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Le médecin-écrivain, l’éthique et l’imaginaire

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V O L U M E

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N U M É R O

1

PRINTEMPS/SPRING 2010

LA REVUE DU CREUM

LES ATELIERS

DE L’ÉTHIQUE

IS SN 17 18 -9 97 7

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NOTE AUX AUTEURS

Un article doit compter de 10 à 20 pages environ, simple interligne (Times New Roman 12). Les notes doivent être placées en fin de texte. L'article doit inclure un résumé d'au plus 200 mots en français et en anglais. Les articles seront évalués de manière anonyme par deux pairs du comité éditorial.

Les consignes aux auteurs se retrouvent sur le site de la revue (www.creum.umontreal.ca/ateliers). Tout article ne s’y conformant pas sera automatiquement refusé.

GUIDELINES FOR AUTHORS

Papers should be between 10 and 20 pages, single spa-ced (Times New Roman 12). Notes should be plaspa-ced at the end of the text. An abstract in English and French of no more than 200 words must be inserted at the beginning of the text. Articles are anonymously peer-reviewed by members of the editorial committee.

Instructions to authors are available on the journal web-site (www.creum.umontreal.ca/ateliers). Papers not follo-wing these will be automatically rejected.

Vous êtes libres de reproduire, distribuer et communiquer les textes de cette revue au public selon les conditions suivantes : • Vous devez citer le nom de l'auteur et de la revue

• Vous ne pouvez pas utiliser les textes à des fins commerciales • Vous ne pouvez pas modifier, transformer ou adapter les textes Pour tous les détails, veuillez vous référer à l’adresse suivante : http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.5/legalcode

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• You may not alter, transform, or build upon this work For all details please refer to the following address: http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.5/legalcode

V O L U M E

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N U M É R O

1

PRINTEMPS/SPRING 2010

UNE REVUE

MULTI-DISCIPLINAIRE SUR LES

ENJEUX NORMATIFS DES

POLITIQUES PUBLIQUES ET

DES PRATIQUES SOCIALES.

A MULTIDISCIPLINARY

JOURNAL ON THE

NORMATIVE CHALLENGES

OF PUBLIC POLICIES

AND SOCIAL PRACTICES.

2

COMITÉ ÉDITORIAL/EDITORIAL COMMITTEE

Rédacteur en chef/Editor: Daniel Marc Weinstock, CRÉUM

Coordonnateur de rédaction/Administrative Editor: Martin Blanchard, CRÉUM (martin.blanchard@umontreal.ca)

COMITÉ EXÉCUTIF DE RÉDACTEURS / EXECUTIVE EDITORS COMITÉ D’EXPERTS / BOARD OF REFEREES:

Éthique fondamentale : Christine Tappolet, CRÉUM

Éthique et politique : Daniel Marc Weinstock, CRÉUM Éthique et santé : Bryn Williams-Jones, CRÉUMÉthique et économie : Peter Dietsch, CRÉUM Charles Blattberg, CRÉUM

Rabah Bousbaci, CRÉUM Ryoa Chung, CRÉUM

Francis Dupuis-Déri, Université du Québec à Montréal Geneviève Fuji Johnson, Université Simon Fraser Axel Gosseries, Université de Louvain-la-Neuve Béatrice Godard, CRÉUM

Joseph Heath, Université de Toronto Mira Johri, CRÉUM

Julie Lavigne, Université du Québec à Montréal Robert Leckey, Université McGill

Christian Nadeau, CRÉUM Wayne Norman, CRÉUM Luc Tremblay, CRÉUM

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PRINTEMPS/SPRING 2010

TABLE DES MATIÈRES

TABLE OF CONTENTS

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4-22 LA MORALITÉ IMPLICITE DU MARCHÉ ...Pierre-Yves Néron DOSSIER : IMAGINATION ET ÉTHIQUE

23-25 INTRODUCTION Les vertus de l’imagination...Christine Tappolet 26-33 IMAGINING EVIL ...Adam Morton 34-49 IMAGINING OTHERS ...Heidi L. Maibom 50-65 L’IMAGINATION ET LES BIAIS DE L’EMPATHIE ...Martin Gibert et Morgane Paris 66-82 FAUSSETÉS IMAGINAIRES...Yvan Tétreault 83-100 LE MÉDECIN-ÉCRIVAIN, L'ÉTHIQUE ET L'IMAGINAIRE ...Marc Zaffran DOSSIER : L'ÉTHIQUE ET L'IMPACT DES POLITIQUES PUBLIQUES SUR LA SANTÉ

101-104 INTRODUCTION POURQUOI L’ÉTHIQUE DE LA SANTÉ PUBLIQUE DEVRAIT-ELLE S’INTÉRESSER

À L’IMPACT DES POLITIQUES PUBLIQUES SUR LA SANTÉ ?...Michel Désy 105-118 THE POLITICAL ETHICS OF HEALTH ...Daniel Weinstock 119-130 ALLERGIES AND ASTHMA: EMPLOYING PRINCIPLES OF SOCIAL JUSTICE AS A GUIDE IN PUBLIC

HEALTH POLICY DEVELOPMENT ...Jason Behrmann 131-139 AUTONOMY PROMOTION IN A MULTIETHNIC CONTEXT: REFLECTIONS ON SOME NORMATIVE ISSUES ...Michel Désy

140-155 DE L’INCITATION À LA MUTUALISATION : POURQUOI TAXER ? ...Xavier Landes 156-169 MANAGING ANTIMICROBIAL RESISTANCE IN FOOD PRODUCTION: CONFLICTS OF INTEREST

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RÉSUMÉ

Les médecins qui écrivent sont nombreux à travers le monde, mais les relations entre expérience professionnelle des soignants et écriture de fiction sont plus largement étudiés et reconnus dans le monde littéraire et médical anglophone que dans l'espace francophone. À travers l'examen de quatre romans d'un médecin-écrivain français publiant depuis 1989 et à la faveur d'un entretien inédit, cet article s'interroge sur la manière dont l'expérience professionnelle d'un praticien peut nourrir ses fictions et y transmettre les conceptions de l'auteur sur l'éthique du soin.

ABSTRACT

There are many physician writers worldwide, but the ties that bind a health professional's expe-rience to his/her fiction writing have been studied more extensively in the English-speaking Literary and Medical world than in its French language counterpart. Based on an examination of four novels written by a French physician writer, first published in 1989, and on an exclusive inter-view with the author, this paper addresses the ways throug which a caregiver's professional expe-rience feeds his fictions and how they, in turn, carry the author's views of healthcare ethics.

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PRINTEMPS/SPRING 2010

LE MÉDECIN-ÉCRIVAIN, L'ÉTHIQUE

ET L'IMAGINAIRE

MARC ZAFFRAN CRÉUM

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Article : 83 ! 99 Notes : 100

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INTRODUCTION

La nouvelle s’intitule Sympathie. C’est l’histoire d’un médecin, nommé Pierre Cauchy qui, doté d’une solide formation acquise sur les bancs de la faculté, réalisait vite qu’il n’en avait pas besoin : à peine s’approchait-il d’un malade que le jeune praticien éprouvait – par

télésympathie en quelque sorte – tous les symptômes ressentis par

celui-ci. Affligé des mêmes douleurs, des mêmes spasmes, des mêmes tris-tesses et des mêmes démangeaisons que ses patients, Cauchy était extrê-mement désireux de les soulager. À mesure que son expérience aug-mentait, cependant, sa tolérance au partage de la souffrance s’estom-pait ; il s’adonnait aux antalgiques morphiniques et à maints autres expé-dients destinés à lui faire oublier ses tourments et ne trouvait son salut qu’à la survenue d’un symptôme entièrement personnel, annonciateur (à son insu, cette fois-ci) d’une mort libératrice.

Cette fiction ironique et métaphorique n’est pas née d’une réflexion théorique approfondie sur l’empathie ou la nature subjective des rela-tions de soins. Sa publication en revue à l’automne 19891, a suivi de

peu la parution en librairie de La vacation, premier roman du même auteur, un jeune médecin installé dans un département de province, signant sous le pseudonyme de Martin Winckler.

Les médecins écrivains français ne manquent pas, depuis François Rabelais (1494-1553) jusqu’à Stéphane Velut (né en 1957), auteur du tout récent Cadence2. Le vingtième siècle à lui seul en compte de

nombreux, parmi lesquels une minorité seulement ont produit une oeuvre romanesque ou poétique : citons Georges Duhamel (1884–1966), médecin de la grande guerre ; Victor Ségalen (1878–1919), médecin naval, poète et critique d’art itinérant ; Louis-Ferdinand Céline (1894-1961), dont la réputation de « plus grand écri-vain du siècle avec Proust » ne parvient pas tout à fait à faire oublier son antisémitisme très peu humaniste ; Jean Reverzy (1914–1959), médecin de famille lyonnais dont la carrière littéraire, commencée tard, fut interrompue par une mort prématurée ; André Soubiran (1910-1999), dont le cycle Les Hommes en Blanc, méprisé par la critique, rencontra un immense succès populaire dans l’immédiate après-guerre. Tous ces auteurs avaient été formés avant l’ère des antibiotiques, des endoscopies par fibre optique et de l’IRM, à une époque où la médecine ne s’appuyait pas encore sur des technologies sinon triom-phantes, du moins extrêmement envahissantes, mais sur une approche

de la maladie et des malades empreinte d’un humanisme aussi ancien que ce qu’on appelait alors « l’art médical ».

