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Le cinéma d’Artavazd Péléchian, ou la Geste des figures immémoriales

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Academic year: 2021

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« Le cinéma d’Artavazd Péléchian, ou la Geste des figures immémoriales »

par Pierre Arbus

Article paru dans la revue universitaire en ligne : Cadrage.net — Directeur éditorial : Alexandre Tylski / Comité de lecture universitaire : Serge Abiaad, Université de Montréal/ Jean-Luc Antonucci, Ecole Supérieure d’Audio Visuel/ Antoine Coppola,

Université de Provence/ Bruno Cornellier, Université de Concordia Montréal/ Rémi Fontanel, Université Lyon II/ Frédéric Gimello-Mesplomb, Université d’Avignon/ Laurent Jullier, Université Lorraine/ Alexandre Tylski, AUP / Corinne

Vuillaume, UTM — dans le cadre du 1er site Universitaire Pédagogique en ligne consacré à Artavazd Péléchian, dir. et contenus : Pierre Arbus, http://www.artavazd-pelechian.net/

PLAN DE L’ARTICLE

Introduction

I. Les figures autonomes du macrocosme Pelechian 1. De la procession à la fugue,

2. La résonance des fragments : la trace et le préexistant, 3. Pulsation et forces contraires.

II. Les Impasses du théorème

1. Les dépassements du mimétisme (Eisenstein, Vertov), 2. Une écriture de la métamorphose,

3. Une poïétique de l’Histoire. III. La Geste prophétique

1. Une geste pluritonale, 2. Le lien humaniste, 3. La fabrique de mythes.

Conclusion

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Introduction :

La découverte d’Artavazd Péléchian en France dans les années 80 ne relève en rien de l’inattendu. Le petit nombre d’initiés qui a organisé cette reconnaissance répond en écho à la relation privilégiée entre la France et l’Arménie, patrie et identité du cinéaste. Terre déchirée, abîmée dans l’étau des impérialismes russe et ottoman, qui détient le triste privilège d’inaugurer en 1915 la saison des génocides : littéralement, le bouc émissaire arménien aura nourri de chair à canon les guerres entre le régime tsariste et l’Empire Ottoman auquel auront été associées, pour l’occasion, quelques minorités du Caucase ou de l’Anatolie : Kurdes, Turkmène, Azéris…

Il faut parler des génocides ! Et n’en oublier aucun. Et sûrement pas le premier d’une telle ampleur (près de 2 millions de morts), celui qui servit de modèle, voire, de caution à l’idéologie de sombre mémoire, qui essaime dans le siècle. Sans parler de ces guerres meurtrières, dites encore « grandes guerres », aux allures de génocide de classe, que les déterminismes politiques ont toujours eu à cœur de légitimer : la Patrie autorise que l’on vive et se réclame d’elle, si l’on est prêt à évincer du débat la remise en cause des sacrifices qu’elle exige : sacrifices indissociables de cette part de jouissance esthétique qu’il y a au spectacle ou au récit des massacres de masse… Céline ou la fascination épique de l’hyperbole contenue dans l’antisémitisme des années 30 et 40. Et soi-même, peut-être, spectateur innocent de ces effets de masses que propose le cinéma de Péléchian, et qui nous emportent, dans un élan de plaisir, d’enthousiasme, qu’un peu de mémoire devrait pourtant nous inciter à retenir, ou à moraliser… Car précisément, il a fallu un siècle pour aboutir à une reconnaissance officielle du génocide arménien, une loi votée en France en 2001. D’ailleurs, la France avait déjà accueilli, dans les années 20, une vague de 60 000 immigrés arméniens, et fut la première à installer une ambassade à Erevan, dans les années 90, après l’indépendance.

Péléchian est Arménien, c’est cette histoire qui marque son identité, son appartenance à une mythologie collective et, peut-être aussi, sa relation à la France. Et c’est aussi cette mémoire absente, cette trace un peu honteuse d’un peuple martyr, souvent vassalisé, qu’aucun procès, qu’aucun aveu ni soutien officiels n’est venu soulager du poids de la culpabilité et du mépris de soi qu’engendrent, pour les victimes,

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les crimes génocidaires, c’est bien cet oubli qui fait du cinéma de Péléchian une œuvre étonnée, intriguée, vibrante de son incertitude, et pourtant émerveillée des grandes brèches, certes toujours un peu paradoxales, qu’elle dispose dans sa lecture du monde.

