M ATHÉMATIQUES ET SCIENCES HUMAINES
E. J ACQUET -L AGRÈZE
Le problème de l’agrégation des préférences : une classe de procédures à seuil
Mathématiques et sciences humaines, tome 43 (1973), p. 29-37
<http://www.numdam.org/item?id=MSH_1973__43__29_0>
© Centre d’analyse et de mathématiques sociales de l’EHESS, 1973, tous droits réservés.
L’accès aux archives de la revue « Mathématiques et sciences humaines » (http://
msh.revues.org/) implique l’accord avec les conditions générales d’utilisation (http://www.
numdam.org/conditions). Toute utilisation commerciale ou impression systématique est consti- tutive d’une infraction pénale. Toute copie ou impression de ce fichier doit conte- nir la présente mention de copyright.
Article numérisé dans le cadre du programme Numérisation de documents anciens mathématiques
LE PROBLÈME
DE L’AGRÉGATION DES PRÉFÉRENCES :
UNE CLASSE DE PROCÉDURES A SEUIL
par
E.
JACQUET-LAGRÈZE1
RÉSUMÉ
Après
avoirrappelé
les conditions et le théorèmed’Arrow,
l’articleprésente
une classe deprocé-
dures
d’agrégation
àseuil,
dont les casparticuliers
sont larègle
de l’unanimité et laprocédure majoritaire
de Condorcet.La
première apparaît
comme uneprocédure
trèsprudente
mais pauvre, la seconde comme une pro- cédureplus
riche maisrisquée.
Choisir un seuil est alors choisir uneprocédure
intermédiaire entre ces deuxprocédures
extrêmes. L’article discute alors de conditions danslesquelles
peuventapparaître
des circuits dans la relation de
préférence
collective. Des indices depouvoir
de l’électeur sontégale-
ment
présentés.
SUMMARY
After recalling
Arrow’s conditions and theorems, this article presents a classof aggregation
rulesusing
thresholds,particular
casesof
which are the Pareto relation construction and themajority
rule
of
Condorcet. Thefirst procedure
appears to be veryprudent
but poor, the second morefruitful
butrisky. Choosing
a threshold means in other wordschoosing
aprocedure
intermediate between the latter two extremes. The paper discusses the conditions in whichcycles
may appear in socialordering.
Indicesof
the powerof
voters are alsopresented.
Le
problème
del’agrégation
despréférences
se pose de lafaçon
suivante : une assemblée de p électeurs émet sespréférences
pour n candidats sous la forme de pclassements,
c’est-à-dire de ppréordres
totaux sur les n candidats.1. SEMA (Metra-International), Direction Scientifique.
Peut-on choisir une
règle d’agrégation,
ouprocédure
de vote, permettant dedégager
unepré-
férence collective à
partir
depréférences
individuelles ?[1], [2], [5], [7], [10].
Après
avoirrappelé
le théorèmed’Arrow,
nousprésenterons
deuxprocédures
bien connues,la
règle
demajorité
parpaires
ouprocédure
de Condorcet et larègle
de l’unanimité comme deuxcas
particuliers
d’une classe deprocédures
à seuil. Cesprocédures
à seuil permettent de construireune relation de
préférence
collectivepartielle.
Nous étudierons alors les conditions danslesquelles
cette
préférence
collective peut contenir des circuits.1. LES CONDITIONS ET LE THÉORÈME D’ARROW
Arrow
[1], [2]
aprésenté
un certain nombre de conditions que devrait satisfaire touteprocédure d’agrégation.
Ces conditions sont les suivantes :1.1. Une
préférence
individuelle est unpréordre complet
sur lesobjets
et tous lespréordres complets
sont admissibles.
1.2. Si un individu améliore le classement d’un
objet
dans unpréordre,
le classement del’objet
dansla
préférence
collective ne doit pas baisser.1.3. La
préférence
collective relativement à un sous-groupe desobjets
nedépend
que despréfé-
rences individuelles relativement à ce sous-groupe
(en particulier,
si unobjet
estretiré,
lapréférence
collective sur les autres
objets
ne doit pas êtremodifiée).
