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L'Europe romantique

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L'Europe romantique

LOMBARDO, Patrizia, ROGER, Philippe

LOMBARDO, Patrizia, ROGER, Philippe. L'Europe romantique. Critique , 2009, no. 745-746, p.

451-454

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:25613

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L'Europe romantique

Quelle école littéraire et artistique a laissé l'empreinte la plus longue. la plus durable, sur la culture européenne? La réponse a longtemps paru évidente : le classicisme. Ou plus précisément ce

1 pseudo-classicisme • dont parlait Paul Hazard dans La Crise de la conscience européenne, soulignant qu'il s'était développé 1 pendant une durée plus longue que celle qu'aucune école moderne ait jamais remplie •. Ce con tat date de 1935. et il y a fort à parler que l'historien des Idées le révl erait aujourd'hui. Des dernlères décennies du siècle des Lumi"res à nos jours, c'est en effet le romantisme - celui que Roland Barthes a qualifié de • romantisme large • -qui oriente et irri- gue, par action et réaction, la marche des deux siècles écoulés et de celui qui commence.

À cette évidence. seule la France a longtemps résisté, préférant prolonger jusqu'au milieu du XJf! siècle l'interminable procès d'un romantisme haï à droite comme allemand et révolutionnaire, suspect à gauche d'Irrationalisme et de passéisme mystificateur. Ainsi, de la bataille d'Hernani aux polémiques lancées par l'Action Française contre un romantism assimilé au rousseauisme, la France s'est-elle claquemurée dans ce qu'il faut bien appeler, pour le coup. un • roman- tisme étroit •. défendu de manière souvent chauvine contre des détrac- teurs eux-mêmes xénophobes 1 Et la 1 correction • tardivement effec- tuée, à partir des années 1960, en faveur des sources allemandes et d'elles seules, pour bénéfique qu'elle ait été, apparaït aujourd'hui comme un prolongement inversé de ce débat franco-français. Le romantisme, pourtant, ne saurait avoir qu'une seule dimension : ni allemande, ni françai e, ni du reste anglaise ou italienne, mais euro- péenne - et aussi américaine, mais d'une Amérique qu'on pouvait encore concevoir, alors, comme • prolongement de l'Europe •.

Le romantisme ne correspond en effet à aucune identité nationale mais à une internationale des idées. Les querelles des anciens et des modernes ont toujour eu lieu, mais jamais elles n'avaient connu l'envergure des disputes de l'âge romantique, qui perdurent parmi nous.

Le • libéral • et le 1 socialiste • existent encore à travers les métamorpho- ses de ces concepts qui ont marqué les positions politiques depuis la Révolution française. Et, depuis la chute du mur de Berlin, la résurgence des nationalismes, des localismes et des fédéralismes, ainsi que le retour des religions, renouvellent les questions fondamentales posées par une époque qui pouvait sembler révolue. On a cherché les origines roman- tiques du nazisme, de l'Union européenne ; les préfixes 1 néo • ou 1 post • ressuscitent, consciemment ou inconsciemment, des notions longue- ment mises à l'épreuve depuis deux siècles. À bien y regarder, nt l'extase

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pour le moderne, ni les sursauts de la nostalgie dans la pensée et dans la mode ne sauraient non plus cacher leur saveur romantique.

Le romantisme s'épanche doncjusqu·au troisième millénaire. Sa trace est partout : dans nos débats, nos institutions et dans la vie de tous les jours. Les universités travaillent et retravaillent les divisions disciplinaires héritées du .xyxe siècle. Les plus familiers de nos phéno- mènes de masse ont eux aussi commencé à l'époque romantique : les musées où se rue le grand public sont nés (ou sont devenus accessibles à tous) après 1750, comme le British Museum, ou après la Révolution, comme le Louvre. Loin d'être décrépit, oublié, confiné aux spécialistes, le romantisme s'infiltre dans le langage commun, fait encore vibrer des cordes pour la jeunesse actuelle. se camoufle dans le kitsch contemporain : dans les paroles de la musique mondialisée, adjectifs et substantifs, en cascade, parlent d'amour et de désir, de rage et de déception, de sentiment et d'indifférence. Le romantisme a si bien réussi sa mue qu'il s'écrit aujourd'hui Romanti.k, sans souci spécial de ses origines réputées allemandes : avec le k du kitsch et du Vola- pück. Bref, de l'Europe moderne : fusion des idées, conflagration des langues, confusion des sentiments ...

Les voles du romantisme sont infinies. Traductions et • transferts culturels • se sont multipliés, ainsi que le suggère le parcours complexe du mot lui-même, retracé dans ce numéro. Où commence et où finit cette longue histoire qu'une seule formule, des dates préci- ses et des limites nationales ne sauraient enfermer, expliquer et régler une fois pour toutes? Faut-il s·en tenir aux manifestes. aux déclara- tions de principe ? Aux cercles et groupes ? Sera-ce le Gothie Revival anglais de la fin du xvm• siècle, hostile aux dictats poétiques de Pope?

Iéna? Heidelberg? Coppet? La première étincelle romantique a bien pu jaillir du théâtre de Schiller, de la poésie de Tieck, des fragments poétiques de Novalis dans l'Athencïum, de la philosophie des frères Schlegel ou de Fichte. Mais on ne peut ignorer l'enthousiasme de Johann Gottfried von Herder pour la Révolution française et l'anatomie de l'amour offerte par Goethe dans Les Sou.ffrances du jeune Werther.

