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COMMUNISME, NAZISME ET FASCISME: CE QUE LES MOTS VEULENT DIRE

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François Furet

COMMUNISME, NAZISME ET FASCISME: CE QUE LES MOTS

VEULENT DIRE

«Le Passé d'une illusion»,de François Furet, paru voilà quelques mois, a sans nul doute marqué une véritable rupture dans l'analyse du mouvement communiste contemporain. Il nous a semblé utile de revenir avec son auteur sur quelques-uns de ses chapitres majeurs, notamment ceux qui sont consacrés au couple fascisme/commu- nisme (ou au triptyque fascisme/nazisme/communisme). Cet entre- tien porte également sur la question, rarement abordée, du regret intellectuel (s'être trompé) et du regret moral (se repentir). Question que l'on pourra juger «périphérique )), mais qui nous paraît cependant être de nature à mieux expliquer certains retards pris dans l'analyse de la réalité communiste duXs»siècle. Ajoutons aussi, pour que les choses soient claires, que cette question du regret - certains diront cet enjeu - ne fut quasimentjamais intégrée dans la pensée des intellectuelsfascistes.

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1ASCAL BESNARD-RoUSSEAU - Fascisme - communisme comment aborder la comparaison?

FRANÇOIS FURET - Il faut distinguer la question de la

« comparabilité»interne de celle des relations externes entre les

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deux mouvements. En effet, l'aide objective qu'ils se sont apportée au cours du siècle, avant de se combattre à mort, ne signifie rien quant à leur ressemblance intrinsèque. L'hostilité réciproque qu'ils professent l'un pour l'autre a été capitale dans leur développement respectif; le fascisme se nourrissant de la peur du communisme, le communisme de la peur du fascisme. Mais cette double réaction antagoniste, de toutes les façons objectivement favorableàleur développement, ne les a pas empêchés,àcertaines périodes, de s'unir. L'URSS n'a pas eu de mauvais rapports avec l'Italie de Mussolini, dans les dix ou quinze premières années du dictateur italien, elle a pris appui sur l'extrême droite allemande dans les années vingt. Le Komintern a dicté au PC allemand une tactique qui a favorisé l'accession d'Hitler au pouvoir sous l'apparence d'une hostilité radicale. Enfin, l'Allemagne nazie et l'URSS ont été alliées dans la première période de la Seconde Guerre mondiale, entre août 1939 et le 22 juin 1941. Des rapports externes entre les deux mouvements et les deux régimes, on peut donc tirer deux conclusions. Ceux-ci se sont involontairement renforcés l'un l'autre, par les sentiments et les passions antagonistes qu'ils nourris- saient réciproquement. Ils se sont aussi aidés par l'appui caché ou ouvert qu'ils se sont apportéàdifférentes périodes.

Reste à analyser les éléments qui peuvent servir à leur comparabilité interne. Par leurs racines philosophiques, les deux idéologies s'opposent terme à terme, comme une philosophie universaliste s'oppose à une exaltation du particulier. D'ailleurs, le communisme se réclame d'une œuvre philosophique et d'une doctrine qu'on peut définir et dater, celles de Marx et d'Engels;

le fascisme n'a pas d'ancêtres comparables, et tient dans un bricolage d'idées empruntées à différentes sources et différents auteurs: l'anti-individualisme contre-révolutionnaire, classique dans les pensées réactionnaires du XIXe siècle, mais mêlé à l'idée révolutionnaire sous sa forme la plus radicale, celle du syndicalisme révolutionnaire des années qui précèdent la guerre de 1914 : Bonald, Sorel, quelle cohérence? En réalité, la grande innovation du fascisme n'est pas d'ordre philosophique, mais politique: c'est le mariage de l'idée de nation et de l'idée de révolution. On devrait dire plutôt le remariage, puisque les deux idées ont été associées en Europe, dans des conditions différentes, entre la Révolution française et 1848.

