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Le quotidien à Revin durant la Grande Guerre

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Academic year: 2021

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Le quotidien à Revin durant la Grande Guerre

Nicolas CHARLES1 Depuis la déclaration de guerre le 3 Août 1914, Français et Allemands se retrouvent plongés dans un conflit qui ne semblait pas les concerner de prime abord, mais que les nationalistes de chaque pays appelaient de leurs vœux pour en finir avec l’ennemi héréditaire. Passés les premiers combats largement à l’avantage des armées du Kaiser, qui envahissent la Belgique et les frontières du nord et de l’est du pays, les armées françaises se ressaisissent in extremis et réussissent à rétablir une ligne de défense sur la Marne en septembre. Le temps est désormais venu pour les belligérants de s’enterrer dans des tranchées. La guerre change alors de visage, le front se stabilise pour de longs mois.

Au nord de la ligne de front de nombreux territoires français doivent, pour la deuxième fois depuis 1870, subir les affres d’une occupation germanique. Les Ardennes sont alors un des territoires les plus touchés : seul département entièrement occupé, il doit en outre accueillir le quartier général de l’empereur Guillaume II2. Peu de gens ont fuit, par manque de temps et de moyens. Beaucoup d’Ardennais voient donc s’installer à nouveau chez eux les troupes teutonnes pour une durée totale de plus de quarante huit mois. Pour l’historien qui s’intéresse au quotidien des civils durant ce conflit, les études de cas dans les Ardennes sont très représentatives de la vie des populations de l’autre côté du front, coupés de la Mère patrie. C’est ce travail assez exhaustif qui a été mené dans l’ouvrage Occupation, Besatzungszeiten3.

Nous proposons ici une étude beaucoup plus limitée dans le temps et l’espace qui vise à restituer le quotidien d’une bourgade industrielle ardennaise occupée : Revin en 1916.

Un témoignage intéressant : le journal et le livre de comptes de Mme Anciaux en 19164 :

Les journaux intimes sont une source de premier ordre pour étudier le quotidien durant la Grande Guerre, au front comme à l’arrière.

Au front, de nombreux soldats ont tenu au jour le jour des cahiers où ils décrivent leur quotidien, mais aussi leurs impressions et leurs états d’âme. Les cahiers du tonnelier Louis Barthas, étudiés par l’historien Rémy Cazals, sont sans doute un des exemples les plus significatifs sur ce type de source qui a trait à la vie au front5. Exemple ardennais, le poète

1 Professeur agrégé au collège « Les 2 Vallées » de Monthermé. 2 Celui-ci s’installe à Charleville, dans le quartier de la gare.

3 Voir Dupuy Jérémy et Charles Nicolas, Les Ardennais vus par les Allemands, in Occupations, Besatzungszeiten, éditions Terres Ardennaises, Charleville-Mézières, 2007.

4 Archives Départementales des Ardennes, Série 1 J 326.

5Louis Barthas est un tonnelier audois qui raconte toute sa guerre de façon très précise. Né à Homps (Aude) le

14 juillet 1879, fils de Jean Barthas, tonnelier, et de Louise Escande, couturière. La famille s’installe ensuite à Peyriac-Minervois dans le même département. Louis Barthas est allé seulement à l’école primaire, mais il a été reçu 1er du canton au Certificat d’études. Grand lecteur : dans son témoignage de guerre figurent de nombreuses

citations tenant à l’histoire (Valmy, Crécy, Attila, Turenne, Louis XIV, Louis XVI, Napoléon, chevalier d’Assas, César, les Francs et les Wisigoths), à la littérature (Victor Hugo, Anatole France, Goethe, Mme de Sévigné, Courteline, André Theuriet, Dante, Homère), à la mythologie (Bacchus, Damoclès, les Danaïdes, Tantale, Mars, Vulcain, Borée). Marié, deux garçons, 8 et 6 ans en 1914. Tonnelier et propriétaire de quelques arpents de vigne. Il se dit lui-même chrétien, il est de culture catholique (Jésus, le Calvaire, Sodome et Gomorrhe). Anticlérical sans excès (allusion aux rigueurs de l’Inquisition, au supplice du chevalier de la Barre).

Adhère au parti socialiste (très nombreuses allusions anticapitalistes). Antimilitariste. Sa situation ne change pas après la guerre. Il meurt à Peyriac-Minervois le 4 mai 1952. Cette étude, menée par Rémy Cazals fut une des

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Paul Dauchy, engagé volontaire à 18 ans dans l’artillerie en 1915, se retrouve dans la plupart des grandes batailles du conflit sur le front occidental6. Il y tient des cahiers où il note les impressions de son quotidien de Poilu, des poèmes et des dessins sur la vie au front7.

A l’arrière, les civils aussi racontent leur guerre, ce sont d’ailleurs surtout des femmes, voire des enfants. Ces témoignages sont en grande majorité effectués dans les régions occupées par l’armée allemande. Le cas d’Yves Congar de Sedan est dans ce cadre assez révélateur8.

Terres Ardennaises pour sa part a publié des carnets de civils comme ceux de Julien Schmidt9,

de Marie Lefebvre10 ou de Manon Léon11. Le travail mené en 2007 par de nombreux historiens allemands et ardennais dans le livre Occupations, Besatzungszeiten s’appuie lui aussi largement sur de nombreux témoignages et illustrations, pour la plupart inédits, publiés pour l’occasion. La Société d’Études Ardennaises a elle aussi travaillé sur de nombreux aspects de la Grande Guerre répertoriés dans la Revue Historique Ardennaise tome 4112. Le quotidien, mais encore plus l’intime étudié à travers ces témoignages est tout à fait intéressant. En effet, de par leur vocation première, ces journaux intimes ou cahiers personnels ne sont destinés à être lus que par un cénacle très restreint et choisi par l’auteur qui écrit surtout pour se souvenir précisément de ce qu’il s’est passé. Surgissent alors dans ses propos les sentiments directs, ceux qui lui traversent l’esprit au moment de la rédaction de ses notes. C’est donc une source de « première main » pour les historiens et non pas des récits écrits à posteriori qui peuvent parfois modifier la réalité à l’aune des événements qui se sont produits par la suite.

Le journal de Mme Anciaux de Revin est une source particulière qu’il convient de présenter. C’est tout à la fois un journal intime et un livre de comptes puisque se retrouvent mélangés la description des évènements à Revin, le coût de la vie et les sentiments personnels de l’auteur sur la guerre et l’occupation allemande. En effet, les événements, souvent commentés par l’auteur, sont retranscrits au jour le jour, mêlés à ses dépenses domestiques quotidiennes. Ce type de témoignage est assez rare et dénote la volonté de Mme Anciaux de contrôler l’argent qu’elle utilise pour vivre (voire parfois de faire du profit) en ces temps difficiles où tout est strictement réglementé par l’occupant germanique. Ce n’est pas à proprement parler un livre de comptes13 puisque seules les dépenses (et quelques rares rentrées d’argent) y sont répertoriées. Toutefois, les sommes qui y sont notées peuvent paraître fiables, car on y voit souvent à côté des commentaires sur la cherté des prix et leur augmentation, l’auteur allant jusqu’à écrire son soulagement lors de quelques rares

premières dans son genre et permis de renouveler la recherche historiographique sur la vie des soldats français au front. Voir Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, introduction et postface de Rémy Cazals, Paris, La Découverte poche, 2003, 567 p.

6 L’Artois, Verdun, la Somme en 1916 ; la Champagne et le Chemin des Dames en 1917 ; l’Ourcq, l’Ailette,

Guise et La Capelle en 1918.

7 Voir Terres Ardennaises n°25, décembre 1988.

8 Né à Sedan le 13 avril 1904, Yves Congar est issu d'une famille bien implantée localement. Il y achève ses

études secondaires, avant de s'orienter vers le sacerdoce sous l'influence de l'abbé Lallement, un compatriote. Arrivé au séminaire parisien des Carmes en 1921, le jeune clerc fait ses trois ans de philosophie scolastique à l'Institut catholique. Après son service militaire, il entre en 1925 au noviciat de la province dominicaine de France. Ordonné prêtre en 1930, il poursuit ses études théologique et prend par la suite part aux grandes questions qui touchent l’Eglise après la Seconde Guerre mondiale.