Le romantisme est un phénomène parfaitement européen et transnational : il s'est formé et imposé non par une série d'Influences directes qui découleraient d'une origine certaine, en l'occurrence alle- mande, mais par des croisements multiples d'inventions et d'adapta- tions, de dialogues et de rejets. Les simultanéités comme les retards appartiennent à la courbe irrégulière des retentissements culturels : quoique importée par Mm• de Staël au début du siècle, la pensée de Friedrich Schlegel ne sera reçue en France qu·une vingtaine d'années plus tard ; et le succès en France de l'Athenaum. dont le dernier numéro paraît en 1800, est surtout une affaire du xx' siècle. On pour- rait multiplier les exemples de ces écarts et sautes de rythme, depuis la diffusion foudroyante et ambiguë de Walter Sott en Europe jusqu"à la réception différée du romantisme en Russie.

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L'EUROPE ROMANTIQUE 453

• L'Europe romantique • ne résulte pas de la somme des littéra- tures et cultures nationales. selon un schéma historique depuis long- temps dépas é. Elle ne peut pas davantage être définie par une socio- logie renfermée dans son destin d'érudition quantitative. Elle n'est pas non plus le simple résultat des nouveaux moyens disponibles. Certes, la technique, le procédés de fabrication matérielle ont joué un rôle fondamental : dans les premières décennies du XIX" siècle, la circula- tion des idées est étroitement liée à la production rapide du livre, des revues et des journaux, à la multiplication des théàtres et des cabinets de lecture. Les feuilletons, la lithographie et la photographie ne sau- raient être séparés des idéaux politiques, philosophiques et artisti- ques. Le nitrate d'argent est aussi important que les larmes, la mélan- colie et l'idéal démocratique. Mais la relation de cause à effet reste insuffisante pour détecter les nœuds des motivations et les sources des échos. On ne gagne rien à enfermer la circulation des idées en Europe à la fin du xvm• siècle et pendant les premières décennies du XIX" siècle dans la momie ressuscitée d'un déterminisme maquillé en une variante de l'histoire culturelle ou du New Historicism, où le tirage d'un livre, le nombre de ses lecteurs importeraient davantage que les concepts dont il est porteur.

Le romantisme est une internationale des nationalités qui ne sau- rait e confondre avec le cosmopolitisme du xvm• siècle, lequel ne concernait que les échanges entre les élites. Ce numéro de Critique en propose une histoire qui est une histoire des idées ou. plus justement peut-être, une histoire dufoisonnement des idées, au moment même où celles-ci apparaissent. Il la fait précéder d'une petite histoire des habitudes de pensée qui, de 1850 à nos jours, ont privilégié telle lec- ture plutôt qu'une autre, et ont fait, selon des critères changeants, l'éloge ou le blàme du romantisme. Comment en effet réévaluer le romantisme sans secouer le joug des stéréotypes qui ont contribué à le définir : la souche allemande ; la source piétiste et religieuse ; la définition scolaire d'un mouvement qui aurait coupé net avec le clas- sicisme; le mythe d'une pensée coulée dans un moule unique et una- nimement insurgée contre les Lumières; le topos de l'écartèlement entre la rêverie et la science, le sentiment et la raison, etc. ? Ces habi- tudes de pensée. il ne s'agit pas tant de les renverser que de les bous- culer : on s'aperçoit alors qu'entre une notion et une autre, la ligne de démarcation est souvent incertaine et zigzagante: et que les périodi- sations ont leurs méandres, aussi complexes que les définitions et contre-définitions qui se sont succédé depuis deux siècles : classi- cisme, romantisme, préromantisme. premier romantisme - termes malléables, soumis, pour ainsi dire, à la température morale et poli- tique de chaque génération, modifiés par les relectures, les débats, les expositions, les découvertes ou reconnaissances tardives. Ainsi de Blake, dont la première grande exposition française a lieu en ce moment même à Paris - en 2009 1

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L'autre versant de ce numéro est consacré à des • figures •. Dans l'entrelacs des arts, de l'histoire et de la philosophie, ces figures (d'écri- vains, de philosophes, de peintres, de musiciens) sont nos guides : elles témoignent de la mobilité des idées, de la pénétration des tradi- tions locales par des vagues venues d'ailleurs, de crises génération- nelles et de talents individuels. Winckelmann, Stendhal et Leopardi,

• couchés à l'horizon du siècle •, comme le disait Baudelaire de Cha-

teaubriand, indiquent, autant que des auteurs plus tardifs, qu'il n'est pas nécessaire de se morfondre pour être romantique. Le voyage est une condition de l'esprit, l'ironie prend des formes différentes, les affi- nités électives se tracent dans la proximité et dans la distance des lieux et des temps. Et c'est aussi pourquoi nous avons fait appel à des auteurs venus de plusieurs disciplines et de six pays différents, de l'Atlantique à l'Oural. Car pour être Français ou Italien, il faut être aussi Allemand, Britannique, Américain- et vice-versa : telle est aussi la leçon du romantisme.

