livres pour ceux de Marseille où la répartition s’appuie sur une organisation originale en trois classes qui tient compte d’une évaluation des capacités45

. À Aix, la vie de la communauté est échelonnée d’actions défensives pour préserver la « dignité » du métier et se défaire des demandes de participation aux dépenses de la ville : les frais de représentation de l’Abbé des métiers lors de la procession de la Fête-Dieu et de la Bravade de la Saint-Jean, ou les frais de patrouille et de garde46. De la même manière, à Toulouse, en 1742, Marc II et Antoine Arcis, sculpteurs, se défendent de devoir participer aux frais de milice ce « qui seroit avilir un art que nos grands rois ont fait gloire de protéger ». La situation avec les capitouls de la ville est suffisamment conflictuelle pour qu’ils choisissent de s’en remettre au contrôleur général des finances, rédigeant un argumentaire mettant en valeur la défense des arts libéraux :

Cette petite faveur, en donnant de l’émulation aux élèves pour se rendre dignes de pareils privilèges, imprimeroit un certain respect à ceux qui n’ont jamais vu de différence du sublime de la Peinture et de la Sculpture avec les travaux mécaniques de l’ouvrier47

.

Les communautés cherchent également à se prémunir contre les artistes exerçant en dehors de tout contrôle. Certains documents d’archives de la confrérie des peintres et sculpteurs de la ville d’Aix illustrent cette volonté de lutte contre la dispersion de l’activité artistique : en 1786, alors qu’un certain Mermoz est accusé d’exercer le métier de peintre hors corporation, sa ligne de défense est placée sur le terrain de l’activité d’un « amateur » qui s’« amuse parfois à peindre comme tant de messieurs dans cette ville font ». La terminologie employée renvoie à l’amateurisme de la pratique, mais fait aussi écho, comme

44 J. BOYER, op. cit., p. 67.

45 Joseph BILLIOUD, « Des confréries de Saint-Luc et académies de peinture de Provence », Mémoires de

l’Institut historique de Provence, XVII, 1940, 1e trim., p. 65-75 ; É. ROFFIDAL, op. cit., p. 92. 46 AM Aix, HH 103, cité dans J. BILLIOUD, op. cit., p. 71.

47 A.N., O1 1907A, Lettre de Marc II et Antoine Arcis au contrôleur général des finances, 1742, renvoyée à

l’intendant de Languedoc, Louis de Bernage et réponse de ce dernier, févr. 1743, transcrite dans Fabienne SARTRE, « La sculpture toulousaine dans la première moitié du XVIIIe siècle », Société Archéologique du Midi

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l’avait souligné Jean Boyer, aux amateurs académiciens48

. Ces exemples sont révélateurs de l’érosion généralisée du corps des peintres et sculpteurs et de la baisse numérique conséquente de ses membres inscrits à partir des années 1750. L’exercice du métier au sein de la corporation devient moins attractif alors même que s’organisent, de façon progressive et quasi systématique, de nouvelles institutions dévolues à la formation artistique et artisanale dans toutes les villes de France.

D’un monopole à l’autre ?

Ce mouvement de création d’écoles de dessin et d’académies de peinture se met en place à partir des années 1740, prend de l’ampleur autour de 1760 pour arriver à son apogée dans les décennies 1770 et 1780. Entre 1740 et 1791, une cinquantaine d’institutions, présentes sur l’ensemble du territoire national, viennent renouveler la pratique traditionnelle du métier sans pour autant la supprimer, et entraînent de facto la modification des chaines de formation et de production. Au sein de ce corpus, la France méridionale constitue une aire d’étude porteuse : même si la concentration des institutions n’y est pas la plus forte et que la théorisation de leurs objectifs n’y a pas été initiée49