Les médecins français qui ont fait leurs études à partir des années 70 évoluent dans un contexte fort différent. L’explosion pharmaceu-tique des années 50 à 80 et le développement des technologies médi-cales ont non seulement bouleversé la formation des praticiens, mais également introduit dans la demande de soin des éléments nouveaux. Ce n’est plus au médecin que l’on demande une réponse diagnos-tique, mais aux procédés d’imagerie et de dosage biochimique les plus sophistiqués. Ce n’est plus simplement le traitement des mala-dies qui fait l’objet de toutes les angoisses mais aussi le spectre du vieillissement et de la déchéance progressive. De son côté, la méde-cine contemporaine se targue d’être fondée de plus en plus sur des réalités scientifiques de complexité croissante mais incontournables. Et, de fait, les directives de « bonne pratique » insistent désormais beaucoup moins sur l’interaction clinique que sur une utilisation rationnelle des ressources biomédicales. Dans cette perspective, la fic-tion semble l’outil le moins apte à faire écho des interrogafic-tions éthiques propres à une discipline qui, quoique bâtie sur des données scientifiques, semble toujours s’éloigner du patient, sujet des soins, pour le traiter en objet.

Pour rendre compte d’une réalité de complexité croissante, le recours à l’imaginaire semble, au mieux, inapproprié ; au pire, absurde. Le monde médical anglo-saxon offre une place croissante aux Medical

Humanities ; au Canada qu’aux Etats-Unis, aussi bien qu’en

Angleterre, des physician scholars tissent des relations intimes entre le soin et les arts, tout particulièrement entre médecine et littérature. Dans le monde médical français, en revanche, en raison du cloison-nement historique des champs de savoir, des castes professionnelles et des institutions universitaires, il n’existe pas, pour ainsi dire, de réflexion sur les “ humanités ”. Et les relations entre médecine et lit-térature, si elles intriguent un petit nombre d’universitaires, ne sem-blent pas du tout intéresser les médecins, dont la production écrite, en dehors de leur discipline proprement dite, se résume dans l’im-mense majorité des cas, à d’anecdotiques essais ou à des autobiogra-phies souvent complaisantes.

Dans ces conditions, le « cas » Winckler apparaît comme une excep-tion : depuis 1989, date de la publicaexcep-tion de La Vacaexcep-tion, son pre-mier roman, ce médecin de campagne-écrivain semble vouloir

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rer le paysage éditorial français en romans « réalistes » et « polars » mettant en scène des praticiens, en essais sur le soin et la profes-sion médicale, en manuels d’information médicale destinés au grand public et en analyses des images de médecins dans les séries télé-visées (une vingtaine d’ouvrages en vingt ans) auxquels s’ajoutent un nombre équivalent de volumes de contes pour enfants, nouvelles, récits autobiographiques, ouvrages collectifs et histoires des super-héros.

Nous nous pencherons essentiellement sur les quatre romans médicaux réalistes de Winckler, publiés en l’espace de vingt ans, afin d’y souligner, avec l’aide des commentaires de l’auteur, la manière dont Winckler utilise la fiction pour transmettre une concep-tion personnelle de l’éthique du soin.

PREMIER MOUVEMENT : MÉDECINE ET NARRATION

Il peut sembler paradoxal qu’un médecin praticien choisisse, pour décrire son expérience et communiquer ses réflexions sur le métier qu’il exerce, de raconter des histoires.

Mais ce paradoxe ne résiste pas à l’analyse : en effet, le métier de médecin est lui-même pétri de narrations. D’une part, la descrip-tion des maladies, la découverte des grands médicaments et les figures de médecins modèles font depuis toujours l’objet d’innom-brables récits édifiants et souvent enjolivés, depuis les écrits d’Hippocrate jusqu’au récent reportage sur la greffe salvatrice pra-tiquée par un audacieux chirurgien au bénéfice d’un malheureux émasculé par sa tondeuse à gazon.3

Le « cas clinique » (antécédents, histoire de la maladie, signes et symptômes, résultats d’explorations, hypothèses diagnostiques et propositions thérapeutiques, suivi de traitement, évolution, autop-sie...) est, au fond, un récit de vie dont la première partie est dic-tée par la mémoire du patient, tandis que la seconde découle des élaborations et décisions médicales. La formation des médecins se nourrit de ces anecdotes officieuses, racontées en sortant de, mais parfois aussi dans, la chambre d’un malade ou tard dans la nuit en salle de garde, que les médecins nomment « des histoires de chasse ». Loin de ne lire que des ouvrages savants, les médecins sont égale-ment éduqués à coup de récits vaniteux ou horrifiques issus de l’ex-périence de leurs confrères et maîtres.

Devenir médecin, c’est passer beaucoup de temps dans des trai-tés et des revues dont la particularité est d’être bourrés d’histoires

qui servent tantôt d’amorce, tantôt d’illustration à la description d’une pathologie. Être médecin, c’est consacrer au moins autant de temps à accueillir des personnes étrangères venues confier leur récit, lapidaire ou logorrhéique, confus ou maîtrisé, à un praticien respecté. À cet égard, la place du médecin n’est pas différente de celle que l’on assignait jadis à l’oracle, au shaman, au prêtre, et que l’on assigne aujourd’hui à l’astrologue, au conseiller en investissement ou au life coach. La particularité du médecin réside essentiellement dans les fondements scientifiques (du moins, en théorie) de sa for-mation et des avis et décisions que l’on attend de lui. Les médias se font régulièrement l’écho des progrès médicaux et n’hésitent jamais à donner la parole à des médecins pour leur demander leur avis sur tout et sur rien. Dans une certaine mesure, la profession médicale est aujourd’hui l’une de celles qu’on entend le plus s’ex-primer. Alors que la déontologie prescrit, de la part des praticiens, le même degré de confidentialité à l’égard de tous leurs patients, qu’il s’agisse ou non de personnalités publiques, il faut bien consta-ter que lorsqu’ils sont inconsta-terrogés par les médias, que ce soit pour donner leur avis sur l’accident vasculaire cérébral d’une vedette ou pour vanter une nouvelle technique diagnostique ou thérapeutique, beaucoup de praticiens n’hésitent pas à livrer force détails concer-nant les personnes dont ils s’occupent. La narration, sous toutes ses formes, ne fait pas seulement partie de la formation des médecins, elle est aussi au centre de toutes leurs interventions.

DEUXIÈME MOUVEMENT : DES TRADITIONS OPPOSÉES

Qu’elle s’adresse au patient ou à l’ensemble des citoyens, la parole médicale revêt une importance proportionnelle à la place du médecin dans la cité. La transcription de cette parole, en revanche, est perçue de manière variable selon les sociétés.

Dans les pays anglophones, les passerelles interdisciplinaires sont chose commune, et de longue date. De ce fait, le monde médical anglo-saxon ménage depuis toujours une place toute particulière à des figures tutélaires de médecins écrivains (ou d’écrivains méde-cins), du chirurgien et enseignant canadien Sir William Osler (1849-1919) au médecin de famille et poète américain William Carlos Williams (1883-1963) en passant par le britannique Sir Arthur Conan Doyle (1859-1930) et l’écossais A. J. Cronin (1896-1981), dont la notoriété et l’influence ne font guère débat, tant dans le grand public que dans la profession médicale.

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L’importance de la littérature et des arts pour l’exercice médical est depuis longtemps attestée, en langue anglaise, par des publications critiques et analytiques telles que Literature and Medicine (publiée par The Johns Hopkins University Press depuis près de 30 ans) ou, plus récemment, des bases de données en ligne comme la Literature,

Arts and Medicine Database de la New York University

(http://litmed.med.nyu.edu/).

L’intérêt particulier du corps médical pour la fiction a très logi-quement donné naissance, il y a une quinzaine d’années, à une dis-cipline spécifique, la Narrative Medicine4, laquelle fait aujourd’hui

l’objet d’un Master of Science à Columbia University (New York, NY)5. L’approche particulière de la Narrative Medicine consiste à

appréhender le récit d’un patient comme s’il s’agissait d’un texte lit-téraire, qui peut (et, dans l’idéal, devrait) être lu, entendu, analysé, ressenti par le soignant avec toute la sensibilité artistique possible, afin d’en restituer le(s) sens au premier intéressé.