Patrizia LoMBARDO et Philippe ROGER

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Edgar Poe,

le sentiment et l'intellect

Le romantisme est une fièvre qui se répand sous maintes formes, traverse les frontières, va du Rhin et de la mer du Nord à la Manche, aux Alpes et au-delà de l'Océan: on voyage et on rêve ; on importe, on exporte, on malmène, on reformule et relance des idées - d'Allemagne en Angleterre, en France, en Suisse, en Italie, dans toute l'Europe et en Amérique. Le paysage naturel devient un paysage mental et vice-versa : les brume du Nord, les tempêtes de l'Atlantique et les lieux sau- vages de l'Amérique décrits par Chateaubriand dans le Génie du christianisme, la mer de nuages dans le tableau de Cas par David Friedrich, les pics et les gouffres du Lake District dans le nord-ouest de l'Angleterre parlent à la fois de l'univers et de l'àme. À l'orée du XIX" siècle, Mme de Staël ressent toute la séduction des songes du mystérieux Ossian et l'attrait pour le sentiment romantique par excellence, la mélancolie ; dans De la Littérature considérée dans ses rapports avec les insti- tutions sociales (1800), elle consacre plusieurs pages à l'ima- gination d'une culture qui n'a rien à voir avec les nymphes, les dieux grecs et la Méditerranée :

La tristesse fait pénétrer bien plus avant dans le caractère et la destinée de l'homme, que toute autre disposition de l'âme. Les poète anglais qui ont succédé aux Bardes Écossais, ont ajouté à leur tableaux les réflexions et les idées que ces tableaux mêmes devaient faire naître; mais ils ont conservé l'Imagination du nord, celle qui se plaît sur le bord de la mer, au bruit des vents, dans les bruyères sauvages; celle enfin qui porte vers l'avenir, vers un autre monde, l'àme fatiguée de sa destinée 1

Mme de Staël visite l'Allemagne et, en dépit des fautes de traduction et de compréhension- et de la censure de De l'Alle- magne par Napoléon -, elle contribue à faire connaître en France et ailleurs la philosophie de Kant et de Fichte, et la 1. Madame de Staël. De la littérature, considérée dans ses rap- ports avec les institutions sociales, Genève, Droz, 1959, t. 1, p. 180.

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poésie de Novalis, si éloquente sur les rapports intimes entre les êtres humains et les éléments naturels.

Les écrivains se rencontrent, ou se reconnaissent spiri- tuellement, d'un pays à l'autre, d'une langue à l'autre, tandis que l'imprimerie diffuse les titres à succès : on ne compte pas les éditions de René et des romans de Walter Scott traduits dans toute l'Europe ; Byron est une idole et les romancières anglaises de la fm du XVIII" siècle inventent les av,entures gothi- ques les plus compliquées, afin de donner un délicieux frisson de terreur aux demoiselles les plus délicates - telles les deux protagonistes du roman parodique de Jane Austen, Northan- ger Abbey(1798) qui,jouretnuit, dévorentlademièrefriandise en quatre volumes d'Ann Radcliffe, The Mysteries ofUdolpho.

Nerval traduit Goethe et Hoffmann, qui seront impor- tants aux États-Unis, l'un pour les transcendantalistes et l'autre pour Poe. En Angleterre, les poètes du Lake District, Wordsworth et Coleridge, sont fascinés par Goethe, Kant et Schiller. En 1798, Coleridge publie avec Wordsworth The Lyrical Ballads, véritable manifeste du romantisme poétique anglais qui s'ouvre par son poème : The Rime of the Ancient Mariner2; la même année, il part pour l'Allemagne, avec Dorothy et William Wordsworth, et passe un an d'études à l'université de Gôttingen pour s'imprégner de cet idéalisme allemand qui inspirera toute son immense œuvre en prose.

De retour en Angleterre, il traduit le Wallenstein de Schiller en 1800; Benjamin Constant aussi le traduit, en 1809, quel- ques années après son voyage à Weimar, en l'adaptant au goût français. Dans le texte qui accompagne son« imitation •.

Constant remarque le goût germanique pour l'érudition his- torique la plus méticuleuse et insiste sur la poésie profonde des choses et de la nature qui émane des vers de Schiller et que la raison seule ne saurait expliquer : «Tout l'univers s'adresse à l'homme dans un langage ineffable qui se fait entendre dans l'intérieur de son àrne 3 . La doxa veut que le

2. Une édition récente: S. T. Coleridge, I..a.BaUade du vieux marin et autres poèmes, trad. J. Darras, Parts, Gallimard, coll. • Folio clas- sique •. 2007.

3. B. Constant, • De la guerre de Trente Ans. De la tragédie de WaUstein, par Schiller et du théâtre allemand •. Œuvres, Parts, Galli- mard, coll. • B!bliothéque de la Pléiade •, 1957, p. 900.

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EDGAR POE 627 romantisme soit le mouvement qui substitue le cœur à l'intel- lect. Chateaubriand l'a affirmé dans un chapitre du Génie du christianisme où il oppose l'harmonie de la nature à la dis- harmonie de l'homme : • Un choc perpétuel existe entre son entendement et son désir, entre sa raison et son cœur. •

Le culte de la nature et le principe organique dirigent l'entreprise des Lyrical Ballads : la préface de 1800, signée de Wordsworth, explique que les poèmes visent à rendre leur dignité à la vie rustique, aux lieux, aux objets, aux événements et aux sentiments les plus quotidiens, grâce à un langage sim- ple et compréhensible qui rompt avec la tradition classique.

Dans sa BiographiaLiteraria (1815). mélange de théorie litté- raire, de philosophie et de souvenirs. Coleridge rappelle leur division du travail : son ami s'occupait du monde naturel.

tandis que lui-même composait des poèmes où les situations et les personnages sont surnaturels, demandent au lecteur la suspension of disbelief, mais présentent • la vérité dramati- que • des émotions qui auraient accompagné ces mêmes situa- tians et personnages s'ils avaient été réels.