, le phénomène académique y trouve une expression précoce et dynamique. La fondation de l’académie de peinture de Marseille en 175250

répond à l’officialisation de celle Toulouse en 1751 qui pérennise la subvention sur fonds publics d’un atelier depuis l’année 172651. L’espace méridional est ainsi structuré par deux pôles dynamiques, polarisant l’essentiel de l’activité artistique et exerçant une forte attractivité - tout à la fois centripète et centrifuge - vers d’autres espaces qu’ils soient provinciaux, parisiens ou étrangers. À l’échelle locale, Marseille et Toulouse constituent des relais efficaces vers des centres secondaires locaux. Ces deux académies apparaissent à la fois comme centres et nœuds d’un réseau d’institutions, comprenant Aix-en-Provence (1765

48 J. BOYER, op. cit., p. 67.

49 Pour cela il faut se tourner vers Antoine Ferrand de Monthelon, directeur de l’école de dessin de Reims, dans

son article, écrit en 1746 et repris dans le Mercure de France, intitulé : Projet pour l’établissement d’écoles gratuites de dessein. Deux décennies plus tard, Jean-Baptiste Descamps, directeur de l’école de dessin de Rouen, en donne la forme la plus aboutie dans son ouvrage portant Sur l’utilité des établissements des écoles gratuites de dessin (1767).

50 Dès 1705, Michel Serre avait cherché à intéresser l’Académie royale à la création d’une école académique à

Marseille. Transmise par Mansard, la requête n’eut pas de suite (Anatole de MONTAIGLON, Procès-verbaux de l’académie royale de peinture et de sculpture, tome IV, Paris, Baur, 1881, p. 6, délibération du 25 avril 1705). Sur l’académie de peinture et de sculpture de Marseille, consulter : Marseille au XVIIIe siècle. Les années

de l’Académie de peinture et de sculpture. 1753-1793, cat. exp., Marseille musée des Beaux-Arts, juin-octobre 2016, Paris, Somogy, Éditions d’art, 2016.

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et 1774), Montpellier52

, Bayonne et Pau (1779), Auch (1784)53

, Toulon (1786). Pour compléter cette nouvelle cartographie des centres de formation, doit être ajoutée l’école de dessin de Bordeaux créée en 1744, devenue académie en 1768, et point de contact avec l’arc atlantique54

.

Les recherches les plus récentes portant sur les académies d’art se fondent sur une bibliographie marquée par les travaux de Nikolaus Pevsner, de Daniel Roche, de Reed Benhamou ou encore d’Agnès Lahalle55, et s’inscrivent dans une approche sociologique de l’art cherchant à explorer la dynamique de ces institutions à l’aide des méthodes d’analyse des réseaux56

. Au-delà de la prise en compte fructueuse de cette action réticulaire57

, l’intérêt d’une approche diachronique doit permettre de mieux comprendre la manière dont ces structures renouvellent les cadres formatifs et d’exercice des métiers artistiques. Quelles soient école de dessin, école académique, académie de peinture ou société des beaux-arts, ces nouvelles institutions répondent toutes à un souci de réforme de l’art et de l’artisanat. Cet objectif simple, qui passe par la construction de capacités professionnelles, est en réalité plus complexe et peut même sembler antinomique puisqu’il s’agit à la fois de constituer un espace de liberté pour des artistes qui cherchent à s’affranchir des métiers, et de constituer un lieu de formation pour des artisans qualifiés, appelés à exercer un métier dans le cadre des manufactures. D’autres objectifs sont également souvent sous-jacents, comme le souci d’occuper utilement la jeunesse pour lui éviter l’oisiveté et l’ignorance, suivant en cela les écrits de John Locke puis de Jean-Jacques Rousseau.

Pour novateurs qu’ils paraissent, ces thèmes avaient déjà été convoqués en termes approchants deux siècles auparavant, mais de façon succincte, pour la mise en place des

52 Elsa TRANI, « La Peinture à Montpellier de Sébastien Bourdon (1616-1671) à Joseph-Marie Vien

(1716-1809) », thèse d’histoire de l’art, Montpellier 3 (dir. Michèle-Caroline Heck), 2016.