Cette condition estparfois appelée indépen-
dance vis-à-vis des choix extérieurs.
1.4. Aucune
préférence
collective n’est apriori
interdite(il
existetoujours
unsystème
depréordres
individuels tels
qu’un objet
soitpréféré
à un autrecollectivement).
1.5. Aucun individu ne peut
imposer
son choix(aucun
individu ne doit êtredictateur).
1.6. La
préférence
collective est unpréordre complet.
Arrow a démontré que ces six conditions sont
incompatibles
si on aplus
de deuxobjets
etplus
dedeux électeurs. Par
conséquent,
touteprocédure imaginée
ouimaginable
violera une ouplusieurs
des conditions d’Arrow.
En
général
les conditions nonrespectées
sont :- la
première :
on restreint l’ensemble despréordres
admissibles(condition
deBlack,
condition deSen) ;
- la troisième :
indépendance
des choix extérieurs ;- la sixième : la
préférence
collective n’est pas unpréordre complet.
2. DEUX PROCÉDURES D’AGRÉGATION BIEN CONNUES : LA RÈGLE DE
MAJORITÉ
PAR PAIRES DE CONDORCET
[5]
ET LA RÈGLE DE L’UNANIMITÉDans la suite, nous supposerons que les
préordres
collectifs sont des ordres totaux(absence
d’ex-a3quo) .
Soit nij le nombre de fois où i estpréféré à j
et nji le nombre de foisoù j
estpréféré
à i.Dans ces conditions :
2.1. La
règle
denlajorité
parpaires
de Condorcet Pour lacollectivité,
on aura :iPj
=> n2~ > rt ji => nij >p/2
où Preprésente
larelation depréférence
collective. On sait que cetteprocédure
satisfait auxcinq premières
conditions d’Arrow mais pas à la sixième. La relation P n’est pas nécessairement unpréordre complet.
Si p est
impair,
P est un tournoi c’est-à-dire une relationcomplète, antisymétrique
etqui
sepré-
sente en
général
avec des intransitivités(un
ordre total est un tournoitransitif,
ou tournoi sans intransitivités, ou sans circuits). Apartir
d’un tournoi, on peut se poser leproblème
del’approximer
par un ordre total
[3], [4].
2.2. La
règle
de l’unanimité Pour lacollectivité,
on aura :Une telle
procédure
conduit à un ordrepartiel :
P est transitive mais ne permet pas lacomparaison
de tous lesobjets.
Elle satisfaitégalement
auxcinq premières
conditions d’Arrow mais pas à la sixième. Deplus,
l’ordrepartiel lorsqu’il
n’est pas vide demeure souvent très pauvre, et cetteprocédure
devient alors peuopérationnelle.
2.3.
Comparaison
des deuxprocédures :
deux extrêmesqui
serejoignent
---~ Nous dirons que la
procédure
de Condorcet estrisquée.
Eneffet,
il suffitqu,’’un
individu sur les pchange
depréférence
pour que lapréférence
collectivepuisse
être modifiée.Supposons
que p = 2 m + 1, que m électeurspréfèrent i à j et m : j à i ;
dans cesconditions,
lapréférence
collective sera la
préférence
du pe électeur : les 2 ni électeurs seneutralisent,
le pe a unpouvoir
entier sur le sens de lapréférence
collective. Enadoptant
laprocédure majoritaire,
lacollectivité
prend
ainsi unrisque :
une minorité estcapable
d’inverser lapréférence
collec-tive.
- Mais nous dirons
également
que larègle
de l’unanimité est uneprocédure prudente
pour ne pas direparalysante.
Si p - 1 électeurs sont unanimes pourpréférer i
àj,
le pe électeur a lepouvoir
d’annuler l’unanimité des p - 1 autres électeurs en donnantl’ordre j préféré
à i.-. Deux
procédures qui
semblent extrêmes selon unpoint
de vuerisque-prudence
semblent en faitdevenir très
proches
en cequi
concerne lepouvoir
d’un électeur sur le résultat de lapréférence
collective dans certaines situations données il est vrai.