Car c’est d’un regard qu’il s’agit ici bien plus que d’une pensée du monde. Le poète ne pense pas, il fait mieux, beaucoup mieux : il invente et réinvente les modes et les motifs d’une espérance, à la recherche de la matrice légitime, des désirs, des initiatives et des cheminements mythiques qui l’on fait naître. Cette forme poétique, inattendue dans les partis pris du cinéma occidental, n’est pas rare dans les œuvres des cinéastes formés au VGIK : Tarkovski, Sokourov, Paradjanov, Loznitsa. Cinéma artistique, pour reprendre l’expression consacrée en Russie lorsqu’il s’agit de cinéma de fiction… Le cinéma de Péléchian n’a pour autant et singulièrement aucune visée didactique dissociée ni aucune aspiration à l’efficacité narrative ou documentaire. Il porte, en sa très grande intensité, tous les doutes, tous les tâtonnements d’une parole qui, d’un murmure, fait soudain monter l’écoute, et se taire toutes les voix antérieures.

Le macrocosme Péléchian est rempli de ces figures autonomes qui débordent le sens attendu des représentations, jusque dans la structure même des œuvres. Mais de l’incertitude, surgit une réitération incessante de l’aveu, à travers le théorème : Péléchian théorise son œuvre à travers le montage, dans la lignée des inventeurs du cinéma soviétique, fondateurs du VGIK. Il semble cependant que l’œuvre du cinéaste s’avère, dans sa très grande force, à l’extérieur, ou dans les marges de ce cercle de contraintes, de cet enfermement dans une sphère de l’aveu, de la culpabilité esthétique… Mais si l’on a parlé de trace, c’est d’une trace immémoriale que la Geste, fabriquée avec les méthodes et les outils de l’artisan, de l’inventeur ou du chercheur, se fait le relais, une geste prophétique qui, de la mémoire instable, vacillante et honteuse, fait un mythe de l’origine et du devenir, à l’échelle d’un chant lyrique où s’invite le désir.

1. De la procession à la fugue :

La procession est une des figures les plus immédiatement perceptible dans l’œuvre, ou dans une partie de l’œuvre de Péléchian. Elle est une saisie des commencements, une dynamique primordiale à partir de laquelle s’élabore la structure du film. Une procession, c’est un peu comme le support argentique, c’est un défilement régulier, selon un sens déterminé, c’est une rumeur inchangée, la sensation d’une gravité qui s’empare du quotidien, qui occupe l’espace, qui dit et redit

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une présence pacifique, une confiance ou une culpabilité ; mais dans tous les cas, c’est une affirmation communautaire, même dans la circonstance d’une marche au supplice. Ce sont les animaux en fuite, dans Les Habitants, ce sont les compatriotes dans Nous, saisis dans leur quotidien tranquille, quelquefois cocasse, où dans le flux massif de la déportation. Ce sont encore les défilés glorieux de Notre Siècle, ou la transhumance des Saisons.

Bien sûr, la procession témoigne d’une ferveur religieuse, mais du religieux ici, elle ne possède que le rite, le principe d’un mouvement aux geste répétés, traditionnels et enracinés qui, en un sens, se substitue à l’action, singulière, définitive, brutale et militante qui caractérise le cinéma occidental. La procession est un mode sublimé de l’errance, une

forme ritualisée dans l’ordonnance collective du nomadisme. Elle unit, sous le principe d’une solidarité non préméditée, des êtres soucieux de ne pas s’approprier le monde, par des gestes définitifs (le coup de feu comme signe de l’action dans le cinéma hollywoodien fondateur : westerns et films noirs…), mais d’en adopter le flux, de retrouver ou d’éprouver à nouveau le lien fondateur entre l’espace, à parcourir, et le temps nécessaire à ce parcours. La procession est à ce titre une lecture du monde, elle est le temps à prendre pour découvrir et interpréter les signes, pour déchiffrer le Texte (de l’Histoire, des mythes, des traditions, des mœurs…).

Nulle dissociation possible entre les corps et les milieux ; au contraire de l’action où se manifeste, tantôt la suprématie des corps sur les milieux, tantôt l’inverse, avec une prédominance de la résolution dans le conflit. Dans le cinéma de Péléchian, on pense différemment : c’est une histoire que nous propose le cinéaste, l’histoire d’un peuple qui, peut-être nomade, comme grand nombre de peuples du Caucase, occupe l’espace, dans toutes ses dimensions, occupe le temps, mais ne les possède pas ! Est-il d’ailleurs bien raisonnable de posséder un territoire ? Ni la Russie, ni l’Empire Ottoman ne s’y trompent : si peu de revendications ne peut que constituer un blanc seing aux invasions, à la colonisation, à l’appropriation des territoires ; souvenons-nous : c’est l’argument de tous les colonialismes.

