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Ma chère Ala, LETTRE À ALA. Samar Yazbek

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Ala’ figure dans le livre-témoignage de Samar Yazbek les Portes du néant (1). Elle est la seconde fille de la famille qui l’a hébergée lors de ses voyages clandestins à Saraqeb, près d’Idlib, en Syrie, et pour laquelle l’auteure a une affection particulière.

Samar Yazbek refuse d’être considérée comme opposante, partisane ou politicienne. Elle affiche seulement son rôle d’écrivaine.

M

a chère Ala’,

tu me manques tellement ! J’aimerais tant revoir tes yeux vifs et la petite lueur de malice qui s’y nichait ! Notre dernière rencontre remonte à si loin que je commence à oublier tes yeux ronds qui se fermaient de frayeur quand résonnait le bruit terrifiant des explosions. Je ne parviens qu’à me remémorer ton regard émerveillé à l’instant de jubilation et c’est tant mieux, ma chérie.

Tu m’avais raconté à plusieurs reprises le récit de ton départ préci- pité avec ta famille, la traversée de la rivière alors que les combattants faisaient le guet, tes cris en tombant dans l’eau et la boue, la colère et les réprimandes de ton père à cause des gardes-frontières turcs qui veil- laient à proximité. Tu ajoutais à voix basse : « J’ai encore peur quand j’y pense. »

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Comment vas-tu aujourd’hui, ma petite ? Je suppose qu’on t’a imposé de porter le foulard. J’imagine que tu es devenue encore plus jolie qu’auparavant, quoique, la dernière fois que je t’ai vue, il y a trois ans, j’ai noté que tu avais perdu l’étincelle de ton regard et la brillance de tes longs cheveux noirs.

Ma chérie, tu sais bien que je suis une réfugiée en France, tout comme toi en Turquie. Je sais qu’il y a une grosse différence entre l’exil d’une fillette aux portes de l’âge adulte et celui d’une femme mûre comme moi aux portes de la vieillesse, mais

toutes les deux, nous avons en commun le fait d’avoir été contraintes de quitter notre pays, de vivre en étrangères dans des pays où l’on toise les réfugiés avec discrimina- tion. Quand tu seras grande, je te donnerai

à lire Nous autres réfugiés de Hannah Arendt, qui te permettra de com- prendre mieux les choses. En France, et parce que je suis une écrivaine et une femme active, j’ai la chance de vivre plus dignement que ces malheureux réfugiés qui affluent en Europe pour fuir une mort cer- taine. Nous avons sans doute certaines autres différences, car moi, je me suis battue pour conquérir ma liberté individuelle, tandis que toi, tu vis là-bas, en train d’attendre le pire dans une société qui étouffe les jeunes adolescentes telles que toi ; surtout à Antioche, cette ville si proche de nos frontières où tous les commerces prospèrent, y compris ceux de la religion et ceux du corps. Eh oui ! Il en va toujours ainsi en temps de guerre. Plus tard, tu comprendras les arcanes de celle-ci, tu traceras ta propre version des événements et tu cracheras sur le monde qui est demeuré imperturbable devant la mort des Syriens, impassible face à cet atroce crime moral.

Ma chère Ala’, tu te doutes bien que j’ai été exaspérée d’apprendre que tu n’allais pas régulièrement à l’école, pareille en cela à la majo- rité des enfants syriens exilés. Il y a quatre millions d’enfants qui ne reçoivent plus aucune instruction. Tu es sûrement consciente à quel point ce chiffre est terrifiant, et tu peux concevoir déjà que les géné- rations futures en Syrie seront fatalement amenées à affronter un sombre destin, sans éducation ni formation. Si cette guerre insensée

Samar Yazbek est écrivaine et journaliste. Elle est notamment l’auteure de Feux croisés. Journal de la révolution syrienne (Buchet- Chastel, 2012) et d’Un parfum de cannelle (Buchet-Chastel, 2013).

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se poursuit, les enfants constitueront immanquablement un terreau fertile pour l’extrémisme, ils seront à la fois les instruments du mal et ses victimes.