Si le discours du patient peut être appréhendé comme un texte lit-téraire, il n’est pas surprenant qu’en retour, les médecins et leur pra-tique deviennent les héros et la trame d’oeuvres populaires créées par des professionnels de santé, de Frank Slaughter à Michael Crichton, ou par des scénaristes que la profession médicale fascine, ainsi qu’en témoignent maintes séries télévisées contemporaines souvent de grande qualité (mais ceci est une autre histoire).

En France, société dont les sphères de compétence fonctionnent le plus souvent à huis clos, l’interdisciplinarité entre les disciplines scien-tifiques « dures » et la littérature, entre les sciences humaines et la médecine, est depuis le dernier quart du vingtième siècle, quasiment inexistante. À l’heure actuelle, un médecin français qui met son expé-rience au service d’une autre discipline (la littérature, l’histoire, l’art, la philosophie) le fait essentiellement pour ses pairs, parfois pour le grand public. Il ne reçoit ni aide, ni critique, ni reconnaissance de la part de la discipline en question. Il n’est pas considéré comme phi-losophe ou historien ou écrivain, mais comme un médecin qui s’aven-ture hors de son domaine de compétence. N’est pas Céline qui veut... Dans ces conditions, pourquoi quand on est médecin en France, s’ingénier à écrire « hors de sa chapelle » ? Sur ce point, Martin Winckler répond de manière très ferme :

« Il est tout de même insensé que tant de médecins s’élèvent contre l’obscurantisme et le charlatanisme et simultanément – sans voir à quel point c’est

contradic-toire – refusent de partager ce qu’ils savent et de s’in-terroger sur ce qu’ils ne savent pas. Le savoir médical n’est pas la propriété du médecin, mais son outil ; ce savoir appartient à tous. Tout médecin a l’obligation éthique de le partager avec quiconque le lui demande, sans réserve. Quand on est résolu à partager, le texte écrit est le mode de partage à la fois le plus simple et le plus facile d’accès pour le plus grand nombre. À condition de ne pas l’enterrer dans les revues ou les livres de méde-cine. Et à condition de ne pas jargonner, de ne pas mépri-ser les lecteurs et, surtout, de ne pas mentir. Écrire de la fiction, des essais ou des manuels pratiques, c’est à mon sens remplir une obligation inhérente au fait même d’être médecin.6»

Pour transmettre l’expérience médicale, même si, dans le cas pré-sent, nous nous limiterons à la transmission écrite, le choix est vaste et les glissements aisés : de l’article scientifique on peut passer au pré-cis, du précis à l’essai, de l’essai au récit autobiographique, à la mono-graphie historique ou au témoignage, et de ceux-ci à la fiction – étant bien entendu que les limites sont floues, qu’un même auteur peut choisir plusieurs approches et que plusieurs genres sont susceptibles de coexister dans le même ouvrage.

Cependant, une interrogation vient immédiatement à l’esprit : pour-quoi, lorsqu’on est médecin et donc, ancré dans une réalité aussi riche que mouvementée, choisir d’écrire de la fiction ? Pourquoi, si l’on veut communiquer son expérience sans mentir, opter pour la forme dans laquelle l’imaginaire occupe la plus grande place ?

L’itinéraire de Martin Winckler nous apporte quelques éléments de réponse.

TROISIÈME MOUVEMENT : DES UNIVERS PARALLÈLES

En 1983, juste après avoir ouvert un cabinet de médecine géné-rale dans la campagne sarthoise, à deux cents kilomètres à l’ouest de Paris, Martin Winckler rejoint l’équipe rédactionnelle de la Revue

Prescrire, publication médicale indépendante très critique à l’égard

de l’industrie pharmaceutique. Rapidement, il assure les fonctions de rédacteur en chef adjoint et jusqu’en 1989, il anime dans les der-nières pages de la publication, une zone-forum consacrée à l’expres-sion libre des abonnés. Il y publie récits, poésies, fables-express et textes de fiction envoyés par les professionnels tout en y contribuant

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sous la forme d’une rubrique mensuelle, Dites-Voir, nourrie par les situations qu’il rencontre en consultation. En 1989, il publie un pre-mier roman, La Vacation7, inspiré par son activité hebdomadaire dans

un centre d’interruption de grossesse de province. L’ouvrage recueille un (petit) succès critique et il faudra attendre presque dix ans pour que son auteur publie un deuxième roman. En 1998, après être passé presque complètement inaperçu de la critique littéraire institutionnelle malgré sa publication par un éditeur réputé « exigeant », La maladie

de Sachs8 rencontre un succès populaire aussi fulgurant qu’inattendu

et contribue à attirer l’attention du public et des médias français sur un genre littéraire qu’on croyait passée de mode, celui du roman médical.

Au cours des dix années suivantes, Martin Winckler publie un nombre important d’articles et une vingtaine d’ouvrages, pour cer-tains inspirés par son expérience de terrain (manuels sur la contra-ception ou les menstruations ; essais critiques sur la relation de soin), et des essais historiques ou critiques portant sur des formes d’expres-sion populaires (fictions télévisées, comic-books, roman d’aventure). L’exigence d’écriture de ces textes de « non-fiction » est forte : Winckler s’y efforce de rédiger à l’intention du plus large public des textes solides synthétisant fidèlement des connaissances parfois com-plexes, souvent méconnues et difficilement accessibles. Le contenu factuel de ces ouvrages s’appuie sur des travaux d’autorités scienti-fiques ou intellectuelles reconnues. C’est un travail de « passeur de savoir », dont l’ambition avouée est de transmettre du concret, de l’utile, du solide. Du « vrai ».

Parallèlement, il ne cesse d’écrire de la fiction en explorant simul-tanément deux « veines » distinctes : l’une qu’on pourrait qualifier de « roman réaliste »; l’autre de « roman de genre. » Les romans de la première veine9, tous publiés par P.O.L ont, par leur construction et

leur travail de la langue, un caractère « expérimental ». Les romans de la seconde veine10, en revanche, réexplorent la trame familière et

populaire du roman d’aventure, d’énigme ou de science-fiction.Tous abordent, de près ou de loin, des thèmes en rapport avec la santé. En dehors même des conditions matérielles (les romans de « genre » sont des commandes soumises au programme de publication de l’éditeur commanditaire ; les « romans P.O.L » sont composés et publiés spon-tanément, sans contrainte temporelle), les deux veines répondent à

des approches distinctes : les romans « réalistes » ont pour objet une description fine des relations entre médecins et patients ancrée dans la pratique professionnelle de l’auteur ; les romans « de genre » sont plutôt l’exploration (l’extrapolation), sur un mode plus ludique, poli-cier ou fantastique, des processus de marchandisation de la médecine et de manipulation du public.

Tous les romans font coexister la dimension intime du soin, par la description des investissements émotionnels et symboliques qui lient patient(s) et médecin(s) et sa dimension collective, à travers le portrait au vitriol des conflits d’intérêts, luttes de pouvoir et inves-tissements commerciaux démesurés dont fait l’objet le monde de la santé. Les romans « P.O.L » sont plutôt centrés sur la dimension per-sonnelle, les romans « de genre » sur la dimension politique et sociale. Les deux veines, leur contenu et leur traitement s’interpénètrent et se ramifient en un seul univers romanesque : tous les romans sont situés dans la même ville fictive, Tourmens ; des figures embléma-tiques récurrentes (le Docteur Bruno Sachs, protagoniste du roman le plus connu ; le professeur Lance, chirurgien et mentor humaniste ; la sinistre multinationale WOPharma, sa PDG et ses visiteuses médi-cales) circulent d’un livre à l’autre, tantôt dans un rôle important, tantôt en cameo. L’unité de lieu et la récurrence des personnages confèrent à l’univers de Winckler une cohérence qui, on peut le pen-ser, suscite chez ses lecteurs récidivistes une sensation de familiarité. Par ailleurs, s’il est un thème omniprésent dans les romans de Winckler, c’est celui de l’éthique des comportements. Principales cibles de l’auteur : les médecins et les industriels de la santé.

La critique des industriels fait depuis longtemps l’objet de romans et de films, dont The Constant Gardener11 de John Le Carré, n’est

que l’exemple le plus connu.

La description critique du milieu médical français est, en revanche, un genre peu pratiqué dans les livres écrits par des médecins. Les principaux écrivains qui aient consacré tout ou partie d’une oeuvre de fiction à un regard critique du monde médical dans la deuxième moitie du vingtième siècle sont André Soubiran12 et Jean Reverzy13

entre 1950 et 1970 et, depuis les années 1980, Christian Lehmann14

et Martin Winckler. Parmi ces deux derniers auteurs, seul Martin Winckler a fait de la pratique médicale et de sa description précise, presque entomologique, le sujet de plusieurs de ses romans.

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VARIATIONS : QUATRE ROMANS « MÉDICAUX »

Pour illustrer les liens étroits qu’entretiennent imaginaire et expé-rience professionnelle dans les fictions de Winckler et leur discours sur l’éthique du soin, nous nous pencherons sur ses quatre romans centrés sur l’exercice médical, publiés par P.O.L entre 1989 et 2009.