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De cette relation contemplative aux espaces naît alors une menace, celle de l’agression, par ceux qui vous reprochent la friche, le chaos, les réticences au progrès. La procession, alors, s’accélère. Et sans cesser d’être un flux, se transforme en cette chose rare, qui ressemble à la fuite, mais à laquelle, l’aspiration à un renouveau confère toute sa préciosité et sa densité dans l’élaboration d’une culture et dans l’émancipation permanente ; cette chose, nous l’appellerons la Fugue : la transhumance mène à l’ordre nouveau, celui des pâturages et des beaux jours ; et les fugues de Nous se résolvent, momentanément, dans le rapprochement des corps (les embrassades), la découverte d’une intimité sublime qui relève d’une puissante ode au vivant. La fugue musicale y est évidemment lisible en filigrane : ces mouvements vers l’avant, faits d’accélérations, d’inversions, de superpositions de voix multiples, dont nous reparlerons, ne manquent pas de projeter l’œuvre entière vers l’idéal d’une résolution, toujours provisoire, souvent inachevée.

2. La résonance des fragments : la trace et le préexistant

Péléchian se livre dans son œuvre à une exégèse des fragments. Convoqués pour certains au titre de fragments préexistants, fabriqués pour d’autres dans la perspective d’un « faire image d’archive », non original, au point de n’utiliser que des interpositifs de plans mis en scène et tournés par lui, la sacralité du fragment s’impose (comme chez Alvarez, par exemple) par cette apparence révélatrice du support (rayures, poussières, crépitements, haut contrastes…) et désormais en rapport d’inhérence avec ledit fragment.

Autrement dit, et paradoxalement, c’est bien l’artifice, l’hétérogénéité qui s’efface, au bénéfice d’une image sanctifiée, image-relique dont les représentations ne supposent désormais aucune ambiguïté. Là, commence l’exégèse : non pas didactique, non pas morale ni idéologique, mais simplement poétique, c’est-à-dire, le tout ensemble. C’est ce que l’on pourrait appeler une mise en résonance des fragments. Une très grande plurivocité caractérise ces éléments associés, une résonance symbolique qui, au gré des illusions, des expériences culturelles, des psychologies, oriente les perceptions ; des masses en mouvement, fragmentées, jusqu’à l’abstraction dans Les

Habitants, jusques aux formes de montagnes, au vertige des

embrassades dans Nous, aux ondulations des troupeaux, aux champs de meules dans Les Saisons…

On ne parlera pas de montage : Péléchian l’a trop fait, ses commentateurs aussi. Au risque d’anéantir tout discours sur son œuvre. Ou alors, seulement, pour dire que le montage n’est pas seul à l’origine de cette plurivocité ; il la suggère, loin du montage des attractions, dont le montage à distance n’est, somme toute, qu’une variante ; la démarche n’est pas ici très éloignée d’une posture documentaire où le cinéaste, en bon apôtre, n’invente pas le réel, mais en fait émerger, par ses choix et ses partis pris, une singularité vénérable, comme pourrait l’être celle d’un peuple en quête de sa dignité bafouée.

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Voilà en quoi la notion d’image d’archive porte en elle-même sa propre négation : l’archive supportée par l’image est soumise à l’arbitraire de son usage et de son interprétation. La trace, le sillage qu’elle déroule s’imprime en nuances plurielles selon le milieu où elle s’intègre. Elle n’a pas statut d’icône, elle n’a guère de vocation à ce rituel circulaire autour de la figure, figée de manière autoritaire dans son univocité ; au contraire, prétendument puisée dans un fond commun, fond collectif sinon patrimonial, elle tend au statut anthropologique de l’image immémoriale, proche en cela du fantasme ou de l’image onirique, dès lors qu’elle peut être modelée.

Ce remodelage concerne également certains extraits musicaux, lourdement patrimoniaux (le Concerto des Quatre Saisons, de Vivaldi, pour lequel, chaque formation de chambre rivalise d’invention, voire d’audaces inattendues, pour renouveler l’interprétation – environ 450), mais dont le recentrage du spectre des fréquences, et la réduction dans les extrêmes, les superpositions, les interruptions, confirment le principe de l’exégèse des fragments dont on parlait tout à l’heure.