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Communisme, nazisme et fascisme : ce que les mots

veulent dire

Approfondir la contradiction intellectuelle entre marxisme et fascisme ne mène donc pas loin, puisque les deux doctrines n'ont pas le même statut philosophique. Par contre, analyser ce qui oppose et ce qui unit bolchevisme et fascisme comme mouvements politiques est plus intéressant, puisque sur ce terrain tout suggère à l'historien ce type d'analyse : non seulement la chronologie, puisque bolchevisme et fascisme naissent comme partis de masse à la suite de la guerre de 1914, mais plus encore la situation, caractérisée par la déstabilisation générale de l'Europe au moment où ses peuples sont entrés, par la porte tragique de laguerre, dans la démocratie moderne, c'est-à-dire le pouvoir du nombre. A la question que ces peuples portent sur la guerre, la victoire des bolchevistes en Russie a été une première réponse au nom du prolétariat. L'avènement de Mussolini en Italie, cinq ans après, en constitue une autre, au nom de lanation.

Lénine et Mussolini :

deux marginaux issus de la Ile Internationale

..,."..

PASCAL BESNARD-ROUSSEAU - Au-delà du fait que communisme et fascisme apportent chacun une réponse au traumatisme né de la première guerre industrielle, et qu'ils représentent chacun une

«offre» de rupture, quels sont les points communs - idéologiques et «fonctionnels » - existant entre les deux courants?

FRANÇOIS FURET - Lénine et Mussolini ont grandi dans la même famille, celle de la Ile Internationale, où ils étaient tous les deux des marginaux, pour les mêmes raisons: parce qu'ils se situent àlapointe avancée de la révolution sociale. A partir de 1914, Mussolini trahit l'internationalisme pour le nationalisme, mais il n'abandonne pas pour autant l'ambition révolutionnaire : dans ce déplacement d'objectifs accompagné d'un maintien des moyens tient l'ambition du fascisme. Encore la formule ne rend-elle pas compte de ce que l'idée de révolution mobilise d'affects parareligieux; au moins dit-elle bien l'absence de scrupules légaux érigée en système, la subordination des moyens aux fins, la formation de partis qui mêlent

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l'obsession conspiratrice et l'appel aux masses populaires, la naissance d'un nouveau type de propagande... Comme on le sait, Mussolini a très consciemment copié, à d'autres fins, le précédent offert par Lénine et son parti.

Plus profondément, on retrouve dans le bolchevisme et le fascisme les deux faces de la démocratie révélées par la Révolution française : l'universel et le national, vécues et pensées l'une par rapport à l'autre de façon antagoniste, mais aussi unies l'une à l'autre par le même rejet radical du monde bourgeois de l'économie et de l'aliénation. Le bolcheviste veut émanciper la classe ouvrière, et au-delà d'elle l'humanité. Le fasciste travaille à libérer le citoyen de ce qui le sépare de la communauté nationale. Les deux ambitions ont au moins en commun la volonté de mettre fin à l'individualisme del'homo œconomicus et à la conception de l'humanité définie par la bourgeoisie.

Elles dessinent toutes les deux un avenir où l'homme sera vraiment membre de la communauté : elles exaltent toutes les deux le politique, par où se construit l'être-ensemble, au détriment de l'économique, où se forge la solitude de l'individu privé et l'aliénation à l'argent. Le bolchevisme est une version extrémiste du marxisme, son interprétation la plus subjectiviste : les lois de l'Histoire y sont un peu malmenées au profit de l'action révolution- naire!Elles ne sont guère invoquées, depuis Octobre au moins, que comme une justification de ce qui s'est accompli en leur nom.

L'essentiel reste de construire un instrument politique révolution- naire, de conquérir le pouvoir et de le garder. A cet égard, les bolchevistes veulent, comme les fascistes, mettre l'homme de l'économie sous le contrôle de la volonté politique, c'est-à-dire du parti. Les uns et les autres prétendent abolir l'aliénation de l'homme moderne à l'économie. Ils ne se détestent qu'à travers ce qu'ils haïssent en commun, et dans la mesure où les régimes prônés par les uns paraissent aux autres la culmination des fléaux du libéralisme, et réciproquement. Mais ils partagent le même diagnostic sur l'origine du mal: l'argent.