Pendant la Grande Guerre, il est un jeune garçon qui va dans ses cahiers noter et dessiner la vie quotidienne dans Sedan occupée. Pour l’édition de ses cahiers, voir : Journal de Guerre (1914-1918), cahiers annotés par Stéphane Audouin-Rouzeau et Dominique Congar, éditions du Cerf, Paris, 1997.

9 Voir les articles de Gilles Déroche dans Terres Ardennaises n° 98 (mars 2007) et n°99 (juin 2007). 10 Voir Terres Ardennaises n° 64 (octobre 1998) et n°65 (décembre 1998).

11 Voir Terres Ardennaises n°63, juin 1998.

12 Voir RHA n° 41, Pascal Sabourin y a répertorié l’ensemble des articles publiés sur 1914-1918 par la SEA

depuis sa création.

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distributions gratuites faites par les allemands ou de réquisitions avortées. Comme beaucoup de personnes durant l’occupation des Ardennes durant la Grande Guerre, Mme Anciaux fraude les occupants, comme en témoigne son carnet14. Cette source de premier ordre, que l’on doit à Mme Anciaux, habitante de la ville de Revin en 1916, nous permet donc de découvrir l’occupation des Ardennes sous un autre angle.

Sur l’auteur, Mme Anciaux, nous ne connaissons que des bribes de sa vie, car peu de renseignements personnels apparaissent dans ses carnets : pas de prénom, ni de date de naissance, ni d’âge, ni d’adresse précise. À lire ses écrits, nous pouvons voir qu’elle vit avec sa mère15, qu’il semble y avoir cinq personnes au foyer16. Elle paraît être d’un milieu de commerçants à en juger par la tenue de livres de comptes qui lui est familière. Elle sait lire, écrire, compter et connaît l’allemand17. Son origine sociale, nous y reviendrons plus loin, semble être assez aisée comme le montrent ses facilités « scolaires » citées ci-dessus, ainsi que son éducation qui se devine à travers l’image qu’elle renvoie des réfugiées du Nord18. Sa famille possède d’ailleurs une autre maison, qu’elle appelle la « garçonnière »19 dans le quartier du Maroc à Revin. Pour le reste, tout est très vague, si ce n’est qu’elle doit avoir entre 20 et 50 ans. Nulle part il n’est fait mention si elle a ou non un mari.

Revin en ce début du XXème siècle est une grosse bourgade industrielle de la vallée de la Meuse. On y retrouve de grosses usines, fonderies et aciéries principalement20, qui emploient parfois plusieurs centaines d’ouvriers. Dès la fin du mois d’août 1914, les allemands sont proches de la ville21. Le 26 août, vers 4 heures du matin, les revinois sont réveillés par l’explosion des ponts sur la Meuse. Le maire, Auguste Colas22, a fuit dès que les troupes allemandes se sont rapprochées de sa commune. Il est remplacé par son adjoint, Arthur Chuillot23 qui négocie avec les troupes de Guillaume II pour éviter à la ville le même sort que Haybes24. Celui-ci est retenu en otage avec le curé Létrange le temps des pourparlers. Le commandement allemand fournit aux autorités civiles de la commune un texte sans équivoque sur le devenir de leur cité en cas de résistance25. Le 27 août au matin, Revin est déclarée ville

14 A plusieurs reprises comme le 12 septembre 1916, elle avoue alors que les allemands vont réquisitionner des

lapins : « nous nous sommes empressés dans zigouiller un. Même chose le 15 décembre où elle dit avoir décapité quatre lapins pour les soustraire aux réquisitions ».

15 Le 13 mars, « Cette nuit vers 11 heures, le canon a tonné exceptionnellement fort que maman s’est relevée ».

Le 22 mars : « maman s’est levée à 5 heures pour faire des gaufres ».

16 Plusieurs fois elle donne le chiffre de cinq parts distribuées par le ravitaillement.

17 Plusieurs fois, elle écrit qu’elle donne, moyennant finance, des cours d’allemand-français, sans doute à des

gradés qui occupent la ville (le 21 juin, le 24 octobre et le 25 décembre).

18 Voir la fin de notre propos.

19 Le 20 avril : « Préparer la ˝garçonnière˝ du Maroc pour recevoir des émigrés soi-disant venant du Nord ». 20 Voir les travaux de René Colinet sur la métallurgie ardennaise, en particulier dans la vallée de la Meuse. 21 Pour le passage sur l’attaque allemande, voir Jean Garand : Revin, Fumay et Fépin, cent trente années d’évolution économique, sociale et politique (1790-1920), Cahiers d’études ardennaises, tome 5, Mézières,

1962.

22 Maire de Revin de 1903 à 1914. Voir notice biographique de Didier Bigorgne dans cette revue, qui a été

également publié dans le Maitron, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier.

23 Maire de Revin de 1914 à 1917. Voir notice biographique de Didier Bigorgne dans cette revue, qui a été

également publié dans le Maitron, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier.

24 Entre le 24 et le 26 août 1914, les soldats allemands se heurtent dans ce village à une vive résistance. Ceux-ci

pensent alors que les troupes régulières françaises sont aidées par des francs tireurs qui se cachent dans la population. Pris de peur, ils massacrent une partie des civils, sans doute plus de 1000. Ce genre de phénomène n’est pas nouveau. Déjà, lors de l’invasion de 1870, les troupes prussiennes avaient craint ces francs-tireurs et avaient procédé à de nombreuses exécutions sommaires de civils, pour l’exemple. Toutefois, durant la Grande Guerre, le massacre de Haybes reste une des plus importantes exactions contre des civils sur le front occidental.

25 Texte fourni par le commandement militaire allemand à la municipalité de Revin le 25 août 1914 : « On sait

que pendant la nuit, il y a des soldats français à Revin et à Bouverie. Annoncez au commandement de ces troupes que la ville sera attaquée à 4 heures de 7 directions et que la ville sera bombardée par notre artillerie, au moment que ces soldats – un seul de ces soldats – tirent sur nos troupes.

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ouverte, partout flotte le drapeau blanc. Les Allemands s’y installent pour plus de quatre ans. Les débuts de l’occupation sont terribles, les troupes germaniques font main basse sur une grosse partie de sa production industrielle et sur d’importants stocks de nourriture. Par la suite, selon les besoins, les Allemands réquisitionnent, nous le verrons plus loin, les matières premières, mais surtout les machines qu’ils envoient dans le Reich pour soutenir un important effort de guerre où les troupes des empires centraux lutter sur plusieurs fronts simultanément.

S’approvisionner en 1916 dans la vallée de la Meuse occupée :

Le choix de cette année 1916 pour mener notre étude ne se fait pas au hasard. Si on suit les conclusions de Stéphane Audouin-Rouzeau et d’Annette Becker, « la guerre française du sacrifice est celle pour laquelle on garde confiance. On conserve assez longtemps l’espoir d’une guerre courte, au moins jusqu’à l’été 1916. Puis, l’échec de la tentative de percée de la Somme atteint le moral. Les témoignages des occupés donnent au total un assez bon reflet de l’évolution du moral des français à l’arrière, mais compte tenu du poids de l’occupation, de la disette, des représailles exercées sur les populations civiles en cas de revers militaires, le début du fléchissement est plus précoce et se produit non en 1916, mais dès juin 1915. Cette baisse du moral va s’aggraver en 1916 et jusqu’à l’été 1917 avant le retour de la résolution et de l’esprit de victoire26 ». Le moral des populations qui vivent dans les régions envahies du nord et du nord-est n’est donc pas au mieux en cette année 1916 et les difficultés pour s’approvisionner accentuent cette frustration. Les populations occupées ont, comme les combattants au front, le sentiment de se retrouver en première ligne au contact de l’ennemi : « les populations, par patriotisme, sont persuadées qu’elles sont au front27 » selon Stéphane Audouin-Rouzeau et Annette Becker. D’ailleurs, dans ses carnets, Mme Anciaux note souvent son état d’esprit du moment qui fluctue souvent selon les aléas du ravitaillement. Ainsi, plusieurs fois dans l’année, son moral semble au plus bas à cause du manque de nourriture : « plus de viande ni de graisse, difficultés de ravitaillement, pain de mauvaise qualité28 » sont des expressions qui reviennent souvent chez cette habitante de Revin en 1916. Le 23 mars, elle annonce : « les pommes de terre font défaut. Il n’y a plus de beurre du tout. Les œufs sont très rares. Il n’y a de la viande que tous les samedis ». Plus tard, vers le printemps, alors que les premiers légumes devraient faire leur apparition dans les jardins, la nourriture disponible ne semble pas beaucoup s’améliorer. Elle semble au mois de juin très abattue par cette situation de quasi disette, récurrente depuis le début de l’année : « on n’a pas facile pour cuisiner : plus de viande, ni d’œufs, ni de beurre, les pommes de terre ne sont pas bonnes. Tous les jours, on fait la même popote : potée aux herbes, potée aux oignons. Queue à la viande, on est rentrée toutes fourbues de fatigue »29. A travers ce journal, nous pouvons donc tenter de mettre en place une typologie de l’évolution des prix, pour les denrées de consommation courante tout du moins, dans cet espace spécifique qu’est la vallée de la Meuse. En effet, nous le verrons plus loin, nous sommes sur un territoire essentiellement industriel, où les ouvriers ne possèdent que des jardins, ce qui conduit à une hausse des prix

En cas que ces soldats veulent se rendre, il faut montrer des blancs drapeaux et ne pas se montrer devant les maisons […].