53 Pour les écoles de Pau et d’Auch, se reporter aux recherches de Florie VALTON, « Les écoles de dessin dans

la région de Toulouse au XVIIIe siècle : de l’enseignement du dessin sous l’Ancien Régime à la diffusion d’un

patrimoine immatériel », mémoire de Master II d’histoire de l’art, Université Toulouse – Jean Jaurès (dir. Anne Perrin Khelissa), 2017.

54 Lucas BERDU, « L’École de dessin et l’Académie de peinture, sculpture et architecture civile et navale de

Bordeaux », Les papiers d’ACA-RES, Brefs historiques, mis en ligne en avril 2017.

55 Nikolaus PEVSNER, Academies of art: past and present, Cambridge, University Press, 1940, réed. 2014 ;

Daniel ROCHE, Le siècle des Lumières en province: académies et académiciens provinciaux, 1680-1789, 2 vols, Paris, éd. de l’EHESS, 1989 ; Renaud d’ENFERT, L’enseignement du dessin en France. Figure humaine et dessin géométrique (1750-1850), Paris, Belin, 2003 ; Agnès LAHALLE, Les écoles de dessin au XVIIIe siècle. Entre Arts Libéraux et Arts Mécaniques, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006.

56 Émilie ROFFIDAL, « Les réseaux des académies et des écoles d’art en Europe méridionale (1740-1820) :

projet et perspectives de recherche », Les Cahiers de Framespa [En ligne], 17 | 2014, mis en ligne le 31 décembre 2014 : http://framespa.revues.org/3120; DOI : 10.4000/ framespa.3120

57 Les résultats des recherches menées sur les réseaux des académies d’art dans le cadre du programme

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communautés de métiers. Dans son étude consacrée aux corporations bordelaises, l’historien du droit Bernard Gallinato rappelle que les édits royaux de 1581 et de 1597, qui prescrivent l’établissement de professions jurées dans les villes où il n’y en avait pas, invoquent « le bien du commerce et de l’industrie et la commodité des affaires du roi » 58

. Dès lors, est déjà présente la notion d’un bien commun, ou tout du moins l’idée d’une utilité sociale incarnée par le roi (avec des visées fiscales évidentes), ouverte à l’entité et à la personnification du commerce et de l’industrie. L’édit précise d’ailleurs qu’il est nécessaire de lutter contre « l’avarice » et la « mauvaise volonté » des marchands et artisans qui mène à « la grande perte et dommage de tous [les] sujets »59

. En outre, il est à noter que l’esprit philanthropique et social des écoles de dessin rejoint, dans une certaine mesure, l’esprit charitable de soutien des corporations et leur action contre le désœuvrement de la jeunesse.

Au XVIIIe siècle, les intentions formatrices des écoles et des académies d’art, amplement théorisées par Antoine Ferrand de Monthelon dans son Projet pour

l’établissement d’écoles gratuites de dessein et par Jean-Baptiste Descamps dans son ouvrage Sur l’utilité des établissements des écoles gratuites de dessin (1767), se retrouvent dans les

différentes villes de province avec quelques modulations. À Marseille, un des premiers documents d’archives de la nouvelle fondation, daté de 1755, rapporte qu’elle a pour but de développer « les arts et le commerce », en précisant les avantages qui seront fournis tant pour les élèves du roi se rendant à Rome, que pour les Arcenaux de Provence, pour la jeunesse née avec un talent artistique et pour le progrès des arts décoratifs et mécaniques. Trois décennies plus tard, une lettre du secrétaire de l’académie, Étienne Moulinneuf, vante les mérites de l’institution marseillaise qui a « contribuée à la perfection des ouvrages des manufactures, celles d’indiennes, de fayence » grâce au nombre important d’élèves qu’elle a formé. « Ces fabriques, écrit-il, nous sont redevables de leur supériorité et de la réputation qu’elles ont acquise dans toutes les parties du monde […]. Quant aux artistes qui ont besoin d’étudier la figure, nous n’avons qu’à jeter les yeux sur cette quantité de sujets qui sont sortis de notre école […] Tous ces artistes sont les garants irrévocables de la bonté de notre enseignement depuis que notre établissement existe, et qui ne cessera de devenir plus utile ». Cette lettre, qui doit être prise comme un document autocélébratif, est intéressante car elle reprend le

topos développé depuis 1752 : à savoir que l’académie est le lieu par excellence de la

formation et du soutien à la production artistique, artisanale et manufacturière.