Dieu, la nature. le sublime. la faute et la rédemption. tel est le schéma du Vieux Marin., qui reprend des rythmes de ballades médiévales. Mais Coleridge incarne aussi un autre mythe puissant - et une réalité - romantique : la drogue, source de sensations intenses, d'impressions nouvelles, croce e delizia de l'âme et du corps. Thomas De Quincey, le mangeur d'opium, entré en 1807 dans le cercle du Lake District, écrit entre 1830 et 1840 une biographie intellectuelle du groupe dans ses Recollections of the Lake Poets. L'influence des lakis- tes et de leurs conceptions est grande dans les milieux litté- raires américains des années 1830 et 1840, et fondamentale pour le transcendantalisme, mouvement d'origine religieuse, inspiré à la fois de Swedenborg, Kant, Fichte et Schelling, importés à travers les œuvres de Coleridge. Le pasteur unita- rien de Concord, Ralph Waldo Emerson, est le chef de file de ce romantisme nord-américain et son porte-parole le plus élo- quent, grâce à ses nombreuses conférences en Nouvelle- Angleterre et à ses essais qui traitent de la nature, du caractère divin de l'être humain et de la force de l'idéalisme. Mais quelle transformation a subi le mal-être de Coleridge, sa religiosité mystique, son sentiment de culpabilité inépuisable 1

Les Aids to Rejlections de Coleridge sont publiés en 1829

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dans une édition américaine et contribuent à faire connaître l'écrivain sur le nouveau continent, ainsi que les idées de Schelling dont il est question dans ce livre. En 1840, à New York, Boston, Philadelphie et Baltimore, on lit Chateaubriand et Mme de Staël ; Edgar Allan Poe est familier des romanti- ques allemands, français et italiens, et, bien entendu, de la littérature britannique du début du siècle. L'atmosphère nor- dique est souvent rendue par les descriptions de la nature, des édifices et des sentiments, dans les contes et dans les poèmes de ce poète maudit légendaire, retrouvé agonisant, ivre et en proie au délire dans une rue de Baltimore le 3 octo- bre 1849. Baudelaire a vu en lui un frère spirituel, Mallarmé lui dédie un de ses sonnets les plus énigmatiques, « Le Tom- beau d'Edgar Poe •, et le célèbre comme le poète dont le chant jaillit d'une source • antérieure au concept 4 •.

Un poème de Poe, de 1831, • The City in the Sea • (• La Cité en la mer •. traduit par Mallarmé) parle du trône de la mort qui s'élève • dans une étrange cité gisant seule en l'obs- cur Ouest •. où les tours immobiles sont rongées par le temps, tandis qu'autour, • par les soulèvements du vent oubliées, avec résignation gisent sous les cieux les mélancoliques eaux • (OC, p. 211). On retrouve ici les aperçus fantastiques du chàteau de Kubla Kahn. avec ses tours, ses murs, ses forêts, ses eaux et ses montagnes menant, dit Coleridge dans ce poème qu'il présente comme un rêve provoqué par le lau- danum, à • un profond gouffre romantique qui s'ouvre dans une colline verte dans une forêt de cèdres • ( • that deep roman- tic Chasm that slanted 1 Down a green Hill athwart a cedam Caver •). La froideur de mort et l'atmosphère livide de la cité dans la mer de Poe rappellent aussi la nuit glaciale et le vent sinistre dans le poème de Coleridge Christabel.. Les rimes de Poe, plus cristallines, plus plaintives et moins étonnantes que le vertige des allitérations et la plasticité des voyelles et des consonnes chez Coleridge, tendent à l'unité de l'impression, à ce qu'il appellera dans son Poeti.c Principle (Le Principe poé- tique, traduit par Baudelaire) : l'unité d'effet. Les sons se répondent, les mots se répètent, le xythme s'adapte aux sen- timents ou même les crée ; la musique des syllabes et la

4. Mallarmé, • Sur Poe •. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. • Bibliothèque de la Pléiade •, 1945, p. 872. Désormais OC.

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cadence des refrains suscitent des atmosphères et des émo- tions absolument romantiques, comme le veut la tradition récente des poètes anglais que Poe connaît bien.

Poe est critique, poète, romancier, nouvelliste et aussi, comme le dit Baudelaire, philosophe. Une même pensée relie ces différentes activités. Le début de La Chute de la maison Usher, une des Nouvelles Histoires extraordinaires traduites par Baudelaire, condense plusieurs décennies de paysages romantiques celtiques, en les chargeant des hallucinations que Coleridge et De Quincey chérissent, et que Baudelaire ana- lyse dans ses Paradis artificiels, dont une partie traduit ou plutôt adapte les Confessions d'un mangeur d'opium anglais de De Quincey. Le narrateur de Poe, qui assistera aux déve- loppements de la maladie nerveuse de Roderick Usher et à sa fin tragique, raconte son arrivée dans le domaine où il s'apprête à séjourner pendant quelques semaines. Une profonde mélan- colie l'envahit subitement. Le paysage, le sentiment romanti- queparexcellenceetl'opiumseconfondentdansl'unitéd'effet:

Pendant toute une journée d'automne, journée fuligineuse, som- bre et muette, où les nuages pesaient lourds et bas dans le ciel, j'avais traversé seul et à cheval une étendue de pays singulière-

ment lugubre, et enfin, comme les ombres du soir approchaient, je me trouvai en vue de la mélancolique Maison Usher. Je ne sais comment cela se fit, mais, au premier coup d'œil que je jetai sur le bâtiment. un sentiment d'Insupportable tristesse pénétra mon âme. Je regardais le tableau placé devant moi. et( ... ) j'éprouvais cet entier affaissement d'âme qui, parmi les sensations terrestres.