Les maisons et tous les habitants et soldats seront sauvés, quand les soldats veulent se rendre sans armes et sans tirer UNE FOIS. En cas que je n’obtiens pas de réponse, l’attaque commencera à 9 heures. »

26 Stéphane Audouin-Rouzeau et Annette Becker : 14-18, retrouver la Guerre, Gallimard, Paris, 2003, p. 73. Il

convient de rajouter à cette citation une note des auteurs sur le passage utilisé ici : « en France non occupée, le premier fléchissement du moral se produit non en 1917 mais en 1916 ».

27 Stéphane Audouin-Rouzeau et Annette Becker, op. cit. 28 Les 01 janvier, 23 mars, 10 avril, 6 mai, 27 mai, 5 juin. 29 Le 5 juin 1916.

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voire à des pénuries de produits de base plus importantes que dans le sud du département qui lui est beaucoup plus agricole.

L’évolution des prix est un des aspects essentiels que permettent d’appréhender les livres de comptes de Mme Anciaux. Fait assez rare, elle note tous les prix des denrées et des biens qu’elle achète. Cela permet de dresser une évolution tout au long de l’année 1916. Dans le tableau en annexe sont répertoriés les denrées et leurs prix indiqués chaque mois. Ce relevé des prix varie selon les périodes : il est beaucoup mieux renseigné au premier semestre de 1916 alors que par la suite, les prix sont beaucoup moins fréquemment indiqués. Malgré cette hétérogénéité dans le relevé des prix, nous pouvons quand même analyser deux faits marquants. Le premier est la dichotomie entre les prix pratiqués dans le réseau commercial courant, qui sont de façon générale assez élevés, et ceux des différents organismes de ravitaillement dont les prix sont, eux, beaucoup moins importants, mais les quantités que l’on peut acheter y sont limitées. Tout cela peut s’expliquer d’après la loi de l’offre et de la demande qui se complexifie en temps de guerre, nous y reviendrons plus loin. Le second aspect mis en évidence dans les livres de comptes sont les variations relativement importantes des prix durant l’année, parfois même d’un mois sur l’autre. D’ailleurs, Mme Anciaux le note quand ceux-ci sont dans des périodes élevées. Ainsi le 23 mars : «La vie est très chère et on ne trouve rien avec son argent ». Il faut alors trouver des moyens de subsistance et faire la queue dans les magasins. Cela mine le moral des populations occupées qui souffrent non seulement du manque de nourriture, mais aussi des difficultés pour s’en procurer, amplifiées par la bureaucratie des autorités du Reich. Les files d’attente devant les magasins sont souvent longues et fatigantes, nous l’avons noté plus haut, Mme Anciaux s’en plaint30. Elles semblent occuper les civils une bonne partie de la journée, puisque les jours où le ravitaillement arrive dans les magasins, la queue dure une bonne partie de la journée : « Il y a des personnes qui font la queue depuis 1 heure du matin devant les magasins »31.

Face à cette pénurie de nourriture quasi permanente durant tout le conflit, les populations occupées du nord-est de la France ont pu compter sur le ravitaillement. Nous revenons donc ici sur le premier problème soulevé par les listes de prix du carnet de Mme Anciaux. Clairement, à la lecture du tableau récapitulatif des prix indiqués à Revin en 191632, nous pouvons voir que vus les prix très élevés pratiqués par les commerçants, parfois plus du double par rapport au ravitaillement (à cause principalement des difficultés d’approvisionnement), les civils occupés auraient eu du mal à survivre sans le ravitaillement institué de manière officielle par les Allemands qui fournissent eux-mêmes des denrées et qui autorisent une organisation neutre (le « comité hispano-américain ») à compléter ces distributions. Mme Anciaux fait d’ailleurs la différence lorsqu’elle note les distributions : « Ravitaillement, point de pain mais farine : 5,5 kg de farine allemande et 3,6 kg américaine »33. Le ravitaillement distribue essentiellement de la nourriture, mais parfois, comme nous le montrent les notes de Mme Anciaux, il y a des vêtements ou des chaussures qui sont vendues à bon prix34. Souvent, les produits distribués par les Allemands sont de médiocre qualité, ce dont les Ardennais se plaignent : « le pain distribué hier était immangeable, c’était du mastic »35. La distribution du ravitaillement est organisée par les municipalités, sous le contrôle des autorités allemandes. Chaque ville ou village reçoit une quantité définie de denrées qu’ils achètent aux occupants. Les municipalités doivent ensuite les revendre aux habitants après avoir rationné la distribution entre ces derniers. Pour ce faire, 30 Voir note 24.

31 Le 23 mars. 32 Voir en Annexe. 33 Le 17 novembre 1916.

34 Ainsi le « comité américain distribue des souliers pour homme (17 Fr) et pour femme (10 Fr) » le 14 juin. 35 Mme Anciaux, le 6 mai 1916.

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chaque mairie établit des listes d’habitants regroupés par maison et octroie des tickets de rationnement en fonction du nombre de personnes qui vivent dans le foyer36. A Revin, les bons de rationnement sont, comme dans le reste des Ardennes, utilisés, comme le note Mme Anciaux le 8 mars : « les commerçants sont forcés de prendre la monnaie présentée, soit en bons ou autres billets émis »37. Avec ce système, les habitants semblent disposer d’un minimum de nourriture répartie de façon équitable entre eux. C’est toutefois sans compter, nous le verrons plus loin, sur une économie souterraine qui semble se mettre en place entre les habitants occupés. Même si celle-ci est difficile à cerner, quelques traces apparaissent dans les écrits de Mme Anciaux. A travers ces livres de comptes, nous pouvons voir que les distributions de nourritures sont essentiellement payantes et rationnées. Les gens achètent un nombre de parts qui est défini pour chaque famille38, celles-ci sont parfois doublées si l’approvisionnement est conséquent. Rares sont les distributions gratuites comme celles de pommes de terres notées le 5 mai ou le 21 mai39. Quant aux prix pratiqués, ils sont sensiblement plus élevés qu’avant-guerre, principalement, nous l’avons dit à cause des difficultés d’approvisionnement dues à l’imperméabilité du front qui, combinée du côté allemand aux effets du blocus maritime des Alliés, engendre une certaine flambée des prix dans les Ardennes. Seuls ceux pratiqués dans le cadre du ravitaillement officiel sont relativement raisonnables. D’ailleurs, les denrées sont vendues à la fin de la guerre à des prix quasiment similaires.