La situation sera encore plus contraignante pour les filles. La Syrie a changé, elle n’est plus qu’un tissu de territoires morcelés et déchirés par la guerre. Ils dépendent de puissances diverses dont la première n’est pas Daesh et la dernière n’est pas l’occupation russe. D’ailleurs, tu ne pour- ras plus réintégrer ton école à Saraqeb, car elle a été bombardée par les avions d’Assad, puis réquisitionnée par les brigades armées pour devenir le siège d’un état-major du commandement militaire et un dortoir pour les combattants. J’imagine que ton banc d’écolière a brûlé, qu’il a disparu et que tout ce que tu m’avais raconté à propos de ton école n’existe plus aujourd’hui. Mais, en même temps, je ne cesse de rêver que nous serons capables de construire une nouvelle école lorsque la guerre prendra fin.

Reviendras-tu alors ? Je te promets que moi, je reviendrai, je serai à tes côtés pour reconstruire notre pays, dévasté et ruiné aujourd’hui.

Il se pourrait que tu ne sois pas en mesure de prendre toi-même cette décision, parce que tu es femme dans une société machiste. Tu as dû comprendre aujourd’hui ce que signifie le fait d’être une femme issue de la classe moyenne dans le monde arabe. L’étau se resserre à mesure que ta féminité s’épanouit. Tu ignores peut-être que dans certaines régions de Syrie la présence des femmes n’est plus admise dans l’espace public et que, dans les régions soumises aux brigades djihadistes ou à Daesh, le port du voile est un devoir, une règle, une obligation même.

Dans ces régions, aucune femme n’est satisfaite de sa condition, je le sais pertinemment. Au cœur du bouleversement profond qui a ébranlé la structure de la société syrienne, les femmes ne sont plus maîtresses de leur destin. De nouvelles règles leur ont été imposées et seules les lois religieuses de la charia sont désormais en vigueur. Pour les digni- taires religieux qui ont remplacé juges et tribunaux, la femme est un objet de honte, elle n’a plus d’existence en dehors de la satisfaction des mâles et de la procréation. C’est ainsi qu’ils voient la femme, Ala’, c’est ainsi qu’ils te voient. Tu as réussi à fuir loin de ces régions, mais les idées obscurantistes n’ont pas tardé à te rattraper dans ton nouveau milieu d’exil.

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J’ai eu l’opportunité de visiter quelques camps de réfugiés et j’ai vu comment les femmes sont traitées, comment on leur impose de se couvrir le visage et le corps entier, car les aides financières qui leur parviennent sont envoyées par les islamistes les plus rigides.

Je voudrais que tu saches, ma petite Ala’, que les tournées que j’ai effectuées dans la région du djebel Zaouia – et dont tu voulais absolu- ment faire partie – ont abouti à la mise en place d’un projet qui touche un important réseau de femmes et s’occupe des domaines de l’édu- cation, du soutien économique et culturel. Les femmes continuent à résister, à apprendre, à instruire les enfants, elles gèrent en même temps des microprojets économiques pour subvenir aux besoins de leur famille.

As-tu une idée de la façon dont les femmes vivent dans les régions dominées par les forces du régime ? Si tu t’y trouvais encore, tu aurais peut-être le sentiment d’être en sécurité. Le port du hijab n’y est peut- être pas obligatoire, le danger de se faire bombarder par Assad ou par l’aviation russe est peut-être écarté, mais sache que de nombreux massacres y ont été perpétrés. Je te raconterai plus tard comment les femmes ont été utilisées pour faire pression sur les opposants au début de la révolution, comment elles ont dû affronter la barbarie la plus violente lorsque les citoyens qui aspiraient édifier un État de droit ont manifesté pacifiquement et revendiqué la dignité et la démocratie.

