ANTHROPOLOGIE MÉDICALE /MEDICAL ANTHROPOLOGY
Prise en charge globale du patient contaminé par le virus Ebola,
expérience du Centre de traitement des soignants de Conakry, Guinée
Global management of patients with ebola viral disease, experience of the Healthcare workers Treatment of Conakry, Guinea
H. Savini · N. Maugey · M. Aletti · A. Facon · F. Koulibaly · J. Cotte · F. Janvier · P.Y. Cordier · H. Dampierre · S. Ramade · V. Foissaud · H. Granier · E Sagui · T. Carmoi
Reçu le 16 septembre 2015 ; accepté le 20 octobre 2015
© Société de pathologie exotique et Lavoisier SAS 2015
RésuméLe Centre de traitement des soignants de Conakry est l’un des éléments de la riposte française contre l’épidé- mie de virus Ebola qui touche la Guinée depuis 2014. Ouvert en janvier 2015 et armé par des personnels du Service de santé des armées français, il a pour but de prendre en charge les soignants suspects ou contaminés. Les personnels fran- çais ont dû concilier leur pratique et les impératifs ethno- culturels locaux afin de favoriser l’adhésion des patients à la prise en charge.
Mots clésEbola · Service de santé · Anthropologie · Culture · Psychologie · Centre de traitement des soignants · Conakry · Guinée · Afrique intertropicale
Abstract The Healthcare Workers Treatment Center of Conakry, Guinea, was inaugurated in january 2015. It is dedicated to the diagnosis and the treatment of healthcare workers with probable or confirmed Ebola viral disease. It is staffed by the french army medical service. The french military team may reconcile their medical practice and the ethno-cultural imperatives to optimise the patient adherence during his hospitalization.
Keywords Ebola · Anthropology · Cultural belief · Healthcare workers · Traitement Center · Conakry · Guinea · Sub-Saharan Africa
H. Savini (*)
Service de pathologie infectieuse et tropicale,
Hôpital d’instruction des armées Laveran, Marseille, France e-mail : helene.savini13@gmail.com
N. Maugey
Service médical de la frégate européenne multi-mission
« Aquitaine » Brest, France M. Aletti
Service de médecine interne,
Hôpital d’instruction des armées Percy, Clamart, France A. Facon
Service de psychiatrie,
Hôpital d’instruction des armées Sainte-Anne, Toulon, France F. Koulibaly
Service de santé des armées guinéen, Guinée J. Cotte
Service de réanimation,
Hôpital d’instruction des armées Sainte-Anne, Toulon, France F. Janvier
Laboratoire de biologie médicale,
Hôpital d’instruction des armées Sainte-Anne, Toulon, France
P.Y. Cordier
Service de réanimation,
Hôpital d’instruction des armées Laveran, Marseille, France
H. Dampierre
Direction centrale du service de santé des armées, Paris, France S. Ramade
Centre médical des armées, Belfort, France V. Foissaud
Laboratoire de biologie médicale,
Hôpital d’instruction des armées Percy, Clamart, France H. Granier
Service de médecine interne,
Hôpital d’instruction des armées Clermont Tonnerre, Brest, France
E Sagui
Service de neurologie,
Hôpital d’instruction des armées Laveran, Marseille, France T. Carmoi
Service de médecine interne,
Hôpital d’instruction des armées du Val de Grâce, Paris, France DOI 10.1007/s13149-015-0465-y
Introduction
Depuis 2014, l’Afrique de l’Ouest est confrontée à une épi- démie de virus Ebola. Le virus a émergé et s’est propagé en Guinée, sur un terrain social, économique et sanitaire pré- caire, favorisé par des rituels funéraires ancestraux. Les soi- gnants ont payé un lourd tribut dans cette lutte contre le virus, puisque 191 d’entre eux ont été contaminés et 96 en sont décédés (3). Ces chiffres ne reflètent cependant pas le tribut payé par les tradipraticiens et guérisseurs qui sont aussi en première ligne sur le front de la lutte contre l’épidémie.