58 B. GALLINATO, op. cit., p. 284.

59 « Edict du Roy, portant restablissement du reglement general et statut, sur tous les arts & mestiers, etc., à

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À Toulouse, la volonté d’« utilitati publica », affirmée dans la devise, se retrouve dans divers documents d’archives, notamment les cahiers de Louis de Mondran rédigés « pour servir à l’histoire de l’Académie ». Le premier cahier évoque ainsi un discours « très éloquent à la gloire du corps de ville », portant sur « l’utilité de l’établissement des écoles gratuites de dessein » et « sur le zèle dont la société était animée pour faire fleurir les arts dans Toulouse ». La mention de ce discours prononcé en 1746, année même de la publication de l’article d’Antoine Ferrand de Monthelon, rend compte de la précocité des préoccupations didactiques à Toulouse. Cependant, au-delà de ces intentions de principes, la réalité est plus nuancée, et dans les faits le bilan paraît en demi-teinte : à Toulouse, il faut attendre l’année 1779 pour que soit mis en place un cours consacré au dessin d’ornement, base pédagogique de toute production manufacturière60

. Quant à Marseille, où l’intérêt pour les arts décoratifs et mécaniques est fortement revendiqué, le cours de dessin consacré aux fleurs est parfois demandé mais jamais véritablement mis en place61

, alors même que son importance pour la production des indiennes et des faïences est indéniable.

Plus que dans le contenu pédagogique en tant que tel - hors la pose du modèle vivant réservée aux structures les plus importantes62

- la grande innovation des académies et des écoles de dessin de province est à situer dans la mutualisation des moyens, tant en terme de personnel que de support didactique. Les collectes de modèles peints, dessinés, gravés, moulés permettent ainsi de proposer aux élèves un répertoire de formes qu’ils n’auraient jamais eu à leur disposition dans l’atelier d’un artiste. À Toulouse, comme ailleurs, les professeurs, les amateurs et la municipalité furent sollicités pour constituer un fonds de dessins et d’estampes63

. À Marseille, l’envoi de dessins de 1754 inaugure également une politique de collecte qui chercha à se déployer tout au long de la vie de l’institution64

. L’organisation interne des académies - qui permet de réunir dans un même corps professoral des artistes, des architectes et des chirurgiens, côtoyant des amateurs, souvent hommes de lettres et de sciences - témoigne de la volonté de mobiliser des compétences variées, favorisant l’instauration d’une forme d’interdisciplinarité, tout comme l’acquisition de capacités professionnelles spécifiques. L’investissement des individus, la place des protections et des relations, constitue le fondement de ces institutions ; leur succès repose sur

60 A. LAHALLE, op. cit., p. 111-112. 61 É. PARROCEL, op. cit., to. 1, p. 303, 307.

62 R. d’ENFERT, 2003, op. cit. ; A. LAHALLE, 2006, op. cit. 63 M. GUILLIN, op. cit., p. 161-169.

64 Sylvain BÉDART, « Modèles parisiens. Un lot de figures académiques pour Marseille », Marseille au XVIIIe

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les notables locaux qui financent, donnent une légitimité et des débouchés à la formation65 . Les documents d’archives qui témoignent de la mutation des conditions de formation - mise à disposition d’un local public, organisation de conférences et d’expositions, rédactions de vie, etc. -, laissent également à deviner certaines permanences. Ainsi, l’exercice « libre » de l’art n'exempte pas totalement les artistes de contraintes, notamment l’assistance au cours pour pouvoir concourir et l’obligation (même si parfois contournée) de produire une œuvre de réception pour être agréé. D’un point de vue structurel, certaines pratiques du métier, profondément ancrées, semblent s’être déplacées vers les académies : les dérogations dont bénéficient les fils de professeurs, exonérés d’assister aux cours de l’Académie pour valider leur année de formation, font écho aux dispenses dont pouvaient bénéficier certains fils de maîtres pour la réalisation d’un chef-d’œuvre. Les correspondances de l’Académie de peinture de Marseille mettent également à jour le poids des relations familiales au sein de l’institution pour certaines tentatives d’ascension et de réussite66