Tes parents t’ont-ils raconté ce qui est arrivé à Saraqeb, lorsque les gens sont sortis pour manifester dans la rue et lorsque vos voisins ont été abattus par les services de sécurité ? Les mères des jeunes victimes m’ont raconté tant d’histoires. Sais-tu que de nombreuses femmes parmi celles qui étaient opposées au régime d’Assad ont été cruellement torturées en prison, que certaines ont même été violées ? Parmi les nombreuses histoires qui ont circulé, une seule femme a eu le courage d’évoquer en public le viol qu’elle a subi. Il s’agit d’Alma Chahoud, une femme ordinaire qui avait rejoint la révolution et qui soignait les blessés. Devant la caméra, elle a déclaré avoir été arrêtée, torturée et violée dans les prisons d’Assad. Malade, faible, agonisante, elle a eu le courage de défier la société et les traditions en relatant son épreuve.

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Tu sais bien, Ala’, que les femmes dans les pays arabes n’osent jamais avouer la honte d’avoir été violées pour ne pas subir l’opprobre de la société et que celles qui osent en parler et désigner le violeur sont extrêmement rares. Alma l’a fait, à l’heure de sa mort. Un jour, je te raconterai en détail ses exploits, mais laissons de côté pour le moment ces pénibles épisodes.

Je voudrais te demander de m’écrire une lettre qui relaterait tes projets d’avenir, aujourd’hui que tu habites dans une région qui échappe à l’hégémonie de Daesh et d’Assad. Sache que cette guerre est menée par certains pouvoirs régionaux ou internationaux et que nous autres, Syriens, sommes impuissants face à l’énorme machine de guerre déployée après le démantèlement de la révolution pacifiste, après la dévastation du pays par le régime d’Assad, après l’affluence des extrémistes des quatre coins du monde qui ont noyé le pays dans un lac de sang.

Une femme illettrée restera toujours soumise

Ma petite chérie, je suis heureuse de te savoir en sécurité avec ta famille, loin de cette hécatombe. Je pense qu’il est primordial pour une jeune fille telle que toi de comprendre les événements qui ont lieu en Syrie. Il te faut réfléchir en premier à ton avenir et faire en sorte de continuer coûte que coûte tes études. C’est là le point de départ pour toute jeune personne qui veut être maîtresse de son destin. En effet, la vie est très dure, Ala’, et par-delà les frontières de ton univers candide, tu sauras combien la haine est facile et combien l’amour est difficile.

Le monde pourrait te sembler rassurant, or il ne l’est pas et tu devrais te prémunir par tous les moyens.

Tu te trouves actuellement dans un pays dont tu ne connais pas la langue et qui ne comprend pas la tienne. Je connais très bien cette situa- tion, car c’est aussi la mienne en quelque sorte. Il est impératif que tu apprennes la langue de ton pays d’accueil et que tu sois assidue à l’école.

C’est une affaire incontestable, ma petite, car une femme illettrée restera toujours soumise, c’est le b.a.-ba de la vie à laquelle tu aspirais.

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Te souviens-tu m’avoir confié souvent que tu te sentais capable d’inventer et de raconter des histoires ? As-tu oublié que tu étais ma petite Shéhérazade ? Tu es une écrivaine en herbe, je te l’ai déjà dit et je te le répète dans cette lettre. Toutes les histoires que tu m’avais racontées avant de m’endormir constituent de magnifiques pivots pour des narrations captivantes. Je n’oublierai jamais ta façon atta- chante de structurer ton récit quand tu m’as raconté l’histoire de tes voisins tués sous les bombardements, ou celle de tes cousins qui ont fui le pays les uns après les autres.

Un abîme sombre et douloureux s’ouvre dans mon cœur quand je pense à toi. Je suis inquiète de certains aspects de ta nouvelle vie. À l’instar d’une grande partie de la jeune génération, tu as été obligée de vivre loin de ton pays à cause de la guerre. Pourtant, je suis heureuse d’avoir pu t’écrire cette lettre, je promets de t’en écrire d’autres pour évoquer l’école que tu as quittée à Saraqeb, pour parler de ton retour et du mien. Cela arrivera peut-être lorsque tu seras un peu plus âgée. Il se pourrait que tu reviennes un jour au pays pour t’occuper à ton tour de l’éducation des enfants, lorsque cette guerre insensée aura pris fin.

J’attendrai avec toi ce jour-là, car je sais que nous reviendrons.

Traduit de l’arabe par Rania Samara.

1. Samar Yazbek, les Portes du néant, Stock, 2016.

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