C’est dans ce contexte qu’a été ouvert en janvier 2015 le Centre de traitement des soignants (CTS, Figs 1, 2, 3, 4) de Conakry dont la fonction est de diagnostiquer et traiter les personnels de santé suspects ou confirmés de maladie Ebola.
Tous les personnels participant à la lutte contre le virus Ebola pouvaient être hospitalisés sur demande de leurs employeurs (établissements de santé publics ou privés, Organisations non gouvernementales, Croix Rouge gui- néenne, association des tradipraticiens…). Au 19 juin 2015, 49 patients ont été hospitalisés dans cette structure, dont 22 cas confirmés (âge médian de 32 ans et sex-ratio M/F de 82 %) avec un taux de mortalité de 27 %. Tous les cas confirmés étaient guinéens (8 médecins, 5 infirmiers ou équivalents) et avaient été contaminés dans le cadre de leur exercice ou au sein de leur communauté. Le CTS était armé
par des personnels du Service de santé des armées français, dont 8 médecins cliniciens, 2 biologistes, 19 infirmiers et 20 aides-soignants, qui ont dû adapter leur pratique aux impératifs ethnoculturels locaux.
Construire une relation médecin-patient malgré l
’isolement
Pour toute maladie létale, l’hospitalisation est un épisode anxiogène au cours de laquelle le patient est confronté étroi- tement à sa propre mort, plus durement vécu chez les patients soignants. Cette crainte est fortement exacerbée en ce qui concerne le virus Ebola (2). L’empathie de l’équipe soignante au cours du soin des patients atteints du virus Ebola est donc primordiale et reste le socle de la relation médecin-patient. Le médecin occidental doit ajuster son comportement pour combiner confiance et efficacité dans sa relation au malade. Nous craignions initialement que le travail en équipement de protection individuel, véritable sca- phandre isolant du monde extérieur, soit un frein à l’élabo- ration de cette relation. Notre expérience nous a montré qu’il n’en est rien. Bien que le temps de travail en zone à risque soit limité à une heure du fait des impératifs physiologiques, nous avons pu cependant construire et maintenir un contact privilégié avec chacun de nos patients, en augmentant le nombre de passages quotidiens (huit passages au minimum).
Fig. 1 Plan simplifié du Centre de traitement des soignants /Simplified map of the Healthcare workers treatment center of Conakry, Guinea
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Fig. 2 Une des chambres en vinyle du Centre de traitement des soignants de Conakry et les objets proposés à l’admission du patient (image ECPAD) /One of the vinyl rooms in the Healthcare workers treatment center of Conakry and the articles given to each patient at the admission
Fig. 3 Un infirmier et un aide soignant dispensant les soins à un patient dans le Centre de traite ment des soignants de Conakry (image ECPAD) /A nurse and an auxiliary nurse giving care in the Healthcare workers treatment center of Conakry, Guinea
Au cours des visites, un temps non négligeable est consacré à la parole et aux encouragements. De plus, les soignants ont pris l’habitude de partager des moments de vie avec les patients valides, dans l’espace de visite dédié aux familles (ou zone communautaire), en respectant la distance de sécu- rité des deux mètres. Cette volonté d’entourer le patient impose cependant l’engagement d’un nombre important de personnels, ce qui est difficile voire impossible à l’acmé d’une épidémie.
Proposer une prise en charge optimisée grâce à la continuité des soins
La spécificité du CTS repose sur une prise en charge optimi- sée avec possibilité de soins intensifs, qui ne peut s’entendre que si une continuité des soins est assurée. Selon l’état clinique du patient, les équipes sont ainsi capables de travail- ler de nuit avec un système de garde et d’astreinte. La sur- veillance par vidéo permet d’améliorer la veille lorsqu’au- cune équipe n’est présente en zone à risque et une ligne téléphonique est réservée à la communication entre l’équipe soignante et les patients. Cette permanence de soin autorise une prise en charge optimisée de la douleur et des soins de confort chez des patients volontiers algiques et excrétants.