ne peut se mieux comparer qu'à l'arrière-rêverie du mangeur d'opium5

On ne saurait lire ce passage sans voir que, çà et là, les images et les mots ont migré presque inconsciemment, d'un écrivain à l'autre, de l'anglais au français, de la prose à la poésie, des landes solitaires de la maison Usher à la fourmil- lante cité des Fleurs du maL Dans le quatrième • Spleen •. le ciel parisien « bas et lourd pèse comme un couvercle

1

Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis • ; le spleen habite l'àme, et l'horizon • nous verse un jour noir plus triste que les nuits • ; enfin l'angoisse est conquérante, tandis que l'espé-

5. E. A. Poe, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, coll. • Bibliothè- que de la Pléiade •. 1951, p. 337. Désormais OP.

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rance cogne contre des murs aussi pourris que la demeure des Usher qui s'écroule à la fin de la nouvelle de Poe.

Pour traduire, il faut aimer ce que l'on traduit. Tel un acteur, il faut entrer dans la peau de l'autre, devenir son dou- ble, deviner ses pensés, continuer ses phrases, comme le fait Auguste Dupin, le dandy détective, protagoniste de quelques- unes des Histoires extraordinaires. Dans Double Assassinat dans la rue Morgue, le narrateur rappelle sa première rencon- tre avec ce personnage extravagant dans un cabinet de lecture de la rue Montmartre- tous deux à la recherche du même livre rare. Ils se lient d'amitié et décident de vivre ensemble pendant le séjour du narrateur à Paris. Dupin, caractère «bizarre et mélancolique •, abhorre la lumière du jour et aime les prome- nades nocturnes dans Paris, et son ami se laisse volontiers entraîner. Une nuit qu'ils flànent près du Palais-Royal, Dupin, non sans étonner le narrateur, poursuit tout haut les réflexions silencieuses de son ami plongé dans ses rêveries.

Symbiose extraordinaire des esprits qui se ressemblent!

Miroirs énigmatiques d'un continent à l'autre 1 Destins communs écrits sur les fronts et distillés dans les images poétiques!

Où commence Baudelaire et où finit De Quincey dans Les Paradis artificiels? Et Poe ? La passion de Baudelaire pour Poe ne connaît pas de limites : • Aucun homme, je le répète, écrit-il à la fln de son long essai Edgar Poe, sa vie et ses œuvres, n'a raconté avec plus de magie les exceptions de la vie humaine et de la nature. • La magie des mots s'infùtre dans ses poèmes. Ses contes pénètrent dans les mystères de la mort et de la psyché humaine. Poe, accusé de germanisme, l'a dit : la terreur ne vient pas d'Allemagne, elle vient de l'àme.

Dans ses contes qui forment ce que l'on pourrait appeler« le cycle des femmes •, Ligeia réapparaît dans son lit de mort à la place de la seconde épouse du narrateur ; Morella, prota- goniste qui porte la mort dans son prénom, quitte la vie en donnant naissance à une fllle qui deviendra identique à elle- même. Les • exceptions • n'en finissent pas : dans William Wilson, le narrateur est destiné à se tuer lui-même en assas- sinant son sosie qui le hante. comme si sa fatalité était ins- crite dans son prénom et son nom qui, tous deux, commen- cent par la seule lettre double de l'alphabet, le • double v •.

tandis que la volonté, implicite dans le jeu de mots • willIam

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Oe suis volonté) •. est pour ainsi dire trempée dans les liquides et les nasales. Dans La Vérité sur le cas de M. Valdemar, M. Valdemar est hypnotisé par son médecin au moment même de sa mort et raconte ce que personne n'a jamais pu raconter. l'expérience ultime de la vie qui s'en va.

Les exceptions de Poe peuvent prendre deux voies : d'un côté, les contes de la terreur, proches de ses images poéti- ques; de l'autre, les contes de l'analyse, proches de son tra- vail de critique et de théoricien de la littérature. Dans l'essai sur Poe qui préface sa traduction des Histoires extraordi.na.i- res (1856). Baudelaire remarque qu'il pourrait rentrer dans les mécanismes de la fabrication et disserter • longuement sur cette portion de génie américain qui le fait se réjouir d'une difficulté vaincue, d'une énigme expliquée, d'un tour de force réussi •. mais il estime que le vrai Poe est surtout dans l'autre portion de l'œuvre de Poe, celle qui est vouée à la quête du beau. Pourtant les deux Poe, celui des énigmes et des calem- bours, et celui de la beauté et de la poésie, coexistent dans le caractère expérimental de ses créations et dans la maîtrise de la composition. Une même conviction tient les deux bouts : les mots peuvent tout dire, et l'écrivain doit parvenir à resti- tuer les états d'àme et les états mentaux les plus complexes.

Pour Poe, la racine de la seconde partie du mot senti- ment, mens, est essentielle. ll n'aurait jamais pu souscrire à la sentence de Chateaubriand sur le choc de l'intelligence et de l'àme chez l'homme, ni dire que le cœur de l'homme • pro- fite aux dépens de sa tête et sa tête aux dépens de son cœur •.