Les livres de comptes de Mme Anciaux permettent aussi d’appréhender la question financière et de la circulation fiduciaire dans les Ardennes occupées. Depuis l’invasion, le mark est devenu la monnaie de référence dans tous les territoires sous administration allemande. Toutefois, pour faciliter les échanges, les francs sont toujours utilisables, ou tout du moins échangeables contre des marks. En effet, les habitants pour payer leur approvisionnement le font toujours en francs, mais dès qu’il y a quelque chose à régler aux autorités d’occupation, ceci est fait en monnaie allemande. Cette distinction est très claire dans les notes de Mme Anciaux, où l’on voit que la valeur de tous les produits courants est fixée en francs40, alors que les amendes réclamées par la Kommandantur sont fixées en marks41. Avec ces échanges, une certaine spéculation est possible, comme elle le note le 15 juillet : « j’ai remis à G. Marchot42 200 marks pour pouvoir verser la somme aux Allemands, demandée comme contribution de guerre. Il me rendra en plus 5% ». Effectivement, la semaine suivante43 ses dires sont confirmés : « J’ai reçu les 250 Fr en bons (changement fait pour aider la commune à donner ses marks comme contribution de guerre). On m’a rendu en plus 12,5 Fr (bénéfice du changement des marks en bons) ». Fait important à noter, Mme Anciaux note plusieurs fois dans l’année la parité entre les deux monnaies. Le 1er avril, 1 mark passe de 1,25 Fr à 1,30 Fr. Le 1er novembre 250 Fr valent 230 marks.

Malgré tous les aléas liés aux difficultés d’approvisionnement, les habitants de Revin, comme leurs camarades des autres territoires français et belges occupés, doivent faire face aux autres aspects du quotidien dus à la présence d’une armée ennemie sur leur sol qui montre à leur encontre de très nombreuses exigences, souvent vécues comme injustes et disproportionnées.

36 Il y a une différenciation pour les quantités distribuées selon le sexe et l’âge des occupants de la maison. Ainsi,

souvent les hommes ont les parts les plus élevées. Suivent ensuite les femmes, les vieillards et les enfants.

37 Quelques jours plus tard, le 23 mars, elle parle à nouveau de « tickets » dans ses carnets.

38 Pour cette raison, Mme Anciaux note dans ses carnets de nombreuses fois des « parts » de denrées qu’elle

achète. Voir documents photographiés en annexe.

39 Le 05 mai, « chaque personne a droit à 10 kg de pommes de terres gratuites, en plus des pommes de terres à

planter ». Le 21 mai : « distribution de 5 kg de pommes de terres gratuitement »

40 Voir tableau des prix en annexe. 41 Voir plus loin dans notre propos. 42 De la municipalité de Revin. 43 Le 21 juillet.

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La population revinoise à l’heure des réquisitions allemandes :

Les réquisitions sont un fait de guerre largement répandu dans les conflits de l’époque contemporaine, dès qu’une armée occupe un territoire ennemi. Le but est de trouver des moyens de subsistance locaux qui évitent une trop fastidieuse intendance. Il convient d’ajouter à cela les effets du blocus que doivent subir les empires centraux depuis 1914. Particulièrement efficace grâce à la vigilance de la Royal Navy en mer du nord, l’Allemagne se retrouve ainsi coupée d’importantes sources d’approvisionnement en matières premières, surtout les produits pétroliers et les minerais. Les Allemands doivent donc trouver d’autres ressources afin d’alimenter à la fois leur effort de guerre et de nourrir soldats et civils. Ainsi, les Ardennes occupées durant la Grande Guerre par les troupes du Kaiser Guillaume II ne dérogent pas à la règle et fournissent un grand nombre de matières premières à destination du front tout proche. Le bois est ainsi une denrée de premier choix, très prisée par les allemands qui défrichent intensément certaines forêts ardennaises pour alimenter le front afin de renforcer les tranchées installées dans l’extrême sud du département. Les forêts de l’Ardenne primaire, au nord, paient ainsi un lourd tribut au conflit et sont largement exploitées par l’occupant44. Autre matière première très recherchée par les occupants, les métaux qui font l’objet de nombreuses réquisitions tout au long du conflit, surtout à partir de 1916. Le cuivre est particulièrement recherché, les allemands n’hésitent pas à enlever les cloches de la plupart des églises ardennaises45 pour subvenir à leurs énormes besoins pour faire fonctionner leur industrie de guerre. Mme Anciaux note ainsi pour la ville de Revin le 11 juillet 1916 et le 7 décembre une réquisition de tous les objets en cuivre chez les particuliers qui doivent les amener à la Kommandantur de la ville. Le caoutchouc est aussi un produit de première importance pour les allemands qui n’ont plus accès à l’hévéa, importé d’Asie, à cause du blocus. Ils transforment donc les caoutchoucs réquisitionnés dans les territoires occupés, comme c’est le cas à Revin le 16 mai 1916. Les usines sont aussi pillées de leurs outils de production qui sont envoyés en Allemagne, ce qui selon l’historien Didier Bigorgne, pénalise pour de nombreuses années après le conflit l’industrie ardennaise. Même chez les particuliers, tout ce qui peut aider la production est réquisitionné, comme les moteurs le 22 septembre. Les Allemands réquisitionnent aussi les moyens de transports comme les bicyclettes le 8 septembre. Tout ce qui peut donc faciliter l’effort de guerre du IIème Reich est confisqué aux habitants qui sont obligés de s’y soumettre, sous peine de sanctions parfois très lourdes. D’ailleurs, la menace de sanctions pour ceux qui ne livrent pas ce produit aux autorités occupantes est inhabituellement élevée : « trois mois de prison et 1000 marks d’amende » selon Mme Anciaux. Des actes de résistance passive sont certes avérés, nous l’avons vu plus haut, mais ce sont essentiellement sur les produits alimentaires peu volumineux. Cacher des lapins est beaucoup plus aisé que des grandes quantités de cuivre. Mais, comme le démontre quelques fois dans ses notes l’état d’esprit de Mme Anciaux, ne pas tout fournir aux Allemands est quelque part un acte de résistance, nous en reparlerons plus loin, revendiqué par des civils envahis qui, dès qu’ils le peuvent, contredisent les ordres de la Kommandantur (ou tout du moins les atténuent).

Les produits fournis par le terroir local sont aussi prisés par les allemands qui peuvent les utiliser comme « ersatz » pour limiter le manque de certaines matières premières dû au blocus46. Ainsi, les orties sont à cet effet régulièrement réquisitionnées par l’occupant. C’est d’ailleurs l’un des sujets les plus fréquents de travaux forcés pour les habitantes de Revin 44 Voir Dupuy J. et Charles N., op. cit.

45 Voir Dupuy J. et Charles N., op. cit. De nombreuses illustrations sont présentées sur la réquisition des cloches

ardennaises durant la Grande Guerre

46 Les alliés utilisent leur marine de guerre pour bloquer l’approvisionnement des ports allemands et turcs. Cela

donne lieu à une importante guerre sous-marine de la part des allemands avec leur U-Boot pour essayer de desserrer cette étreinte et pour pénaliser l’approvisionnement des alliés qui vient de façon croissante des États-Unis.

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durant l’été 1916 d’après les carnets de Mme Anciaux. Le but pour les Allemands est d’en extraire les fibres pour les tisser et réaliser un tissu grossier, destiné à la confection de sacs de transport par exemple. L’osier fait lui aussi l’objet de réquisitions pour sa récolte et la fabrication de paniers47 envoyés au front ou expédiés en Allemagne. Dans le cas cité ici, il semble que les Allemands souhaitent, au départ, utiliser le volontariat de la population revinoise, contre rémunération, ce qui est souvent un échec dans tous les territoires occupés, car les gens sont bien conscients de participer à l’effort de guerre contre leur pays et ne le font pratiquement que sous la contrainte des travaux forcés. D’ailleurs, à la fin de l’année, cent personnes sont réquisitionnées pour travailler cette denrée.

Certaines de ces réquisitions peuvent aujourd’hui nous apparaître plus incongrues comme celle que Mme Anciaux relève le 7 mars où elle annonce que «12 Allemands sont venus chercher le billard de Mme Hubert ». Le but ici est sans doute de doter le quartier des officiers d’un point de distraction en se servant d’un billard, sans doute repéré au préalable chez les habitants concernés. Le 9 juin, les occupants réquisitionnent des nappes, serviettes et tables pour la tenue d’un banquet48. Cela montre clairement la volonté des troupes présentes de s’implanter durablement dans la ville en y aménageant des espaces dédiés à la détente des officiers.