L’utilisation de chambres vinylisées à usage unique, avec des chaises percées faisant fonction de sanitaires, permet également le respect de l’intimité du patient et évite la mixité
dans ce pays à majorité musulmane, bien que celle-ci soit tolérée lors de circonstances exceptionnelles.
Maintenir des références culturelles locales
Pour le clinicien, la maladie Ebola est la conséquence de l’infection virale. Pour le malade, même s’il s’agit de soi- gnants dont les connaissances techniques permettent d’ap- préhender la réalité de la maladie, une composante liée aux puissances surnaturelles ou au non-respect des traditions ancestrales ou religieuses est parfois évoquée. La maladie est ainsi la conséquence matérielle d’une relation conflic- tuelle avec les divinités ou avec les Hommes (1). Un patient soignant nous a ainsi avoué ne pas comprendre pourquoi il était le seul à avoir été contaminé lors d’un rituel funéraire traditionnel (auquel il savait qu’il n’aurait jamais dû prendre part, compte tenu de la haute contagiosité des dépouilles) alors que les autres participants restaient indemnes. La res- ponsabilité d’une force ennemie qui aurait diffusé volontai- rement le virus en Guinée est également fréquemment évo- quée. Une prise en charge de la maladie à virus Ebola qui ne prend pas ces éléments culturels en compte serait incom- plète. Nous nous sommes donc aidés d’un psychologue français s’appuyant sur une connaissance solide des croyan- ces et des rituels locaux, guidé par des personnels soignants guinéens qui pouvaient aider à traduction si nécessaire (Fig. 5). Ce personnel intervenait pour chaque patient et Fig. 4 Entretien en groupe avec la psychologue en zone communautaire (image ECPAD) /Group psychological debriefing with the clini- cal psychologist in the community area
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évoluait tant en zone à haut risque qu’en zone communau- taire selon la mobilité du malade.
Afin de favoriser l’acceptation de la prise en charge médi- cale, des moyens de concilier les données scientifiques et les croyances locales ont été identifiés et les références culturel- les ont été, le plus souvent possible, préservées au sein du CTS. Un lieu de culte, où est matérialisée la direction de la Mecque, y est aménagé. Un tapis de prière, un chapelet et une bouilloire pour les ablutions (Fig. 6, tableau 1) sont pro- posés à l’admission et une attention toute particulière est portée à la main qui réalise certains gestes, la main gauche étant traditionnellement celle souillée par le lavage après défécation. Les familles pouvaient faire parvenir à leurs pro- ches d’éventuels objets rituels. Une présentation de la struc- ture a été faite aux imams du quartier et aux représentants nationaux des guérisseurs, même si le rôle de ceux-ci au sein de notre structure aurait pu être étoffé. Nous avons été rapi- dement confrontés chez nos patients à des troubles de l’ali- mentation, d’origine multifactorielle : asthénie et anorexie liée à la maladie Ebola, dysgueusie due à la candidose buc- cale favorisée par la diminution des défenses immunitaires et l’antibiothérapie systématique, peur d’un empoisonnement comme nous avons pu le voir pour certains médicaments, dégout alimentaire... La solution de délivrer aux patients des rations militaires ayant rapidement été abandonnée, les repas étaient produits par la même entreprise locale qui four-
nissait la nourriture des personnels du CTS. Ces repas, le plus souvent occidentalisés, étaient cependant difficilement acceptés par les patients, surtout lorsque ceux-ci étaient ori- ginaires d’une région forestière éloignée de la capitale. Dans ces cas là, un complément alimentaire traditionnel (le plus souvent du riz accompagné une sauce) était apporté par la famille.
Certaines demandes surprenantes illustrent cependant le fossé culturel entre les patients et l’équipe soignante : demande de chirurgie de réduction mammaire, de trouver une 3eépouse blanche...