3. UNE CLASSE DE PROCÉDURES A SEUIL
B.
Roy [8]
a été conduit à introduire la notion derisque
dans la définition d’uneprocédure d’agré- gation,
en construisant des relations de surclassement : S.On aura
iS j
sid’après
l’information dont ondispose,
on peutprendre
lerisque
d’admettre que iest
préféré à j
pour la collectivité. Dans cetteoptique,
le tableau des n’ij n’estqu’une
informationqui
nous permet de savoir dansquelles
conditions onprendra
unrisque
en admettant la relationiPj.
On peut alors introduire un seuil a tel que
iP j
si laproportion
des avis ipréféré à j dépasse
ce seuil.
3.1.
Définition
d’uneprocédure
à seuilSoit Pa une relation de
préférence
collective. Uneprocédure
à seuil consiste à construire une rela- tion Pa telle que :La relation Pa obtenu est
antisymétrique
etpartielle. Schématiquement
on a larègle
suivante :Pour a =
1/2,
on obtient laprocédure
de Condorcet.Pour a = 1, on obtient la
règle
de l’unanimité 1.Ces deux
procédures
sont donc deuxprocédures
aparticulières.
Lesprocédures Pa
vérifientégalement
lescinq premières
conditions d’Arrow mais pas la sixième :Pa
n’est pas engénéral
unpréordre complet.
Leplus
souvent,Pa
est une relationpartielle,
pouvant même contenir des circuits,mais nous reviendrons sur cette
question
dans leparagraphe
suivant.3.2. Seuil et
risque
de laprocédure
Les
règles
demajorité
parpaires
et d’unanimité sont extrêmes selon lepoint
de vuerisque-prudence
et
correspondent
aux deux valeurs extrêmes du seuil a.Le seuil a peut être
interprété
comme un indice deprudence
de laprocédure.
Plus le seuilest
grand,
moins onprend
derisque lorsqu’on
se prononce pour unepréférence
collective iPaj.
1
1. En toute rigueur, pour m = 1 - s avec s -, on obtient la règle de l’unanimité. x = 1 conduit à une
P relation toujours vide.
3.3. Seuil et
pouvoir
de l’électeur1
Pour a
quelconque,
on constatequ’il
faut 2(a - -)
p-~-
1 électeurschangeant d’opinion
pour que 2de
iPa j
on obtiennejPa i,
c’est-à-dire pour renverser lapréférence
collective. De même on constatequ’il
faut(1- a)
p-f-
1 électeurs pour émettre un veto sur lapréférence
iPaj.
Ceci permet de définir deux indices depouvoir
de l’électeur.~ Indice de
pouvoir
d’inversion de lapréférence
collective d’un électeur :Par définition :
~ Indice de
pouvoir
de veto d’un électeur(refuser
lapréférence collective) :
Par définition :
1 Pour la
procédure majoritaire (a
=-)
2
P
1 électeur peut inverser une
préférence
mais il faut dans certains cas --~-
1 électeurs pour 2refuser une
préférence
collective.Pour la
procédure
de l’unanimité(a
=1) :
1 électeur peut refuser une
préférence collective,
mais il fautparfois
p électeurs pour inverser unepréférence
collective.Les deux indices de
pouvoir
de l’électeur sontégaux lorsque :
2
La
procédure
~a = - est donc la seulequi
donne àchaque
électeur le mêmepouvoir
pour inverser 3une
préférence
collective ou pour refuser unepréférence
collective.~ Des indices de
pouvoir
d’une coalition de m membrespourraient
être :3.4. Les conditions d’absence de circuits
On peut se demander à
quelles
conditions legraphe correspondant
à la relationPa
contient des cir-cuits.
Dans un article
récent,
G. Th. Guilbaud[6]
montre que lelong
d’un circuit delongueur l,
lanii
somme des
probabilités
estimées par - estcomprise
entre 1 et 1 - 1. Autrementdit,
siCI
est unp circuit de
longueur 1,
Or,
pour que Pa donne naissance à un circuit delongueur l,
il est nécessaire et suffisant que :nij > pa d (~, j) E Ci.
