1330 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 15 juin 2011
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Vers un essai de tragédie moderne…
Hier, il a fêté son vingt et unième anniversaire par un saut à l’élastique. Enfant, puis adoles- cent, il a toujours entretenu avec le vide et le vertige une relation très ambiguë faite de fas- cination et de peur-panique. Avec la meilleure intention du monde, ses copains lui offrirent pour l’occasion cette surprise, ce bizutage fé- roce, la confrontation la plus crue avec ses pires angoisses. L’opportunité fut ainsi trou- vée de le tester sur l’échelle analogique du courage, où le zéro est synonyme de couar- dise et le dix voisin de l’héroïsme. Bien entendu, le tout fut dûment tenu secret jusqu’au dernier moment. Enregistrées «live», les images furent mises à la disposition des proches. J’eus donc
le privilège et l’effroi, en ma qualité de père, de visionner la scène en différé, miracle de la technologie moderne. La vidéo montrait une tapageuse petite troupe de jeunes gens. Cer- tains visages m’étaient familiers. Le groupe remplissait totalement l’espace d’une étroite passerelle rouge surplombant un abîme inson- dable. En son milieu, l’élu du jour, baigné par le soleil du matin, se détachait des présents par sa grande taille et son sérieux. Il parais- sait absent, le regard mi-clos fixé sur l’hori- zon. Le visage évoquait une intense vibration intime et une totale solitude. Visiblement ému face au vide, il tentait de le faire en lui-même.
Dans cet espace de non-choix, lui seul pou- vait décider. Dos au mur, il devait sauter. Mille fois cela plutôt que la honte. Le compte à re- bours commença alors, entonné par tous, ul- time et dérisoire encouragement. La caméra s’agita, multipliant les plans désordonnés. La libération fut dans l’envol, brutal et saisissant.
Il disparut immédiatement de l’écran, happé par le vide, comme l’araignée glissant le long de son fil. Je fus pris alors d’un puissant ver- tige intérieur, vibrant d’une frayeur mêlée de fierté. Il avait osé, alors que moi je ne m’étais jamais risqué, ne serait-ce que sur un plon- geoir de piscine.
J’aime cet allégorique fait divers. Tout d’abord parce qu’il démontre à l’envi que notre statut
de parents fausse souvent la représentation que nous nous faisons du monde qui nous entoure. De plus, la scène de la passerelle est illustrative du choix totalement solitaire face à une situation inattendue qui ne concerne que soi-même. Tel est le vécu de nos patients con- carte blanche
Dr Pierre de Vevey Rue Sadaz 5 1373 Chavornay m.p.devevey@bluewin.ch
Source Wikimedia Commons
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Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 15 juin 2011 1331 frontés à la maladie, en particulier lorsque le
chemin de vie devient soudain étroit et incer- tain. Il est vrai que l’on ne choisit pas sa ma- ladie, et encore moins d’être malade. On s’y découvre, comme au saut dans le vide, l’élastique en moins. Et là non plus il n’y a guère d’échappatoires car chacun sait qu’une réalité déniée nous rattrape toujours. La né- gociation avec la santé perdue n’est que vaine rhétorique. Par chance, nombre de nos patients trou vent en eux la sagesse et la force de la confrontation. Ainsi André, 82 ans, chez qui vient de tomber le diagnostic de cancer de la prostate multimétastatique. Ce fut une décou verte fortuite à l’occasion d’une rétention urinaire aiguë. A l’annonce du diag- nostic, le cha peau vissé sur la tête, sans doute oublié par l’émotion, il fit ce formidable commentaire : «C’est comme pour les impôts, quand ils arrivent, il faut bien les payer…»
Sauf qu’avec les impôts, il y a presque tou- jours moyen de négocier l’échéancier, tandis qu’avec la maladie et la mort, il en va en prin- cipe tout autrement.
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