Le paradoxe n’est pas nouveau : le principe de l’autonomie des fragments révélée par la cohérence qui les assemble, dans la globalité de l’œuvre qu’ils constituent, fut relevé, dans les années 40, par un musicologue français, Boris de Schlœzer, dans un ouvrage intitulé :

Introduction à l’œuvre de Jean Sébastien Bach, où, par ailleurs, il est

assez peu question du compositeur de L’Art de la fugue, mais qui constitue néanmoins un remarquable traité d’esthétique générale de la création sonore et musicale.

3. Pulsation et forces contraires

La pulsation est de l’ordre du vivant, de l’organique, bien plutôt que le témoignage d’un parti pris esthétique soucieux de l’équilibre. Dans tous les films de Péléchian, est sensible la pulsation. Elle bat, à des tempos différents, tantôt rapides ou tantôt lents, tantôt brisés, quelquefois suspendus… Comme un principe structurel et parfois peu sensible, mais bien là pourtant, pour inviter au dépassement de la représentation : c’est par exemple la réitération métrique du fragment où l’on voit le visage d’une petite fille, au début et au milieu de Nous ; c’est encore le son d’un cœur qui bat, des explosions qui se répètent, ou bien encore, tout naturellement, la pulsation de la musique, des percussions.

Mouvement et vivant ne sont pas dissociables : les meules ne dévalent pas seules, sans l’impulsion qui les précède, et les retient, les flots s’écoulent sur le contrepoint du vivant qui fait sensible la pulsation ; et de fait, une formidable harmonie, de nature

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contrapuntique, comme l’est aussi la fugue, en jaillit : on peut évoquer à ce p r o p o s l a t r è s b e l l e e t t r è s abstraite marche des corps humains dans Les Habitants, où le contraste absolu du noir et du blanc dessine toute l’ambiguïté en même temps que ce « on ne sait quoi » de vraisemblablement organique, jusqu’à la nausée…

C’est dans l’expérimentation incessante des forces contraires que se manifeste la pulsation. On vient de le voir avec le contraste du noir et du blanc, on pourrait le confirmer dans les confrontations sans lutte entre l’homme et les éléments (eau, attraction terrestre, inertie) : de l’inertie inquiétante des fuites d’animaux à l’envol léger et libérateur des oiseaux, dans Les Habitants, de la chute sans fin, quasi enivrante, des bergers dans Les Saisons, de leur voyage symbolique, au sommet d’une vague, dans la

douceur aérienne de l’écume qui les transporte ; nul conflit, nulle fusion servile, mais un accord, un accompagnement qui n’est pas sans violence ; les forces contraires ne se

manifestent jamais en tension/résolution, mais comme sublimation esthétique, sous forme de figures, d’inventions poétiques qui trahissent (on y reviendra) une tentation au paganisme comme brèche salvatrice.

À ce titre, on ne saurait voir, avec Jean-François Pigoullié, (Cahiers du Cinéma, Avril 92, p. 34), une tonalité tragique dans cette « image d’un homme tenant un mouton » et « pris dans les roulis d’un

torrent », « au bord de la noyade » ; ni suspens, ni tragique, Péléchian

n’est ni Hitchcock, ni Scorsese : qu’est-ce que le tragique pour un Arménien Soviétique ? Loin d’une vision de reporter d’image ou de journaliste, c’est quelque chose de beau, d’un peu paradoxal… Comme la mort des alpinistes !

II. Les Impasses du théorème :

1. Les dépassements du mimétisme (Eisenstein, Vertov)

Il existe un nombre très restreint de textes sur l’œuvre d’Artavazd Péléchian : quelques articles, quelques entretiens, mais aucun ouvrage en langue française. En revanche, le cinéaste n’est jamais avare de gloses autour de ses conceptions esthétiques. Comme si l’œuvre cherchait à s’assurer la caution d’un vaste théorème sous la tutelle duquel, jusqu’à l’émancipation, elle s’écoulerait, s’inventerait dans le clair apaisement d’une légitimité honorable et argumentée.

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Cette glose concerne principalement la question du montage. Tradition soviétique, l’invention, non pas du montage, mais de la théorie du montage, a permis de désigner des singularités dans l’ordre de l’esthétique cinématographique, au point de frôler quelquefois les excès d’une dialectique un peu systématique qui oublie, paradoxalement, la sensation et le rythme. Il y a beaucoup d’intentionnalité dans ces pratiques théorisées, beaucoup de cette fascination rhétorique chez Eisenstein ou chez Vertov, visant à l’efficace, non pas seulement idéologique, mais aussi et surtout dans l’ordre d’une conviction rationaliste que le constructivisme des débuts du 20e siècle a porté en URSS d’une manière particulièrement déterminante.