. Cette pérennité est à relier à un facteur humain essentiel dans la mesure où les premiers membres actifs des académies sont, dans un certain nombre de cas, issus des corporations. Les listes de noms des fondateurs et des premiers professeurs permettent de réfléchir à ce jeu de mutation et de permanence, de liens et de ruptures. À Marseille, en 1752, ce sont huit membres du corps des peintres, sculpteurs, doreurs et miroitiers de la ville qui quittent les rangs pour investir la nouvelle académie67

. À Aix-en-Provence, l’école est fondée en 1765 par plusieurs artistes dont le peintre Claude Arnulphy, membre de la confrérie des peintres et sculpteurs dès 1716, trésorier à partir de 1731, syndic en 1744 et mentionné dans les délibérations jusqu’en 175968

. À Toulouse, le sculpteur de retables Étienne Rossat, qui avait été inquiété par la confrérie des menuisiers dans les années 1730, rejoint dès 1746 la Société des beaux-arts dirigée par Guillaume Cammas. Ce phénomène de chaîne qui relie les institutions par le biais des individus, s’estompe autour des années 1770 : une génération est passée et une forme de distanciation s’installe entre les deux types de structure.

65 Anne PERRIN KHELISSA, Émilie ROFFIDAL, « Fonder les institutions artistiques : l’individu, la

communauté et leurs réseaux en question », Les papiers d’ACA-RES, Actes des journées d’étude, 8-9 décembre 2016, Paris, Centre allemand d’histoire de l’art, mis en ligne en avril 2017, consulté le 20 août 2017.

66 BMVR, Ms 988, to. 5, lettre de J.F. Forty à l’académie, 24 août 1761 ; t. 17, lettre de l’académie à Joseph

Zirio, 8 sept. 1781.

67 Pierre Coste, Joseph-Antoine David dit David de Marseille, François Châteauneuf, Pierre Panon, Louis

Pellegrin, peintres ; Jean-Claude Bertrand, Claude Despeches, sculpteurs, Jean-Joseph Kapeller, peintre, géomètre et architecte (Fabre, catalogue, p. 136, note 16).

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En conclusion :

La suppression des corporations, des académies mais également des congrégations religieuses, en vertu des mêmes textes - les lois du 18 août 1792 et du 8 août 1793 – vient clore en les réunissant l’existence de ces structures professionnelles et professionnalisantes qui paraissaient pourtant à l’origine si dissemblables. En effet, en se détachant nettement des corporations, les académies d’art et les écoles de dessin ont permis, en quelques décennies, un déplacement des lignes organisationnelles de l’exercice des métiers d’art en France. L’étude des sources montre que ce glissement s’est fait au profit des académies qui ont cherché à renouveler les moyens pour donner accès à des savoirs et à des savoir-faire spécifiques, et ainsi permettre l’insertion rapide et efficace des jeunes artistes dans le monde des métiers. Par ailleurs, elles ont souvent dépassé l’objectif très pragmatique du développement des arts et du commerce qui leur était clairement assigné, en devenant un élément dynamique de sociabilités. En favorisant la mise en relation d’individus, l’organisation d’évènements tels que des conférences et des expositions annuelles, elles ont souvent réuni l’essentiel des acteurs des mondes politiques, scientifiques et culturels de l’époque. La place des individus exerçant des charges, déterminante pour les artistes religieux dans l’exercice de leur art, s’affirme également comme centrale dans la vie des institutions académiques. Dans le jeu entre institutions et personnes, le poids de ces dernières est fondamental, notamment dans la pérennité de certaines structures d’enseignement qui disparaissent pendant les années révolutionnaires pour renaître sous la forme d’écoles municipales de dessin ou d’école des beaux-arts, structures qui connaitront au XIXe

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