Ce sont les réquisitions de nourriture qui marquent particulièrement la population ardennaise qui a déjà peu pour vivre. Celles-ci sont régulières et touchent tous les types de produits que pouvaient produire les habitants chez eux. A Revin, ville industrielle encaissée dans la vallée de la Meuse, il n’y a pratiquement pas de terroir agricole, c’est pour cette raison que Mme Anciaux ne parle jamais de réquisitions de céréales, de produits laitiers ou de fruits à grande échelle49. Par contre, les petits fruits, produits dans les jardins ou qui peuvent se cueillir dans les bois sont requis par les occupants, souvent contre un léger dédommagement50. Fait à souligner (qui est mis en avant par Mme Anciaux), la Kommandantur qui est chargée de centraliser les réquisitions de produits frais et de biens pris aux particuliers peut parfois en rendre s’il y en a trop. Ce qui se passe le 13 octobre où les autorités rendent 1/6ème des pommes qui ont été prélevées aux habitants la semaine précédente. Seul fait particulier à noter, un recensement et une expertise des vaches qui a lieu sur la place Quertais par un vétérinaire. Par contre, tout ce que les particuliers peuvent avoir chez eux, pour leur consommation personnelle, fait l’objet de réquisitions. Les animaux comme les lapins et les cochons, élevés à l’époque par beaucoup de personnes pour obtenir un complément alimentaire non négligeable, font l’objet de nombreux recensements par les Allemands en vue de réquisitions comme le note Mme Anciaux le 17 mars, le 12 septembre et le 15 décembre. Les œufs sont une des denrées les plus recherchées par les occupants, de par leur importance nutritionnelle et surtout de leur facilité d’emploi. Le but ici est de nourrir les troupes qu’il y a sur place, car les œufs supportent mal le transport. D’ailleurs, les Allemands n’hésitent pas, pour punir, mais aussi par réalisme, à réquisitionner des poules aux habitants qui ne veulent pas fournir des œufs51.

Aux réquisitions de denrées s’ajoutent dans tous les territoires occupés la mise à disposition forcée de bâtiments privés pour les besoins de l’armée allemande. Ceux-ci sont transformés pour abriter des services nécessaires à l’occupation comme des lieux d’incarcération ou des 47 Le 14 janvier 1916, « les Allemands offrent du travail à domicile pour les femmes et les enfants pour la

fabrication de paniers en osier » selon Mme Anciaux.

48 Il semblerait ici que Mme Hubert soit la tenancière d’un café de Revin où il pouvait y avoir un billard. 49 Une seule fois il est fait mention de réquisition de pommes, le 22 septembre, ce qui montre la faible présence

de fruitiers dans la vallée de la Meuse, à la différence du sud du département (région des crêtes préardennaises), beaucoup plus tourné vers les productions fruitières, où les réquisitions de nourriture concernent essentiellement les fruits.

50 Exemple : le 13 octobre, les 100 kg de sorbier sont payés 5 Fr.

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hôpitaux. C’est le cas à Revin où plusieurs usines deviennent des prisons52 ou des antennes médicales53 destinées à s’occuper de blessés qui refluent du front. À cela s’ajoute la réquisition de logements qui a pour but essentiel de loger les troupes allemandes présentes sur le territoire communal. Phénomène récurrent, la présence de soldats ennemis chez les particuliers est bien décrite par de nombreux témoignages qui nous sont parvenus des trois guerres qui ont opposé Français et Allemands depuis celle de 1870. Étant obligés de loger chez eux des soldats ennemis, beaucoup d’Ardennais témoignent de la difficulté à cohabiter avec les soldats d’outre-rhin54, même si selon leur origine territoriale ou leur âge, les soldats de Guillaume II n’éveillent pas les mêmes remarques chez les civils occupés. Ceux qui sont chargés de surveiller les zones occupées sont des soldats territoriaux, en général plus âgés et pères de familles qui ne renvoient pas une image trop négative, surtout chez les plus jeunes55. La littérature présente aussi régulièrement ce sujet comme l’œuvre de Vercors56 sur la Seconde Guerre mondiale ou la fresque ardennaise de Jean Rogissart, Les Mamert57, qui

présente la vie d’Ardennais de la fin du XIXème siècle à la fin de la dernière guerre. D’après Mme Anciaux, des logements sont régulièrement réquisitionnés pour accueillir des troupes dont les mouvements sont scrupuleusement notés dans le carnet. Ainsi, des officiers sont logés à Revin dans les belles maisons patronales : « un groupe d’Allemands se fait photographier devant la villa Baudet »58. Les quartiers ouvriers sont eux réservés au logement des soldats : « Les Allemands visitent les maisons de la Bouverie pour y loger des soldats »59. Les personnes qui possèdent des jardins sont souvent obligées d’accueillir des soldats avec des chevaux60. Toutes ces obligations à recevoir des troupes ne suscitent pas l’enthousiasme des populations, loin de là.

Mais la plupart des réquisitions citées par Mme Anciaux ont trait au relogement de personnes qui ont été déplacées de force depuis d’autres territoires occupés, surtout dans le Nord. Nous verrons plus loin qui sont ces réfugiés et pourquoi il se retrouvent dans les Ardennes. Une fois qu’ils sont là, il faut les loger. Les Allemands demandent donc à des habitants de Revin de les accueillir, ce qu’ils semblent faire sans trop de difficulté, la solidarité entre personnes occupées fonctionne ici assez bien. Pour des questions de facilité, ils sont concentrés dans les quartiers dits du Maroc ou de la Bouverie où, dans un premier temps, les réfugiés sont logés dans des logements inoccupés. Ce sont des espaces périphériques de la cité revinoise, peuplés essentiellement d’ouvriers. Ceux-ci sont mis à disposition des réfugiés et connaissent un mouvement quasi incessant tout au long de l’année, au gré des arrivées et des départs des personnes qui s’effectuent, selon les carnets, quasiment tous les mois (et parfois plusieurs fois par mois). Il y a dix huit mentions de réquisitions de logements pour les réfugiés durant toute l’année, avec parfois des arrivées de plus de deux cent personnes. Toutefois, il convient de noter que ces populations ne restent pas longtemps, elles sont régulièrement déplacées selon les besoins des Allemands pour divers travaux ou par manque de place dans une ville. Nous le verrons plus loin, d’après Mme Anciaux, leur sort est loin d’être enviable.

Le témoignage de Mme Anciaux, une vision impartiale de la Grande Guerre ? 52 Ainsi les usines Hainaut ou les écoles.

53 Le 9 mai : « déménagement de la ˝boutique Davidon˝ transformée en ambulance ».

54 Voir Jacques Lambert, les soldats allemands, in Occupations, Besatzungseiten, éditions Terres Ardennaises,

Charleville-Mézières, 2007.

55 ibid.

56 Vercors, Le silence de la mer, éditions de Minuit, 1942.

57 Jean Rogissart, Les Mamerts, éditions Terres Ardennaises, Charleville-Mézières, 1982. 58 Le 2 juillet.

59 Le 25 mars.

60 Le 15 décembre : « Aujourd’hui, on attend de la cavalerie : bien des personnes auront à loger chevaux et

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Depuis le mois d’août 1914, les Ardennes sont occupées et administrées par les pouvoirs militaires allemands. C’est le seul département français qui est presque entièrement tombé aux mains de l’ennemi, et ce pour la durée du conflit. Des citoyens français passent alors plus de quatre années loin de la Mère patrie, séparés de leur pays par un front quasiment imperméable. Pour l’historien, étudier des sources qui racontent la vie quotidienne durant cette période est de première importance. Ainsi, les carnets permettent de voir les Allemands à travers le regard d’une personne soumise à l’occupation, qui relate chaque jour des faits et nous fait part de ses sentiments. C’est ce que Mme Anciaux a tâché de faire pendant cette année 1916, dans plusieurs domaines. Ceux qui reviennent le plus souvent par leur importance et par leur durée dans le temps, ce sont les obligations des temps de guerre et les travaux forcés.