C'est le sens le plus profond du messianisme révolutionnaire dans les deux cas, et le secret le mieux partagé par les contempo- rains : la passion antibourgeoise n'est jamais bien loin dans le cœur de l'homme démocratique. Elle n'a que faire des subtilités philoso-

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Communisme, nazisme et fascisme : ce que les mots

veulent dire

phiques ou doctrinales pourvu qu'elle trouve à nourrir sa détestation dans des mouvements puissants qui parlent plus aux sentiments qu'à l'esprit; et même le bourgeois, personnage constamment divisé à l'intérieur de lui-même, n'échappe pas à la tentation d'éteindre en lui cette haine de soi. C'est par là qu'on peut comprendre que des philosophies différentes ou contradictoires, devenues mouvements politiques, puissent s'alimenter aux mêmes passions, et être l'objet d'une sympathie indistincte: dans l'Europe des années trente,iln'est pas du tout rare de trouver des hommes, intellectuels en tête, qui admirent à la fois Staline et Hitler. Ce type d'ambivalence est d'ailleurs ancien dans la culture politique européenne : au XIXe siècle, on déteste la bourgeoisie à la fois à partir de la droite aristocratique et à partir de la gauche socialiste. Le nouveau, au XXesiècle, tient à ce que la droite aussi est devenue révolutionnaire.

PASCAL BESNARD-ROUSSEAU - Les communistes ont présenté le fascisme comme un moment de l'histoire du libéralisme. Vous dites, vous, que la grande invention du fascisme fut de rendre un projet révolutionnaire à la droite. Doit-on opposer aussi fortement les deux approches de manière àles rendre inconciliables pour juger ce qui fonde l'émergence et l'expérience même du fascisme?

FRANÇOIS FURET - Les communistes ont analysé le fascisme comme le produit du libéralisme, à l'époque de la domination du capital financier; non pas seulement un «moment» du libéralisme, mais son dernier stade : ce qui les a conduits parfois à ne pas trop distinguer entre ses formes, puisque toutes les démocraties capita- listes sont grosses d'un « fascisme », Avant 1935, l'adjectif est couramment employé par le Komintern pour désigner la France bourgeoise, de droite ou de gauche, nationaliste ou pacifiste, Poincaré et Briand ensemble.

A l'inverse, pour les fascistes (italiens et allemands), c'est le bolchevisme qui est au bout du libéralismebourgeois, dontilpartage l'optimisme historique et la vision d'une humanité maîtresse de la nature. En dehors même des nazis, c'est un des lieux communs de la pensée conservatrice allemande, avant et depuis la guerre de 1914, que ce mépris de «l'Occident », précurseur du communisme par son adoration de la productivité et son abandon au matérialisme des intérêts et des mœurs.

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Le communiste hait le libéralisme comme fourrier du fascisme, et le fasciste le déteste comme fourrier du communisme. On ne comprend rien à l'économie des passions chez l'un et l'autre, si on ne voit pas qu'au milieu de leur hostilité spectaculaire ils ont en commun un rejet radical de la démocratie bourgeoise (ou capita- liste). En un sens, l'un et l'autre, l'un contre l'autre, disent d'ailleurs chacun la moitié d'une vérité : car fascisme et communisme sont bien deux produits potentiels du libéralisme parvenu à sa phase démocratique, et sur sa droite et sur sa gauche. Mais«potentiels»

ne veut pas dire « nécessaires », L'illusion communiste consiste à tenir le fascisme pour un fruit inévitable du capitalisme avancé, et le mensonge fasciste tient dans l'universalisation intéressée de la menace bolcheviste, attribuée au pourrissement de la démocratie bourgeoise. C'est la traduction doctrinale de la détestation que nourrissent les deux ennemis-jumeaux à l'égard du monde bour- geois. Elle ne les empêche pas de se haïr l'un l'autre, mais elle leur désigne un adversaire commun, qu'ils ne nomment pas de la même façon, mais qu'ils espèrent chacun vaincre pour s'en approprier les dépouilles: ce qui peut offrir un vaste terrain de manœuvre et même d'entente. Le cas classique, avant le pacte d'août 1939, est fourni par la chute de l'Allemagne de Weimar, dont communistes et nazis escomptent être les bénéficiaires, et à laquelle ils apportent ensemble une contribution conflictuelle.

Non, les fascistes ne furent pas les instruments du monde bourgeois

PASCAL BESNARD-ROUSSEAU - Tous les historiens ne partagent pas cette thèse...