L'esprit doit être capable de raisonner et non seulement de sentir, ou plutôt : on ne peut pas vraiment sentir si on ne pense pas. Pour Poe, il n'y a pas d'ineffable, de vague des passions, car on peut tout exprimer. Baudelaire l'a saisi : • Il analyse ce qu'il y a de plus fugitif, il soupèse l'impondérable et décrit, avec cette manière minutieuse et scientifique dont les effets sont terribles. tout cet imaginaire qui flotte autour de l'homme nerveux et le conduit à mal. • À plusieurs repri- ses, et aussi dans ses notes, ses Marginalia 6Poe distingue

6. Récemment publié en français : E. A. Poe, Marginalia, trad.

L. Mena ché, Parts, Allia, 2007. Voir aussi H. Justin, Avec Poejusqu'au bout de la prose, Parts, Gallimard, coll. • Bibliothèque des Idées •.

2009.

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deux types de vague : l'un, négatif, est le vague qui vient de la confusion de la pensée ; l'autre, positif, est celui qui vient des suggestions poétiques. Les suggestions poétiques doivent devenirs mots, musique, thème, et engendrer des suggestions chez le lecteur. La technique aide le poète : le vers est ration- nel, ainsi que le proclame le titre de son essai de 1848, The Rationale of Verse.

Dans Ligeia, le narrateur tente de décrire l'expression des yeux de sa femme. D'abord les mots lui semblent pauvres et impuissants devant ce qui est si difficile à capter. Il trouve pourtant des équivalences entre les sensations qui lui sont données par des objets du monde matériel et les grands yeux noirs de Ligeia. Enfm, après de longues réflexions, un pas- sage sur la volonté dans un volume de John Glavilllui permet de constater qu'il • était parvenu • à établir un certain rap- prochement entre le caractère de Ligeia et les mots du philo- sophe anglais du xvu• siècle, lequel a l'étrange caractéristique d'être rationaliste et expérimentaliste à la fois et de penser que même le surnaturel peut être l'objet d'expériences scien- tifiques.

Et dans Les Aventures d'Arthur Gordon Pym, roman qui semble réécrire le merveilleux et le surnaturel du voyage dans l'Antarctique du Vieux Marin avec la précision scientifique qui, selon Poe, faisait défaut à Coleridge, le protagoniste donne des comptes rendus très exacts des objets, des sensa- tions physiques et des sentiments les plus nuancés qu'il a ressentis. Les péripéties d'une expédition deviennent l'occa- sion de l'analyse la plus lucide et élaborée des facettes de la peur, de la douleur physique et de l'étonnement métaphysi- que; la description considère toute une classe d'affects qui se situent entre la sensation corporelle et le sentiment. La littérature parvient à dire l'indicible, à pénétrer, par les mots, dans les zones les plus inexplorées de la pensée et de l'expé- rience humaine.

Un jaux accord

Donjons en ruine, nuits lugubres, brumes lacustres, mélancolies insondables, expériences extraordinaires et hal- lucinations de l'opium : on dirait que l'allure gothique du paysage physique et spirituel domine dans les contes et les

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poèmes de Poe. L'horreur figure parmi les stéréotypes de la littérature fantastique, depuis Hoffmann, les romans d'Ann Radcliffe, ou Frankenstein (1818) de Mary Shelley, et, certes, l'horreur colore plusieurs nouvelles de Poe, jusqu'aux traves- tissements extravagants et sinistres de The Mask of the Red Death (Le Masque de la mort rouge). Mais faut-il lire toutes ces descriptions au premier degré ? Quel écrivain digne de ce nom ignorerait les subtilités de l'ironie, les allusions de la satire, le jeu des masques, les méandres du sens et les revi- rements de l'oxymore? On peut être la plaie et le couteau, aimer une chose et néanmoins la défigurer. On peut devenir le vampire de soi-même et, comme plus d'un personnage de Poe, se laisser détruire par • the imp of the perverse •, le caprice de la perversité. Ce phénomène mental, étudié dans Le Démon de la perversité, Le Chat noir et Le Cœur révélateur, pousse à fair le mal pour l'amour du mal et à accomplir des actions contraires à notre intérêt ou à notre intégrité physi- que. Ainsi, face à l'effroi d'un précipice, quelque chose en nous prend la forme d'un inexplicable attrait. L'auteur d'un crime parfait est possédé par l'impulsion irrésistible de détruire son œuvre et de livrer lui-même son secret. Comment ne pas voir que ce démon s'apparente à la plus atroce ironie?

Celui qui se punit lui-même, • L'Héautontimorouménos • des Fleurs du mal, se demande :

Ne suis-je pas un faux accord Dans la divine symphonie Grâce à la vorace Ironie

Qui me secoue et qui me mord ?

Poe débute, à dix-sept ans, en 1826, par un conte sati- rique et comique, Ga.ffy, qu'il brûlera devant ses amis à l'uni- versité de Charlottesville. Son premier recueil porte le titre de Tales of the Grotesque and Arabesque. Bien plus que les styles d'art dont parle Walter Scott dans son essai de 1827, On the Supematural in Fictitious Composition, and Particularly on the Works ofEmestTheodorus William Hoffmann, le grotesque de Poe incite à ce rire terrible qui apparaît dans quelques-uns de ses contes, par exemple dans Le Masque de la mort rouge, et qui conclut un de ses meilleurs poèmes, • The Haunted Palace •. Le bonheur de la plus verte des vallées et la beauté

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du palais majestueux du Monarque Pensée sont détruits par des êtres de malheur. Dès lors, les voyageurs« voient par les rougeâtres fenêtres de vastes formes qui s'agitent fantasti- quement sur une mélodie discordante, tandis qu'à travers la porte, pâle, une hideuse foule se rue à tout jamais, qui rit -mais ne sourit plus » (OC, p. 194-195). Ces derniers vers du