Avant d’évoquer les travaux forcés qui semblent surtout, à Revin, dévolus aux prisonniers et aux réfugiés, essayons d’aborder les différentes obligations que devaient respecter les revinois (ainsi que les autres habitants des zones occupées) durant plus de quatre années. Il ne faut pas perdre de vue que dès les premiers jours de l’invasion au mois d’août 1914, des territoires belges61 puis français tombent sous la coupe des troupes d’outre-Rhin, qui, voyant le front se stabiliser après la première bataille de la Marne en septembre, mettent en place une législation et une administration qui a pour but de gérer les territoires qu’elles ont sous leur juridiction. Ceux-ci sont alors divisés en régions militaires (appelées Étapes) qui sont ensuite subdivisées en plus petites régions, autour de villes62, dirigées par des Kommandanturs qui se trouvent dans ces mêmes villes. Ce sont les militaires qui se retrouvent à la tête des territoires occupés. Les troupes qui doivent faire respecter la loi allemande, nous l’avons vu, sont pour la plupart des troupes territoriales, formées d’hommes assez âgés qui ne sont pas à proprement parler des combattants que l’on envoie en première ligne. Ce sont plutôt des pères de famille qui sont en âge d’être mobilisés mais à qui on donne en priorité des missions d’intendance ou d’occupation, comme c’est le cas dans les Ardennes. Ayant pour but premier de trouver des ressources supplémentaires qui peuvent aider l’effort de guerre, les premières législations sont tournées vers les réquisitions de minerais ou de machines. Celles-ci se poursuivent quand même, nous l’avons étudié, tout au long du conflit. Puis, rapidement, des textes officiels provenant du commandement d’Étapes (qui gère une grande région couvrant les Ardennes et des territoires belges), règlementent la vie quotidienne. Le but est d’éviter des actes de résistance armés venant de francs-tireurs qui terrorisaient les troupes allemandes, souvenirs encore vivaces de la guerre de 1870. En effet, si de tels actes sont avérés dans les premiers mois de la guerre, ils sont quand même très rares en rapport de la peur qu’ils suscitent chez les occupants. Ainsi, les massacres de Haybes ou de la Fosse-à-l’eau63 sont symptomatiques de ce type de peur. Dès lors, un couvre-feu se met en place pour interdire aux civils les sorties nocturnes, propices à la contrebande ou aux attentats. Le couvre-feu est renforcé vers 1915 par une obligation d’obturer les ouvertures la nuit pour éviter aux lumières de la ville et des habitations de fournir des indications, et donc des cibles potentielles, lors de bombardements aériens dont nous verrons plus loin qu’ils sont présents dans les Ardennes. Mme Anciaux note de nombreuses fois dans ses carnets le fonctionnement et les horaires de ce couvre-feu qui semble bien gêner les civils. Ainsi, Mme Anciaux note les heures précises fixées par les occupants pour terminer les activités en dehors de la maison ou 61 La Belgique est pourtant un pays neutre mais son invasion fait partie du plan d’attaque allemand qui visait à

contourner le dispositif français, massivement posté sur les frontières est. En quelques jours, la majorité du royaume belge est envahi par les troupes de Guillaume II, sauf un petit réduit à l’extrême ouest du pays, dans la région d’Ypres, qui résiste toute la guerre.

62 Qui correspondent, à peu près à l’échelon des cantons.

63 Voir Stéphane André, L’invasion allemande en 1914, in Occupations, Besatzungszeiten, éditions Terres

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l’extinction des lumières : « À partir d’aujourd’hui, couvre-feu à 8 h au lieu de 7 et 9 h pour la lumière »64.

Les habitants sont également restreints dans leurs mouvements, toujours par peur chez les Allemands de voir la population fomenter des coups de mains armés contre eux. À certaines périodes, la fréquentation des bois est interdite65, à d’autres, elle est strictement encadrée : « il ne faut plus aller dans les bois la nuit. Il faut revenir des bois par les chemins indiqués »66. Pour les déplacements quotidiens, les occupants obligent les revinois à posséder un passeport qu’ils doivent toujours avoir sur eux. Ainsi, Mme Anciaux montre bien dans ses carnets que certains lieux sont prohibés, ou tout du moins à accès restreint et très contrôlé. C’est le cas du quartier de la Bouverie, qui sert, nous l’avons vu plus haut, au logement des troupes du Reich. Son accès aux civils est très limité : « on ne peut plus aller à la Bouverie sans passeport »67. Les travaux forcés sont eux-aussi réguliers et très mal vécus par la population. Ils prennent diverses formes, mais succèdent dès 1915-1916 à plusieurs demandes volontaires des autorités qui voulaient dans un premier temps rétribuer le travail des civils occupés. Devant le peu d’entrain mis par la population dans ces travaux, les Allemands se voient obligés de contraindre les civils à effectuer plusieurs tâches vitales pour eux comme le travail industriel pour fournir le front tout proche ou les travaux agricoles destinés à procurer des ressources aux troupes68. De nombreuses fois dans les carnets, Mme Anciaux fait mention de ces travaux forcés obligatoires pour la population revinoise, pour diverses activités. Ainsi, « tous les hommes de 17 à 48 ans en 1914 doivent aller se faire inscrire »69. Les travaux effectués sont de type agricole (ramassage de légumes, de baies ou de plantes70 ) ou au bénéfice direct des troupes allemandes, comme le montre Mme Anciaux lorsqu’elle fait mention des travaux au bassin hydroélectrique des Mazures71. Mais, plus que le sort des revinois qui sont obligés de travailler pour les Allemands, il semble que ce soit le sort des prisonniers étrangers présents sur la commune et surtout des réfugiés qui soit réellement tragique.

Prisonniers et réfugiés sont présents à Revin en 1916, comme en témoignent les écrits de Mme Anciaux. Les réfugiés proviennent d’autres régions françaises occupées par les Allemands dans le Nord de la France. D’ailleurs, il est fait mention de personnes provenant de Roubaix et de Tourcoing à Revin dans les carnets72. Pourquoi les occupants ont-ils déplacé ces populations vers les Ardennes ? Les raisons sont multiples. La première peut être une mesure de répression face à des civils récalcitrants qui ne veulent pas se plier aux réquisitions ou aux travaux forcés. Plusieurs phrases de Mme Anciaux pourraient abonder dans ce sens73. La seconde raison qui pourrait expliquer ce déplacement de population semblerait être la volonté des troupes de Guillaume II d’éloigner du front des civils indésirables. Pour cette raison, ils sont envoyés dans les Ardennes, à Revin par exemple, qui se trouve à plus de soixante kilomètres des combats. Ces réfugiés sont souvent présentés par Mme Anciaux comme des miséreux, peut-être parce que ceux-ci ont dû tout quitter précipitamment face à l’avancée des combats et que leurs maisons ont été détruites. L’errance vers divers lieux d’accueil et les travaux forcés infligés par les Allemands viennent accentuer une fatigue physique et morale déjà importante74. Le sort des prisonniers, surtout des Russes, est le moins

64 Le 3 avril. 65 Le 4 avril. 66 Le 9 janvier. 67 Le 1er avril.

68 Voir Jérémy Dupuy et Nicolas Charles, op. cit. 69 Le 15 mai.

70 Voir plus haut dans notre propos.

71 Le 17 mai : « Appel de tous les hommes à la mairie (6 h du matin) pour aller à Vitaker ». 72 Mme Anciaux note le 26 et le 27 avril.

73 Voir plus loin dans notre propos.

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enviable de tous. En même temps, ce sont eux que Mme Anciaux semble le plus plaindre : « Les pauvres prisonniers russes et français partent au travail à 4h30 et reviennent vers 15h. Sans manger. Un a eu une faiblesse dans la rue. On a dû le soutenir pour regagner la prison. On a donné du pain à 2 prisonniers de passage qui avaient faim »75. Cette sympathie s’explique par le fait que les Russes sont depuis 1892 les principaux alliés de la France. Leur empire est présenté depuis lors par les autorités françaises comme un « rouleau compresseur » qui doit écraser les Allemands à l’est, ce qui fut loin d’être le cas. Mais, ces derniers se méfient des troupes du Tsar qui les obligent à combattre sur deux fronts à la fois. Pour cette raison, les prisonniers du front de l’est sont envoyés travailler à l’ouest, souvent dans des conditions d’hygiène difficiles, avec peu de nourriture pour se restaurer ; leur approvisionnement et les soins étant jugés secondaires par les troupes germaniques.