FRANÇOIS FURET - Les historiens hostiles à cette interprétation tirent leurs objections d'une reprise plus ou moins compacte de la thèse communiste, selon laquelle les mouvements fascistes sont non seulement les produits du monde bourgeois, mais ses instruments : l'argumentation classique fait référence à la manière dont Mussolini d'abord, en 1922, puis Hitler, en 1933, ont été aidés dans leur

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Conunumsme,

n~sme

et fascisme : ce que les mots veulent dire

conquête du pouvoir par le consentement d'une partie des milieux dirigeants. Le fait est avéré dans les deux cas, bien qu'il ait été exagéré, mais il n'a pas la signification qu'on lui a prêtée si souvent.

Il ne traduit pas l'instrumentalisation des mouvements fascistes par les milieux capitalistes ou les politiciens bourgeois, mais bien plutôt l'aveuglement de ces milieux et de ces politiciens, que les fascistes soumettront au contraire à leurs volontés totalitaires.

Ce qui estàcomprendre n'est pas que, par haine ou peur du communisme, des possédants ou des hommes politiques conserva- teurs aient pu faire les yeux douxàdes aventuriers fascistes; c'est que ces aventuriers aient pu, préalablement, acquérir une influence politi- que considérable sur le peuple, et qu'ils se soient montrés ensuite si intransigeants sur leur refus de partager le pouvoir politique avec quiconque. Mussolini a été plus long qu'Hitler à imposer sa seule volonté, mais, sans lui, l'Italie n'eût pas choisi en 1938 l'alliance avec Hitler, qui scella son destin dans la Seconde Guerre mondiale.

Dans le cas d'Hitler, la démonstration a une clarté d'épure : aussitôt au pouvoir, le chancelier nazi impose par la terreur une révolution qui lui donne le pouvoir absolu, et rien de ce qui suivra, qui va bouleverser l'Histoire, ne peut s'expliquer sans prendre en compte l'affreuse indépendance qu'il a conquise par la violence à l'égard des élites allemandes.

Considérée empiriquement, la thèse qui fait du nazisme le produit du capital financier et d'Hitler l'instrument des trusts ou du militarisme allemand ne résiste pas à l'examen des faits: l'aide financière apportée au mouvement nazi n'a pas été aussi importante que l'historiographie marxiste l'a prétendu. Et quant àfaire d'Hitler la marionnette des capitalistes, à qui faudra-t-il attribuer le massacre des Juifs? Considéré sous l'angle philosophique, ce type d'interpréta- tion fait voir une fois de plus le point aveugle de l'explication marxiste de l'Histoire. Le politique y est censé trouver son principe d'intelligibilité dans l'économique et le social. Type d'interprétation qui avait posé à Marx des problèmes insolubles en ce qui concerne la crise politique française du XIXe siècle (qu'on pense

à

ses variations sur le bonapartisme), et qui fausse chez ses successeurs toute la compréhension du XXe siècle.

Le léninisme lui-même, pris comme doctrine politique, constitue à cet égard un démenti au marxisme de Marx puisqu'il

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a préconisé et effectué la prise du pouvoir d'Etat au nom de la classe ouvrière dans le pays le moins « ouvrier » d'Europe; puis il a prétendu«construire le socialisme» ex nihilo, dans un monde dont le capitalisme n'en avait pas mûri les conditions. La critique sociale-démocrate - Kautsky, Léon Blum - de la révolution soviétique ne dira pas autre chose; mais elle n'ira pas jusqu'à voir que le fait même que celle-ci ait eu lieu, née d'un accident de l'Histoire (car si février 1917 peut être analysé comme nécessaire, ce n'est pas le cas d'octobre), remettait en cause la conception du politique chez Marx. Il en est de même pour les régimes fascistes, dont nulle«infrastructure» ne peut utilement rendre compte, et dont l'effrayant caractère est d'avoir été indépendants de la société où ils s'étaient formés : régnant sur elle, loin de lui obéir, ou même de l'écouter. Le marxisme aura atteint son apothéose de rayonne- ment dans le siècle où sa capacité d'explication aura été la plus faible.

En effet, l'époque peut être vue comme celle où s'imposa la puissance du volontarisme politique, indépendant des circonstances de sa naissance. Staline et Hitler, à travers le parti, possèdent un pouvoir total sur la société, transformée en brigades d'acclamation.

Au-delà de leurs contradictions philosophiques, communisme et fascisme sont unis par le culte du pouvoir politique, la conviction que celui-ci peut tout faire, y compris et avant tout gouverner l'économie. L'ambition en est inscrite dans la suppression de la propriété privée, dans le premier cas; dans le second, le parti-Etat conserve ses capitalistes, mais les transforme, eux aussi, en sujets.