Évidemment, si les études littéraires ont importé en France, aux États-Unis, et dans le reste de l’Europe, les pièges du formalisme russe, les cinéastes soviétiques semblent avoir pris quelques distances avec les théoriciens fondateurs que furent Eisenstein, Vertov, Koulechov, par ailleurs inventeurs d’une identité singulière et rayonnante du cinéma soviétique. Poudovkine ou Dovjenko, puis Paradjanov et Guérassimov, ou plus près de nous encore, Tarkowski, ou Sokourov, ont accompli une esthétique de l’inhérence, ou la forme, si elle reste un engagement primordial, s’est fait corps, de chair et de pensée intime, farouchement tournée vers un humanisme à la fois mystérieux, inquiétant et sublime, loin des mondes épiques et massifiés, outrancièrement symboliques, des commençants.

« Pourtant, intérieurement, je sentais que je ne répétais ni

n’imitais leurs principes, mais que je tendais à créer quelque chose de personnel » [Traffic, n° 2, 1992, p. 91] ; et Péléchian de poursuivre, en

faisant à son tour œuvre de théoricien de sa propre manière. C’est en ce sens qu’il imite, dans ce commentaire d’une œuvre de l’instant, d’une œuvre indissociable du parcours, de la posture qui l’a fait naître, et dont l’exégèse par son auteur met en péril le souffle, l’intensité, la puissance indistincte d’aspiration à quelque chose de sacré. Moins ici qu’ailleurs, l’œuvre n’illustre des principes de montage : monter, assembler, c’est la création elle-même, c’est un acte de vie, voire, un acte de salut dont toute hiérarchisation paraît exclue ; le montage dans les films de Péléchian procède de l’organique (Péléchian l’évoque ainsi, un peu plus loin, dans l’article cité), il instaure un flux, non une fluidité.

Mais de la préexistence de certains fragments, et de l’absence (revendiquée) d’une parole didactique à l’intérieur d’une démarche qui se démarque du cinéma de fiction (le « cinéma artistique ») surgit une obsession structurelle d’où procède la valorisation de l’autonomie du fragment à travers sa légitimation dans la globalité de l’œuvre. Alors que, simplement, cette œuvre se manifeste nettement dans les marges d’une esthétique de la correspondance et de l’analogie, une esthétique symboliste où elle accède à une autonomie, à une singularité poétique fondée sur le débordement de l’effet (on ne prête pas attention à ces répétitions d’image : elles sont à l’origine du flux filmique,

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indépendamment de leur contenu sémantique) ; le montage à distance théorise ainsi de manière un peu systématique l’intérêt porté par un artiste à l’inhérence et à la destinée des formes.

2. Une écriture de la métamorphose :

Précisément, c’est dans le devenir, dans la métamorphose continue des formes et des figures qui composent l’œuvre, que s’invente la singularité d’une démarche de réalisation. Malgré la préexistence de certains fragments, ou leur remodelage dans le sens précis de la préexistence (le « faire image d’archive »), aucune forme ou figure n’apparaît dans l’œuvre comme chose figée, définitive. Il n’y a guère, chez Pélechian, de déterminisme ou de tragique de l’objet ou du corps vivant : montagnes, nuées, groupes humains, n’apparaissent que dans la dimension changeante, peu enracinée, presque en apesanteur, qui contribue à les définir : même des plans sur des paysages rocheux infirme la pétrification par des mouvements ostentatoires de changements de focales. Le macrocosme du cinéaste n’a pas l’apparence immuable, l’intensité tragique des mondes religieux. Ici, rien de sûr, rien de définitif : le nomadisme et l’errance manifestent l’appartenance au détriment de l’enracinement. Il en découle, au-delà d’une certaine violence dans la construction de cette œuvre, toujours en mouvement, une très grande douceur dans le déroulement des destins ; un peu comme cet homme, dans la rivière, soulagé par le flot, et circulant, dans une métamorphose infinie, comme en apesanteur, vers une libération des ancrages du corps à la terre, qui de surcroît n’est peut-être elle-même qu’un continent à la dérive… On est loin de la vision désespérée de Jean-François Pigoullié [Cahiers du Cinéma, n° 454, p. 34], d’un homme « pris […] littéralement dans les plis de la

matière ».