La Vacation (1989)

« J’ai commencé à écrire de la fiction à l’âge de dix ou douze ans. Au début, évidemment, je puisais tout en moi et dans ma perception étroite du monde. Et puis je me suis mis à réécrire les fins de romans qui me déplai-saient, et à développer des personnages secondaires dans les livres que j’avais aimé. J’avais été très tôt marqué par la littérature et le cinéma américains et en particulier par l’aspect documentaire et engagé de beaucoup de films, je pense par exemple aux Raisins de la colère ou aux

Voyages de Sullivan dans lesquels Ford et Sturges

par-lent de la dépression et du chômage, ou encore à Fury et à L’invraisemblable vérité, dans lesquels Fritz Lang parle du lynchage et de la peine de mort. J’en avais conclu qu’une fiction véhiculait des idées d’autant plus fortes qu’elle décrivait précisément des situations plausibles, inspirées par des faits réels. Quand je suis devenu méde-cin, j’ai alimenté mes fictions en puisant dans mon expé-rience grandissante. Elle me fournissait les situations, les personnages, les conflits, les dilemmes, les surprises et les sentiments. Quand j’ai commencé ce qui devait deve-nir mon premier roman publié, j’en écrivais un autre dont je n’arrivais pas à me dépêtrer parce qu’il mettait en scène des personnages désinsérés du monde. Ça sonnait faux. Et puis je me suis mis à écrire La Vacation et là, ça sonnait juste. »

La Vacation est un roman médical singulier. Le protagoniste, Bruno

Sachs, est pratiquement le seul personnage qui soit nommé dans le texte. Médecin généraliste, il exerce à la campagne et se rend deux fois par semaine dans la ville toute proche de Tourmens, pour y pra-tiquer des avortements. Le parallèle avec les activités professionnelles de Winckler est par conséquent trivial. Ce qui ne l’est pas, c’est la forme narrative adoptée par l’auteur. Le roman se décompose en effet

en trois parties. La première, « Mardi » décrit de manière très clinique l’activité de Bruno Sachs dans le centre de planification où il effec-tue sa « vacation » d’avorteur, depuis son arrivée vers 13 heures, jusqu’à son départ entre 15 h 30 et 16 h. La description des gestes est très précise, en particulier au cours du chapitre où l’auteur décrit l’une après l’autre, toutes les phases d’un avortement par aspiration. Cette première partie, qui dure une soixantaine de pages, passe sous silence toutes les émotions, tant celles du personnage principal et de ses collègues aide-soignantes et infirmières, que celles des femmes qui viennent interrompre leur grossesse. La froideur de la narration est renforcée par une forme très rarement employée en littérature. Le narrateur (dont l’identité est inconnue) décrit les activités de Bruno Sachs à la deuxième personne : « Tu es en retard. (...) Tu entres dans la salle d’intervention. (...) Tu passes sur le col une compresse imbi-bée de liquide antiseptique. » Ce début de roman, qui peut être qua-lifié de « dur », « clinique », « dérangeant » de par sa forme quasi-documentaire, ne manque pas d’interpeller le lecteur, qui se demande ce qui va suivre.

La deuxième partie, « Jeudi » remet tout en question en proposant non pas un, mais deux récits alternés. Le premier relate, toujours à la deuxième personne, mais sur un ton résolument ironique, comment Bruno Sachs prend chaque jeudi le train vers Paris afin de s’isoler dans un appartement pour transcrire son expérience d’avorteur dans un roman. Le second récit reprend, dans l’ordre de lecture, les chapitres “cliniques” de la première partie, et y insère, sous la forme de longues digressions entre parenthèses, les pensées du personnage, ses émotions mêlées de compassion et de colère, les paroles des femmes, les sou-venirs de formation et d’échanges avec des collègues.

Pour aider le lecteur à visualiser ce procédé, voici d’abord le texte du deuxième chapitre de « Mardi » :

Tu es seul dans la salle de soins.

Deux ou trois liasses de feuillets sont posées sur la paillasse. Tu ne les regardes pas.

Le haut casier métallique est ouvert ; une blouse blanche y est pendue. Tu la sors, tu l’examines ; tu décides de ne pas l’utiliser. Tu enlèves ton blouson, tu le suspends à l’un des deux cintres. En prenant garde de ne pas tirer sur une maille, tu retires le stylo agrafé au col de ton pull et tu le glisses entre tes dents. Tu ôtes le pull ; tu le ranges

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sur la tablette supérieure du casier. Tu retrousses, en les pliant avec soin, les manches de ta chemise.

D’autres blouses, pliées celles-là, sont empilées au fond. Tu en choisis une. Tu t’assures que sur la poche de poitrine, le mot Médecin est bien lisible. Tu enfiles la blouse, tu ranges le stylo dans la poche de façon à ce que l’agrafe se trouve juste à gauche du M. Une fois la blouse boutonnée, tu entreprends d’en replier les manches jusqu’aux coudes. Tu ajustes le col. Tu ouvres la porte de la salle de soins et tu sors dans le couloir. Quelqu’un a refermé la porte de la salle d’attente.

Tu te diriges vers le bureau de A.

La porte est fermée, à présent. Tu frappes.

-Oui ?

Tu entres.

-Ah ! Comment vas-tu Bruno ? -Ca va, et vous ?

-Ca va bien ! Nous avons trois dames aujourd’hui, et il me semble que l’une d’entre elles est déjà venue.

Une liasse à la main, A. se lève et sort dans le cou-loir. Tu la suis. Tu la regardes se pencher au-dessus d’un grand fichier à tiroirs ; ses doigts dansent au sommet de centaines de petits cartons serrés dans les casiers.

-Ah ! Il me semblait bien, aussi.

Elle brandit un bristol orné, dans un coin, d’une gom-mette rouge.

-Deux fois.

-Elle ne vous l’avait pas dit ?

-Elles ne le disent pas toujours ; elles pensent peut-être qu’on ne s’en rendra pas compte. Peut-peut-être qu’elles n’ont pas très envie de nous le rappeler...ou de s’en sou-venir.

-Peut-être... C’est tellement différent d’une dame à l’autre.

-C’est vrai... On commence quand tu veux. -Je suis prêt.

-Je te rejoins tout de suite.15

Voici, à présent, le même texte transformé dans « Jeudi ».

Tu es seul dans la salle de (va pas durer, chiche qu’elles débarquent, l’une ou l’autre

-On peut faire entrer la première dame ?

-Oui, quand j’aurai fini de mettre ma blouse ! Ça

vous ennuie pas trop que je prenne le temps de me dés-habiller, elles peuvent peut-être attendre deux minutes de plus ? J’ai le droit de souffler quand même... et le regard

dézzollé ressort, referme la porte vite fait comme si elle t’avait vu à poil. Tout comme, remarque. Regarde pas les dames se déshabiller derrière leur rideau ? Alors... Le bourreau aussi a droit au déshabillage privé) ôtes le pull ; tu le ranges (pas la place, dans ce casier. Pull fripé, écharpe en boule. Comment font les autres ? Ils enlèvent sûrement pas leur cravate... Bon alors, adieu le costume officieux, bonjour la blouse d’officiant. Tipteptap bou-ton-pression et merde ! poche piège-à-con décousue, pas solide ça... Non mais c’est pas vrai, c’est la même ! La semaine dernière, foutu la montre par terre deux fois de suite. Tire au hasard et rebelote ! Même poche trouée, vu que du feu les lingères ! Jamais le loto mais les trous tant que tu veux. Allez, direction lingerie sans passer par la case départ. A voir l’autre. Mmmouais, fois-ci la bonne. Tipteptap, col frappé, docteur marqué, stylo laqué, c’est tout bon) dans le couloir.

Tu retournes au bureau de A. La porte (revenue, pas trop tôt) vas-tu Bruno ?

-Ça va. Et vous ?

-Ça va bien ! Nous avons trois dames aujourd’hui et il me semble que l’une d’entre elles est déjà (revenante.

Connue ? Dirait pas. Nom dit rien) semblait bien (car-ton rose pastille rouge) deux fois (et vous nous repren-drez bien une nouvelle tranche de vif...Qui c’est qui s’y colle cette fois-ci ? Le bon petit Docteur Sachs sur le dossier orange sous le nom des confrères les fois d’avant. Brave Bruno si gentil si doux attentionné, soupirant aspi-rant inspiré. Une veine, ma bonne dame, d’avoir affaire à lui...) rejoins tout de suite.16

Toute la première partie fait ainsi l’objet, dans la deuxième, d’une « relecture » où surgit le maëlstrom de pensées, d’émotions et de conflits qui bouillonne sous la blancheur polaire de la blouse médi-cale. Ce second texte « caviardé », on le devine, est celui que Bruno relit dans le train entre Paris et Tourmens et les parenthèses y repré-sentent l’irruption des pensées du praticien à la lecture d’un texte qu’il voulait garder froid, mais qui réveille en lui une tempête de sen-timents refoulés. Le montage parallèle permet au lecteur gagné par la colère et la souffrance grandissante de Bruno de prendre,

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quement, des « pauses » bienvenues en lisant la description drôlatique de ses fantasmes de publication.