Les deux types de régimes constituent comme deux tentations extrêmes d'exorciser le déficitpolitique inséparable de la démocratie libérale. Ils forment deux réponses pathologiques à la vieille question de la nature du lien social dans un monde dominé par l'individualisme privé. Là est la source du totalitarisme, dans cette angoisse de l'homme moderne devant l'énigme de la citoyenneté.

PASCAL BESNARD-ROUSSEAU - Peut-on et doit-on distinguer fascisme et nazisme? Car sifascisme, nazisme et communisme ont en commun le même adversaire, la démocratie, deux d'entre eux seulement, le nazisme et le communisme, ont pour particularité d'avoir mis en œuvre des instruments d'extermination qui en ont

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Communisme, nazisme et fascisme : ce que les mots

veulent dire

fait des régimes tragiquement inédits. Le vrai couple«théorisable»

n'est-il pas constitué par le nazisme et le communisme?

C'est le concept de totalitarisme

qui permet de distinguer entre nazisme et fascisme

FRANÇOIS FURET - La distinction entre fascisme et nazisme est nécessaire. Elle est d'ailleurs classique dans la littérature historique.

Le fascisme italien n'a eu le caractère raciste et criminel du nazisme allemand ni dans ses intentions ni dans son développement. Bien qu'il ait été violent et répressif, et qu'il ait marqué profondément, en négatif, l'histoire italienne, il n'y a pas pris l'allure d'apocalypse qu'a eue le nazisme dans l'histoire allemande et dans celle de l'Europe.

Reste que c'est Mussolini l'inventeur d'un trait fondamental du fascisme, dont Hider fera bon usage : la récupération de l'idée de révolution au profit de la droite. AuXIXesiècle, la droite européenne est contre-révolutionnaire, et se trouve par là même prise dans la contradiction de ne pouvoir se fixer d'autre but que la restauration d'un«ancien régime» d'où la Révolution était née. Mussolini lui fait le cadeau d'un avenir, en lui apportant le bénéfice de l'idée révolu- tionnaire, tirée du fond socialiste, qu'il avait partagé avec Lénine.

Mais si l'on cherche à comparer les régimes, c'est bien l'analogie entre URSS stalinienne et Allemagne hidérienne qui s'impose, même si Hider a pris pour modèle préféré Mussolini. Il n'y a rien dans l'histoire de l'Italie fasciste qui puisse être comparé à ce qui réunit les régimes d'Hitler et de Staline : les purges et la terreur à l'intérieur du parti, les camps, l'extermination de vastes populations, le contrôle absolu du pouvoir sur la société. C'est ce qu'essaie de cerner le concept de «totalitarisme»,

Ces comparaisons sont indispensables à l'intelligence histori- que du siècle, à condition de prendre garde, car comparer ne veut pas dire identifier. Ce qui les rend difficiles à conduire est, d'une part, qu'elles ne se présentent pas de la même façon selon l'angle choisi, soit qu'il s'agisse des philosophies, ou des passions, ou des mouvements, ou des régimes; d'autre part, que l'Union soviétique a une durée relativement longue par rapport aux régimes fasciste ou nazi, et que son histoire a comporté plusieurs phases distinctes.

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Enfin, l'analogie entre l'Allemagne d'Hitler et l'URSS de Staline a été longtemps un sujet tabou en Europe, par suite de l'effet d'intimidation exercé par la victoire de la seconde sur la première en 1945.

PASCAL BESNARD-ROUSSEAU - Permettez-moi de revenir sur ma question: diriez-vous, comparant le régime nazi et d'autres régimes fascistes ou identifiés comme tels (franquisme, salazarisme), que le nazisme est un accident du fascisme ou qu'il peut procéder - pour tout ou pour partie - d'une autre logique?

FRANÇOIS FURET - Je pense que le nazisme est une des formes historiques, la pire, d'un genre qu'on a appelé le fascisme, sur un mot latin réinvesti d'un sens neuf par Mussolini. Je ne suis pas sûr par contre qu'on puisse mettre dans la même famille le franquisme ou le salazarisme, car il s'agit à mes yeux de régimes dictatoriaux plus traditionnels, c'est-à-dire contre-révolutionnaires, prenant appui sur l'Eglise, les propriétaires fonciers, l'armée, les forces réaction- naires classiques de l'âge prédémocratique. Hitler, lui, se réclame beaucoup plus explicitement du précédent italien, et il est, comme Mussolini, l'homme du parti, son leader charismatique. Tous les deux sont des chefs fascistes de plein exercice, si je puis dire, c'est-à-dire des hommes d'aventure, ivres de leur pouvoir sur les masses.