• Palais hanté • sont dignes de Melmoth the Wanderer, le roman de Maturin que Poe ne connaissait que trop et que Baudelaire admirait comme exemple du sublime comique. La mélodie discordante qui résonne dans le palais est le double du • faux accord • et du rire éternel que Baudelaire, habité par les images de Poe, chante dans • L'Héautontimorou- ménos•:

Je suis de mon cœur le vampire, Un de ces grands abandonnés Au rire éternel condamnés Et qui ne peuvent plus sourire 1

L'ironie connaît maintes nuances et elle s'allie à l'esprit critique. Rien ne pourrait exorciser mieux qu'elle la mièvrerie du sentimental. • Dans Edgar Poe, point de pleurnicheries énervantes • annonce Baudelaire (OP, p. 1026). L'ironie pro- tège contre les affectations de l'émotion, contre les poncifs de ce qu'il faut être et dire pour appartenir aux valeurs de son époque. Stendhal se méfiait de Mme de Staël et de Chateau- briand: leurs épanchements d'émoi lui semblaient toujours un peu faux. Poe parle du • sentimentalisme exagéré de Cha- teaubriand • et de • l'enthousiasme sublimé et trop français de Lamartine 7 . Poe, comme Baudelaire, ne peut pas adhérer aux soupirs du premier romantisme et aux mythes littéraires de ses contemporains.

L'arabesque indique le mouvement même de la pensée, les labyrinthes de l'imagination et les parcours des probabi- lités. Ironique, satirique, sardonique, la plume suit l'arabes- que : elle analyse et condamne, pointe et pique, juge et tra- verse les œuvres et les jours. Engagé dans son activité journalistique infatigable, Edgar Poe est, certes, immergé

7. E. A. Poe, Essays and Reviews, New York, The Library of Ame-

rica, 1978, p. 941. Désormais ER.

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dans la production littéraire de l'époque : assistant de rédac- tion et journaliste du Southem Literary Messenger, du Bur- ton's Gentleman's Magazine, et brièvement de l'Evening Mir- ror, il est enfin réacteur en chef du Broadway Journal dont il devient propriétaire jusqu'à la faillite de la revue en 1846. La liste est longue des écrivains dont il a parlé dans ses articles.

Il vise. • dans une littérature poétique aussi immature • que celle de l'Amérique, à corriger la tendance provinciale à exa- gérer la valeur des poètes locaux (ER, p. 492). Il loue l'humour de Dickens et le ton • sauvage, plaintif, pensif et parfaitement accordé au thème • de Nathaniel Hawthorne ; mais la moindre faiblesse de l'un ou l'autre ne lui échappe pas. Il met toujours en avant les vraies valeurs littéraires, comme dans son compte rendu de Legends of the Conquest of Spain par Was- hington Irving, lorsqu'il peut dire que • la matière est en elle- même très intéressante, mais, comme toujours. sa beauté principale est la beauté du style • (ER, p. 614).

Poe est convaincu que le critique doit indiquer ce qui pourrait être amélioré dans la forme et dans l'argument ; il détecte des vers malheureux même chez les grands, tel Byron ; son admiration pour Shelley ne l'empêche pas de le stigmatiser comme le plus • fatigant • des poètes, car, • de toute sa vie, il n'a jamais su formuler clairement une idée • (ER, 139). Ou, tout en exprimant son respect pour l'intellect sublime de Coleridge, il signale des erreurs d'érudition et de pensée dans la Biographia Literaria ; et il tranche net sur le prophète de l'humble vie rustique : • Quant à Wordsworth, je ne lui fais aucune confiance • (ER, p. 10).

L'entassement de références à Schiller, Schlegel, Kant, Fichte, chez ses contemporains l'irrite. Paradoxalement, ces lectures sont les mêmes dont se nourrissent souvent ses per- sonnages enveloppés de mystère, comme si elles avaient quel- que chose de mortifère. Alors l'ironie s'infiltre dans les récits les plus terrorisants et les plus émus et devient auto-ironie ; le plus souvent, la distance se produit grâce à la position ironique entre toutes. celle du narrateur. Ligeia servira encore d'exemple. Le mari, qui raconte l'histoire, constate que le savoir de Ligeia est immense, en langues classiques et modernes, en philosophie et en métaphysique ; il se souvient de l'avoir rencontrée • dans une vaste et antique ville délabrée sur les bords du Rhin •. et il admet que sans elle il n'aurait

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jamais développé aucun intérêt pour ces sujets d'érudition

«abstruse •.

Quant aux transcendantalistes, épris d'idéalisme alle- mand, Poe les attaque rarement dans ses articles, où il déplore « les railleries, les fioritures et les prouesses oratoi- res • d'Emerson et d'autres écrivains du groupe, telles Louisa May Alcott et Margareth Fuller. Leur style pèche par affecta- tion et préciosité ; il est plein • d'attitudes et de ruses qui n'ont aucune base dans la raison ou dans le sens commun • (ER, p. 1040). Mais la critique indirecte est plus forte et subtile que ce blâme direct. Le monde poétique et philosophique créé par Poe est à l'opposé du credo transcendantaliste. Poe abhorre la nature autant que la démocratie. L'atmosphère macabre et diabolique de ses contes et poèmes défigure la grande, bonne et divine nature d'Emerson ; ses décors gothi- ques défigurent le sublime naturel, le précipitent dans le gro- tesque, les genres populaires, les superstitions et la sorcelle- rie. Contre le type démocratique, sain et campagnard, contre l'homme nouveau et l'American Scholar d'Emerson, qui quitte les livres lorsqu'il peut • lire Dieu directement • dans la nature, les personnages de Poe ont souvent une origine aris- tocratique, Us se perdent dans les bibliothèques de famille, les lectures savantes et les fantasmagories de l'opium.