Cependant, à mesure que la relecture de Bruno progresse et que ses sentiments s’intensifient au souvenir des vacations passées, les deux narrations se resserrent, se rapprochent, pour culminer dans une brusque bouffée de colère et de souffrance suivie d’une soudaine accalmie et d’une renonciation symbolique. Dégoûté par l’indécence d’une entreprise qui semble s’approprier la souffrance des avortées aux seules fin d’une vaine reconnaissance littéraire, Bruno envisage de se débarrasser de son manuscrit ; il réalise néanmoins que ce dont il parle n’est pas la souffrance des femmes, mais la sienne. Le soi-gnant qui accompagne les femmes dans un choix douloureux souf-fre, lui aussi.

« Même lorsque la liberté de choix des femmes n’est pas discutée – Bruno ne la remet jamais en question – un avortement fait souffrir tout le monde, y compris les soignants », déclare Winckler. « C’est cela et rien d’autre que Bruno Sachs exprime dans son livre. Et cette souf-france de soignant, qui fait écho à celle des femmes, il ressent l’obligation morale d’en témoigner. Et, parce qu’il est écrivain autant qu’il est médecin, il le fait par écrit. Evacuer la douleur oralement (en allant consulter un psychanalyste, par exemple) lui semble (me semble) une sorte de trahison. Si j’éprouve le besoin de dire ma douleur de médecin avorteur, autant qu’elle fasse écho à la douleur des femmes. Sinon, j’aurais le sentiment que je mets ma douleur de médecin en avant, grâce à mes outils d’écrivain. Or, la douleur dont je suis témoin ne m’appartient pas, elle ne peut pas me servir de tremplin ou de faire-valoir. Mais je peux m’en montrer solidaire. C’est ce que j’ai essayé de faire dans ce premier roman, comme d’ailleurs dans les suivants. »

La troisième partie de La Vacation, « Vendredi », offre une conclu-sion très sombre au double parcours de Bruno. Abandonnant aussi bien les tourments de la relecture que l’espoir d’un succès de librai-rie, les vingt dernières pages racontent un ultime avortement, le plus symboliquement chargé de tout le récit. Et les toutes dernières lignes, en révélant in extremis ce qui se cache derrière le « tu » narratif, donne à l’ensemble du roman une dimension nouvelle. La solidarité dont parle Winckler prend alors une dimension surprenante et, pour

tout dire, très inconfortable : car cette dernière partie raconte com-ment Bruno Sachs avorte sa compagne.

Contrairement à de nombreux premiers romans, La Vacation ne peut guère être qualifié d’« autobiographique ». Certes, le personnage est médecin comme l’auteur ; certes, le sujet est inspiré par sa pra-tique professionnelle ; mais la vie personnelle de Bruno, en dehors de cet ultime épisode, n’est pour ainsi dire jamais décrite ; quant à la lutte symbolique de Bruno l’écrivain avec son texte, elle n’est pas non plus le reflet de la réalité.

« Je voulais décrire précisément ce que faisait un médecin dans un centre d’IVG. Ça n’avait jamais été décrit nulle part en langue française, à ma connaissance, et certainement pas dans un roman. Je voulais aussi par-tager ce que j’entendais de la bouche des femmes sans toujours le comprendre. Mais, pour le reste, ça ne raconte pas du tout ma vie. Bruno Sachs a une amie mais vit seul, alors que lorsque j’ai publié ce roman, j’étais marié depuis plus de dix ans et j’avais déjà trois enfants. Je n’ai pas écrit mon roman dans l’appartement d’un vieux cousin à Paris avec une machine mécanique datant de Mathusalem, comme le fait Bruno, mais tout bonnement chez moi, d’abord sur une machine électrique, puis sur mon premier ordinateur. Et si le fantasme de reconnais-sance littéraire qu’exprime Bruno est celui de presque tous les écrivains, je l’ai exorcisé d’une manière très dif-férente de la sienne. La part autobiographique ne réside pas dans le personnage, ni dans ce qui lui arrive, mais dans la confusion des sentiments qu’il éprouve, dans les dilemmes moraux qui se bousculent en lui. Et cela, c’est le cas de tout écrivain, il me semble. Cela dit, je crois sincèrement que tous ces sentiments n’auraient pas pu « sortir » si je n’avais pas d’abord couché sur le papier, de la manière la plus neutre possible, ce que je fabriquais dans ce service. À la relecture des premiers chapitres, les émotions refoulées surgissaient et venaient nourrir l’écri-ture de la suite. En un sens, on peut dire que si ce roman est autobiographique, c’est parce qu’il raconte ce que je me suis autorisé à ressentir en l’écrivant. »

En dehors même de cette déclaration – trop belle, sans doute, pour être prise à la lettre – il n’est pas interdit de voir dans la construc-tion formelle de La Vacaconstruc-tion la manifestaconstruc-tion assumée d’une

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gation éthique profonde chez le médecin, conscient du risque d’ins-trumentalisation des patientes par l’écrivain. Ce risque, lisible dans la manière dont Bruno manifeste son scrupule à l’idée de décrire ce qu’il fait aux femmes, Winckler l’affronte pendant l’écriture et après la publication du roman.

« Si les personnages féminins ne portent pas de nom et ne sont pas décrits, c’est parce que je voulais éviter toute « typologie » des femmes qui viennent se faire avor-ter. Ce qui m’importait, c’est ce qu’elles disent, non d’en faire des « personnages ». Je voulais juste suggérer à quel point pour chaque femme, interrompre une grossesse est une situation compliquée, qui échappe à toute descrip-tion réductrice. Alors j’ai pensé que la seule manière d’échapper aux poncifs, c’était de ne pas les décrire, elles. Et je ne voulais en aucun cas être soupçonné d’exhibi-tionnisme ou de voyeurisme. Alors, pendant que le roman était sous presse, j’ai déclaré à mon éditeur que je ne voulais pas être photographié et que, si j’étais invité à une émission de télévision, je ne m’y rendrais pas. Comme Bruno dans le roman, je trouvais insupportable l’idée que des femmes venues à l’hôpital le matin pour subir leur IVG découvrent ma gueule tout sourire le midi dans leur hebdomadaire ou m’entendent le soir, sur un plateau de télé, au milieu d’autres écrivains, parler d’un livre décrivant ce qu’elles venaient de subir. »

La Maladie de Sachs (1998)

Neuf années s’écoulent avant que Winckler ne publie un deuxième roman.

La Maladie de Sachs est un roman très différent du premier. En

taille, d’abord : le premier roman comptait modestement 40 000 mots ; le deuxième est quatre fois et demie plus long. Le cadre est très dif-férent, lui aussi : c’est le cabinet médical que Bruno Sachs a ouvert à Play, village fictif de deux mille habitants situé à une quinzaine de kilomètres de Tourmens. L’argument est aussi simple que celui du roman précédent : c’est la description, sous la forme d’une chronique de quelques mois, des relations entre un médecin de campagne, ses patients et ses (rares) proches. Certes, comme dans La Vacation, l’ex-périence professionnelle de l’auteur nourrit manifestement le contenu du livre ; mais, ici encore, la posture narrative témoigne d’un souci qui n’est pas purement esthétique.

« Je voulais décrire le travail d’un médecin de cam-pagne, au jour le jour, avec ses répétitions, ses ratés, ses incompréhensions, les histoires invraisemblables que les gens racontent, la main sur la poignée de la porte, au moment de sortir ; les secrets qu’on devine ou qu’on entend à demi et qu’on s’empresse d’oublier ; les sur-prises, les émotions, l’ennui, les rires, les angoisses... Je voyais bien qu’il me faudrait du temps pour décrire tout ça ; ça ne me faisait pas peur et j’ai pris mon temps17

mais avant de commencer, je devais résoudre un problème délicat : qui allait raconter cette histoire ? Je ne voulais pas décrire ma pratique à la première personne, parce qu’il s’agissait de Bruno, pas de moi, et ça m’aurait empêché de le décrire, lui, alors l’autre partie du projet était de montrer qu’un médecin est une personne comme une autre. Je n’avais donc pas – mais alors, pas du tout ! – envie de me placer en écrivain démiurge qui regarde son petit monde d’en haut. Mais comment faire ? Un jour, j’étais perché sur mon scooter, je me suis dit : “ Eh bien, tout le monde va le décrire, ce médecin, chacun à son tour !” Ca m’a fait sursauter, si bien que j’ai failli me foutre par terre. Mais c’était une idée tellement incon-grue, tellement culottée que je me suis dit : “ Chiche : ” Et j’ai éclaté de rire. »