Pourtant, ils sont aussi très différents subjectivement, et Hitler infiniment plus démoniaque, plus mystérieux aussi. Objectivement, l'Italie d'un côté, l'Allemagne de l'autre leur font des rôles incomparables : c'est en Allemagne que se sont accumulés les matériaux explosifs du siècle, de par la culture, de par la puissance de la nation.

Si bien qu'il y a eu des raisons proprement allemandes, en dehors de la personnalité du peintre autrichien, à la tragédie exceptionnelle par sa profondeur qu'a été le nazisme. Le travail historique consiste à les démêler sans les transformer rétrospective- ment en nécessité: tentation très fréquente en l'occurrence, tant l'effondrement de 1945, accompagné de la vérité sur les crimes du régime, et entouré de la réprobation universelle, apparaît comme une fin de l'histoire allemande. Il nous est devenu difficile d'imaginer que des effondrements historiques de cette dimension puissent tenir à autre chose qu'à de profondes contradictions, dont ils forment

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Communisme, nazisme et fascisme : ce que les mots

veulent dire

l'inévitable aboutissement. L'historien doit y rétablir pourtant la part de l'accident : le rôle joué par le personnage Hitler, par exemple.

Nazisme et communisme :une absence de dénonciation et de compréhension immédiates

liée àdes raisons différentes

PASCAL BESNARD-ROUSSEAU - Tout autant dans le cas du nazisme que dans celui du stalinisme, on estfrappé d'un fait: les gens ne savaient pas, ou, s'ils savaient, n'étaient pas entendus.

Pourquoi?

FRANÇOIS FURET - Je crois qu'il faut dissocier les deux cas sous ce rapport. Le nazisme est une idéologie antiuniversaliste, si bien qu'il y a eu peu de nazis hors d'Allemagne (à l'exception des minorités allemandes à Dantzig, dans les Sudètes, en Autriche ...). Dès lors, la vérité sur la dictature d'Hitler (l'incendie du Reichstag, la Nuit des longs couteaux par exemple) a été largement sue et commentée en Europe. Si la persécution antisémite l'est moins, c'est que l'anti- sémitisme y est largement partagé un peu partout, et que les opinions publiques ont sur le sujet des réactions très différentes de ce qu'elles sont devenues aujourd'hui. Pendant la guerre, quand ont lieu les grands massacres collectifs, entre l'été 41 et l'été 44, le même sentiment continue sûrementàjouer, accompagné de l'abaissement devant la force, mais il faut immédiatement ajouter que la dimension des crimes nazis a été largement ignorée jusqu'au printemps de 1945, au moment où les armées alliées ont libéré les camps. Encore la nature du génocide juif a-t-elle été plus longue encore à pénétrer les consciences, pour des raisons que je tente d'expliquer dans mon livre.

Le cas de l'URSS est différent. Le communisme soviétique s'est enveloppé dans une idéologie universaliste de filiation démocrati- que qui «protège» la réalité historique de la force d'une foi partout présente: il y a des communistes dans tous les pays du monde. Cette croyance universaliste en l'histoire, sous étiquette soviétophile, s'avère extrêmement adaptable à des traditions culturelles diverses:

elle enchante les jacobins, séduit les chrétiens, regroupe les ennemis

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du monde bourgeois,àcommencer par les intellectuels, plait même aux libéraux face au fascisme.

Car les circonstances y ajoutent leur contribution : la grande dépression du capitalisme des années 1930, l'avènement d'Hitler, la victoire finale de l'armée Rouge sur le nazisme. L'extraordinaire performance de mensonge réussie par l'Union soviétique au cours du siècle s'explique moins par l'excellence de la propagande du Komintern et de Moscou - encore que cette excellence ait existé - que par la force de la mythologie révolutionnaire dans les esprits des hommes en ce siècle; cette force, en plus, a bénéficié de circonstances favorables, dont les principales sont les deux guerres mondiales. Rien que ça!