Toute brume, nuages et fumées sont alors l’expression de la métamorphose, la négation de l’écran, la pluridimensionnallité, l’immatérialité de l’image qui, désormais, ne s’y arrête plus, échappant de la sorte au déterminisme, au symbolisme lexicalisé de l’icône. Non ! Péléchian n’est pas un cinéaste d’Icônes, comme le prétendrait le titre d’un article de Dominique Païni [Art Press, n° 165, p. 52]. Il est au contraire celui qui dématérialise les supports de l’icône, l’écran qui masque la métamorphose, les mouvements des figures, il est celui qui s’empare des mysticismes et des tragiques de toutes sortes, et les transpose, et les élève au rang des mythes d’un humanisme sacré qui transcende le religieux. Des brumes et fumées naissent les changements (le motocycliste de Nous, disparaît dans les gaz d’échappement du véhicule qui le précède, des changements de plans se produisent dans des halos de poussière…), et ce cinéma-là, ce n’est plus un cinéma pour l’écran, c’est un cinéma de la performance (dans la belle acception plastique du terme), un cinéma des nuées…

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Mais il est aussi un cinéma où l’œuvre se construit et, dans le même temps, fait œuvre de cette construction, un peu à la manière de l’Histoire qui ne se raconte pas, mais s’élabore elle-même dans le flux de son propre récit. Ainsi, une Histoire est à l’œuvre dans le cinéma de Péléchian : l’histoire du monde, des migrations, l’histoire du siècle, l’histoire de l’Arménie… Mais une histoire au déterminisme précisément brisé par la représentation de ses composantes : il s’agit de dénier tous les a priori, toutes les formes de signification préexistante, de connotations lexicalisées de l’image d’archive. L’image n’a pas de sens définitif, de vocation innée au tragique ou, plus simplement, à l’univocité.

Sans doute l’œuvre de Péléchian élabore-t-elle un principe de circularité par le recours à la répétition, à la correspondance, au leitmotiv, mais c’est une circularité en spirale, voire, en cercles concentriques qui se déploient précisément dans une volonté de négation pure et simple de toute forme de clôture. Il convient de réintégrer ce principe de la répétition dans le flux crée par lui, afin de ne pas être tenté de conclure à une impasse, conditionnée par un maniérisme ou systématisme de l’effet, mis à jour par l’analyse : « le

génie poétique du cinéaste est d’exiger de la structure même de la composition filmique qu’elle soit documentaire au-delà d’une image qui ne cesserait de clamer son innocence vis-à-vis du réel » [Dominique

Païni, Art Press, p. 52].

Assurément, comme le suggère un certain nombre de commentateurs, la posture de Péléchian a-t-elle à voir avec celle du musicien. Mais si l’analogie de l’œuvre avec l’œuvre musicale est avérée, c’est la partition d’un quatuor qui semble s’écrire ainsi, une fugue pour instruments à cordes où s’immiscent les principes, là aussi fondateurs, de la métamorphose et de la dynamique processionnaire : sujet, contre-sujet, développement, inversions et répétitions des motifs, variations, techniques instrumentales (glissandi des Saisons, ruptures au noir, le vibrato, quasi incessant…), nuances (crescendi et decrescendi, ritinuendi, etc., etc.). Restons prudent, il ne s’agit que de constater quelques analogies qui ne forment pas, à elles seules, argumentation. Pour autant, comme dans le quatuor, tous les fragments d’un film de Péléchian s’enchaînent, se superposent, se développent, portant en eux-mêmes toutes leurs causes et tous leurs effets. Ils témoignent ainsi de la grande force du quatuor : manifester l’autonomie du fragment dans une globalité qui sait, au mieux, fabriquer l’illusion d’une stature instrumentale inattendue, d’une ampleur sonore qui dépasse très largement la seule conjonction de quatre instruments.

III. La Geste prophétique

1. Une geste pluritonale

Péléchian se tient à distance de toute tentation discursive, qu’il s’agisse de discours explicite, porté par une voix off, ou par une organisation didactique des fragments, ou d’une forme de discours

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élaboré peu à peu par le symbolique et tendu vers la parabole. Il y a dans la chanson de geste un langage du corps, des représentations du corps, et jusqu’à la parole elle-même, tenue semblablement pour une manifestation du corps. La Geste se fait ici prophétique, elle raconte, non pas une histoire réalisée, épuisée, interrompue, mais un monde en devenir, un macrocosme ou toute figure procède d’une incarnation spectaculaire de l’expérience sensible, confrontée à de subtiles influences (les forces contraires, l’inertie des foules, formes d’hyperboles courantes dans la Chanson de Geste).