Favoriser la communication pour éviter les interprétations
L’isolement des patients symptomatiques, en brisant la chaine de transmission, est un élément clé de la lutte contre l’épidémie. Bien qu’indispensable, il est cependant un élé- ment de crainte et le lit d’incompréhension de la part du patient et de ses proches. La communication entre l’équipe soignante, le patient et sa famille, parfois compliquée par la barrière linguistique, est donc indispensable et limite le risque d’interprétation inadéquate.
Les relations entre les patients et leurs familles sont pri- vilégiées par le biais de télécommunications (une tablette Fig. 5 Le CTS de la zone rouge à la zone verte : 5 lits en accueil-transit et 10 lits en hospitalisation /Healthcare Workers Treatment Center from red area to green area: 5 beds for transit patients, 10 beds for hospitalization
numérique permettant une communication vidéo par le biais d’internet, un téléphone et des cartes téléphoniques sont ainsi distribués à l’admission du patient) et de visite en zone communautaire. Cet endroit représente également un lieu privilégié pour les patients qui aiment s’y retrouver pour manger, écouter la radio, danser ou jouer aux dames. Nous avons pu à de nombreuses reprises constater la cohésion entre les patients, les guéris conseillant et entourant les nou- veaux arrivants.
Les proches sont régulièrement reçus par le psychologue du CTS et sont entretenus du travail réalisé en zone à haut
risque par le biais de photographies ou de film vidéo. L’ana- lyse des hiérarchies familiales permet d’identifier le chef de famille auquel les informations seront transmises. En cas de décès, c’est à lui que sera proposé un cliché photographique du défunt (la visualisation de son visage n’étant pas possible en zone à haut risque) ou le dépôt d’objets sacrés dans le linceul. En cas de guérison, c’est lui qui viendra chercher le patient au cours d’une « cérémonie de sortie » où sera présente l’ensemble de l’équipe soignante et des proches.
Le CTS propose ainsi une offre de soin transculturelle per- sonnalisée, basée sur une prise en charge clinico-biologique continue dispensée en discontinu du fait de l’isolement. La compréhension puis l’adhésion du patient et de ses proches est indispensable à sa guérison et à son bien-être. Elle implique la connaissance et l’appropriation par l’équipe soi- gnante des références ethnoculturelles du malade qui restent ses seuls repères au cours de son hospitalisation.
Liens d’intérêts :les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts
Références
1. Epelboin A (2014) Approche anthropologique de l’épidémie de FHV Ebola 2014 en Guinée Conakry. [Research Report] OMS.
2014, pp.34
2. Kobayashi M, Beer KD, Bjork A, et al (2015) Community Know- ledge, Attitudes, and Practices Regarding Ebola Virus Disease - Five Counties, Liberia, September-October, 2014. MMWR Morb Mortal Wkly Rep 64(26):714–8
3. WHO (2015) Ebola Situation Report - 8 July 2015 (on line) Fig. 6 Réserve de bouilloires à ablution, de tapis de prière
et de chapelets consacrés destinés aux malades hospitalisés, présen- tés par le pharmacien en chef et le médecin en chef/ Stock of ablu- tion kettles, prayer mats and beads for hospitalized patients pre- sented by the Chief Pharmacist and the Chief Medical Officer (image Alain Epelboin)
Tableau 1 Liste des objets distribués à l’arrivée des patients / List of the articles given to the patient at the admission.
Bouteilles d’eau Chaussures Vêtements jetables Lunettes de soleil
Produits d’hygiène selon le sexe (gant imprégné de solution lavante, crème à raser, rasoir, miroir, brosse à dents, dentifrice, bouilloire à ablution, bassine, serviette de toilette, serviettes hygiéniques)
Objets de culte à la demande (voile, chapelet, tapis de prière, Coran et Bible)
Radio disponible
Tablettes numériques avec films et musiques locales Téléphone (et carte de recharge)
Jeux de cartes et autre
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