PASCAL BESNARD-RoUSSEAU - Contrairement au nazisme, le communisme a lui-même révélé ce qu'il était (ou avait été: rapport Khrouchtchev). Vous avancez que ce rapport, parce qu'il condam- nait des déviations, permettait de sauver l'essentiel : le commu- nisme. Or, ce rapport, notamment en France, a été dénoncé comme un faux. Sachant ce qu'a été, longtemps après 1956, le poids électoral du PCp, peut-on dire ce que ce refus de reconnaître le rapport Khrouchtchev a contribué à préserver l'illusion commu- niste en France (avant de la (( tuer )) )) sans doute à terme, contrairementà ce que nous apprend l'exemple italien).

FRANÇOIS FURET - Le rapport Khrouchtchev n'a pas prétendu révéler ce qu'avait été le communisme. Il a dénoncé des déviations du communisme, en préconisant le retour aux origines; Lénine contre Staline. De la sorte,ila voulu en sauver le principe en faisant, comme on dit, la part du feu. Ilya réussi pour un temps, en donnant vieàune nouvelle version du communisme, débarrassée de sa forme la plus dogmatique àl'extérieur, et des formes les plus extrêmes de la terreur, à l'intérieur. En ouvrant une lutte d'influences à l'intérieur de l'univers communiste, il a multiplié les visages du communisme et donné corps à l'espoir d'une réconciliation du communisme et de la liberté (Kadar, Togliatti, Dubcek), tout en maintenant le principe intangible de la supériorité principielle du communisme sur le capitalisme. En fait, cette réconciliation n'a jamais pu se produire, et le régime soviétique a toléré le nationalisme (Ceaucescu), mais non la liberté (Dubcek) : Gorbatchev en a

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Communisme, nazisme et fascisme : ce que les mots

veulent dire

administré la dernière démonstration. Mais il reste que Khroucht- chev, au XXeCongrès, a bien donné une espèce de deuxième souffle au communisme soviétique, au prix, il est vrai, de la délégitimation coûteuse de Staline.

Les chefs communistes français ont résisté un temps à la dénonciation de Staline parce qu'ils avaient été parmi les plus zélés dans le« culte de la personnalité»,A moyen terme, ils ont dû céder, car le système international, dont ils étaient un des éléments essentiels à l'Ouest, dépendait toujours étroitement de Moscou. Mais ils ont probablement été parmi les premiersàsentir que le monde communiste, à si forte teneur idéologique, ne pourrait pas résister dans le long terme àl'ébranlement créé par le XXe Congrès. Sur ce point, leur nostalgie cachée du stalinisme était lucide.

Le communisme après Staline :le temps des substitutions sociales et territoriales

PASCAL BESNARD-ROUSSEAU - Après la remise en cause de l'illusion soviétique, l'idée communiste a pris corps dans d'autres discours non européens.' castrisme, maoïsme. S'agissait-il de la même idée, de son dernier avatar?

FRANÇOIS F~T - Il me semble que oui. Lemaoïsme et le castrisme, tels qu'ils sont vécus à Berkeley, à Paris, à Berlin ou à Rome, sont une dénégation du rapport Khrouchtchev par les étudiants de l'Ouest. Il s'agit de repartir dans une utopie dure, encore intacte, à l'abri des tragédies de l'histoire soviétique. Si Khrouchtchev a ouvert la voie à un communisme révisionniste, il a aussi abandonné le terrain du maximalisme révolutionnaire à son rival Mao. Les circonstances ont changé à l'Ouest par rapport à l'âge d'or du stalinisme : non seulementàcause du rapport Khrouchtchev, mais aussi parce que vingt ans ont passé depuis la guerre, et que la prospérité économique a commencé à transformer les vieilles démocraties. Les ouvriers, quand ils ne sont pas fidèlesàleurs partis communistes, penchent plus vers l'intégration sociale que vers la révolution,C'est désormais à des secteurs de la population étudiante que Mao et Castro, ou Guevara, offrent des territoires de substitution

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pour y loger l'espoir de la société nouvelle. Cette aventure n'a pas encore trouvé son historien, et je suis moi-même passé trop vite sur cet épilogue de l'histoire de l'idée communiste, que je n'ai pas étudié avec le soin du détail qu'il mériterait. Les révoltes étudiantes des années soixante, en Occident, mêlent des idées et des désirs contradictoires : on peut voir à la fois l'individualisme hédoniste triomphant, le dégoût de la société de consommation naissante, le dandysme situationniste et le crépuscule exotique d'un néo- stalinisme. Peut-être, d'ailleurs, ce mot de «crépuscule» est-il trop fort, si l'on songe que l'anticommunisme n'a jamaisété plus vivement condamné dans les milieux étudiants et universitaires de l'Ouest que dans les années soixante-dix et même quatre-vingt.