Ce procédé narratif (faire décrire un médecin par ses patients et son entourage en ne donnant presque jamais la parole au premier intéressé) évoque les contraintes formelles adoptées par certains écri-vains oulipiens, mais va dépasser son objectif initial. Car si La

Maladie de Sachs est dans ses premières pages la description

fac-tuelle, presque monomaniaque, d’un médecin de campagne par ceux qui le consultent, le côtoient, le rencontrent ou l’évitent, elle devient, à mesure que l’on avance dans la lecture, l’autoportrait collectif d’une communauté humaine. Chaque « récitant » ne se contente pas, en effet, de souligner les gestes répétitifs de Bruno lorsqu’il prend la tension, ou de se désoler en voyant son col élimé ou en remarquant que ses cheveux auraient besoin d’un shampooing ; il raconte aussi sa propre histoire, simple et tragique, drôle et compliquée, celle de ses voisins, celle de sa famille. En donnant la parole aux patients, ainsi qu’à la secrétaire, aux confrères, à la mère, aux amis et aussi, à la suite d’un chapitre qui aurait pu figurer dans La Vacation, à la femme dont Bruno tombe amoureux, Winckler adopte une perspective plus

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mique que ne l’aurait été le recours à un unique narrateur (les récits des patients s’interrompent, se croisent, reprennent, divergent, se taisent pour en susciter de nouveaux) mais, surtout, il parle de la relation de soin en mettant tous ses protagonistes sur un pied d’égalité. Car, en res-tant silencieux mais surtout en vivant parmi eux, présent et attentif, Bruno Sachs le médecin (et Winckler l’écrivain) offre son écoute à ceux qui lui parlent et signifie ainsi que leur voix compte autant que la sienne. Cette « égalité des voix » conférée par la narration est renforcée par l’emploi de la deuxième personne, sous une forme réminiscente mais différente de ce qu’elle était dans La Vacation.

« Comme ce sont les patients qui racontent, j’avais deux possibilités pour les faire parler de Bruno. Ils pouvaient dire « Il fait ci, il fait ça » mais ça aurait laissé entendre qu’ils le regardent de manière détachée, extérieure, alors que je voulais parler de la gêne profonde d’un type qui vient demander au médecin de soulager ses échauffements à force de baiser avec une maîtresse qui n’en a jamais assez. Ou de l’angoisse d’une femme qui, lorsqu’elle voit passer la voiture de Bruno, se rappelle que ça fait trois mois qu’elle aurait dû aller faire examiner la boule qu’elle sent dans son sein. Et je ne voulais pas que ce soient des monologues. Alors, j’ai décidé qu’ils s’adresseraient men-talement à lui de la manière suivante :

‘Tu notes ce que je viens de dire, tu poses ton stylo et tu me demandes avec un bon sourire : Quand est-ce que

ça a commencé ?’

Et si, mentalement, ils le tutoient, c’est pour signifier qu’à partir du moment où ils l’ont choisi comme médecin, ils sont ses égaux. En devenant leur médecin, Bruno leur appartient. Parce que, voyez-vous, le projet du roman était non seulement de décrire le travail d’un médecin de cam-pagne, mais aussi de dire clairement qu’un médecin n’est pas supérieur aux personnes qu’il soigne et que la relation qui s’établit entre lui et les patients est horizontale, et non verticale. S’ils l’avaient tous vouvoyé, ça aurait pu passer pour de la déférence, et je ne voulais pas de ça. »

La volonté de signifier l’« horizontalité » de la relation de soins est encore plus manifeste quand on examine la table des matières du roman. Celui-ci est en effet divisé en sept parties : Présentation, Antécédents, Examen Clinique, Examens complémentaires, Diagnostic, Traitement,

Pronostic. Cette construction, enseignée traditionnellement dans les facultés de médecine, est celle de l’ « observation », document écrit dans lequel l’étudiant hospitalier consigne les informations qu’il recueille auprès du patient pour en faire la partie centrale du dossier médical. L’ « observation » n’est pas seulement un élément du dossier, elle est aussi considérée comme un outil pédagogique : le futur médecin est jugé par ses maîtres à l’aune de la précision de son observation. De manière provocatrice, Winckler va jusqu’au bout de la logique de son projet : dans La Maladie de Sachs, ce sont les patients qui rédigent, collective-ment, l’observation du médecin. On peut lire dans ce parti-pris narra-tif le même souci éthique de placer le médecin et le patient sur un pied d’égalité. Le choix – tardif, et dicté par les circonstances – du titre du roman prend alors tout son sens.

« Au début, le roman s’intitulait La relation. Et c’est un manuscrit portant ce titre que j’ai remis à Paul Otchakovsky-Laurens en février 1997. Mais, quelques semaines plus tard, dans une librairie, je suis tombé sur un roman récent et portant le même titre. Il a fallu que j’en trouve un autre. Je me suis d’abord accroché au titre ini-tial, en le mettant au pluriel parce que le mot relation est polysémique : après tout, je parlais des relations soignant-soigné, des relations sociales et familiales, des relations d’amour et c’est aussi un roman sur la narration : relater, c’est raconter. (D’ailleurs, comme ce sont les patients qui racontent, ils portent tous un nom d’écrivain.) Et puis, tout ce qui se tisse entre deux personnes est teinté de fantasmes, de non-dit, d’imaginaire – y compris entre un patient et un médecin. Toute relation est une fiction... Mais Les Relations, ça ne sonnait pas aussi bien. Et puis, un jour, en relisant une énième fois le manuscrit, je suis tombé sur un passage dans lequel Bruno se demande pourquoi les maladies por-tent le nom des médecins qui les ont décrites, et non celui des patients qui en ont souffert. Et il ajoute « Comment peut-on être fier de donner son nom à une saloperie ? » Et là, j’ai eu une révélation : ça s’appellerait La maladie de

Sachs, puisque ça décrit la souffrance d’un soignant, ce

qu’on nomme par ailleurs (mais je l’ignorais, à l’époque) le “burn-out” quand on désigne l’épuisement des soignants surinvestis. Cette maladie-là, pour une fois ne porterait pas un nom usurpé. Et je me suis rendu compte qu’au fond, ça avait toujours été le titre. »

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Les Trois Médecins (2004)

En mai 1998, alors que son deuxième roman vient de se voir décerner le Prix Livre Inter par un jury de 24 lecteurs, un journaliste demande à Martin Winckler « ce qu’il a l’intention d’écrire ensuite ». Il répond immédiatement : « Un roman sur mes études de médecine. » Il mettra près de six ans à mener ce projet à bien, après avoir, entre-temps, publié une quinzaine d’autres ouvrages .

« Dès que je suis entré en fac, j’ai voulu écrire un roman sur la formation médicale. J’avais grandi dans la mai-son d’un médecin, mon père, qui était un homme juste et bon ; j’avais, tout naturellement, associé la médecine à la justice et à la bonté. Le jour où je suis arrivé en fac, j’ai découvert un univers étriqué, étouffant, violent, culpabili-sant et humiliant pour les étudiants, boursouflé d’une vanité et d’un élitisme insupportables. Pendant toutes mes études, je me suis senti extrêmement isolé, intellectuellement et émotionnellement, et mon comportement n’a pas favorisé mon intégration : je n’allais pas en cours, je traquais les connaissances médicales dans les livres les plus récents au lieu de m’en tenir aux polycopiés défraîchis qu’on nous res-servait chaque année, je restais à l’hôpital pour m’occuper des patients après la « grande visite du patron », je faisais des remplacements d’aide-soignant et d’infirmier pendant mes vacances. Je rejetais en bloc les discours condescen-dants selon lesquels on ne pouvait devenir « un bon méde-cin » qu’en passant le concours de l’internat. Je voulais pas-ser le moins de temps possible en fac et en sortir le plus tôt possible pour aller soigner. Bref, j’ai vécu mes études de médecine en franc-tireur, jusqu’à participer à une revue

underground dans laquelle une poignée d’entre nous

criti-quaient ouvertement l’institution médicale et prenaient posi-tion pour la légalisaposi-tion de l’avortement et la dépénalisaposi-tion de la marijuana, contre les rapports de pouvoir à l’hôpital et les « expositions » de patients qu’on montrait nus sur des estrades aux congressistes... Je voulais raconter tout ça, mais pas dans un roman autobiographique, mes souvenirs étaient bien trop sinistres : Je rêvais d’écrire un roman de forma-tion qui soit aussi un roman d’aventures, un roman d’amour qui décrirait la découverte de la sexualité par un jeune homme, un roman politique qui parlerait des mouvements

intellectuels des années soixante-dix, un roman sur les rares amitiés que j’avais connues en fac et celles que j’aurais voulu connaître. J’ai tourné autour de l’idée pendant des années, sans savoir par quel bout la prendre. Et puis, un jour, sur mon scooter – oui, il me vient beaucoup d’idées sur mon scooter, dommage que je ne puisse pas aussi écrire quand je suis dessus ! – tandis que je pensais : « Mais com-ment pourrais-je mettre tout ça dans un seul livre ? Personne ne l’a jamais fait ! » une lampe s’est allumée au-dessus de mon crâne et j’ai pensé : « Mais si ! Quelqu’un l’a déjà fait : Alexandre Dumas ! Et si j’écrivais un remake des Trois