Le quotidien est-il retranscrit de façon directe ou Mme Anciaux insiste-t-elle sur les problèmes du quotidien infligés par les Allemands ? Cette question mérite d’être posée à la fin de notre propos. De prime abord, les textes laissent transpirer un anti-germanisme qui n’a rien d’exceptionnel. Mme Anciaux vit en 1916 dans une ville et une région qui sont occupées depuis plus de deux ans. Beaucoup d’hommes sont partis et se battent au front contre les Allemands. Il est donc clair que Mme Anciaux, comme les Revinois, ne porte pas les occupants dans son cœur et fait un plaidoyer pro-domo en insistant sur les difficultés de la vie dans une région qui vit sa deuxième année à l’heure allemande. Pourtant, malgré les nombreuses fois où elle regrette des mesures économiques ou policières rigoureuses voire pour elle injustes (réquisitions, travaux forcés, couvre-feu…), elle n’écrit pas de méchancetés gratuites à l’égard des occupants. Par ailleurs, jamais sous la plume de Mme Anciaux, ils ne sont affublés du titre de « boches » comme c’est le cas dans les autres écrits contemporains, qu’ils soient rédigés par des civils ou des soldats français76. Est-ce une forme de respect chez elle ? Il semble que non, car nous retrouvons en filigrane dans ses écrits un certain nationalisme français qui paraît normal dans la situation difficile où sont plongés Mme Anciaux et ses compatriotes Ardennais depuis la fin du mois d’août 191477. Il s’agit sans doute plutôt d’une forme de savoir-vivre qui tendrait à prouver que Mme Anciaux appartient à la bourgeoisie revinoise ou tout du moins à l’élite cultivée de la ville. Elle emploie un vocabulaire parfois soutenu, sans faute et sans mot écrit en patois, reflets sans doute d’une certaine culture. Cette appartenance à une classe moyenne, voire assez aisée, se retrouve à travers, nous l’avons vu plus haut, l’image dépravée des réfugiées du Nord que l’auteur qualifie presque de femmes de mauvaise vie78 et dont elle réprouve fortement la façon de vivre. Cette attitude est caractéristique de la vision qu’ont les femmes des classes moyennes ou aisées des ouvrières, qui ont à leurs yeux, une vie plus dissolue comme le montre l’historien Alain Corbin79.

Plusieurs fois dans ses propos, Mme Anciaux note des moments où la pesanteur de l’occupation semble s’alléger, avec des Allemands qui desserrent leur étreinte sur Revin. Ainsi le 25 février, elle écrit « nombreuses installations électriques chez l’habitant », ce qui nous laisse penser que ce sont les occupants qui font ces raccordements, ou tout du moins les laissent faire, sans doute par intérêt lors des réquisitions de maisons, nous l’avons vu plus haut. Les troupes de Guillaume II revêtent quelques fois dans les lignes de Mme Anciaux un aspect plus humain que des hordes de barbares, tels qu’ils sont décrits par la propagande 75 Le 29 juin. Quelques jours plus tôt, le 12 juin, elle note des faits similaires.

76 Voir sur des exemples d’écrits durant la Grande Guerre les notes n°5, 7, 8, 9, 10 et 11 ci-dessus.

77 Comme le montre la fierté qu’elle a de voir passer des réfugiés de Tourcoing qui ont refusé de travailler pour

les Allemands le 1er mai : « c’était vraiment bien de voir ces hommes suivre Lévy en tête et chantant ˝ nous ne

serons jamais des soldats de Guillaume et vive la liberté˝. Journée inoubliable »

78 Le 27 avril : « Elles n’ont pas froid aux yeux, elles me font pas bonne impression ». 79 Alain Corbin, Les filles de noce : misère sexuelle et prostitution, Flammarion, Paris, 1982.

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française de l’arrière à la même époque. En effet, malgré le poids de l’occupation, certaines phrases du carnet révèlent un soupçon de bonheur. Cela se voit lorsque le temps qu’il fait est mentionné. L’espérance semble poindre dans les écrits de Mme Anciaux avec le retour du printemps et des jours meilleurs. Ainsi, le 22 avril, « Un air de paix souffle sur Revin, […] On a l’idée que des changements vont survenir ». Cette phrase fait suite à plusieurs semaines d’écrits où l’auteur peste à la fois à cause du mauvais temps, de la hausse des prix et de la rareté de la nourriture. Or, nous avons tenté de le montrer plus haut, il semble que ces trois facteurs soient liés. En effet, la fin de l’hiver est de façon générale la période de la soudure, c'est-à-dire les semaines durant lesquelles les populations doivent vivre avec les restes des récoltes de l’année précédente en attendant que les premières de l’année en cours arrivent au printemps. Le mauvais temps au printemps retarde donc l’arrivée des récoltes nouvelles, ce dont Mme Anciaux semble se plaindre. Ainsi, le mauvais temps dans les écrits est lié systématiquement à des sons liés aux combats comme le 4 mars où « il neige et fait assez froid » précède « on entend très fort le canon ». À l’inverse, les jours où le temps est meilleur s’accompagnent souvent d’une bonne nouvelle comme l’entrée en guerre du Portugal aux côtés des alliés80 est précédée de la phrase « il fait un temps magnifique ». Dans le même ordre d’idée, la venue à Revin d’une fanfare de Charleville, même s’il s’agit de la musique militaire allemande, égaye la journée de Mme Anciaux, toute heureuse de rajouter dans ses cahiers : « grande chaleur »81. Certains autres faits beaucoup plus tristes comme le suicide d’un habitant82 ou la mort d’un autre par noyade83 sont annoncés de façon laconique, comme si cette guerre et l’occupation qui en résulte, causaient directement tous les malheurs des habitants de Revin. Il ne faut pas chercher à forcer les traits de cette analyse, mais il semble que de façon sans doute inconsciente, Mme Anciaux associe le temps et le déroulement du conflit dans ses écrits. Cette réaction est intéressante pour le chercheur qui étudie le quotidien des civils qui n’ont pas de prise face aux événements (ici l’occupation) qu’ils subissent, tout comme les êtres humains doivent apprendre à vivre en fonction des aléas climatiques. Les sentiments, l’intime d’une habitante de la vallée de la Meuse pendant la guerre sont donc bien présents dans cette source qui pouvait apparaître de prime abord uniquement comme une liste de comptes. Ce n’est pas du tout le cas. Mme Anciaux semble en effet parfois s’amuser de certaines situations qui lui redonnent un peu de gaieté. Ainsi, le 2 mai, des réfugiés arrivent à Revin : « Les femmes ont chanté la Marseillaise et des airs patriotiques. Notre rue est bruyante, ˝on se croirait sur les grands boulevards˝ ». Ce défilé rappelle sans doute à l’auteur les rues de Reims ou de Paris à la Belle Epoque, éveillant chez elle une nostalgie de cette période d’avant-guerre si lointaine déjà à ses yeux. A ce titre, ce témoignage est intéressant car il nous permet d’appréhender les pensées des personnes occupées dans le conflit et leur résistance psychologique de tous les instants aux troupes allemandes qui a été sans doute aussi éprouvante que les différents règlements stricts, interdictions et réquisitions qu’ont eu à subir les Ardennais entre 1914 et 1918. L’espoir est donc un sentiment présent dans les carnets de Mme Anciaux et elle montre bien qu’elle le partage, à certaines occasions, avec le reste des habitants de Revin.

Mme Anciaux note aussi le quotidien du conflit, des grandes batailles qui se déroulent sur le front, parfois à quelques dizaines de kilomètres, ce qui la laisse espérer une libération rapide et la fin des hostilités. Plusieurs fois dans l’année, elle écrit que l’on « entend le bruit du canon »84. Il s’agit ici sans doute du front de Champagne dans le sud du département ou dans

80 Signalée le 13 mars. 81 Le 2 avril.

82 Le 10 mai : « Suicide d’un nommé Villent (coup de révolver) ».

83 Le 29 mai : « Un revinois voulant aller en Belgique et passer sa charge s’est noyé dans la Meuse ».

84 Le 14 janvier, le 28 février, le 4 mars, le 13 mars… Nous ne relevons ici que les exemples où il est noté que le

canon s’entend très fort. Le 1er janvier elle note « on n’entend plus le canon », ce qui veut dire que celui-ci