En sommant sur lets 1 arcs du circuit on en déduit une condition nécessairepour obtenir un circuit de
longueur
1 :1)
et2)
donnent :est donc une condition nécessaire pour avoir un circuit de
longueur 1
dans une pro- cédure a.D’après
le résultat de G.-Th. Guilbaudprésenté
sous cette nouvelleforme,
on en déduit donc :« Une condition suffisante pour
qu’une procédure
a nepuisse
conduire à des circuits delongueur 1
est que le seuil soit
supérieur
ouégal
àl-1
Cette condition n’est évidemment pas nécessaire car un seuil inférieur à peut ne pas conduire 1
à des circuits
(absence
d’effet Condorcet dans uneprocédure majoritaire
parexemple).
Du théorème on en déduit le corollaire :
Une condition suffisante pour
qu’une procédure d’agrëgation
nepuisse
conduire à un circuit estn-1 que a soit
supérieur
ouégal
à .n
2 3
Ce corollaire est intéressant pour n = 3
(a
=-)
et peut être pour n = 4(a
=-),
mais3 4
au-delà,
a serait tropproche
de 1 et la relation Pa serait trop pauvre.Deux
exemples
Exemple
1 : Soient 5objets
classés par 5 experts, les classements étant lespermutations :
Le tableau nij est le suivant :
Suivant les valeurs du seuil a on obtient les 3 solutions suivantes :
Figure
1Exemple
2 :Agrégation
des npermutations
circulaires des nobjets :
1 - «
Le tableau
(nij) correspondant
est le suivant :on n’a pas de circuits et tous les
objets
sontincomparables.
alors on obtient le circuit de
longueur n :
CONCLUSION
Cette classe de
procédures
à seuil sembleposséder
despropriétés mathématiques nombreuses ;
nousavons vu les conditions pour ne pas avoir de circuits de
longueur
donnée. D’autre part, laprocédure
de Condorcet et la
règle
de l’unanimité sont des casparticuliers
de cette classe deprocédures.
D’autres
propriétés
restent à mettre en évidence.Notamment,
on peut chercher àgénéraliser
la condition de Sen
qui
permet de rendre transitive laprocédure
Condorcet en interdisant dans les ordres admissibles laprésence
simultanée de troispermutations
circulaires sur untriplet.
La condi-tion
plus générale porterait
sur l’interdiction de laprésence
simultanée des 1permutations
circulairessur tout
1-uplet.
Sur le
plan
desapplications pratiques
dans l’aide à ladécision,
notamment dans les étudesmulticritères,
lesprocédures
à seuil semblent être un outil aisé à utiliser dans le cas de données ordinales. Elles permettent une intervention du décideur notamment dans le choix et l’essai de différentsseuils,
elles permettent à ce dernier de se situer entre les deuxprocédures
extrêmes de larègle
de l’unanimité et de larègle
Condorcet.BIBLIOGRAPHIE
[1] ATTALI, J., Analyse économique
de la viepolitique, Paris,
Presses Universitaires de France, 1972.[2] ARROW,
K. J., Social choice and individual value, NewYork, Wiley,
1963.[3]
BARBUT,M., « Note
sur les ordres totaux à distance minimum d’une relation binaire donnée », Math. Sci.hum.,
17, 1966.[4]
BERMOND,J.-C., « Ordres
à distance minimum d’un tournois etgraphes partiels
sans circuitsmaximaux », Math. Sci.
hum., 37,
1972.[5]
GUILBAUD, G.Th.,
Éléments de la théoriemathématique
desjeux, Paris, Dunod,
1968.[6]
GUILBAUD, G.Th., «
Préférencesstochastiques
», Math. Sci.hum.,
32, 1970.[7] JACQUET-LAGRÈZE, E., « L’agrégation
desopinions
individuelles »,Informatique
en sciences hu-maines, 4, 1969.
[8] ROY, B., « La
méthode Électre »,RFRO, 8,
1968.[9] ROY, B., « How outranking
relationhelps multiple
criteriadecision-making
»,Paper presented
at the Seminar on