Mousquetaires ? » Une fois de plus, j’ai éclaté de rire, et

cet éclat de rire m’a fait comprendre que j’avais trouvé la manière d’écrire mon roman. »

Comme l’indiquent clairement son titre mais aussi de nombreuses références directes et allusions humoristiques, Les Trois Médecins n’est pas simplement « inspiré » par le célébrissime roman d’Alexandre Dumas, il en est le remake strict, car Winckler ne se contente pas d’en reprendre la trame générale. Il reprend les princi-paux personnages et toutes les péripéties et transpose fidèlement ses morceaux de bravoure du roman de cape et d’épée situé à Paris sous le règne de Louis XIII en autant de scènes épiques dans la bonne ville Tourmens au cours des années soixante-dix. Bruno Sachs/D’Artagnan entre en fac en 1974 (un an après Winckler, sans doute pour signifier encore une fois que l’auteur n’est pas son per-sonnage) dans le noble but de devenir médecin généraliste. Là, il découvre qu’enseignants, patrons hospitaliers et étudiants sont parta-gés en deux camps : d’un côté les tenants d’une médecine agressive, technologique, élitiste, symboliquement dirigée par le Vice-Doyen (le C a r d i n a l d e R i c h e l i e u ) , p r o f e s s e u r d e g y n é c o l og i e -obstétrique mysogyne, manipulateur et profondément hostile à la léga-lisation de l’avortement ; de l’autre, les militants d’une médecine de terrain, proche de la population et idéologiquement hostiles à toute position de pouvoir dans la délivrance des soins, regroupés autour d’un enseignant anarchiste et contestataire, le Professeur Vargas (Monsieur de Tréville). Les étudiants sont divisés en deux clans : les Perses (les gardes du Cardinal), qui se destinent à la chirurgie ou aux disciplines médicales hyperspécialisées, et les Merdes (les mousque-taires), qui militent pour la médecine générale. C’est bien entendu à ce deuxième groupe qu’appartiennent le trio constitué par André

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(Aramis), Basile (Porthos) et Christophe (Athos), à qui Bruno prête pour la première fois main-forte en affrontant un groupe de Perses... au baby-foot.

Tout le roman respecte ainsi fidèlement l’oeuvre de Dumas, adap-tant ses personnages à l’époque et au cadre spécifique choisis par Winckler. Le vice-doyen Le Riche (Richelieu) a deux assistants, Budd (Rochefort) et Mathilde Hoffmann (Milady de Winter). Le Doyen Fisinger (le roi Louis XIII) ignore que son épouse Sonia (Anne d’Autriche), professeur d’hématologie et militante féministe, pratique des avortements clandestins et enseigne secrètement à des médecins militants la technique médicalisée d’IVG que son amant, le Professeur Buckley (Buckingham) a rapportée d’Angleterre ; Charlotte Pryce (Constance Bonacieux), assistante de Sonia et char-gée de cours, tombe amoureuse de Bruno/D’Artagnan, et lui d’elle... Aux figures inspirées par Dumas, Winckler adjoint de nombreux personnages originaux : citons en particulier Emma et Jackie, deux étudiantes en médecine aussi investies que leurs camarades masculins ; l’infirmière Angèle Pujade et l’aide-soignante Marie-Jo Hernandez, qui incarnent les « soignantes de base » constamment ignorées par les praticiens hospitaliers ; les professeurs Zimmermann et Lance, cliniciens-enseignants complices de Vargas et enfin, Madame Moreno, femme de ménage du foyer où logent André et Bruno. Lorsqu’elle tombe malade, Madame Moreno entame, au CHU de Tourmens, un chemin de croix qui montre de manière tragique et grinçante comment, entre les mains de médecins surtout préoc-cupés d’eux-mêmes et de leur carrière, un malade devient un objet. S’il respecte scrupuleusement la trame dumassienne, allant jusqu’à transposer le siège de La Rochelle pour en faire l’affronte-ment entre la médecine patriarcale dont Le Riche/Richelieu est l’un des principaux défenseurs et une approche humaniste centrée sur le patient, Winckler n’oublie pas de décrire par le menu la formation de ses « mousquetaires du soin » : il fait témoigner les cadavres allongés sur les tables de dissection, raconte la plongée des cara-bins dans les fosses communes à la recherche de squelettes bon marché ; il décrit les séances au cours desquelles un enseignant dés-abusé enseigne l’examen clinique à des étudiants qui, pour la plu-part, n’en voient pas l’utilité ; il accompagne ses personnages dans leurs gardes de nuit et les fait participer aux activités clandestines des militants de l’IVG.

Rejetant, une fois de plus, la facilité d’une narration démiurgique, l’écrivain donne la parole à tous les personnages principaux, pour constituer un ensemble qui tient à la fois du flash-back et de la

jam-session. Toute l’histoire est en effet racontée par un narrateur

véné-rable, Monsieur Nestor, venu assister, en 2003, dans un amphithéâ-tre flambant neuf, à une conférence que doit y donner Bruno Sachs. Monsieur Nestor fut autrefois appariteur à la faculté de médecine. C’est lui qui entretenait l’amphi à l’époque où les protagonistes ont commencé leurs études. Assis au premier rang, dans l’attente du conférencier (qui, bien entendu, est en retard), Monsieur Nestor se remémore l’histoire de Bruno et de ses camarades, et accueille les survivants du groupe qui, l’un après l’autre, ajoutent leur voix et leurs anecdotes au concert des souvenirs.

Comme celle de La Maladie de Sachs, la construction de ce troi-sième roman est homothétique à son propos. Le livre est en effet découpé en sections évoquant la progression des études médicales : “Anatomie, Physiologie, Séméiologie, Pathologie, Spécialités, Internes et FFI, Thèse”. Cette dernière partie, construite autour de la conférence que Bruno Sachs donne enfin aux étudiants de première année de méde-cine, boucle le récit et ramène le lecteur au tout début du livre. Les toutes premières pages, en effet, rapportent le long monologue inté-rieur d’un étudiant anonyme qui, perdu au milieu de l’amphithéâtre de première année, le premier jour d’enseignement, entend l’enseignant chargé du premier cours déverser sur les nouveaux arrivants des paroles violentes et humiliantes. Trente ans plus tard, la conférence improvisée de Bruno vient réparer la violence de ces premières pages, car ses mots ne sont pas ceux d’un mandarin méprisant, mais d’un soignant “de ter-rain”, qui se souvient avoir été assis parmi les étudiants, et s’adresse à eux avec respect.

Il est aisé de relier plusieurs des épisodes de ce roman à l’expé-rience personnelle de l’auteur, d’autant que celui-ci les mentionnait ou les décrivait précisément dans des ouvrages antérieurs.18 Dans Les Trois

Médecins, cependant, les anecdotes ne viennent pas illustrer un propos

théorique ou critique mais figurent comme autant d’étapes formatrices sur le parcours des personnages. Il n’est pas anodin que la conférence de Bruno, et le monologue intérieur dans lequel, au même moment, il évoque le chemin parcouru, soient datés du 15 mars 2003. À cette même date, à Lille, Martin Winckler s’adressait à plusieurs centaines d’étudiants en première année de médecine.

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À première vue, Les Trois Médecins semble opérer une rupture dans la démarche littéraire de l’auteur. En épousant la trame à rebon-dissements d’un roman d’aventures classique, Winckler adopte un rythme et un ton qui tranchent sur la contemporanéité formelle des deux romans « expérimentaux » publiés précédemment.

De plus, le choix du remake trahit, sous ses allures de provoca-tion littéraire, le désir secret de réécrire « en mieux » une période douloureuse et depuis longtemps révolue.

« J’ai gardé le pire souvenir qui soit de mes études de médecine. J’ai été seul, malheureux, frustré et constamment en colère. J’avais un compte à régler avec cette époque de ma vie qui a tout de même duré près de dix ans ! Ecrire Les Trois Médecins m’a permis de me réconcilier avec ce que j’avais vécu. Et de montrer, par la même occasion, tout ce qu’il pouvait y avoir d’insup-portablement violent dans les études de médecine. Car, enfin, comment peut-on apprendre à soigner à des jeunes gens qu’on maltraite ? »

Du fait de ce “désir de réparation”, Les Trois Médecins, roman ludique, récapitulatif et rétrospectif est parfois vu comme un « grand bond en arrière » – une régression formelle autant que thématique – dans le travail de l’auteur, certains lecteurs pouvant lui reprocher d’avoir préféré le monde des médecins à celui des patients et, en choisissant de raconter une épopée débridée, d’avoir sacrifié l’originalité narrative de ses romans précédents. L’engagement éthique, en revanche, est tou-jours présent. Et le militantisme en faveur d’une formation médicale respectueuse de l’étudiant, préalable indispensable à une pratique res-pectueuse du patient, est affirmé jusqu’au bout. Le « post-scriptum » du roman substitue ainsi au serment d’Hippocrate le serment solennel que font Bruno Sachs et ses camarades de se mettre au service des patients – et de personne d’autre.