Elle dévoile ce mélange faiblement contradictoire d’épique et de lyrisme, où des héros sont vus, emportés par des mouvements qui les dépassent, par des flux qui les maintiennent, vivants, aimants, mais insignifiants s’ils en sont dissociés. Le chant, c’est celui de cet écoulement informe, cette liquéfaction de toutes les certitudes, de toute l’univocité qui s’empare des images l’instant de la collecte passé. Il est encore à vivre, cet apprentissage du flux qui assène le doute, la fragilité et le renouvellement des actes immémoriaux (le fauchage devient figure rythmique dans Les Saisons, le déplacement des troupeaux dans Les

Habitants, procède d’une inquiétante apocalypse…).

Il est à vivre sans morale, car à aucun moment le cinéaste ne semble vouloir faire la preuve d’un engagement moral relativement à son travail : ce ne sont que des corps, ce sont au moins des corps que le flux filmique veut inscrire dans l’Histoire. La Geste n’est pas une chorégraphie, elle ne s’origine pas dans la manière ou dans l’épure. Mais comme une chorégraphie, elle dispose aussi d’un lieu où se dire : c’est le lieu de l’écoulement des figures qui, à force de fluidité, confine paradoxalement à l’immobilité, où se confond précisément le corps qui se raconte.

Toutes les tonalités sont alors possibles, elles restent à ce titre en l’état de potentiel poétique dont la trame nourrit le flux sans pour autant le contrarier, étant à la rivière, comme les affluents. Pour cela, ni le drame ni la tragédie ne sauraient être exclus… Sensibles, mais illisibles, c’est-à-dire, sans forme avérée. C’est alors une Geste pluritonale qui se dit, dans le recours à la mise à distance de tout discours, et au refus de tout déterminisme historique.

2. Le lien humaniste.

Pour autant, cette attention portée à la figure et à son devenir, l’exigence stylistique à l’œuvre dans la réflexion sur le montage et sur le principe de cohérence des fragments audiovisuels autonomes, loin d’exclure la consistance organique de cet univers filmique, semblent au contraire en réaffirmer périodiquement l’intensité humaniste, la force volontaire du lien qui réunit, à la fois le monde avec ses habitants, le pays avec son peuple, le siècle avec ses pionniers, et l’image des corps et des visages avec leurs spectateurs. L’homme est présent, infiniment, dans le macrocosme Péléchian. L’Homme ou le vivant occupent les

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espaces, les dynamisent, dans toutes leurs dimensions. Mais cette occupation n’est pas une colonisation : passager du monde, plus que simple passant, l’individu vivant est à l’espace comme une pulsation, et fait de tout fragment du monde une hiérophanie : témoignage de la très grande persistance de l’ordre païen envisagé dès lors comme un état d’humanité en totale compatibilité avec l’état religieux d’une société.

Ce lien humaniste est surtout sensible à travers les regards caméra qui ponctuent chaque film : le regard d’une petite fille au début et au milieu de Nous, celui des animaux dans Les Habitants, celui des paysans des Saisons… Outre l’appel à témoin qu’ils constituent pour nous, ils apparaissent surtout comme une forme de sollicitation à la reconnaissance des singularités/identités, reconnaissance d’une appartenance commune – ou reconnaissance en paternité – par le moyen d’une actualisation des fragments (le regard caméra détient ici une force incroyable : il efface d’un coup toute la distance patrimoniale entre le temps de l’Histoire représentée, et celui de la projection, pour affirmer le présent de l’expérience humaine : la notion d’archive perd alors tout son sens, elle se dilue dans un présent exemplaire et universel qui anéantit l’éloignement, l’étrangeté, et la distance temporelle).

Le regard caméra individualise le rapport au spectateur, et opère comme une déclaration d’humanité. Il est en même temps un biais par lequel transite le mouvement, le flux filmique, vers le spectateur : l’exode des animaux (Les Habitants), cette sorte de chaos dynamique ordonné par le film, soudain cède la place au plan frontal d’un regard caméra et au silence : apparence de rupture, qui sert en vérité de relais du mouvement fabriqué, vers le spectateur, où il se transforme en mouvement intérieur qui nourrit l’émotion (littéralement). C’est une très belle figure qui surpasse le principe d’identification, favorise celui de la participation dans l’établissement de liens sensibles, à valeur quasi religieuse (et non plus seulement sociale ou culturelle). Les chaînes humaines (processions, répétitions), les corps à corps (embrassades, jusqu’au vertige), les expressions inattendues sur les visages (le marié et la mariée des Saisons, ont des mines inquiètes, forcées, voire contrariées pour la jeune femme), figurent autant de signes avérés d’un humanisme qui ne se confond aucunement avec un idéal esthétique, mais s’inscrivent, au-delà des valeurs naturalistes, comme une dynamique dans l’ample mouvement de la création.