Surtout, Poe vénère les espaces métropolitains, les hal- lucinations urbaines, l'infini de l'artifice, les conjectures les plus étonnantes enfantées par la vie des grandes villes qui, ainsi que la drogue, dilatent la perception et l'intelligence.

Dans l'essai fondateur du transcendantalisme, Nature (1836), Emerson célèbre la perfection de la nature, les cor- respondances entre le microcosme et le macrocosme, la chaîne ininterrompue des symboles qui lie faits naturels et spirituels. Contre les mièvreries et les bons sentiments du transcendantalisme, le conte philosophique de Poe, Le Domaine d'Amheim, théorise la supériorité de l'art : Ellison, artiste paysagiste. déclare que l'on ne trouve pas dans la réa- lité • des paradis semblables à ceux qui éclatent dans les toiles de Claude Lorrain •. Il condamne les imperfections de la nature : • il n'existe pas un lieu sur la vaste surface de la terre natureUe, où l'œil d'un contemplateur attentif ne se sente choqué par quelque défaut dans ce qu'on appelle la composition du paysage» (OP, p. 944, Poe souligne).

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Le pasteur unitarien de Concord se méfie des grandes villes, qui corrompent la simplicité des sentiments et gâtent le lien entre les êtres humains et la nature. Poe invente son célèbre Homme des joules, vieillard insaisissable, spectre qui accroche le passant, allégorie vivante de la foule, qui, avec une énergie folle. se promène inlassablement dans • le colosse puissant •. jour et nuit, â l'infini. Long poème en prose qui célèbre la poésie modeme métropolitaine, L'Homme des jou- les trouve sa réplique et sa continuation dans les hallucina- tions des • Sept Vieillards • dans Les Fleurs du mal.

Poe considère la poésie comme une affaire extrêmement sérieuse : la quête de la beauté et de la musique de la langue ne saurait cacher l'importance de la technique dans la machine poétique. The Philosophy of Composition (La Genèse d'un poème), essai qui fit scandale, montre comment le poète compose non pas comme un prophète inspiré, mais comme un artisan qui dispose sa matière. Le poète n'est pas mysti- quement habité par le principe organique qui fait pousser les vers comme des feuilles et des plantes, mais, doué de capacité critique sans laquelle aucun art ne serait possible, il choisit préalablement les thèmes les plus aptes à susciter une émo- tion, telle la mort d'une jeune fille, comme dans son poème

The Raven• (• Le Corbeau •). Le poète - Poe y insiste - construit, compte les syllabes, maîtrise la métrique, calcule les effets sonores, adapte ses refrains au motif central de la composition, en vue d'une unité qui n'est pas l'unité organi- que mais l'unité d'effet.

Chaque jour j'attache plus de prix à l'intelligence : voilà ce que pourrait dire Dupin, le Parisien, être antinaturel par excellence qui pervertit le jour et la nuit, observe et analyse et dénoue les cas les plus complexes. Il est le raisonneur type, possède les qualités du vrai poète ou critique. Emerson, lui, accepte le concept de raison de Kant, mais pour insister, à la manière de Coleridge, sur son aspect intuitif et lui donner une toumure transcendantaliste. Toujours prêt à glorifier l'esprit du continent nouveau, il déclare paradoxalement, dans The Transcendentalist (1842). que la raison est •la faculté la plus élevée de l'âme- elle est cette chose même que nous entendons par âme ; elle ne raisonne jamais, ne prouve jamais ; elle perçoit tout simplement ; elle est vision •. Dupin malmène cette pseudo-philosophie confuse: l'incipit du Dou-

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ble Assassinat dans la rue Morgue est un petit traité sur les facultés analytiques, sur les différents talents qu'exigent le jeu de dames, le jeu d'échecs et le whist. Le vrai analyste n'a rien de l'intuitif, et il est rapide non pas par intuition natu- relle, mais par métier acquis par un exercice continu d'obser- vation : il doit parvenir non seulement à imaginer toutes les variantes des combinatoires possibles, mais aussi à simuler l'autre, s'identifier à son adversaire, comprendre ses faibles- ses, «l'attirer dans une faute», ou le faire tomber dans un faux calcul.

Le jeu est un • fine art». Il suffit d'une touche, d'une nuance de plus à la faculté d'analyse de Dupin, et l'on retrouve le démon de la perversité. Ce démon n'est rien d'autre que le désir de plonger dans une conjecture, âme et corps, d'entrer, pour ainsi dire, dans la peau de l'hypothèse, de devenir l'hypothèse. C'est le grotesque, l'arabesque même de la raison, sa logique ultime qui défie toute perception et tout jugement. Sur le bord d'un précipice, dit le narrateur du Démon de la perversité, l'on frissonne et pourtant l'on rêve de s'y jeter. Après le premier instinct de recul, n'avons-nous pas cette idée qui devient une pensée, qui croît, se fortifie et prend une forme de plus en plus précise, et qui retentit de verbes au conditionnel : quelles seraient nos sensations durant une chute pareille? Quels seraient nos sentiments dans l'expé- rience extrême ?

Patrizia LoMBARDO

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