Le Choeur des femmes (2009)

Publié en août 2009, quelques mois avant la rédaction du présent article, cet épais roman évoque par son volume (plus de 600 pages), les deux précédents. Mais, de manière assez surprenante, son cadre et sa thématique renouent avec l’univers de La Vacation.

L’argument, cette fois-ci, est inspiré par une oeuvre peu connue à laquelle Winckler porte une admiration considérable. Il s’agit de

Barberousse (Akahige, 1965), du réalisateur japonais Akira Kurosawa,

film que l’écrivain médecin a vu pour la première fois au cours de ses études. Ce (très) long métrage raconte comment, au début du XIXe siècle, un jeune médecin japonais formé à la médecine occi-dentale dans le but de devenir médecin du Shogunat (la dictature mili-taire qui régnait alors sur Edo, l’ancienne Tokyo), est contraint de travailler dans un dispensaire misérable dirigé par un médecin-chef qu’on dit autoritaire et dénué de sentiments. Contre toute attente et en dépit de préjugés de classe profondément ancrés, le jeune méde-cin découvre la richesse d’une médeméde-cine modeste, pratiquée à mains nues, et fondée avant tout sur l’écoute et la compassion.

À première vue, Le Choeur des femmes revisite la même situa-tion. Interne au brillant pedigree, vouée à la « race des saigneurs » que Winckler brocardait dans le roman précédent, Jean Atwood a choisi la « voie royale » de la chirurgie et voit d’un très mauvais oeil l’obligation de passer six mois à l’unité 77, un improbable « service de médecine de la femme » enclavé dans un coin reculé du CHU de Tourmens. Atwood préfère les salles d’opération aux bureaux de consultation et n’a aucune envie d’écouter des femmes parler de leurs petites misères en leur tenant la main. Dès son arrivée, l’interne croise le fer avec Franz Karma, l’homme-orchestre de l’unité 77, un méde-cin généraliste quinquagénaire dont nombre de praticiens du CHU dénoncent la grande gueule, l’anticonformisme, le manque de confra-ternité et la réputation de coureur de jupons. Ne l’a-t-on pas, d’ail-leurs, surnommé... « Barbe-Bleue » ?

Malgré ce début quasi parodique et plusieurs clins d’oeil manifes-tement destinés à rendre hommage à son inspiration originelle, les ressemblances entre le roman et le film s’arrêtent là. Car tandis que Kurosawa décrivait un mentor héroïque et indestructible enseignant l’humilité à un jeune homme hautain qui finit par se mettre au ser-vice d’une humanité déchue, Winckler, lui, met en scène l’affronte-ment de deux personnages aux personnalités tourl’affronte-mentées, tous deux en quête d’apprentissage.

Ainsi, dès la première escarmouche, Karma surprend Atwood en refusant de transformer leurs différends en bras de fer. Il lui propose de travailler dans le service pendant une semaine. S’ils ne sont pas, l’un et l’autre, satisfaits de cette cohabitation, le praticien s’engage à valider le stage de l’interne et à lui rendre sa liberté. Non sans hésitation – car le comportement systématiquement bienveillant et res-pectueux de Karma à l’égard des patientes l’irrite au plus au point – Atwood accepte.

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Comme on peut s’en douter, les huit jours qui suivent vont opé-rer sur l’interne une transformation « limitée mais considérable », pour reprendre les termes employés par Michael Balint dans son livre le plus connu.19 Ce qui se joue dans Le Choeur des femmes

ne se résume pas, cependant, à l’éducation d’un médecin débutant par un praticien chevronné. Le projet de l’écrivain-médecin est beau-coup plus ambitieux.

Par sa thématique, d’abord : ce que Jean (“Djinn”) Atwood, l’in-terne novice, apprend à l’unité 77, ce n’est pas à soigner – elle sait déjà le faire, mais elle n’a pas encore appris qu’elle aimait le faire – mais à être elle-même, et à se rappeler qu’elle était femme avant de se masculiniser pour faire face à la violence du milieu hospitalo-universitaire. En contrepartie, sa présence n’est pas sans effet sur Karma, habitué jusque-là aux internes transparents qui imitaient sans discuter ses comportements bienveillants. Car « Djinn » n’est ni obtuse ni complaisante : elle analyse et dissèque chacune des attitudes de Karma, à la recherche de ses contradictions et de ses incohérences. Et c’est elle qui, la première, remarque les changements qui s’opè-rent chez lui, et non l’inverse.

De plus, la semaine d’essai dans l’unité est loin d’être reposante : Karma demande à Djinn de l’assister aux IVG, puis l’envoie prendre un tour de garde aux urgences, puis répondre aux questions d’un site internet ouvert à toutes les angoisses... et voilà que deux patientes auxquelles elle a ostensiblement opposé une attitude distante en consultation viennent la revoir en la remerciant de les avoir écoutées avec autant d’attention ! Les consultations qu’elle craignait ennuyeuses se révèlent aussi passionnantes que bouleversantes et ce, d’autant plus qu’en questionnant les gestes et les attitudes de Karma, Djinn incite son « patron » à les modifier ; ce faisant, elle adopte à son tour cer-taines de ces attitudes et les adapte à sa propre personnalité. Et ce sont surtout les femmes, et non Karma lui-même, qui peu à peu ébran-lent ses préjugés – ou plutôt, ses défenses. Confrontée aux récits de vie qui lui sont confiés, Djinn réexamine sa propre histoire, une his-toire qu’elle croit lisse jusqu’au jour où la première patiente qui l’a « adoptée » lui ouvre, involontairement, et alors que l’on croyait le livre terminé, la porte d’un passé enfoui.

Seconde ambition : ce « roman d’initiation » se double d’une dimension pédagogique inhabituelle dans la littérature française. Pendant cinq cents pages, aux côtés des deux praticiens, lectrices et lecteurs en apprennent beaucoup sur la gynécologie courante, depuis

les mille et une raisons pour lesquelles une femme ne « supporte plus sa pilule » jusqu’à la manière d’insérer un « stérilet » sans douleur, en passant par la remise en cause radicale de la position d’examen gynécologique imposée aux femmes par les médecins. Comme l’écrit Djinn, épuisée mais révoltée à la fin d’une journée éprouvante : « Au 21e siècle, les femmes ne devraient plus se sentir obligées d’écarter

les cuisses devant les médecins. »

À mesure que Djinn s’investit dans le service, Karma s’efface, au point que le lecteur est en droit de voir leur relation comme la trans-formation réciproque d’un médecin technicien qui apprend à soigner, et d’un soignant surinvesti qui apprend à lâcher prise.

Autre innovation pour l’auteur (dont on pouvait penser qu’il avait déjà tout essayé en ce domaine) : la forme narrative. Pour la première fois dans un roman médical de Winckler, c’est le personnage princi-pal qui raconte et dit « Je » tout au long d’un même livre – sans pour autant s’approprier la narration. Car, comme toujours, dans l’univers wincklérien, et pour reprendre une expression qui lui est chère, « Tout le monde a le droit d’ouvrir sa gueule. » À commencer par les femmes. Comme dans La Vacation, à l’exception de Karma, les hommes sont terriblement absents du Choeur des femmes et les figures masculines marquantes se comptent sur les doigts d’une main. Dans La Vacation, la parole des avortées restait anonyme et ne devait son expression qu’à l’écoute et à la transcription douloureuses de Bruno Sachs. Dans l’Unité 77, en revanche, toutes les femmes qui accouchent, avortent, consultent ou meurent portent un nom et chacune prend la parole – que Djinn soit, ou non, prête à les entendre.

Par ailleurs, la polyphonie du Choeur des femmes n’est pas non plus identique à la succession de récits de La Maladie de Sachs. D’abord parce que la plupart des patientes de Djinn et Karma tien-nent leur vie bien en main, mieux que le faisaient les patients de Bruno Sachs. Ensuite parce que les femmes entrent à l’Unité 77 pour y chercher leur second souffle, un espace de liberté, des informations et des outils pour vivre leur vie et leur sexualité. L’Unité 77 n’est pas le lieu de deuil qu’était le cadre de La Vacation, ce n’est pas le bureau des pleurs qu’était le cabinet médical de Bruno Sachs, ce n’est pas l’hôpital-école concentrationnaire des Trois Médecins, c’est un lieu où s’expriment le désir et la révolte. C’est le refuge temporaire où l’on s’abrite avant de se lancer dans une nouvelle vie. C’est un lieu d’échange et de transmission du savoir, où l’on récuse la posi-tion de pouvoir adoptée par trop de médecins. C’est un lieu de

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