Le succès remporté parl'Archipel du Goulag en France (mais en France surtout) n'empêche pas que renaisse, à la même époque (1975), un brusque regain de messianisme révolutionnaire à l'annonce de l'évacuation forcée de la population de Phnom Penh par les Khmers rouges : les manifestations attestées d'un des grands massacres du siècle sont célébrées ici et là, y compris dans la presse la plus sérieuse, comme le début d'une grandiose expérience sociale.

S'être trompé et ne pas se repentir?

PASCAL BESNARD-ROUSSEAU - Vous êtes l'un des rares anciens communistes à adjoindre au regret intellectuel (s'être trompé) le regret moral (se repentir). Comment expliquez-vous cela? Cette absence de repentir ne tient-elle pas au fait que l'engagement communiste était d'abord fondé sur une indéniable générosité?

FRANÇOIS FURET - Le communisme a formé un mouvement dont les fidèles partagèrent une foi très vive, mais aussi très vulnérable, puisque suspendue à l'Histoire: de là vient qu'il y a eu, entre 1917 et Gorbatchev, de si nombreux anciens communistes.

Tous n'ont pas eu le sentiment d'avoir commis une grosse erreur : certains s'en sont écartés par lassitude, d'autres ont continué à voter pour les hommes de leur ancienne église après l'avoir quittée, comme pour les moins mauvais des candidats; d'autres conservent un faible pour l'enthousiasme qui les a aveuglés, d'autres enfin ne

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Communisme, nazisme et fascisme : ce que les mots

veillent dire

sont pas plus doués pour l'analyse après qu'avant. Parmi ceux d'entre eux qui ont voulu approfondir les causes de leur engagement et de leur reniement, quelques-uns ont écrit des livres qui sont parmi les œuvres les plus intéressantes sur le communisme : Souvarine, Kœstler par exemple. Il me semble que le repentir moral n'en est pas absent, à côté de la lucidité politique retrouvée.

Pourtant, vous avez raison dans l'ensemble. Chez les anciens communistes, le sentiment de l'erreur est plus répandu que la conscience d'une faute. S'il en est ainsi, c'est peut-être d'abord parce que l'erreur communiste comporte ceci de particulier, qu'elle s'inscrit dans le nihilisme moral. De l'universalisme démocratique, le marxisme, a fortiori le marxisme-léninisme, supprime la visée morale en faisant du mouvement de l'Histoire l'instrument de la réalisation. Il lui substitue une sorte de religion de l'accompli (ce qui est est ce qui doit être), qui probalement survit, dans de nombreux cas, à l'abandon de la croyance politique proprement dite.

Le repentir est un sentiment qui ne trouve pas facilement sa place dans la panoplie de l'analyse historique moderne.

Et puis, il y a ce que vous dites : la foi communiste continue à bénéficier, malgré les tragédies des régimes communistes, de la finalité universaliste qu'elle a prétendu servir. Si bien qu'en fin de compte, et en dépit de sa doctrine, le communiste ou l'ex- communiste tire sa défense desesintentions, sans voir qu'il retombe de ce fait dans quelque chose comme le pharisaïsme bourgeois vilipendé par Marx : déguisant la réalité de sesactes dans la pureté de sessentiments.

Lui-même, d'ailleurs, peut être dupe de ce systèmeàdouble entrée, conservant un fond traditionnel de moralité à l'intérieur d'un univers prétendument scientifique : de là vient sa capacité au repentir, qui est le ressort existentiel, même quand il n'est pas exprimé, dans les meilleurs livres écrits sur le communisme par d'anciens communistes. J'observe d'ailleurs qu'il n'y a pas de phénomène comparable dans la littérature sur le fascisme, où la contribution des anciens fascistes est négligeable.

François Furet

Propos recueillis par Pascal Besnard-Rousseau

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François Furet

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