3. La fabrique de mythes.

De fait, le cinéma de Péléchian instaure un rapport à l’histoire qui dépasse très largement la seule représentation, fût-elle symbolique ou métaphorique. L’œuvre invite à une approche synthétique du mythe historique en excluant assez explicitement toute posture didactique, toute logique discursive dans l’évocation de certains faits historiquement référencés. De la Genèse aux grandes migrations, aux invasions barbares, aux génocides, à la quête d’une position légitime pour les civilisations, dans le Cosmos, c’est le mythe à l’œuvre dans la

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fondation et l’évolution des microcosmes imbriqués, mis en abime, du Monde jusqu’au village d’Arménie.

Il s’agit de respecter les fragments convoqués dans leur plus grande plurivocité, c’est-à-dire, en somme, dans ce qui fait toute l’intensité poétique de l’image et du son : répétition, hyperbole, métaphore, personnification, exemplarité… sont les procédés du mythe. Les soi-disant ruptures (les noirs fréquents) en constituent les paliers, les âges de l’histoire, pourrait-on dire encore. Péléchian fait une œuvre d’un inconscient collectif qui renvoie à une pluralité d’origines : initialement, celle du peuple arménien, et par extension, celle de l’homme occidental, celle de toute l’humanité.

L’œuvre devient alors fabrique de mythes. Dans la volonté de s’exclure de tout discours moraliste ou moralisateur — dont le moins que l’on peut dire ici est qu’il ne serait pas totalement illégitime ! — advient en lieu et place un sursaut salutaire et empreint d’une dignité exemplaire : l’homme, on l’a vu, se fait passager des espaces, expérimente toutes les forces, particulièrement les plus contraires. Le mythe emporte les destinées bien au-delà des faits les plus tragiques de l’Histoire, et tous surnagent, finalement, sans jamais lâcher prise, tous s’engagent dans des entreprises qui les dépassent, mais qui restent nécessaires à un moment donné du cycle des progrès.

La plupart des images sont ainsi dépossédées de leur statut naturaliste (puisqu’il n’y a, ni manichéisme, ni question d’échec ou de réussite), pour acquérir un statut onirique : les faucheurs des Saisons, les glissades, ou encore, l’exode des animaux dans Les Habitants… Et de cette pluralité de fragments à la présence onirique naissent alors tous les possibles.

Conclusion

Péléchian, c’est un cinéma rare qui n’a pas besoin de la durée. En quelques œuvres de formats courts ou moyens, c’est un parti pris déterminant qui s’affirme. La cassure ou le chaos dessinent l’impulsion des recommencements et du progrès. Il ne s’agit ni de cynisme, ni de mépris ou de condescendance d’intellectuel, mais d’un orgueil pudique qui, de l’épreuve, a su fonder une œuvre. S’il faut donner l’image des plaies ouvertes de l’Histoire, que cette image ne soit pas celle de la béance sur un néant, mais plutôt celle d’une complexité organique, astreinte à la refermer. La cicatrisation est un acte héroïque, les corps malades, vieux, ou abîmés ne cicatrisent plus. Et dans la grande fébrilité qui l’accompagne, le corps contrarie toutes les formes de corruption, de tragique, ou de désespoir.

C’est un peu la teneur de cette œuvre qui dépasse les catégories génériques où l’on voudrait l’enfermer, qui transcende même ses propres règles, ses propres carcans théoriques. Péléchian fait œuvre de poète ; mais la formule manque de précision. Il faudrait dire, et c’est un

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peu ce que l’on a tenté de faire, à quel point tout est ici affaire de lien. À quel point cette œuvre se trame, à proprement parler, et bâtit des réseaux d’expériences qui font accéder à des connaissances que l’Histoire ne saurait dire. C’est une œuvre d’affinité, de partage, d’union, hors du sens, hors du message, hors du discours. Il n’est pas si courant que le spectateur puisse ainsi, sans arrière-pensée ni contrepartie, partager l’enthousiasme d’un tel flux créateur.

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