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l’Aisne voisine. Par les informations qui transitent par les soldats allemands présents à Revin, Mme Anciaux et la population revinoise peuvent avoir quelques nouvelles très brèves du front. Ainsi, elle retranscrit le 28 février : « Les allemands disent qu’ils ont pris un fort à Verdun »85. Le 13 juin, la bataille à Verdun est à son paroxysme. Mme Anciaux corrobore cela dans ses carnets puisqu’elle note « il passe continuellement des trains de soldats allant dit-on sur Verdun ». Ces bribes de nouvelles sur l’âpreté des combats se vérifient lorsque les familles revinoises reçoivent des avis de décès des hommes qui sont au front comme c’est le cas le 15 mai : « de nombreux tués (soldats de Revin) ». Quelques rares informations mondiales filtrent comme la déclaration de guerre du Portugal86 aux Empires Centraux qui est inscrite dans les carnets le 13 mars. Mais dans l’ensemble, peu de nouvelles du reste du monde. Les habitants de Revin essayent donc d’avoir des informations sur les combats en observant ce qui se passe autour d’eux, en épiant les moindres faits et gestes de l’occupant. Mais cela est largement insuffisant et ils restent une grande partie du temps dans l’ignorance la plus totale de ce qui se passe sur le front ou dans le reste du pays, nous le verrons plus loin. Par contre, certains événements qui se déroulent dans les Ardennes et qui sont en rapport avec l’armée allemande sont répertoriés comme par exemple la présence de Guillaume II à Charleville le 25 mai. Cela est sans doute dû à la propagande allemande par voie de presse ou par affichage qui informent les civils occupés. La lecture de la Gazette des Ardennes reste sans doute un bon moyen d’avoir quelques informations même si la population semble consciente du caractère pro-allemand de ce journal édité en français. Tirée entre 100 000 et 175 000 exemplaires, abondamment illustrée, vendue bon marché (5 centimes comme le montre Mme Anciaux dans ses comptes87), la Gazette des Ardennes est dirigée par un alsacien, René Prévôt, imprimée à Charleville et distribuée par un important réseau de porteurs locaux88. Ce titre est assez lu dans les départements occupés, car il est une des rares sources d’informations, mais surtout car il est le seul moyen pour les civils sous domination allemande d’avoir des nouvelles indirectes des hommes au front avec la parution régulière de listes de prisonniers français en Allemagne. C’est donc là un l’occasion, pour de nombreux habitants, comme Mme Anciaux semble- t-il, d’espérer avoir des signes de vie des êtres chers. Dans les carnets, des faits du quotidien en temps de guerre sont aussi notés comme la présence d’avions alliés dans le ciel ardennais le 28 février89 qui viennent sans doute observer l’arrière des lignes allemandes, comme le fait le dirigeable qui vole dans les cieux revinois le 1er mars90. Le 3 juillet, Mme Anciaux rapporte que les habitants de Revin ont entendu parler de bombardements aériens : « On dit que des avions ont bombardé Lumes » ou le 6 juillet : « Combats aériens sur Tournes ». Apparaissent ici sous la plume de cette habitante de Revin deux moyens modernes employés à grande échelle durant la Grande Guerre et qui montrent l’évolution rapide de l’aviation militaire depuis les débuts du conflit où elle était inexistante. En effet, à la suite des exploits des pionniers du ciel à la charnière des XIXème et XXème siècles comme Blériot, les militaires virent rapidement quel parti tirer de ces engins volants qui devinrent vite un bon moyen d’observation, mais surtout une arme qui a désormais ses héros tels le « Baron Rouge » côté allemand. La vue des avions et du dirigeable semble émerveiller Mme Anciaux, sans doute à cause de la nouveauté pour elle de voir des appareils volants, mais surtout parce que cela montre aux français occupés que la mère-patrie et les 85 Il s’agit sans doute du fort de Douaumont qui a été pris par les troupes germaniques le 25 février 1916, au tout

début de la bataille de Verdun.

86 Le Portugal rejoint la France, le Royaume-Uni et leurs alliés dans la guerre en 1916 en mobilisant une force

non négligeable de 100 000 hommes. La principale bataille livrée par les Portugais a lieu sur les mers, au large de Funchal (Madère) où la flotte allemande affronte des navires portugais, anglais et français.

87 Le 13 janvier.

88 Voir Dupuy J. et Charles N., op. cit.. Une illustration est détaillée sur des porteurs de ce journal. 89 « Vers 3 heures de l’après midi, plusieurs avions sont venus, coups de feu ».

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alliés ne les oublient pas. Des nouvelles de France sont rares, il y en a pas d’exemples dans les propos de Mme Anciaux, ce qui démontre l’importante perméabilité du front pour les nouvelles du reste du pays. Les seules fois dans l’année 1916 où elle semble avoir des nouvelles de France, c’est par l’intermédiaire de la Croix Rouge le 23 mai et le 11 juillet. L’information doit être assez brève et générale, puisque rien n’est noté de particulier à part le fait d’avoir « des nouvelles de France » ou « 80 lettres de la Croix Rouge sont arrivées à Revin ». D’ailleurs, à partir du mois de juin, elle note qu’il est de plus en plus difficile d’avoir des informations venant de France91. Mis à part la mention des lettres de la Croix Rouge le 11 juillet, plus une seule fois jusqu’à la fin de l’année 1916 elle ne parle du front ou de la France, sans doute à cause du renforcement de la vigilance allemande sur la circulation des informations. Il faut ici noter qu’en parallèle, Mme Anciaux traite dans ses notes au second semestre beaucoup plus souvent du couvre-feu, preuve sans doute du renforcement du contrôle des Allemands.

De même, à plusieurs reprises, Mme Anciaux note les transactions alimentaires ou financières qu’elle fait en temps de guerre avec les Allemands ou les autres habitants de Revin. Apparaît donc ici la question des profiteurs de guerre dont Mme Anciaux semble faire partie, à faible échelle toutefois. Avant d’aborder cette question, il convient d’analyser la nature des transactions économiques réalisées par l’auteur qui sont très diverses et souvent très couramment pratiquées en temps de guerre dans un espace occupé par une armée ennemie. Ainsi, la plupart des transactions notées sont des échanges de nourritures effectués pour combler un manque que le ravitaillement n’a pu pallier. Ces échanges sont présents plusieurs fois dans le carnet et se font sans doute avec d’autres habitants de la ville, car leur origine n’est pas spécifiée. Nous le verrons plus loin, s’il s’agit d’Allemands ou de réfugiés venant du Nord, Mme Anciaux le note. Ces échanges, qui peuvent s’assimiler à du troc, se font souvent entre des biens ou des quantités de nourritures dont la valeur est proche. Toutefois, l’auteur prend bien soin de noter à chaque fois si l’échange se fait à son profit ou si elle a perdu de l’argent comme le 2 avril où elle échange « 1 kilo de saindoux contre 1 kilo de riz (perte, 0,25 Fr) ». Nous relevons, pour l’année 1916, d’autres échanges de ce type quatre autres fois dans les carnets92.

Nous l’évoquions plus haut, grâce à ces carnets annotés sur les prix des denrées dans une zone occupée, nous pouvons tenter de cerner la question des profiteurs de guerre. Ce sont des personnes qui cherchent à tirer parti de cette période troublée pour s’enrichir sur le dos des civils. Ce sont souvent des commerçants, voire des militaires, qui cherchent à gagner de l’argent en vendant de façon illégale certains produits ou en les trafiquant pour en vendre une plus grande quantité que celle qui leur est au départ allouée. Que ce soit dans les Ardennes occupées ou dans le reste du pays, ces faits sont avérés, parfois à grande échelle, durant ce long conflit où la question de l’approvisionnement a été primordiale, surtout dans les Empires centraux et les territoires qu’ils occupent. Ces derniers doivent en effet faire face à une pénurie croissante de nourriture et de biens de consommation courante à cause, nous l’avons évoqué plus haut, du blocus maritime des alliés. Certains commerçants trouvent alors des solutions : des produits de substitutions93. Ils peuvent aussi diluer (ou couper) de façon illégale certains produits de base comme le lait. Les autorités traquent les fraudeurs dans tous les pays belligérants. C’est le cas à Revin le 1er juin : « On a prélevé du lait à tous les marchands. 12 avaient fraudé (eau). 20 à 25 marks d’amende ». Partout, la population soutient les autorités et voue aux gémonies ces profiteurs qui ajoutent à leur malheur en 91 Le 13 juin : « On ne reçoit plus de nouvelles »

92 Le riz est le principal produit échangé dans chaque cas car il se conserve facilement.

93 Ersatz en Allemand. Ce mot est d’ailleurs passé dans la langue française courante pour désigner un produit de

moins bonne qualité qui vient remplacer un produit qui n’est plus disponible. C’est le cas par exemple pendant la Grande Guerre de la margarine, réalisée à partir de produits végétaux qui vient remplacer le beurre à cause du manque de lait.

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